Le Droit commun d’association

Le droit commun d’association
Eugène Baudoux et Henry Lambert

Revue des Deux Mondes tome 40, 1907


LE
DROIT COMMUN D’ASSOCIATION

On a, et avec raison, beaucoup parlé de droit commun, en France, il y a quelque temps, à propos de la question des associations cultuelles ; il est à regretter que l’on en parle aussi peu, actuellement, à propos de la question des groupemens professionnels.

A vrai dire, nous n’avons pas trouvé, dans les discours parlementaires, ni dans les écrits politiques, la définition précise, encore moins la théorie complète du droit commun d’association, qui seraient cependant nécessaires pour que de ces discussions jaillît toute la lumière. La loi de M. Waldeck-Rousseau, qualifiée législation de droit commun d’association, à laquelle on se réfère, ne fut, en somme, qu’un acheminement vers l’organisation complète de ce droit. A-t-on, en effet, vraiment créé une législation de droit commun, lorsqu’on a laissé subsister une loi particulière pour les syndicats professionnels, lorsqu’on a légiféré spécialement sur les associations cultuelles et contre les associations religieuses et lorsque enfin, à ce moment même, on recourt à une loi d’association particulière à l’usage des fonctionnaires ? Ne serait-il pas plus conforme à la réalité de penser que ce droit commun reste, en France, à l’état d’expression et d’aspiration vagues et confuses, par suite, sans doute, de la difficulté d’en dégager la formule essentielle de la diversité des mobiles et des principes qui ont inspiré ces différentes lois ? On chercherait inutilement à leurs bases le fondement, homogène et solide, d’un véritable droit commun.

En Belgique, un sérieux effort a été accompli dans le sens du droit commun d’association, lors de la discussion de la loi sur les unions professionnelles. Après plusieurs années de polémiques de presse et de réunions publiques, après quatre mois de débats parlementaires ininterrompus, un projet, — aujourd’hui passé à l’état de loi, — avait été transmis de la Chambre des représentans au Sénat. L’idée de justice qui l’avait inspiré était excellente ; mais les principes en étaient très défectueux : c’est chose actuellement démontrée et généralement admise. On n’avait élaboré, en somme, et en dépit des longues discussions préparatoires, qu’une loi de circonstance. Dès le début de la discussion au Sénat, MM. Paul Janson, Bara et Emile Dupont s’élevèrent contre le projet adopté par la Chambre et, nous faisant l’honneur d’adopter et de défendre les conclusions théoriques et la formule pratique d’organisation des associations dégagées d’études que nous avons publiées sur cette question[1], opposèrent à la proposition gouvernementale la solution dont l’exposé fait l’objet du présent écrit.

Nous avions fait remarquer et démontré que l’organisation des syndicats professionnels, telle qu’on se la proposait en Belgique, par imitation de ce qui avait été fait en France et ailleurs, allait à l’encontre de l’évolution historique de l’association, et qu’en établissant ces groupemens sous la forme corporative, on reculerait au lieu d’avancer, on ferait œuvre de régression sociale et non de progrès, comme beaucoup se l’imaginaient. Nous demandions, en conséquence, qu’on élaborât, selon des principes s’inspirant des conditions et des nécessités modernes, principes que nous indiquions, une loi générale organisant l’association uniformément dans ses différens domaines, loi véritablement de droit commun, qui engloberait l’organisation de l’association professionnelle.

Après avoir montré les avantages dont jouit le capital et mis en lumière l’évolution et la transformation des lois qui le régissent, lorsqu’il se présente sous la forme de capitaux associés en anonymat, M. Paul Janson demanda, conformément à notre thèse, qu’on fît simplement pour le travail ce qu’on avait fait pour le capital. « Je veux, dit-il, l’égalité du travail et du capital et je demande pour le travail le droit commun, c’est-à-dire le droit pour tous ceux qui travaillent de se grouper et de jouir de l’existence civile, pour s’en servir aux fins qu’ils voudront, sous la réserve que celles-ci ne seront contraires ni à l’ordre public, ni aux bonnes mœurs. Et ici, je rencontre un vieux préjugé juridique qui, je dois le dire, m’a obsédé moi-même : c’est que toute société, pour avoir l’existence légale, doit poursuivre un but de bénéfice, de lucre. Quoique curieux des choses nouvelles, j’ai eu quelque peine à accepter cette théorie nouvelle, simple et pratique, émise par deux ingénieurs et industriels, et non par des jurisconsultes, que quand un groupement poursuit un but licite, il faut lui conférer une existence légale. De sorte que, dans ce système, toute association poursuivant ce but moral ou intellectuel serait reconnue par la loi comme un être juridique soumis au régime uniforme d’un droit commun nouveau. A cet être nouveau, il y aurait lieu de laisser la liberté d’action la plus complète. Mais, messieurs, ce qui caractérise le projet de loi, ce sont les restrictions et prohibitions de tous genres ; il est inspiré tout entier par la pensée d’empêcher les syndicats de vivre librement et, de ces unions professionnelles qui doivent constituer, comme les sociétés de capitaux, des organismes vivans, le projet fait des organismes mort-nés. Faisons donc une loi de droit commun, une loi juste, qui servira de type à toutes les associations qui naîtront sous son empire. Je voudrais que le Sénat pût édifier un projet de loi très simple sur les principes dégagés par ces publicistes. » M. Emile Dupont, vice-président de l’assemblée, exprima ensuite la même opinion : « En prenant, dit-il, l’initiative du projet de loi dont le Sénat est saisi, l’honorable M. Le Jeune obéissait à une pensée juste ; ce qu’il poursuivait, c’était, avant tout, une idée de justice et de conciliation entre les classes. Dans nos centres industriels, on manifeste toutefois des craintes sur les résultats de la loi ; certains ont prédit que, bien loin d’être des instrumens d’apaisement et de concorde, les unions professionnelles auront des résultats semblables à ceux qui ont été constatés en France. Pouvons-nous espérer, d’ailleurs, qu’une loi identique produira en Belgique des résultats plus avantageux ? La question se présentant toutefois avec les caractères d’une œuvre de justice et d’égalité sociales, la nécessité d’un essai s’impose ; c’est l’avis de tout le monde et les unions professionnelles ont actuellement cette heureuse fortune que leur organisation légale figure au programme de tous les partis politiques. Les industriels eux-mêmes qui, dans les pétitions qu’ils ont adressées au Sénat, redoutent les conséquences de la loi pour la prospérité commerciale du pays, ne demandent pas que le principe en soit rejeté. Parmi eux, beaucoup ont adhéré à la solution dont l’honorable M. Janson s’est fait l’heureux et éloquent interprète. Développée et défendue par deux ingénieurs et industriels, elle a été approuvée par nombre de journaux des pays de Hainaut et de Liège. Ces messieurs se sont demandé s’il fallait donner aux organismes nouveaux le caractère de personnes civiles, de personnes d’ordre public et leur étude aboutit à cette conclusion : c’est qu’il faut le moins possible pour l’organisation des syndicats professionnels s’écarter du droit commun ; et ils en proposaient une formule qu’ils voudraient voir appliquée à toutes les associations sans but commercial. J’attire l’attention la plus sérieuse de l’assemblée sur ce point que leur projet a été accepté avec faveur par des hommes compétens, qui l’ont signalé comme de nature à résoudre heureusement le problème. Il est fâcheux que le gouvernement ne se soit pas inspiré d’idées qui étaient de nature à fixer son attention, pour constituer sur les bases d’un nouveau droit commun, beaucoup plus simples que celles du projet spécial, les Unions professionnelles. Je suis, pour ma part, absolument sympathique à la pensée maîtresse qui a dirigé l’honorable M. Le Jeune lorsqu’il a déposé son projet de loi ; mais je ne puis m’y associer, tel que ce projet est sorti, après de longs tâtonnemens, des délibérations de la Chambre. »

En conclusion des débats qui eurent lieu à la suite de ces déclarations, MM. Paul Janson et Emile Dupont auxquels s’était joint M. Bara[2] proposèrent l’ajournement de la discussion du projet adopté par la Chambre, le renvoi à la commission de la Justice et la mise à l’étude d’un nouveau projet de loi établi sur les idées nouvelles. Au vote, cette proposition recueillit 39 voix contre 42 accordées au principe du projet gouvernemental. Les membres les plus importans de la droite sénatoriale, — parmi eux M. Le Jeune, ancien ministre de la Justice et auteur du projet de loi, ainsi que l’éminent président du Sénat, M. le duc d’Ursel, dont la compétence en ces matières est reconnue de tous, — s’étaient unis, pour la soutenir, à la gauche libérale et à la gauche socialiste.

Nous avons tenu à relater ici cet incident parlementaire, non seulement parce qu’il sert à notre étude d’introduction auprès du lecteur, mais aussi parce qu’il montre combien est solide, en matière d’association, le terrain du droit commun.

L’organisation rationnelle et vraiment libérale du droit commun d’association serait l’œuvre législative la plus féconde. En rédigeant la loi qui modifiait celle de 1884 sur les syndicats professionnels et la loi de 1901, M. Waldeck-Rousseau n’avait pas perdu de vue les idées émises à l’étranger quelques années auparavant, sur lesquelles son attention avait été spécialement appelée par des savans et des publicistes français[3] ; mais il s’en était inspiré et les avait mises en application dans une mesure trop restreinte, et avait laissé à accomplir un progrès important. On peut se demander si les malaises moraux et sociaux dont on se plaint aujourd’hui ne sont pas, tout au moins en partie, attribuables à ces lois spéciales et de circonstance ou d’occasion, — constituant autant de déviations du droit commun, — qui, sous prétexte d’organiser l’association dans ses différens domaines, n’ont en réalité organisé que des solidarités énervées, et cependant parfois tyranniques, et n’ont eu d’autre résultat que de paralyser ou de fausser les diverses manifestations du fécond et nécessaire effort d’association.

L’entière liberté individuelle conservée dans la solidarité, l’entière solidarité organisée dans la liberté générale, tel est l’encourageant idéal que doit offrir le libéralisme à l’effort d’association capable de devenir ainsi la seule, vraie et efficace sauvegarde des droits et des devoirs attachés à la personne humaine. C’est dans ces idées que nous avons puisé le désir de contribuer à donner la théorie et la formule du vrai droit commun d’association, droit unique, uniforme, applicable à tous et à tout.

Si, dans l’exposition qui va suivre, se rencontraient certaines considérations d’ordre théorique ou philosophique qui, formulées par des gens pratiques, auraient peut-être le défaut de paraître prétendre à la science, nous demanderions au lecteur de vouloir bien cependant continuer à nous suivre, en se disant qu’après tout, il n’y a que deux façons d’envisager les questions : scientifiquement et empiriquement.


I

L’étude du régime général à appliquer aux associations modernes nous met tout d’abord en présence d’un problème dont la solution doit être demandée à la sociologie et à l’histoire. Il s’agit, en effet, de rechercher ce que furent les formes revêtues par les associations dans le passé, d’expliquer les transformations successives qu’elles ont dû subir afin de répondre aux nécessités changeantes des milieux et des temps, et enfin de déduire de ces investigations ce que devront être les groupemens de l’avenir, appropriés aux conditions d’un état social nouveau, et susceptibles de marquer un pas dans la voie du progrès.


De tout temps, les hommes, en s’associant, ont eu en vue soit la défense, la résistance, soit la coopération, soit la poursuite simultanée de ces deux buts.

Il n’y a aucune raison pour les hommes de demander au travail un supplément d’avantages, alors que la possession des fruits du travail n’est pas assurée. L’obligation de prendre chaque jour des précautions en vue de sa défense est, au surplus, défavorable aux satisfactions dont le travail est la source. La sécurité étant ainsi la condition de tout travail, il est permis de conclure que, comme mobile déterminant de l’acte d’association, la résistance a passé avant la coopération.

Ces déductions rationnelles se trouvent vérifiées par les faits. Aux premiers temps de l’histoire de l’association, le seul but poursuivi par les associés est l’organisation de la sécurité. Les hommes forment alors la famille, la tribu. L’histoire rencontre ensuite des associations dont le but est simultanément la résistance et la coopération et portant le nom générique de corporations. Ce n’est qu’en dernier lieu, la sécurité étant assurée, tout au moins pour des périodes de temps prolongées, que l’humanité a connu des associations dont le seul but a été la coopération : ce sont les sociétés industrielles, commerciales, coopératives, mutualistes, ainsi que tous les groupemens tolérés, sans existence légale.

L’observation des faits historiques montre parallèlement qu’à l’origine, alors que les groupes se trouvaient en antagonisme entre eux, l’association, ayant avant tout un but défensif, exerçait sur l’homme la puissance d’action la plus étendue. Elle l’embrassait tout entier ; l’individu disparaissait devant elle. Il en est ainsi dans la famille, dans la tribu. Cette absorption de l’individu persiste dans la corporation primitive, la guilde. De même, la corporation médiévale se caractérisait par son action sur l’individu qu’elle anéantissait, qu’elle englobait entièrement, mais se justifiait par l’aide qu’elle apportait à chacun des associés dans la poursuite de la fin, qui était le travail, en lui assurant la sécurité, condition essentielle de son activité économique. Les associations médiévales étaient non seulement des associations professionnelles, mais des organismes constitués pour la lutte[4]. A mesure que la sécurité se trouve mieux assurée, l’association corporative perd de plus en plus ce caractère d’absorption absolue, la sujétion de l’individu répondant plutôt à une nécessité de circonstance qu’à une condition du but principal que poursuivent les associés. En fin de compte, quand l’ordre civil se trouve parfaitement établi, c’est-à-dire au moment où survient la centralisation du pouvoir, les chaînes qui pèsent sur les associés tombent, la personnalité individuelle se dégage de la personne collective, la liberté économique de l’individu s’épanouit. Ainsi l’individualisme, — qui n’est pas l’isolement, mais implique au contraire association et coopération libres, — apparaît comme le produit naturel d’une sécurité parfaite et comme le fruit d’une civilisation supérieure.

L’histoire, en outre, nous montre que les associations conservent une durée indéfinie aussi longtemps qu’elles répondent à un but de sécurité.

L’aboutissement final est la liberté individuelle pratiquée sous l’égide des lois et ne laissant à l’association que la forme volontaire et temporaire.


Le passé n’a donc connu que la corporation, qui existait en vertu d’un statut imposé d’autorité, dont résultaient des obligations personnelles illimitées dans l’espace et dans le temps. Cette forme primitive delà sociabilité était le produit d’une adaptation naturelle de l’association aux exigences du but principal à poursuivre, qui était alors la sécurité, condition essentielle des activités de l’individu.

Le présent ne conçoit plus d’associations organisées pour la lutte en vue de la réalisation d’une sécurité ou d’une justice dont l’Etat s’est constitué le garant : s’il y avait manqué de sécurité ou de justice, ce serait à l’autorité publique à leur apporter le complément qui serait reconnu nécessaire. Le présent ne peut, ne doit plus connaître que la société établie sur un contrat librement consenti et formulant des obligations réelles nettement déterminées et limitées. L’association contractuelle, forme définitive de la sociabilité, implique pour l’associé faculté d’aller et de venir, d’entrer et de sortir, n’est capable d’aucun but qui ne soit pacifique et ne peut avoir d’autre objet que la coopération dans l’une ou l’autre de ses manifestations : économique, politique, scientifique, religieuse, philanthropique ou autre[5].

L’organisation du droit commun d’association ne peut donc, pour faire œuvre de progrès, consister qu’en cette réforme : rendre la société par contrat accessible à tous ceux qui veulent s’unir en vue de la poursuite d’un fait licite quelconque. Telle est la conclusion qui se dégage de la philosophie de l’histoire.

Il nous reste à donner à cette proposition le fondement juridique et à fournir les développemens nécessaires pour que les importantes conséquences générales qui résulteraient de son adoption deviennent manifestes.


II

Que faut-il entendre par droit d’association ? L’association est un phénomène naturel et le droit d’association est par conséquent un droit naturel : c’est celui d’établir un concours de volontés vers une même chose, et de faire des conventions par lesquelles les hommes déclarent unir leurs efforts pour un but déterminé et licite.

Si le droit de s’associer est bien celui de coopérer, c’est-à-dire de mettre en commun des efforts qui se traduisent par des services, il est aussi celui d’accumuler en commun la valeur de ces services, c’est-à-dire de constituer un capital commun. Ce droit emporte ainsi celui de posséder.

Qui dit droit de posséder des valeurs dit, par le fait, droit d’échanger ces valeurs, de contracter et, par conséquent, d’ester en justice pour défendre les biens possédés, en faire exécuter les contrats, enfin assurer le respect des obligations générales inhérentes à l’acte d’association. Le droit d’association, complètement et régulièrement exercé, implique donc l’existence civile complète de l’association.

En l’absence de ces droits, il y a peut-être droit de réunion, mais non pas « droit d’association. »

La capacité de posséder étant reconnue aux associations, elle ne peut être légitimement l’objet d’aucune limitation quant à l’étendue, ni d’aucune restriction quant à la forme de la possession. Toute mesure légale limitative de l’étendue de la possession serait arbitraire : car il est juste que les valeurs possédées puissent se proportionner aux efforts déployés par les associés en vue de la constitution de l’avoir commun destiné à concourir au but visé par eux. La nature même de ce but pourra seule limiter ces efforts et, par conséquent, cet avoir commun de façon légitime et naturelle. Les associations doivent avoir la faculté de posséder sous les formes qui leur fournissent le plus d’avantages et de garanties, soit en propriétés immobilières, soit en propriétés mobilières.

Que Ton ne perde pas de vue, au surplus, qu’il s’agit des buts licites et que, dès lors, il est désirable que les moyens les plus larges soient assurés à leur poursuite[6]. Les limitations et restrictions du droit de posséder des associations ne peuvent se justifier ici, par aucun principe véritable et n’apparaissent que comme des expédiens auxquels on a dû avoir recours pour se soustraire aux dangers de l’accumulation, par des associations corporatives, de biens échappant à la circulation et à toute éventualité de partage.


III

Pour désigner nettement une chose spéciale, une forme nouvelle, il est indispensable de disposer d’un mot spécial, et nouveau.

En termes de droit, l’Etat, les communes, les anciennes corporations, les fabriques d’église sont dénommés personnes civiles : les sociétés commerciales et industrielles sont désignées sous la même dénomination. Et cependant il y a entre elles une différence essentielle : les unes, en effet, sont éternelles, les autres ont une durée limitée.

Nous attachons au mot « personne civile » sa signification historique. Toutes les associations anciennes étaient constituées en personnes civiles ; elles existaient, abstraction faite de l’existence de leurs membres et se perpétuaient par le renouvellement même de ceux-ci. Le terme personne civile, — créé nécessairement bien avant la constitution de nos sociétés, — désigne donc une personne morale jouissant de la pérennité.

L’absence du mot nouveau nécessaire, et le seul emploi du terme « personne civile » alors qu’il s’est agi de dénommer les associations industrielles et commerciales et de définir leurs attributions, a été, pensons-nous, la cause d’une équivoque qu’il convient de dissiper. Nous adopterons pour cela le mot de délégation civile.

L’association ne peut se constituer en droit que par une fiction. La fiction était dans les associations anciennes, dans les corporations, une personne morale ; dans ces groupemens, l’homme était englobé, absorbé ; il abandonnait sa liberté et ses droits ; il n’existait et ne possédait que pour et par la personne morale ; il disparaissait dans la fiction qui se substituait à lui. Mais aujourd’hui, la fiction n’est plus qu’une simple délégation. Les hommes groupent seulement leurs divers intérêts spéciaux ; ils peuvent placer chacun de ces intérêts dans une association différente ; ils restent en dehors et indépendans de l’association. En associant leurs intérêts, ils contractent des obligations à l’égard de leurs coassociés et des tiers ; mais tout est temporaire, tout est limité dans ces obligations. Les associés conservent toute leur liberté et n’abandonnent aucune parcelle de leurs droits. Ils délèguent simplement leurs pouvoirs à des êtres moraux investis par eux d’un mandat précis, « nul ne pouvant déléguer plus de pouvoir qu’il n’en a. »

Les associations modernes, quel qu’en soit le caractère, les sociétés commerciales, industrielles, professionnelles, scientifiques, religieuses ou autres, sont ainsi ou doivent être de plus en plus constituées, non pas en personnes civiles, mais en délégations civiles, c’est-à-dire en entités capables de posséder et de défendre les droits collectifs des associés, dont elles ne sont que les représentans, mandataires ou délégués temporaires[7].


IV

Nous avons montré que l’évolution progressive de l’association a eu pour tendance constante la liberté, se traduisant par la substitution du contrat au statut. Nous avons ensuite constaté que l’association se manifeste actuellement et doit de plus en plus se manifester sous un état de droit que nous avons dénommé la délégation civile[8], pour le différencier de celui de la personnification civile. Il nous reste à exposer les conséquences importantes qui résultent de la présence d’un contrat comme loi des parties dans toute association.

Faisons remarquer tout d’abord que l’obligation de passer contrat suffit à assurer la limitation de durée de l’association, toute convention sans détermination de durée étant nulle par le fait, puisqu’elle peut prendre fin à n’importe quel moment, et avant même qu’elle ait commencé à produire ses effets.

Sous ce régime, toutes les associations devront se conformer aux conditions de validité de tout contrat, à savoir : consentement et capacité des contractans ; objet nettement déterminé ; cause licite dans l’obligation.

On aperçoit les avantages d’ordres divers qui résultent, spécialement au point de vue des groupemens professionnels, de la nécessité du consentement et de la capacité des contractans : signalons seulement que, tenues de faire connaître les noms de tous leurs membres, les associations quelconques ne pourraient, en aucun cas, avoir le caractère de sociétés secrètes.

La détermination nette de l’objet du contrat fournit le moyen de se rendre compte du but poursuivi par l’association.

La cause licite dans l’obligation est la condition de validité qui rendrait nul tout contrat d’association formé en vue de la poursuite d’un but anti-social, blessant l’ordre public ou l’intérêt général. En proscrivant les obligations indéterminées et illimitées, cette condition garantit, en outre, la constitution des groupemens dans des conditions qui sauvegardent la liberté et les droits individuels des associés.


La limitation de durée des associations, la conservation de la liberté et des droits individuels de leurs membres, la proscription de tout but antisocial sont, au surplus, des conditions en quelque sorte réciproques et inséparables. En effet, la limitation de durée entraîne la fixation d’une procédure de liquidation, nécessitant comptabilité, tenue de livres, inventaires ainsi que parts ou actions : en conséquence, chacun des associés sera mis à même de connaître la valeur de sa part, chose essentielle, puisque la liberté et les droits individuels des associés ne seront vraiment sauvegardés que s’ils peuvent se retirer en emportant leur quote-part de l’avoir commun[9].

La limitation de durée de l’association est, en outre, pour chacun de ses membres, la garantie par excellence qu’il pourra recouvrer sa liberté à un moment nettement fixé, sans même se voir obligé de procéder par l’une ou l’autre formalité de démission qui souvent rendrait cette liberté illusoire.

Enfin, en raison de la proscription de tout but antisocial, aucun contrat d’association ne serait valable lorsque les parties contractantes auraient pris des engagemens attentatoires à la personnalité, ou abdiqué leur droit inaliénable et prescriptible à la liberté. Ils ne pourraient, par exemple, contracter des engagemens à vie[10].


V

La pérennité, c’est-à-dire la perpétuité, qui s’attache à toute personne civile, est l’unique cause des dangers et des maux que l’on redoute quand il s’agit d’accorder aux associations l’existence civile complète, c’est-à-dire les droits de posséder, de contracter et d’ester en justice.

On craint, et avec raison, le l’établissement de la main-morte, c’est-à-dire l’accumulation de biens appartenant à des associations perpétuelles, constituées en vraies personnes civiles. Il est grave de conférer les droits civils à un être moral, entièrement distinct des individus qu’il représente, survivant à tous, immortel, recueillant des dons et des legs et dont la fortune, placée hors de la circulation, soustraite à tout partage, est destinée à s’augmenter sans cesse. La conséquence serait de permettre à des êtres purement fictifs d’accumuler une part importante des richesses publiques et d’acquérir une puissance par laquelle les lois économiques et politiques peuvent, dans certains cas, être tenues en échec[11].

L’exercice du droit de créer des fictions doit donc être considéré comme exorbitant quand ces fictions sont investies non pas des pouvoirs de l’homme naturel, mais de la puissance que ne manquerait pas d’acquérir un homme immortel.

Aussi les associations ne doivent-elles jouir désormais d’autres avantages que de ceux qui résultent de la coopération, et y a-t-il lieu de leur accorder simplement les pouvoirs et les droits, comme de Leur imposer les devoirs et obligations réservés aux hommes isolés. Les associations se comportant dès lors dans la société civile comme des personnes naturelles, il n’y aura plus aucune raison d’opposer des restrictions et limitations à leur capacité de posséder.

Toutes celles qui voudront posséder publiquement et légalement devront, se constituer pour une durée limitée et prévoir, par conséquent, dès leur contrat de formation, non seulement une procédure de dissolution volontaire, mais aussi la procédure de leur liquidation finale, impliquant, comme nous l’avons dit déjà, comptabilité, inventaires, bilans[12], ainsi que parts ou actions. En outre, les associés étant logiquement, dans les délégations civiles, des copropriétaires indivis, pendant la durée de l’association, des choses qui ont été apportées à celle-ci, doivent avoir le droit d’aliéner les biens qui en dépendent, au moins pour leur part individuelle. Ils pourront par le fait de l’existence d’un contrat d’association qui aura dû réserver tous leurs droits à leur quote part de l’avoir commun, aller, venir, entrer, sortir, en achetant ou en cédant des parts, conformément bien entendu aux stipulations prévues par ce contrat[13].

Au terme de l’association, la liquidation sera de droit : tout associé aura le droit d’exiger le partage des biens. On aura ainsi toutes les garanties légitimement désirables de voir disparaître les institutions ne répondant plus à une véritable utilité, le partage devenant même d’autant plus certain que les biens des institutions devenues inutiles seront plus importans. Les œuvres qui périront seront, en tous cas, celles qui ne trouveront plus, au terme de l’association, chez leurs membres le dévouement et le concours nécessaires. Au contraire, les associations qui correspondront à un véritable intérêt social pourront se reconstituer et se reconstitueront immédiatement et indéfiniment, de terme en terme, avec l’ancien patrimoine social, repris par les soins de la majorité des anciens associés, s’adjoignant, si cela est nécessaire, laide et le concours du public, appelé par ce système et admis facilement en grand nombre aux œuvres coopératives. On aura ainsi les garanties les plus naturelles et, par conséquent, les meilleures de voir durer les œuvres dignes de durer.

Le régime de la propriété sociale, non limitée, mais individualisée, qui caractérise la délégation civile aura permis de réaliser ce double et suprême desideratum : stabilité et prospérité croissantes des institutions utiles, disparition facile et rapide des institutions nuisibles ou simplement inutiles.


VI

C’est la liberté encore qui résout, simplement et naturellement, par notre formule la question des dons, des legs et des fondations.

Il n’y a, en effet, aucun inconvénient à reconnaître, et il n’y aurait aucune bonne raison de refuser le droit de recevoir des dons et des legs à des associations temporaires, dont les biens, possédés par les individus qui les ont constituées, sont soumis à la liquidation périodique. Si les dons et les legs au profit d’individus sont licites, pourquoi n’en serait-il pas de même au profit d’associations groupant simplement des droits individuels ?

Quant à la question des fondations à perpétuité, elle disparaît sous le régime de nos associations, puisqu’il supprime les êtres moraux perpétuels, seuls bénéficiaires possibles de tels dons.

On nous objectera, sans doute, que sous ce régime, les donations en faveur de tant d’œuvres utiles se feront beaucoup plus rares. C’est, en effet, possible ; mais momentanément seulement, jusqu’à ce que se trouvent redressées les idées et les mœurs actuellement faussées par le régime des anciennes lois. Car, vouloir qu’un bien reste indéfiniment consacré à une destination, uniquement parce qu’il y a été affecté par don, legs ou fondation, alors même que cette destination ne correspondrait plus à aucune utilité, est une conception ainsi qu’une prétention singulières : il en résulterait que des morts conserveraient sur des biens existans des droits supérieurs à ceux des vivans. On devrait alors admettre aussi comme légitime qu’une génération pût réduire à la misère celles qui doivent lui succéder, en affectant, par exemple, l’usage indéfini des biens quelle lui transmettra à des emplois incompatibles avec une exploitation fructueuse. Le droit de donner, quand il prend la forme d’un legs ou d’une fondation, ne peut s’étendre à la spécification à perpétuité des emplois qu’il en sera fait[14].

Dans notre système, les coopérateurs d’une œuvre sont les seuls juges, — les seuls bons et légitimes juges, d’ailleurs, — de sa gestion, de l’utilité de sa continuation ou de sa suppression. Il est juste que les biens, quelle qu’en soit l’origine, affectés à des œuvres devenues inutiles soient rendus à la circulation et au commerce par leur partage et leur distribution, au moment de la liquidation finale entre leurs derniers « actionnaires. »


VII

Le droit commun ne pouvant se manifester que par une législation unique et applicable à tous, le droit commun d’association ne sera une réalité que le jour où l’exercice complet et régulier du droit d’association résultera, dans tous les domaines de la coopération, de la simple application d’une loi générale assez large pour embrasser l’organisation, sous forme de sociétés contractuelles avec délégation civile, de toutes les associations licites imaginables. Il devra suffire que celles-ci se conforment aux conditions générales de validité de tout contrat, à savoir : temporarité, respect de la liberté et de la personnalité des membres associés.

La loi générale d’association aura pour mission de déterminer non pas sous quelles formes les divers genres de groupemens devront se constituer, mais quelles seront, selon les formes revêtues, les obligations des associés vis-à-vis de l’Etat, vis-à-vis des tiers, vis-à-vis de leurs coassociés, — la description des Hivers types d’association étant de la compétence des lois organiques.

Or, les intérêts économiques étant les plus importans à bien gérer, et les lois économiques relatives à l’organisation des sociétés industrielles et commerciales, types de sociétés contractuelles avec délégation civile, ayant été élaborées par ceux qui auront l’intérêt le plus direct à ce qu’elles soient bonnes, il est vraisemblable que ces lois seront faites de manière à ce que l’association puisse produire tous ses fruits dans l’industrie et le commerce. Pour qu’il en soit de même dans tout le domaine des coopérations, — professionnelles, scientifiques, religieuses, philanthropiques ou autres, — il suffit, de supprimer l’obligation d’un but de lucre pour l’emploi de la forme commerciale[15], ainsi que de prescrire l’action nominative dans le cas d’emploi de la société anonyme.

Indépendamment des avantages généraux qui résulteraient directement des formes d’association avec délégation civile, on se rend compte que ce qui permettrait spécialement aux formes de la société commerciale d’exercer dans tous les domaines un rôle efficace et bienfaisant, c’est aussi leur mobilité, leur facilité de naître, de modifier leurs règles et leurs cadres, de s’unir ou de se diversifier, de se reconstituer, ou de disparaître, toutes qualités incompatibles avec la forme surannée de l’association avec personnification civile.

Le droit commun d’association, sans limites ni restrictions, et quels qu’en soient les caractères et les buts licites, sous forme de sociétés contractuelles investies d’un état de droit que nous avons appelé la délégation civile, est une conception incontestablement libérale. Au contraire, les lois spéciales et de circonstance en vigueur, particulièrement sur les groupemens professionnels, tant en France que dans les autres pays, ne sont, avec leurs restrictions aux droits collectifs et leur méconnaissance des droits individuels, que la négation de la liberté d’association.

Ce nouveau droit commun, organisé par la loi générale, nous apparaît comme le régime de l’avenir et comme l’expression suprême et parfaite du droit d’association. Il fournirait à la fois le couronnement et les structures propres à consolider les bases de l’édifice social fondé sur l’individualisme.


EUGENE BAUDOUX ET HENRY LAMBERT.


  1. Les Syndicats professionnels et l’Évolution corporative (Lebègue, Bruxelles, 1895) et les Syndicats professionnels et le Régime général des Associations modernes (Ibid., 1897).
  2. Séances du Sénat de Belgique des 16, 17 et 18 mars 1898.
  3. Voyez à ce propos, dans la Revue Politique et Parlementaire (10 décembre 1898), l’article de M. Yves Guyot, intitulé : « le Droit d’association : l’association corporative et l’association contractuelle » et, dans le Journal des Économistes, le compte rendu de la discussion qui eut lieu à la Société d’Économie Politique de Paris sur la question : « De la forme corporative ou de la forme contractuelle des Associations. » (5 mars 1899).
  4. Aucun historien de l’association n’a fait, à notre connaissance, ressortir ce fait important que les corporations furent des organismes créés beaucoup plus pour la lutte en vue de la sécurité que pour le travail en coopération, et que les sociétés ne purent s’établir et fonctionner que quand la sécurité fut à peu près assurée. Nous croyons avoir dégagé cette notion philosophique sur l’association à la lecture de l’Histoire des origines et du développement du Tiers-État, d’Augustin Thierry et de l’Histoire de l’Association industrielle et commerciale, d’Ernest Frignet, en nous éclairant du passage suivant de la Morale Évolutionniste d’Herbert Spencer : «… Ainsi le point de vue sociologique de la morale complète le point de vue physique, biologique et psychologique, en permettant de découvrir les seules conditions dans lesquelles les activités associées peuvent s’exercer de telle sorte que la vie complète de chacun s’accorde avec la vie complète de tous et la favorise. A l’origine, le bien-être des groupes sociaux, ordinairement en antagonisme avec d’autres groupes semblables, prend le pas sur le bien-être individuel, et les règles de conduite auxquelles on doit alors de conformer empêchent le complet développement de la vie individuelle, pour que la vie générale puisse être conservée. En même temps, les règles doivent satisfaire autant que possible aux droits de la vie individuelle, puisque le bien-être de l’agrégat dépend dans une grande proportion du bien-être des unités. A mesure que les sociétés deviennent moins dangereuses les unes pour les autres, le besoin de subordonner les existences individuelles à la vie générale décroît et, quand on approche de l’état pacifique, la vie générale, dont le but éloigné a été dès le commencement de favoriser les existences individuelles, fait de ce but son but prochain. » Nous avons décrit l’évolution historique de l’association, telle que nous la comprenions et l’interprétions, dans notre étude sur les Syndicats professionnels et l’Évolution corporative.
  5. Les Syndicats professionnels et Trade-Unions actuels sont des organismes anachroniques, ayant, dans une mesure, atténuée sans doute, mais parfaitement opérante, tous les caractères des corporations. Issus de l’esprit de révolte et organisés pour la lutte, ils ne sont aptes à vivre que dans une atmosphère de lutte. Ce sont des sortes de modernes et laïques congrégations de combat, des « Chevaleries » du Travail, bien plus que des associations économiques.
  6. Envisageant la chose au point de vue spécial des syndicats professionnels, il est incontestable que les tiers appelés à traiter avec ces organismes, — les chefs d’industrie, par exemple, — auraient tout intérêt à se trouver en présence d’associations dont la responsabilité effective s’étaierait d’un important avoir social. Il y aurait lieu d’exiger un minimum d’avoir social plutôt que de limiter celui-ci.
  7. Il ne faut pas confondre les intérêts et les institutions qu’ils font éclore. Les intérêts peuvent être permanens ou perpétuels, ce qui ne signifie pas que les entreprises qui répondent à ces intérêts aient le caractère de la permanence. Ainsi les marchands de parapluies sauvegardent un intérêt incontestablement permanent, puisqu’il a toujours plu et qu’il pleuvra toujours ; en résulte-t-il une justification de la personnification civile pour les entreprises du commerce des parapluies ?
    Seuls l’État et les communes doivent être investis de la personnification civile parce que, seuls, ils sont censés constitués pour un temps indéfini en vue de l’accomplissement d’une fonction non limitée dans le temps. Mais l’État, lui-même, ne doit plus avoir parmi ses attributs l’octroi de la personnification civile, même pour des objets d’utilité publique.
    Il n’est pas inutile de faire remarquer ici qu’une fédération nationale de groupemens investis de la personnification civile constitue un État dans l’État.
  8. Au cours de l’exposé qu’ils firent au Sénat de Belgique de notre théorie et formule d’organisation des groupemens professionnels. MM. Paul Janson et Dupont préférèrent se servir du terme : existence civile, dont ils proposaient l’introduction dans la loi en discussion. Quelle que soit notre déférence envers les avis de ces jurisconsultes, nous avons cru devoir maintenir le terme : délégation civile, qui, à la fois, dénomme de façon précise l’être moral et définit de façon complète son état de droits.
    Les deux fictions — « corporation », et « société », — par lesquelles se manifeste l’association, jouissent, d’ailleurs, de ce que l’on peut appeler l’existence civile ; or, il importe, selon nous, de marquer la différence essentielle qui caractérise, d’une part, la fiction « corporation, » dont l’existence et le fonctionnement résultent de la personnification civile, c’est-à-dire de pouvoirs que cette fiction possède en elle-même et dont l’un est de se perpétuer, et d’autre part, la fiction « société, » dont l’existence et le fonctionnement résultent d’une simple délégation temporaire.
  9. On aperçoit aisément que le jeu des responsabilités individuelles ne peut se produire, ni surtout exercer efficacement ses effets, utiles, indispensables, dans un groupement, sans la possession individualisée de l’avoir commun. Quant au sentiment et aux effets de la responsabilité collective, ils ne peuvent résulter que de ceux des responsabilités individuelles.
  10. Les associations de religieux ne pourront se constituer en prenant pour objet ou pour but de leur contrat l’accomplissement des vœux perpétuels ou non, de pauvreté, de célibat et d’obéissance, ces vœux ne pouvant être sanctionnés par les tribunaux. Mais ces associations, avec toute leur réglementation morale d’ordre intérieur ou privé, pourront parfaitement fonctionner en vue de la poursuite de tout but licite : scientifique, philanthropique, économique, religieux ou autre, du moment où le contrat d’association aura satisfait aux conditions de validité de tout contrat d’association, à savoir : temporarité et respect de la personnalité légale des associés.
    Dans ces conditions, il ne se concevrait guère, en effet, que des règles de conduite privée différentes, ou encore des vêtemens spéciaux par lesquels certaines personnes se distinguent, pussent être pour elles une cause de déchéance de leur droit de constituer des associations.
  11. Si l’on rattache l’idée de mainmorte à celle de personnification civile, c’est bien parce que celle-ci implique pérennité et abdication des droits de l’homme. On ne craint plus, en effet, cette mainmorte quand il s’agit d’associations à durée limitée et existant en vertu d’un contrat, — investies de ce que nous appelons la délégation civile, — puisque l’on accorde le droit illimité de posséder aux associations industrielles et commerciales. Et cependant, n’est-il pas évident que ce sont précisément ces associations de production, qui, le plus facilement, pourraient réaliser cette redoutable accumulation de biens ?
  12. La limitation de durée, qui implique l’existence d’une comptabilité et la liquidation finale, rendra possible de percevoir, auprès de toutes associations, les droits et impôts, sous les diverses formes appliquées aux individus isolés.
  13. En société coopérative, par exemple, les nouveaux sociétaires doivent être agréés par les anciens, mais on a toujours le droit, quand on veut sortir et vendre sa part, d’en exiger le remboursement par la société, en prévenant celle-ci un certain temps d’avance.
  14. Herbert Spencer, les Principes de la Morale évolutionniste. — La Justice.
  15. On conçoit facilement que l’on s’associe en anonyme, en coopérative, ou autrement, pour réaliser un but quelconque, — la première exploitation des inventions, par exemple — où, au lieu de retirer de l’argent, il faudra, on le sait d’avance, en remettre. Et en supprimant l’obligation du but de lucre, pourquoi ne pourrait-on appliquer les diverses formes actuelles des sociétés commerciales à tous autres buts dont la réalisation nécessite des sacrifices constans ? C’est la puissance de l’habitude qui, seule, nous empêche de le concevoir aisément.
    Envisageons ici quelques exemples, afin de montrer que notre opinion n’a rien que de logique.
    Qu’est-ce qu’une usine ? C’est un établissement dans lequel des spécialistes produisent une certaine catégorie d’objets pour les vendre à des consommateurs, soit avec bénéfice, soit avec perte.
    Qu’est-ce qu’un journal ? Un établissement dans lequel des spécialistes produisent de l’information pour la vendre à des consommateurs, soit avec bénéfice, soit avec perte.
    Qu’est-ce qu’une école, un hôpital, un cercle d’agrément, une association cultuelle, une mutualité, un syndicat professionnel ? Des établissements dans lesquels des spécialistes produisent de la science, de la santé, du plaisir, des services cultuels, un certain genre de sécurité, un autre genre de sécurité économique, afin de les vendre à des consommateurs soit avec bénéfice, soit avec perte ou encore sans l’un ni l’autre.
    Et ainsi de suite…
    Entre ces diverses industries, le philosophe, le juriste, l’économiste ne doivent distinguer aucune différence de principe. (Voyez à ce sujet Charles Dunoyer, De la Liberté du Travail, livre V, § 3, 4, 5.)
    Notons ici que la « commercialisation » de tous genres d’entreprises par association aurait pour conséquence directe et certaine la « commercialisation du travail, » c’est-à-dire le transport des groupemens syndicaux du terrain des intérêts politiques sur celui des intérêts économiques. Cette mise en œuvre de la conception des Sociétés commerciales ou anonymes de Travail, — conception qui se trouvait en germe dans l’idée énoncée, dès 1842, par M. Gustave de Molinari que « le travail devrait se vendre en gros, » et dont la formule, dégagée par M. Yves Guyot de la solution générale que nous exposons, a été théoriquement et pratiquement établie par lui dans son livre sur les Conflits du travail et leur solution, — serait, par le fait même la solution simple, pratique, rationnelle et vraiment libérale de l’importante question du contrat collectif de Travail, et aussi, sans doute, de celle du syndicalisme envisagée dans sa généralité. Elle permettrait la réalisation par les salariés, dans les meilleures conditions souhaitables, de toutes les expériences dont il est fréquemment question, telles que participation aux entreprises, participation aux bénéfices, etc. — Ceci, bien entendu, à titre de remarque, et sans préjuger de la valeur qu’il convient d’attribuer à ces dernières combinaisons.
    Nous avons proposé l’organisation légale de groupemens professionnels sous la forme commerciale dans notre rapport au Congrès international de Législation douanière et de Réglementation du travail, tenu à Anvers en 1897, pour répondre à la question : Quelle est la meilleure organisation des Unions professionnelles ?