Le Droit d’entrée dans les musées
L’entrée des Musées nationaux, des Musées départementaux et des Musées municipaux en France, est gratuite depuis le décret de la Convention Nationale, du 23 juillet 1793, qui ouvrit à la foule les portes du Louvre. On n’a jamais touché à ce principe de gratuité, mais on la tenté, d’ailleurs vainement, à plusieurs reprises. Chaque fois, des raisons d’ordre sentimental surtout ont empêché d’aboutir une réforme qui se présente cependant sous le patronage de fort bons esprits.
La question que les nécessités budgétaires font se poser une fois de plus est celle-ci : convient-il que l’accès des musées de France demeure entièrement libre ? Convient-il, au contraire, qu’une taxe soit perçue, au moins à de certains jours ?
Un musée étant un lieu d’exposition et d’étude, dans quelle mesure l’État ou les municipalités peuvent-ils en tirer parti, en vue d’enrichir progressivement leurs collections, dans l’intérêt même de ceux qui sont appelés à se servir le plus souvent des élémens de travail ou simplement de satisfaction intime qu’offre tout musée ?
Ne nous occupons, pour l’instant, que des Musées nationaux français, qui sont au nombre de quatre : Le Musée national du Louvre, ouvert le 23 juillet 1793 ; le Musée national du Luxembourg (18 janvier 1802) ; le Musée national de Versailles (10 juin 1837) ; le Musée national de Saint-Germain (8 mai 1867).
Les Palais de Trianon dépendent du Château de Versailles, les Palais de Compiègne et de Fontainebleau sont rattachés au Musée du Louvre, de même que les tableaux, sculptures et objets d’art placés dans les palais ou localités appartenant à l’État.
Les autres musées d’État qu’on ne comprend pas sous la rubrique de Musées nationaux sont : le Musée des Thermes ou de l’hôtel de Cluny ; le Musée de sculpture comparée, le Musée des moulages, le Musée khmer, le Musée ethnographique, ces quatre derniers installés dans le Palais du Trocadéro, le Musée de l’École des Beaux-Arts, le Musée de céramique de la Manufacture de Sèvres, le Musée des tapisseries des Gobelins, le Musée du Conservatoire des Arts et Métiers, le Musée du Conservatoire de Musique, le Musée de l’Opéra.
Voilà les divers établissemens qui pourraient, éventuellement, être pour la Caisse des musées une source de recettes à coup sûr très importante.
Le budget de la Direction des Beaux-Arts porte, à son chapitre 34, la mention suivante : « Subvention de l’État aux Musées nationaux pour acquisition d’objets ayant une valeur artistique, archéologique ou historique : 160 000 francs. »
A cette munificence budgétaire il convient d’ajouter les arrérages provenant de la vente d’une partie des diamans de la couronne, grâce à quoi on put instituer, par une loi du 16 avril 1895, la Caisse des musées, et enfin le produit de la chalcographie du Musée du Louvre et de l’atelier des moulages. C’est, au total, en y comprenant la subvention désignée au chapitre 34, une somme de 400 000 francs environ[1] dont disposent le Comité consultatif et le Conseil des Musées nationaux. Il faut le dire, jamais revenus ne furent mieux utilisés, et vraiment c’est miracle qu’un budget aussi réduit permette des acquisitions aussi importantes que celles de ces dernières années. Quels résultats n’atteindrait-on pas le jour où la Caisse des musées serait enfin dotée comme il conviendrait qu’elle le fût ?
Nous n’avons pas à reproduire ici les doléances de tous les amis des Musées nationaux français. Que l’installation de nos galeries soit trop souvent défectueuse ; que les œuvres d’art n’y soient pas disposées dans les conditions de sécurité, de préservation et de mise en valeur qu’on pourrait désirer ; que nos collections ne s’enrichissent pas avec le même bonheur, ni avec la même rapidité, que les musées d’Allemagne et d’Angleterre ; enfin que le personnel de nos musées, directeurs, conservateurs, attachés et gardiens, soit ridiculement rétribué, cela, hélas ! apparaît manifeste, et depuis trop longtemps déjà. Insister sur les conditions pénibles où l’Administration des musées est placée vis-à-vis de ses concurrens dans les grandes ventes publiques, souligner encore l’infériorité évidente du département de la peinture au Musée du Louvre en ce qui regarde les primitifs allemands et flamands, l’école espagnole ou l’école anglaise, est-ce bien utile, et qui l’ignore après les vives discussions de ces dernières années, et les rapports annuels présentés au Parlement ? Nous pourrions rappeler que, dans le passé, les Musées nationaux français n’eurent même pas de représentant aux ventes de la galerie San Donato, de la galerie Strozzi, à Florence, de la collection Castellani, à Rome. Et Dieu sait si, en ce temps-là, on eût pu, grâce à quelques crédits bien employés, rapporter une ample et noble moisson de chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne ! Aujourd’hui, si nos Musées nationaux s’enrichissent, dans une mesure d’ailleurs modeste, mais à peu près honorable, on ne le doit qu’à la prévoyante sagesse de ceux qui les administrent, des Comités qui fonctionnent bénévolement et avec un dévouement si louable, et enfin aux amis qui se sont ligués autour de nos grands établissemens d’art.
Quoi qu’il en soit, tout le monde est d’accord sur ce point que la dotation annuelle des Musées nationaux français est absolument insuffisante. Comment y remédier ? C’est tout le problème. Il est assez ancien pour que nous n’ayons aucune peine à convenir que la solution n’est pas très aisée, si chacun n’y met du sien.
Le Parlement a fait son devoir, quand il a voté la subvention annuelle de 160 000 francs. Peut-être ne lui serait-il pas impossible de porter à 200 000 francs ce chapitre 34 du budget de la Direction des Beaux-Arts, mais les besoins d’une administration qui a consenti tous les sacrifices dans l’intérêt général ne permettent guère de réductions par ailleurs. Il convient donc de ne pas réclamer davantage de l’initiative parlementaire.
Les particuliers, d’autre part, ne connaissent pas suffisamment l’existence de la Caisse des musées. Il est bien certain, en tous cas, que les legs en espèces sont rares ; et cependant les Musées nationaux jouissent des bénéfices de la personnalité civile depuis 1895[2]. De ce côté, il est permis d’espérer : quand on saura mieux que les musées peuvent recevoir, hériter, défendre leurs droits en justice, il est probable que leur budget s’augmentera des libéralités de leurs amis.
Mais en attendant ?
Les bases du problème étant connues, acceptons donc résolument l’unique solution possible, dans les circonstances actuelles. Cette solution est, à notre avis, dans un droit fixe d’entrée perçu à certains jours à la porte des Musées nationaux[3].
L’idée n’est point nouvelle, et les Français qui voyagent à l’étranger savent qu’elle est mise un peu partout en pratique. Dans quelles conditions exactement ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner en détail.
En France, les trop maigres ressources des Musées nationaux ont tout naturellement amené à diverses reprises les pouvoirs publics et l’initiative parlementaire à se demander si le salut n’était pas dans le droit d’entrée. Deux fuis, depuis six ans, en 1895 et en 1897, un débat s’est élevé devant la Commission du budget, puis devant la Chambre des députés, sans amener le résultat sur lequel comptaient l’Administration des Beaux-Arts et les amis de nos Musées nationaux.
En 1895, chargé de rédiger le rapport sur la personnalité civile des musées, M. G. Trouillot, député, rappela que M. Denêcheau avait proposé à la Commission du budget un droit d’entrée fixe à établir dans les musées. Voici les termes mêmes du rapport :
« La Commission a été saisie, en outre, par un amendement de M. Denêcheau, de la question des droits d’entrée à établir dans les musées. M. Denêcheau demande que le règlement d’administration publique, prévu par l’article Hi, détermine, en même temps que les détails d’application de la loi, les jours pendant lesquels un droit d’entrée pourrait être exigé des visiteurs, tous les autres jours de la semaine demeurant absolument gratuits. Il a été soutenu par divers membres, devant la Commission, que des droits analogues étaient établis à peu près dans tous les musées de l’Europe ; que la perception d’un droit d’entrée, pendant un ou deux jours par semaine, serait, ainsi que le démontrent les statistiques étrangères, un précieux élément de ressources ; que le principe de la gratuité et les règles de large hospitalité qui sont l’honneur de la France ne seraient pas violés, parce que nos musées nationaux, fermés au public, dans l’état actuel des choses, un jour par semaine, s’ouvriraient ce jour-là même à un public spécial, trop peu nombreux pour y empocher les travaux intérieurs hebdomadaires, mais en situation de payer une taxe qui alimenterait, au profit de tous, les réserves qui leur font aujourd’hui défaut.
« La Commission du budget a pensé cependant, à une voix de majorité, que, dans le pays républicain qui s’honore du principe de la gratuité de l’enseignement, il était impossible, même dans cette mesure restreinte, de mettre un obstacle quelconque à la libre entrée de nos galeries artistiques[4]. »
Ainsi, au moment où elle s’occupait de constituer la Caisse des musées, la Commission du budget rejetait toute idée de droit d’entrée fixe à la porte de nos collections nationales. L’idée devait être reprise, deux ans plus tard, par le propre rapporteur du budget des Beaux-Arts, et par M. Denêcheau, député.
Le rapporteur du budget des Beaux-Arts de l’exercice 1897 était M. Georges Berger. On ne contestera pas le dévouement de M. G. Berger à la chose publique. Président de l’Union centrale des Arts décoratifs, président de la Société des Amis du Louvre, trois fois chargé de la défense du budget des Beaux-Arts (1897-1898-1901), M. Georges Berger s’est toujours acquitté de sa tâche en toute conscience, et ses rapports, nourris "de faits et d’idées, sont parmi les documens les plus utiles pour qui suit attentivement l’histoire administrative des Beaux-Arts en France.
M. Georges Berger ne pouvait pas ne pas prendre position dans une question aussi grave que celle qui intéresse l’avenir des Musées nationaux. Laissant de côté, dans son rapport de 1897, tout ce qui concerne le personnel si mal rétribué du Louvre, du Luxembourg, de Versailles et de Saint-Germain, nous citerons ce qui traite du problème du droit d’entrée, abordé de front, répétons-le, par un homme dont la compétence n’est discutée par personne, non plus que son libéralisme intelligent.
« Votre Commission, émue du sort qui est ainsi fait à tous nos musées nationaux, se demande s’il ne convient pas d’établir des droits d’entrée à la visite de ces musées et à celle de nos palais nationaux. On prétend que cette mesure serait antidémocratique ; on a le droit de se demander pourquoi et comment ? Il ne s’agirait pas, en effet, de faire payer tout le monde et tous les jours. Le dimanche et le jeudi, l’entrée serait gratuite ; le lundi continuerait à être réservé pour le nettoyage, quand il le faudrait absolument. Un droit d’entrée de 1 franc serait fixé pour les autres jours, et peut-être pourrait-on élever ce droit d’entrée pendant l’un de ces jours. L’administration distribuerait largement des cartes personnelles accordant la fréquentation gratuite des musées aux artistes, aux ouvriers de l’art décoratif et à toutes les personnes qui justifieraient de leur besoin à pénétrer dans les musées pour leurs études ; mais elle pourrait se montrer moins prodigue de permissions envers certains copistes qui encombrent les galeries et viennent en définitive y exercer une industrie lucrative. Est-il donc d’une démocratie bien entendue d’ouvrir les portes de nos musées et de nos palais nationaux aux vagabonds qui s’y introduisent pour se chauffer l’hiver et prendre le frais l’été ? Les églises profitent de troncs et de quêtes pour les frais du culte. Les musées sont les sanctuaires de l’art : peu de fidèles s’en écarteraient, si l’on exigeait d’eux un léger sacrifice d’argent pendant trois jours de la semaine. Qui donc a jamais critiqué sérieusement les redevances d’entrée perçues par beaucoup de musées étrangers ? Ceux d’Italie ne coûtent pour ainsi dire rien au Trésor, par ce moyen. A Londres, le Musée du South Kensington a établi un droit de 0 fr. 60 par personne les mercredis, jeudis et vendredis ; la recette qui en résulte lui permet d’ouvrir ses salles gratuitement jusqu’à 10 heures du soir, les lundis, mardis et samedis. La National Gallery n’est pas accessible gratuitement les jeudis et vendredis. Les ressources qui proviendraient d’un droit d’entrée dans les musées et palais nationaux de France seraient considérables ; elles permettraient au Trésor d’encaisser des sommes importantes, en laissant d’abord leur part à nos musées nationaux pourvus de la personnalité civile. Ceux-ci pourraient alors être remaniés comme il convient dans leur organisation, de façon que leur personnel de tous grades soit rémunéré suivant ses mérites et sa peine, qu’on n’y voie plus des gardiens si mal payés qu’ils soient presque tous portés à tendre la main aux visiteurs. Les fonds affectés aux acquisitions seraient augmentés, et peut-être pourrait-on inaugurer l’ouverture du soir de certaines parties de nos musées[5]. »
On ne saurait mieux dire. La question ainsi résolue, en principe, par le rapporteur, d’accord avec la Commission du budget, allait-elle l’être par la Chambre, et dans le même sens ? MM. Denêcheau et Plichon, députés, présentèrent un amendement qui, faveur rare, fut incorporé d’office dans la loi de finances. Il était ainsi rédigé :
« Art. 54 (ancien 55). L’entrée des musées nationaux est libre les dimanches, jeudis et jours fériés.
« Les autres jours, il sera perçu un droit d’entrée dont le maximum est fixé à 1 franc. « Le produit de cette redevance constituera une ressource des musées nationaux et sera employé conformément à l’article 55 de la loi du 16 avril 1895. Les frais de perception sont à la charge de la Caisse des musées.
« Un règlement d’administration publique déterminera les mesures nécessaires à l’exécution du présent article. »
M. Paschal Grousset s’éleva avec vivacité contre l’amendement de MM. Denêcheau et Plichon. Nous citerons les points essentiels de ce débat, parce qu’il nous paraît résumer exactement la question du droit d’entrée. C’est dans la séance du 15 février 1897 que fut discuté l’article 54 de la loi de finances. M. Paschal Grousset commença en déclarant qu’un grand nombre de membres de la Chambre considéraient qu’une pareille mesure « serait un véritable défi aux principes les plus universellement acceptés dans notre République en matière d’éducation publique ; . »
Mais l’intransigeance de M. Paschal Grousset ne fut point telle, même au cours de ce débat, qu’elle l’empêchât de toucher du doigt l’une des plaies de nos musées. Et, insistant sur les « bandes d’étrangers qui envahissent musées et palais nationaux, » il disait :
« Il suffira d’un règlement stipulant que les guides admis à parcourir les musées devront avoir une autorisation spéciale de l’Administration des Beaux-Arts et, au besoin, devront payer une patente, pour empêcher ces désordres de se reproduire ; mais, je le répète, ce n’est pas par le payement d’une entrée qu’on trouvera le remède à cet état de choses. »
Faire payer une patente aux guides ! Pourquoi pas ? M. Paschal Grousset est donc, dans quelque mesure, partisan des restrictions à la gratuité ?
L’un des auteurs de l’article 51-55, M. Denêcheau, réplique à M. Paschal Grousset :
« A la rigueur, j’accepterais la première critique ; peut-être mon amendement, effectivement, n’est pas tout à fait conforme aux traditions chevaleresques de l’esprit français. Mais vous reconnaîtrez avec moi que, depuis longtemps, nous sommes un peu victimes de cet esprit chevaleresque.
« De plus, les conditions sont changées, les sources d’entretien des musées sont taries. Vous ne pouvez oublier, en effet, que les musées étaient rattachés à la liste civile. Les souverains pouvaient parfaitement, quand des occasions se présentaient, les saisir, et à n’importe quel prix enrichir les musées. Ce n’est plus le cas aujourd’hui ; nous n’avons pas de crédit, nous n’avons plus d’argent. »
Au milieu des interruptions qui animent ce débat, on ne sait trop pourquoi, puisque la politique n’y a point de part, M. Denêcheau poursuit :
« Je ne vise que les étrangers, je ne veux faire payer que ces théories d’étrangers qui, sous la conduite de cicérone polyglottes, envahissent à certaines heures nos musées, au grand désespoir, je dois le dire, de ceux qui veulent y travailler sérieusement et s’y instruire. Il n’est jamais entré dans ma pensée, vous pouvez en être sûrs, de faire payer l’entrée des musées aux artistes, aux négocians, aux fabricans, aux industriels, aux ouvriers et aux enfans de nos écoles, à tous ceux en un mot qui, pour leur profession ou pour leurs études, ont besoin de les fréquenter. Je n’ai jamais songé à cela. Par conséquent, mon impôt n’est pas un impôt antidémocratique. »
Pour ceux-là, M. Denêcheau propose l’entrée gratuite en tout temps, grâce aux cartes que délivrerait l’Administration des Beaux-Arts.
M. Denêcheau terminait ainsi :
« Avant de descendre de cette tribune, voulez-vous me permettre aussi de vous dire que les musées nationaux constituent pour nous un patrimoine national que nous n’avons pas le droit de laisser péricliter ? Nous devons à ceux qui ont amassé avant nous ces trésors, comme à ceux à qui nous les laisserons, de compléter les collections et de les enrichir tous les jours. »
A M. Dujardin-Beaumetz incombait la mission de répliquer à M. Denêcheau. De même que M. Georges Berger, l’honorable député de l’Aude connaît à merveille toutes les questions qui intéressent l’Administration des Beaux-Arts en France. Il est de ceux qui n’ont jamais marchandé leur actif dévouement à fait en général et aux artistes en particulier, et si, dans cette question du droit d’entrée, nous sommes absolument séparés par des idées tout à fait opposées, ce nous est une raison de plus pour lui rendre hommage.
« Comme M. Denêcheau, — déclarait M. Dujardin-Beaumetz, — je désire voir combler les vides de nos collections ; comme lui j’estime insuffisant le crédit annuel de 162000 francs voté par les Chambres ; comme lui, je pense qu’une telle situation ne peut durer. Mais qu’il me permette de lui dire que le remède qu’il nous propose me paraît pire que le mal qu’il veut enrayer. »
M. Dujardin-Beaumetz se prononçait donc pour la liberté complète, « artistes et artisans, poètes, archéologues, tous pouvant trouver au Louvre l’inspiration qui crée… »
« Messieurs, disait-il, vous laisserez le Louvre gratuitement, largement ouvert, et vous ne le fermerez pas par des barrières fiscales, à l’heure précise où les penseurs attendent de l’union de nos artistes et de nos artisans l’admirable éclosion d’une renaissance française. »
La Chambre, en effet, repoussait le régime du droit d’entrée par 394 voix contre 135.
Du moins nos Musées nationaux ont-ils été mieux dotés par le Parlement ? Au contraire. M. Dujardin-Beaumetz, dans son discours de 1897, parle d’une subvention de 162 000 francs. Son propre rapport de 1899, pour l’exercice 1900, comme celui de M. G. Berger pour l’exercice 1901 et celui de M. Ch. Couyba pour 1902, porte que la subvention n’est plus que de 160 000 francs. Bien loin d’en augmenter la quotité, on l’a diminuée ! Le Louvre a-t-il pu enfin, grâce à la Caisse des musées, combler les graves lacunes que son rapporteur de 1897, avec bien d’autres, regrettait amèrement ? Certes il a fait de son mieux. Mais voyez ce que dit, — deux ans après la discussion de l’amendement Denêcheau-Plichon, — M. Dujardin-Beaumetz lui-même :
« Certaines époques de l’art et certaines écoles sont largement représentées au Louvre, d’autres trop insuffisamment.
« On y voudrait voir plus de primitifs italiens, flamands, allemands, et surtout les maîtres primitifs français ; nos deux portraits d’Albert Dürer sont d’importance secondaire ; notre collection espagnole contient de très beaux morceaux, mais plus d’un artiste considérable nous manque, et nous avons à désirer une toile de Velasquez qui nous montrerait ce grand maître dans toute sa puissance et son originalité. Peu de tableaux anglais, pas un Reynolds, pas un portrait de Gainsborough, pas un Turner. J’ajouterai que les maîtres français paysagistes du XIXe siècle sont insuffisamment représentés, et qu’il serait indispensable d’y voir, en plus grand nombre et sous les aspects divers de leur talent, Corot, Rousseau, Millet, j’en passe et des meilleurs.
« Le Musée du Louvre possède 30 000 dessins, il peut à peine en montrer 3 000. Une très faible partie de ses richesses peut seule être mise dans les salles d’exposition, sous les yeux du public, faute de place et de crédits de matériel. Classés avec beaucoup de soin et réunis, il est vrai, dans les armoires d’un des cabinets de la conservation des peintures et dessins, ils sont toutefois communiqués, sur place, à toutes les personnes qui en font la demande.
« Lorsque les locaux du pavillon de Flore seront réunis au Musée, il sera possible de mieux installer cette unique collection. » ( Rapport de 1900, p. 172-173.)
Mais, pour réaliser tout ce que souhaite M. Dujardin-Beaumetz, il faut de l’argent, et, qui ne se rend compte que ce n’est pas avec les 30 000 francs qu’il demandait au Parlement qu’on parviendra à mettre de l’ordre dans ce désordre, ni surtout qu’on améliorera nos collections dans la mesure où il importe qu’elles soient complétées ?
Nous avons établi l’état de la question du droit d’entrée dans les Musées nationaux en France. Il est le même pour les Musées départementaux et pour les Musées municipaux. Ce que ne font ni le Louvre, ni le Luxembourg, ni Versailles, ni Saint-Germain, on ne peut demander à la France provinciale de le faire. Comme les Musées nationaux, les Musées de Lille, de Lyon, de Bordeaux, de Montpellier, de Nantes, de Toulouse, etc., s’ouvrent sans restrictions au visiteur. Or, plus d’un de ces musées, et non des moindres, est dans le pire état de délabrement. Depuis quarante ans, il n’y a pas de catalogue au Musée de Toulouse, dont les collections, du moins pour les tableaux, sont exposées sans ordre ni méthode, et, ce qui est surprenant dans une ville qui se glorifie si justement d’être la première en France pour l’essor artistique, sans aucun discernement. Le Musée de Dijon, rempli de belles œuvres, est à l’étroit, et le classement y est fait, à cause de cela même, dans les plus mauvaises conditions. Un cri d’alarme a sauvé le Musée de Lille, mais après quelles craintes ! Le célèbre Musée Lécuyer, à Saint-Quentin, est riche d’environ quatre-vingts pastels de La Tour ; il ne peut songer à augmenter sa collection, quand un droit d’entrée fixe le lui permettrait à coup sûr. C’est pis encore au Musée Ingres de Montauban : quatre mille dessins du maître, sur cinq mille environ qu’il légua à sa ville natale, en 1867, moisissent dans les cartons : qui oserait prétendre le contraire ? Il suffirait de quelques billets de mille francs pour que pût s’agrandir le Musée Ingres. Où les trouver ? La ville est pauvre, son commerce n’existe plus, et ses ressources budgétaires sont étroitement limitées. Le droit d’entrée, ici encore, donnerait la solution du problème. Peut-être, alors, pourrait-on obtenir qu’on ouvrît de nouvelles salles ou qu’on achetât des cadres mobiles. Alors aussi, un catalogue serait-il sans doute imprimé de la riche collection que la ville de Montauban doit à la fidélité de J. -A. -D. Ingres ?
Enfin, quelles villes de France possèdent (des musées d’art industriel ? Paris aura le sien bientôt au Pavillon de Marsan, et il n’est que temps. Lyon a son Musée des soieries et Saint-Etienne son Musée d’art et d’industrie, que personne ne voit d’ailleurs. Et c’est tout. Voilà où en est la France au début du XXe siècle ! C’est une réorganisation de nos musées de province qui s’impose. C’est tout un programme de créations de musées d’art d’industriel qu’il faudra bien qu’on élabore quelque jour, si nous ne voulons pas que notre suprématie dans l’industrie d’art disparaisse entièrement au profit de l’Allemagne et de l’Angleterre.
Mais voyons, du moins, à quels systèmes l’étranger a dû se résoudre.
Ces systèmes sont de trois ordres : 1° la gratuité en tout temps ; 2° système mixte : gratuité seulement à certains jours, le dimanche et les jours fériés, ou le jeudi et le dimanche ; 3° le droit d’entrée sans réserve en tout temps, y compris les dimanches et jours fériés. Le système mixte est celui qui prédomine, comme on le verra, dans tous les pays d’Europe, la Hollande exceptée ; il est employé dans cinquante-quatre musées ou galeries ; le système du droit d’entrée sans réserve fonctionne seulement dans huit musées ; enfin, la gratuité est acquise dans trente-trois musées, notre enquête ayant porté sur quatre-vingt-quinze musées, en dehors de la France.
En voici le détail :
Berlin : Kœnigliche National Galerie. — Berlin : Kœnigliche Preussische Museum. — Berlin : Kœnigliches Kunstgewerbe Museum. — Dresde : Collection royale de sculptures Albertinum. — Dresde : Musée royal saxon d’art industriel. — Munich : K. Alte Pinakothek (Galerie de peinture). — Munich : Kœnigliches Museum fur Abgüsse klassischer Bildwerke. — Munich : Ethnographisches Museum. — Munich : Kœnigliche Glyptothek. — Hambourg : Kunsthalle. — Hanovre : Provinzial Museum.
Cologne : Musée Walraff-Richards. — Dresde : Galerie des tableaux. — Dresde : Musée de la ville. — Munich ; Nouvelle Pinacothèque royale. — Munich : Musée national bavarois. — Stuttgart : Musée royal des arts d’instruction. — Leipzig : Musée municipal des arts et d’instruction. — Nuremberg : Germanisches National Muséum. — Francfort : Institut artistique. — Colmar : Musée des Unterlinden.
Berlin : Musée Hohenzollern,
Londres : National Gallery. — Londres : National Portrait Gallery. — Londres : Victoria and Albert Museum (South Kensington).
Vienne : Musée Albertina. — Vienne : Académie impériale et royale des Beaux-Arts. — Budapest : Musée national hongrois.
Vienne : Musée impérial et royal autrichien d’art et industrie. — Vienne : Kunsthistorisches Hofmuseum. — Vienne : Historisches Museum der Stadts. — Budapest : Galerie nationale.
Bruxelles : Musée royal de peinture et de sculpture anciennes. — Bruxelles : Musée royal de peinture et de sculpture modernes. — Bruxelles : Musées royaux des arts décoratifs et industriels. — Bruxelles : Musée Wiertz. — Gand : Musée commercial.
Anvers : Musée des Beaux-Arts. — Anvers : Musée d’antiquités du Steen. — BRUGES : Musée Memling. — Bruges : Musée de la Société archéologique.
Madrid : Museo Nacional de Pintura y Escultura.
Amsterdam : Musée de l’État. — Amsterdam : Musée de la Ville. — Amsterdam : Galerie Six. — La Haye : Musée royal de peinture. — La Haye : Gemeente Museum.
Haarlem : Musée communal.
Amsterdam : Sophia Augusta Stierting. — Rotterdam : Musée Boymans.
Rome : Galerie Barberini. — Rome : Galerie Colonna. — Rome : Galerie Doria. — Gênes : Galerie Brignole Sale De Ferrari, del Palazzo Rosso. — Naples : Museo civico Gaetano Filangieri.
Rome : Museo Capitolino. — Rome : Museo Corsini. — Rome : Museo Kircher. — Rome : Museo Lateranense. — Rome : Museo Papa Giulio. — Rome : Museum Tabularium. — Rome : Museo Terme di Diocleziano. — Rome : Museo Vaticano. — Bologne : Museo civico. — Bologne : R. Pinacoteca. — Venise : Palais des Doges. — Venise : Museo Correr. — Venise : Galerie de l’Académie royale des Beaux-Arts. — Milan : Museo Pinacoteca di Brera. — Turin : Museo civico (Section d’histoire de l’Art). — Turin : Museo civico (Beaux-Arts). — Turin : Pinacothèque. — Florence : Musée archéologique. — Florence : Musée Uffizi. — Florence : Musée Antica et Moderna. — Florence : Musée Palatina. — Florence : Musée Degli Arazzi. — Florence : R. Museo Nazionale. — Florence : Galleria Buonarroti.
Gênes : Galerie Brignole Sale De Ferrari, del Palazzo Bianco. — Milan : Fondation artistique Poldi Pezzoli. — Milan : Museo artistico municipale.
Saint-Pétersbourg : Musée de l’Ermitage impérial.
Moscou : Musée des arts industriels. — Moscou : Musée Roumiantzov.
Genève : Musée Rath (Beaux-Arts). — Lausanne : Musée cantonal des Beaux-Arts.
Genève : Musée Ariana. — Bâle : Musée de peinture et de sculpture. — Bâle : Musée historique. — Berne : Musée des Beaux-Arts. — Berne : Musée historique. — Zurich : Künstlergut. — Neuchâtel : Musée de Neuchâtel (Beaux-Arts et Histoire). — Soleure : Musée de la Ville.
Le droit d’entrée perçu dans les musées qui en ont admis l’usage varie de 0 fr. 25 à 2 francs. Mais on peut tenir la taxe de 1 franc comme une moyenne générale. Quant à la recette annuelle des musées soumis au droit d’entrée, elle est naturellement très variable. Nous allons citer au hasard quelques exemples.
Munich : Nouvelle Pinacothèque, 3 250 francs. — Munich : Musée national bavarois, 10 000 francs. — Dresde : Galerie des tableaux, 21 250 francs. — Nuremberg : Musée germanique, 35 000 francs. — Leipzig : Musée municipal, 4 375 francs. — Cologne : Musée Walraff-Richards, 13 250 francs.
Une remarque s’impose pour la Prusse. Il est bien vrai que le visiteur pénètre gratuitement dans les musées royaux de Berlin, à la Galerie nationale, au Musée d’art industriel, mais il n’en est pas de même pour les palais nationaux. On paie 50 pfennigs (0 fr. 625) pour visiter le Palais de Guillaume Ier ; 50 pfennigs pour le propre Palais de Guillaume II ; 50 pfennigs pour le Musée des costumes allemands ; 50 pfennigs pour le Palais du Reichstag, 30 pfennigs pour la Bourse ; 50 pfennigs pour le Château Royal. La visite du Mausolée de Charlottenbourg se paie 25 pfennigs. Enfin, ceux qui ont fait l’excursion de Potsdam savent que l’on ne pénètre dans les divers châteaux que moyennant 25 pfennigs. Il n’est pas jusqu’au Mausolée de l’Empereur Frédéric III, père de Guillaume II, pour lequel on ne réclame de chaque touriste ce même droit de 25 pfennigs. Après cela, on comprendra qu’il soit aisé à l’Administration des musées royaux de Berlin de ne rien réclamer de qui les visite.
Mais poursuivons : Londres : National-Gallery, 40 000 fr. — National-Portrait Gallery, 40 000 francs. — South-Kensington, 30 000 francs.
Vienne : Musée historique, 13 000 francs. — Musée d’art et d’industrie, 3180 francs.
Anvers : Musée des Beaux-Arts, 15 000 francs. — Bruges : Musée Memling, 10 000 francs.
Haarlem : Musée communal, 232 fr. 50. — Rotterdam, 2 000 francs.
Rome : Museo Capitolino, 16 000 francs. — Florence : Les Uffizi et Antica Moderna, 100 000 francs. — Florence : Musée archéologique, 35 000 francs. — Venise : Académie royale des Beaux-Arts, 40 000 francs. — Venise : Palais des Doges. 81 340 francs. — Venise : Musée Correr, 7 000 francs. — Gênes : Galerie Brignole, 35 000 francs. — Turin : Pinacothèque, 3 000 francs. — Milan : Pinacothèque de la Brera, 22 000 francs. — Milan : Musée municipal, 10 000 francs. — Fondation Poldi-Pezzoli, 7 000 francs. — Bologne : Musée municipal, 2 000 francs. — Bologne : Pinacothèque, 5 000 francs.
Bâle : Musée historique, 6 000 francs. — Bâle : Musée de peinture, 8000 francs. — Berne : Musée historique, 3 000 francs. — Berne : Musée des Beaux-Arts, 1 000 francs. — Neuchâtel : Musée des Beaux-Arts : 1 600 francs. — Soleure : Musée municipal, 1 500 francs.
Ainsi l’étranger tire tel parti qu’il lui convient de ses richesses artistiques. Il est du reste assez piquant de constater que les directeurs ou conservateurs de certains musées, dont les recettes font belle figure sur un budget, s’accordent à déclarer que la gratuité est préférable au droit d’entrée fixe. Serait-ce que ces honorables fonctionnaires auraient voulu nous flatter dans nos sentimens « chevaleresques, » selon le mot prononcé au Parlement ? Toujours est-il qu’en fait, les musées dont ils ont la garde bénéficient d’une mesure fiscale qu’ils se bornent, insistons-y, à condamner platoniquement.
La vérité est dans le système mixte du droit d’entrée fixe à certains jours. Ce droit d’entrée dans les musées et palais nationaux devrait être de 1 franc. Les musées départementaux et municipaux pourraient exiger la même taxe ou la réduire, à leur convenance. Mais, dans tous les cas, ils ne tarderaient pas à comprendre ce que l’intérêt de leurs collections commande.
Encore une fois, disons, pour éviter les malentendus, qu’il n’est pas question de fermer nos galeries nationales du Louvre et du Luxembourg, par exemple, au contribuable. Deux jours par semaine, au moins, le système de la gratuité continuerait à être appliqué, le jeudi et le dimanche. N’est-ce pas surtout le dimanche que l’ouvrier est libre, le dimanche que le petit employé peut disposer de ses après-midi ? Le jeudi est jour de vacances pour les enfans, et aussi le dimanche. Ces deux journées-là seraient donc réservées au visiteur qui ne pourrait pas payer, et aussi à celui qui ne le voudrait pas. En dehors même du jeudi et du dimanche, — et d’un troisième jour, s’il le fallait, — l’artisan qui serait appelé dans un musée pourrait également y pénétrer avec la carte d’entrée, permanente et personnelle, que l’Administration lui aurait délivrée gratuitement, sur une demande dûment légitimée. Tout artiste, tout écrivain, tout membre d’une société artistique, tout ouvrier d’art, allons plus loin, tout ouvrier syndiqué ou membre d’une grande association ouvrière, aurait droit à cette carte d’entrée. Il est juste que nos collections s’ouvrent, sans difficulté d’aucune sorte, devant quiconque y a des droits établis. Il ne s’agit d’en faire payer l’accès qu’aux flâneurs, qui les encombrent sans utilité, et aux visiteurs étrangers de passage, qui ne se gendarment point, parce qu’on les fait payer ailleurs et qui n’y trouveraient rien à redire ici.
Nous nous garderons de répéter les lieux communs sur les « bandes » de touristes qui tiennent le Louvre pour un pays conquis, mais pouvons-nous ne pas constater que c’est à l’aide seulement de lieux communs qu’on a combattu le droit d’entrée, à la tribune du Parlement ou devant la Commission du budget ? La nécessité de faire quelque chose apparaît aujourd’hui aux moins clairvoyans. Il importe donc qu’on ne tarde pas davantage, en sauvegardant, — c’est entendu, — ce qu’on doit sauvegarder de nos traditions hospitalières, mais sans perdre de vue l’intérêt supérieur à tout des musées nationaux français.
HENRY LAPAUZE.
- ↑ Rapport du budget de l’exercice 1901 (Service des Beaux-Arts), par M. Georges Berger, rapporteur, p. 126.
- ↑ Legs faits aux musées nationaux :
Mme Sevène 5 253 francs de rentes.
M. Bareiller 8 404 —
M. Poirson 2 348 —
Total 16 005 francs de rentes annuelles. - ↑ Une enquête sur le nombre des entrées pendant le mois de novembre 1892
an Musée du Louvre a révélé les chiffres suivans :
Moyenne des dimanches 7 153
Moyenne des jours de semaine 2 342
Moyenne des 30 jours du mois 3 144
Entrées du mois de novembre 94 326
Dont 35 763 les dimanches.
<tn estime que, depuis cette époque, — soit dix ans, — le chiffre des entrées au Musée du Louvre a augmenté d’un tiers. - ↑ Rapport sur la personnalité civile des musées, par M. Georges Trouillot (Exercice 1895), p. 11.
- ↑ Rapport du budget de l’exercice 1897 (Service des Beaux-Arts), par M. Georges Berger, rapporteur, p. 104-105.