Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/02/07/03

III

LE ROMAN DANS LES DRAMES HISTORIQUES.

Le Chevalier de Maison-Rouge.

Deux choses sont à considérer dans le roman romanesque : une suite d’événements fictifs, et les passions qui s’y mêlent, « la part de l’imagination et celle du cœur», selon le mot de Dumas.

Pour la première l’histoire est obligeante. De ce que les critiques ont inventé une contrariété entre le roman et le théâtre, il ne faut pas trop croire de léger qu’elle existe. « Je commence, dit notre Dumas, par combiner une fable ; je tâche de la faire romanesque, tendre, dramatique,… je cherche dans l’histoire un cadre où la mettre, et jamais il ne m’est arrivé que l’histoire ne m’ait fourni ce cadre, si exact et si bien approprié au sujet, qu’il semble que ce soit, non le cadre qui ait été fait pour le tableau, mais le tableau pour le cadre[1]. » La raison en est simple, encore qu’elle heurte l’opinion commune. L’imagination des dramatistes est toujours au-dessous de la réalité. Loin de l’exagérer, elle n’y atteint pas, elle n’y saurait atteindre. L’intrigue, au milieu de laquelle les personnages se démènent, est un arrangement logique, c’est-à-dire une atténuation du vrai de la vie ou de l’histoire. C’en est le roman nécessaire.

Le 3 août 1847, Dumas donnait au Théâtre-Historique le Chevalier de Maison-Rouge[2]. Complots, déguisement, péripéties provoquent, à cette heure, les dédains de certains esprits. Ils ont trop de respect de la vérité pour se plaire à ces tours de passe-passe. Nous ne sommes plus au temps où l’on croyait à l’anneau de Gygès. L’imagination qui s’amuse à ces combinaisons n’est qu’enfantillage. — Que dire de celle du Maison-Rouge vrai ? Car il a existé, conspiré, écrit ses conspirations. M. G. Lenôtre vient de fouiller les bibliothèques et de remuer les papiers authentiques[3]. Il s’est plongé avec ivresse dans les documents inédits. Il s’en est retiré avec surprise, et se demandant où l’auteur du Chevalier de Maison-Rouge avait « puisé ces renseignements[4] ». Dans les mêmes documents ou à peu près. Car il oublie Maquet, érudit, fureteur et traqueur de sujets. Maquet avait eu sous les yeux la Pétition aux Cinq-Cents, le Procès des Bourbons publié à Hambourg, et sans doute quelques autres choses compulsées aux archives. Le livre de M. Lenôtre est intéressant et scrupuleux. Mais ce qu’il a révélé de plus curieux, c’est encore l’impuissance du romancier et, à plus forte raison, du dramaturge à rivaliser de fantaisie avec les aventures merveilleuses de l’histoire.

Cet aventurier se faisait passer pour marquis de Rougeville, chevalier de l’ordre de Saint-Louis. Il ne s’appelait pas Rougeville ; il n’était ni chevalier ni marquis. Il avait nom Gonsse, Gonzze ou Gousse, fils d’un paysan enrichi dans la ferme des eaux-de-vie d’Arras. Il fut élevé en grand seigneur, dans le château paternel ; mais, dès l’adolescence, les Tuileries l’attirent. Ici commence la vie incroyable, singulière, extravagante de ce louche héros, hâbleur de génie. Il a consigné dans ses écrits comment il conquit grades et titres : colonel de cavalerie, écuyer de Monsieur, chevalier de l’ordre de Cincinnatus, aide de camp de Washington à seize ans[5], etc., etc. Il ne fut rien de tout cela ; son nom n’existe même pas dans les contrôles. Et pourtant il lit partie des chevaliers du poignard ; le 20 juin 1792, il était au nombre des amis de choix massés autour du Dauphin et de la reine, « Il resta près de moi, dit Marie-Antoinette, dans la chambre où je me tenais, tout le temps que j’y demeurai moi-même[6]. » Il se faufilait dans l’entourage du roi ; il s’imposait à lui par ses rodomontades. N’avait-il pas émis le projet de se présenter devant l’Assemblée, roulant un tonneau décoré de rubans tricolores et rempli en apparence de monnaie de billon, et de faire sauter le Manège[7] ? Sa vie de Conspirateur n’est que puffisme et prestigiditation. Arrêté pour ses impostures, il recouvre la liberté « très miraculeusement[8] ». Il parvient à forcer l’accès de la Conciergerie, à voir la Reine, à lui remettre un billet dans un œillet. Il se vante de l’avoir vue une seconde fois. Le complot découvert, Rougeville a disparu. Le jour de l’exécution du roi, il avait lancé dans Paris une brochure vengeresse, signée de son nom. À cette heure, sa tête est mise à prix, il se cache pendant plusieurs semaines dans les carrières de plâtre de Montmartre, d’où il s’échappe à la nuit tombante, pour aller aux nouvelles et distribuer un second pamphlet qu’il intitule audacieusement : Les crimes des Parisiens envers leur reine, par l’auteur des œillets présentés à la reine dans sa prison[9]. Il conte même qu’il fut en déposer quelques exemplaires sur les bureaux de la Convention et du Tribunal révolutionnaire. Sans doute la mystification est un peu forte. Mais il est certain que des carrières de Montmartre il passe à Bruxelles, que les émigrés le font jeter en prison, qu’il en sort grâce à un faux en écriture, que, surpris plus tard par les gendarmes dans son château de Saint-Laurent, il s’évade par un souterrain, qu’il n’est que complots et conspirations, qu’il se trouve impliqué par la police dans l’affaire de la machine infernale, — tant qu’enfin il est arrêté par ordre de Napoléon, le 10 mars 1814, pour crime d’espionnage et de lèse-patrie, jugé par le conseil de guerre, fusillé le même jour à Reims, et qu’il affronte le feu du peloton, dédaigneux, énigmatique et romanesque, vêtu d’une casaque jaune et chaussé d’élégantes bottes hongroises à glands dorés[10].

Outre ses aventures politiques, qui suffiraient à défrayer l’invention d’un Ponson du Terrail, cet homme en eut d’autres, d’ordre privé, et aussi singulières[11]. Au chevalier du poignard, au défenseur de Marie-Antoinette les hôtels garnis suffisaient pour le gîte. Une dame Lacouture, femme d’un conseiller au présidial de Coutances, débarque à Paris avec son mari malade. Le mari consulte un médecin en renom et meurt. La veuve retourne à Coutances pour régler ses affaires de succession. Elle revient à Paris, rencontre Rougeville, s’éprend de lui. Il a ses entrées à la cour ; elle lui confie ses économies contre une promesse de rente annuelle de huit cents francs : c’est une liquidation définitive. Plus de Rougeville ; il abandonne l’hôtel de la rue Saint-Honoré où ils vivaient en compagnie. Il emporte le magot, et laisse la femme éplorée et le loyer impayé. La pauvre Lacouture se met à sa recherche. Et voici le bon de l’aventure. Jusqu’en 1814, depuis l’an de grâce 1789, la maîtresse trahie et volée le poursuit de son amour et de ses réclamations, l’évente dans toutes ses retraites, avant les policiers et pour leur compte. Pendant toute sa vie, il est occupé à dépister la police et déjouer la dame. Il conspire en partie double. Avant l’affaire de l’œillet, celle-ci découvre qu’il s’est réfugié, au sortir des Madelonnettes, à l’Hôtel des Trois-Fils, et qu’il y vit avec une jeune femme, Sophie Dutilleul. Bataille de dames ; dénonciation ; fuite de Rougeville et de Sophie à Vaugirard. À tout coup, le chevalier s’échappe, et la veuve est arrêtée. Une fois libre, elle se remet en quête de son Rougeville.

Pour ce qui est de Sophie Dutilleul, il paraît s’être servi d’elle comme d’un instrument infaillible aux mains d’un conspirateur. Elle est jolie, elle a des amies ; il attire chez elle Fontaine, ami du municipal Michonis, lequel n’en est pas moins homme pour être municipal. Dans un souper galant, Rougeville amène Michonis à lui proposer une visite dans la prison de la Reine ; il se fait presser, et à la fin accepte. On sait le reste, qui est l’épisode de l’œillet. Ne vous pressez pas de croire que ce singulier type mourra célibataire, en proie à sa domestique. Il semble que relégué et surveillé par l’Empire il va céder à cette destinée banale. Lacouture le surprend à Paris en compagnie de sa « vile mercenaire[12] ». Mais, le 9 novembre 1807, il épouse… Il épouse, lui, conspirateur, aigrefin, faussaire, toujours en démêlés avec la justice, Caroline-Angélique Boquet de Liancourt, fille d’un juge au tribunal de Soissons[13] ; cependant que, par intervalles. apparaît dans son existence, comme une furie attachée à ses pas, la veuve du conseiller, créancière infatigable, amante éperdue.

J’en passe, et des meilleures, qu’on trouvera minutieusement contées dans le livre de M. Lenôtre. De toute cette fantaisie romanesque et historique, qui dormait dans la poussière des archives, Dumas n’a osé et utilisé en son drame que le nécessaire. Il resserre, il prépare, il choisit les péripéties. Il modifie sur la scène le dénoûment réel et celui de son roman[14]. Au reste, les tableaux historiques se succèdent sous nos jeux ; c’est toute l’image de la vérité ; c’en est du moins le spectacle : patrouilles de la rue Saint-Jacques, la Cour du Temple, le Tribunal révolutionnaire, la Conciergerie, la Salle des morts. Seulement, Maison-Rouge n’est pas un traître, et ne tombe pas sous un feu de peloton. Et il aime la Reine, ce conspirateur obstiné : tout comme s’il en était fait mention dans les dossiers et documents.

L’histoire n’en parle pas, mais Figaro le veut. Il aime les aventures ; mais il lui faut sa légende. C’est l’amour qui engage Maison-Rouge en ces conspirations et ces dévoûments. Il est un Ruy Blas plus entreprenant et agile. Du même coup il devient un conspirateur populaire, puisqu’il est dévoué à la Reine, qui est femme. Suzon, ou Marie-Antoinette, n’importe ; c’est la « femme, femme, femme » qui excite ces magnifiques passions, sources de ces entreprises surhumaines. Rougeville mourut fusillé. Que parlez-vous de ce Rougeville ? C’est de Maison-Rouge qu’il s’agit, lequel est mort en héros, au IVe acte d’une pièce héroïque, en essayant de soustraire à la prison une créature noble et infortunée, à qui il avait voué son âme et sa vie. Lui aussi, il a tout fait, tout osé. D’aigrefin il est même devenu honnête homme ; parmi tous les déguisements, il a pris celui d’un cœur sensible et fidèle jusqu’à la tombe. Il est dramatique, légendaire, populaire à ce prix ; pour historique, on voit qu’il a cessé de l’être. Que dire de Sophie Dutilleul, qui fut l’appât des petites fêtes aux mains du conspirateur ? Elle aussi a fléchi aux exigences du monologue de Figaro et du drame. Sophie s’est convertie en Geneviève Dixmer, la courtisane en une femme mariée à un homme plus âgé qu’elle et douée d’une vertu presque cornélienne. Dans le roman encore cette vertu n’était pas intangible ; elle avait trouvé dans l’appartement de Maurice une retraite et des consolations. La pièce rebute ces réalités. Suzanne, sortant du pavillon, Geneviève, quittant Maurice sont également pures et semblables à des lis. Et l’intérêt scénique est le même : c’est la faible femme qui pâtit sous la loi du mari ; c’est l’amour, c’est l’adultère qui envahit la scène avec les mœurs modernes.

Le drame passionnel se développe, modifie les personnages et fausse les événements du passé. À partir de l’acte III, les caractères d’invention, la femme, le mari et l’amant, empiètent sur les autres et tranchent sur l’ensemble. Considérez la conduite de la pièce ainsi absorbée par la passion moderne. Tout l’intérêt se concentre sur cette nécessité qui contraint Geneviève à toujours fuir Maurice, au moment qu’elle croit être à lui, et qui les amène à être enfin libres et l’un à l’autre, juste à l’instant qu’ils pensaient marcher à la mort. Mais la Reine ? Mais le Chevalier de Maison-Rouge ? De l’un l’auteur s’est débarrassé au tournant de l’acte IV ; l’autre deviendra ce qu’elle pourra. Déjà nous avions vu, dans la scène de l’œillet, Maurice entrer au Temple avec Geneviève à son bras, et Maison-Rouge les suivre ; et dès lors il était présuraable, à cette façon de dénaturer une scène historique, que Maison-Rouge et la vérité n’étaient plus que des comparses. La tragédie, d’où les événements extérieurs étaient éliminés, admettait sans peine ces anachronismes du cœur humain. Dans le drame, qui est tout action, où les faits comptent davantage, c’est proprement une violence faite à l’histoire.

Sans doute la passion est éternelle, mais variable par nature. Elle est universelle, mais sous des formes très diverses. L’idéal s’en modifie plusieurs fois pendant le cours d’un siècle, à mesure que les générations se succèdent. Entre l’amour qui s’exhale dans le monologue de Figaro et celui qui éclate dans Henri III les analogies sont frappantes ; les différences ne s’accusent pas moins. Figaro veut sa femme à lui ; Antony et Saint-Mégrin veulent pour eux seuls la femme d’un autre ; Guise violente la sienne pour perdre l’amant ; Dixmer perd la sienne par jalousie et pour sauver la reine. Figaro est jaloux et sensible. Guise jaloux et emporté, Dixmer jaloux, perfide et obstiné, tous individualistes et égoïstes, cela va sans dire. Mais si, à mesure que l’idéal passionnel évolue, il altère les faits et pèse sur la conception des types (en dépit de la fatalité, qui en est la vérité précaire, et dont le nom seul ne varie pas), que devient la vérité historique ?

Elle n’est qu’un cadre où l’intrigue subit la tyrannie de la passion, l’une toujours inférieure à la réalité, l’autre toujours adventice et moderne. Elle n’est pas autre chose dans Patrie ou la Haine[15], œuvres de premier ordre selon la formule du Chevalier de Maison-Rouge. Plus soigné dans le détail, plus conforme aux progrès de la science archéologique, le spectacle de Théodora ou de Thermidor abonde en tableaux saisissants, où l’histoire est en bordure, où l’amour souverain et contemporain se meut. Encore, et toujours, pour la joie du peuple et le désespoir des critiques, la même antinomie subsiste, latente ou patente, selon l’habileté de l’écrivain, supportable dans le recul de la tragédie plus abstraite, insoluble sans doute dans le rapprochement du drame.

D’où il résulte, au contraire de ce que j’entends dire, que plus l’époque est voisine de nous, plus l’auteur a chance d’y réussir, de refléter l’idéal de l’action et de la passion qui nous est cher (et c’est le cas du Chevalier de Maison-Rouge, dont la transposition romanesque et la fiction tirée de l’histoire nous heurtent moins que dans Catilina) ; que Dumas s’en était avisé, qui mettait volontiers en scène le xvie siècle français assez semblable, par la violence des sentiments qui le travaillent, à l’époque et à la légende de l’Empire, ou plutôt à l’idée qu’on s’en faisait alors ; et que, malgré tout, il n’atteint point à la profondeur d’un Shakespeare, que le drame historique lui échappe en partie, mais qu’il tient le meilleur du drame populaire.

  1. Le Testament de M. de Chauvelin, ch. i, p. 8.
  2. Que Dumas appelle ailleurs les Girondins à cause du banquet de la fin. Voir le Drame de 93, t. III, ch. lv, p. 154.
  3. Le vrai Chevalier de Maison-Rouge, A. D. J. Gonzze de Rougeville, 1761-1814, d’après des documents inédits, par G. Lenôtre, Paris, Perrin et Cie, 1894.
  4. Ibid., ch. v, p. 134.
  5. Lenôtre, op. cit., ch. ii, pp. 30 sqq.
  6. Ibid., ch. iii, p. 59.
  7. Ibid., ch. iii, p. 46.
  8. Ibid., ch. iv, p. 83 : « très miraculeusement et par des particularités étonnantes ».
  9. Ibid., ch. vi, p. 147.
  10. Lenôtre, op. cit., chapitre x, p. 276.
  11. Ibid., tout le chapitre iv, et passim.
  12. Lenôtre, ch. ix, p, 260.
  13. Ibid., p. 252.
  14. Voir le Chevalier de Maison-Rouge, t, II, ch. lvi, p. 286 : Geneviève, Maurice et Lorin sont guillotinés.
  15. Voir Préface de la Haine.