Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/02/07/01

I

LES ORIGINES.

Il ne faut pas demander au drame historique autre chose que ce qu’il pouvait donner. Historique il était par destination, populaire par définition. Après l’éclatant succès d’Henri III, on peut affirmer qu’instinctivement Dumas s’est résigné. Il mettra Christine sur la scène ; il écrira Charles VII, l’une et l’autre en vers. Et du premier coup, dans Napoléon, il attrapera la facture de la pièce panoramique, découpée en tableaux, comme la Barrière de Clichy. On ne remarque pas assez que les grands drames historiques sont en minorité dans son œuvre ; qu’après la fièvre de 1830 il n’y revient qu’assez tard, quand il fonde le Théâtre-Historique[1], où il donne d’ailleurs avec la Reine Margot, le Chevalier de Maison-Rouge, les Mousquetaires et Catilina, etc., Intrigue et Amour, Hamlet, Monte-Cristo, (1re et 2e partie), le Comte Hermann, etc. Nous sommes loin des vastes desseins dont l’aphorisme d’Hamlet fut d’abord le mot d’ordre : « Ces hommes sont un abrégé de l’histoire de tous les temps[2] ». À quoi Mérimée, plus clairvoyant, répondait : « Je voudrais avoir le talent d’écrire une histoire de France, je ne ferais pas de contes[3] ».

Encore moins des drames. S’il est possible de représenter et d’animer sur notre théâtre l’histoire, telle que nous la concevons à présent, science exacte, critique, méthodique et philosophique, je n’oserais le décider. Aucune expérience, non pas même celles de Corneille et de Racine, encore moins de Voltaire, ne me paraît concluante. Mais pour le drame historique, tel qu’il fut conçu au début de ce siècle, et notamment par Dumas, je crois savoir qu’en penser à cette heure. Si l’on tient l’histoire pour scientifique, jamais dessein plus caduc ne se logea dans la pensée d’un homme.

Hâtons-nous de dire qu’au regard de Dumas comme de la plupart de ses contemporains, l’histoire est moins une science qu’une résurrection, ou, si l’on veut, une extension du moi populaire à travers les siècles, qui désormais lui appartiennent. Elle est telle que la veut l’imagination de la foule, et telle aussi qu’elle se flatte désormais de l’avoir faite. Elle est toute, ou peu s’en faut, dans les chroniques hautes en couleur, dans les mémoires où la vérité apparaît déshabillée, outrée, et en même temps rapetissée à notre commun niveau. Le moi de Dumas n’y disparaît pas toujours autant que Dumas le veut bien dire[4]. Mais il est vrai que son individualité est en partie absorbée dans la poussée de cette fantaisie populaire, anonyme et avide. Les idées y comptent pour peu ; l’imagination et la sensibilité y sont d’un autre poids. Le plus souvent, la légende s’y substitue glorieusement à la réalité des faits ; et la philosophie revêt une forme métaphorique et grandiose, qui est l’image même du peuple en mouvement à travers les siècles. Or, cette conception de l’histoire — couleur, imagination, sensibilité — très congruente au drame, l’est infiniment moins à la vérité historique.

Aussi Dumas, qui se réclame d’abord de Shakespeare, le patron plutôt que le maître des romantiques, prend-il son appui surtout sur Schiller et Walter Scott. L’analyse des mobiles intérieurs est trop subtile, pénétrante et philosophique chez l’auteur des Henri et de Richard III. Nous avons vu que les emprunts qu’il lui fait se réduisent à des moyens de théâtre, d’action, de traduction de la vie physique, extérieure et débordante, et que nous ne sommes aucunement assuré qu’il ait lu les drames historiques de celui qui lui révéla le drame.

Avec Schiller, c’est l’ardente individualité de Rousseau qui lui revient transformée pour la scène. Et c’est aussi le lyrisme, qui n’est pas contraire au drame, quand il se plie aux lois et au mouvement de la scène : Corneille le savait bien, qui écrivait les duos du Cid, d’Horace, ou de Polyeucte. Or ni en l’une ni en l’autre l’histoire ne trouve son compte ; ni Gœthe ni Schiller ne se font d’illusions là-dessus. Victor Hugo était le seul qui s’en fît, écrivant Angelo ou le Roi s’amuse. Dumas avait pu lire, pour s’assurer contre de vains scrupules, dans l’Appendice de la Conjuration de Fiesque, au moment qu’il traduisait la pièce : « … On s’attend peut-être à ce que je justifie les libertés que je me suis permises, dans ce Fiesque transformé, contre la vérité historique, et même contre ma première façon de la représenter… Pour ce qui est de l’histoire, j’espère avoir bientôt réglé mon compte avec elleLe Fiesque Génois n’a dû prêter à mon Fiesque que son nom et son masque ; tout le reste, il le pouvait garder[5]. » N’eût-il pas eu cette caution, il lui suffisait d’étudier la Pucelle d’Orléans, drame historique où le drame se moque de l’histoire, ou même de songer que l’anachronisme est un peu fort des utopies modernes que développe en présence de Philippe II le marquis de Posa, pour risquer sur de graves autorités le mot fameux, propre à réjouir le sagace Mérimée : « Henri VIII n’est que le clou auquel j’ai accroché mon tableau[6] ».

Il avait un autre garant plus populaire en France, et qu’il tenait pour le véritable successeur de Shakespeare, en 1830.

Walter Scott apportait à la curiosité du peuple Shakespeare dilué, délayé, traduit en décors, en images, en couleurs. Jamais homme ne vint plus à point. Jacques Bonhomme était tout prêt à s’intéresser à l’histoire, qu’il venait de renouveler pour son compte, mais à celle qui entre d’abord en l’esprit par la fantaisie, et qui prolonge, dilate, exalte la personnalité. Walter Scott ne l’exalte pas, mais il la flatte par les yeux, il l’installe dans les coutumes, les costumes, les mobiliers, la vie pittoresque et familière des grands et des humbles d’autrefois. C’était beaucoup pour le théâtre. J’ai fait voir Pixérécourt s’engageant sur ces traces et Dumas s’y élançant à corps perdu.

Mais il recueillit la flamme dramatique d’un foyer bien français, pétillant et jaillissant, dont il s’est inspiré plus que de Shakespeare, plus que de Scott, plus que de Schiller même : c’est le monologue de Figaro[7]. Là est pour lui la source de vie ; de là découlent ses drames historiques et autres. C’est l’âme de son théâtre. Et c’est la preuve incontestable de son génie.

La passion qu’apporte Figaro dans ses jugements sur les hommes et les choses n’était pas pour inspirer aux dramatistes beaucoup de scrupules à l’égard de l’histoire. Mais enfin, c’est la passion, la passion populaire, brûlante, sinon déjà libre, qui émane de la comédie de la veille et qui attise le drame du lendemain. J’ai peur que la critique littéraire n’y prenne plus assez garde. On se laisse séduire à la beauté logique d’un enchaînement naturel ; on accorde à la Brouette du vinaigrier ou à Pinto, vague essai ou bien ouvrage de seconde main et de transition, une importance que peut-être n’ont-ils point. En matière de théâtre, c’est l’œuvre exécutée qui compte. L’œuvre féconde, mécanisme du vaudeville, âme du drame, dont Dumas a reçu l’impulsion et la technique, je ne la puis voir ailleurs que dans le Mariage de Figaro ; — et, tout proche du dénoûment, comme un pont jeté sur l’avenir, j’aperçois le monologue, ce long monologue essentiel.

Car tout y est, en substance. C’est un abrégé du drame, sinon « de l’histoire de tous les temps[8]  ». Figaro porte au front l’auréole de son énigme originelle. « Fils de je ne sais pas qui », il peut juger les grands avec indépendance, l’indépendance anonyme du peuple souverain. Qu’entend-on par le drame historique ? L’histoire commence à cette progéniture de Figaro. Il n’y a plus ni maîtres, ni valets, mais des enfants du hasard, grands d’Espagne, si le destin l’avait voulu nés du moins avec du génie et des appétits comme s’ils étaient de toutes les Espagnes les plus grands. Tous s’engagent à l’envi en un tumultueux exode vers la Jouissance et la fortune. Le « tandis que moi, morbleu !» modifie singulièrement l’optique de l’histoire au théâtre. À présent que la partie engagée par Figaro est gagnée, l’heure a sonné de mettre sur la scène les princes et les puissances de ce monde à leur juste niveau, qui est immédiatement au-dessus du parterre. « Noblesse, fortune, un rang, des places, cela rend si fier ! » Il paraît que l’histoire est remplie de ces fiertés-là, qu’il se fait temps de réduire. « Fils de je ne sais pas qui » et « tandis que moi, morbleu ! » sont les deux maximes fondamentales du théâtre nouveau, que l’histoire attire. Le drame historique, Dumas sent bien qu’il est une résurrection, mais dans le présent et pour les passions d’à présent. Il apparaît comme le commentaire pittoresque et scénique des vers du poète :

Ont-ils rendu l’esprit, ce n’est plus que poussière
Que cette majesté si pompeuse et si fière,
Dont l’éclat orgueilleux étonne l’univers[9]

On rapprochera les temps, on confondra les dates ; on les fera s’agiter et frémir, ces « âmes hautaines », livrées aux sentiments et aux passions du peuple et de l’imagination moderne. Et s’il y faut absolument, à défaut de l’histoire, la consécration de la légende, la plus proche sera la meilleure, celle de l’immortel successeur de Figaro, fils du pays de Corse, qui courba les peuples étonnés sous la souveraineté de son « moi ! »

J’arrive au point du drame où l’histoire recevra de rudes accrocs. Le barbier, homme déjà fatal, n’est pas exempt de sensibilité, à la fin d’un siècle où elle déborda : — sensibilité un peu lasse et attendrie sur elle-même, quand il songe à sa destinée, — résolue, bruyante, et qui gronde en torrent, dès que Suzon, la décevante Suzon est enjeu.

Figaro n’a demandé ni à naître ni à mourir ; « forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir comme j’en sortirai sans le vouloir », insinue-t-il, de l’air d’un homme pessimiste, que les formules séduisent. Nous ne tarderons guère à voir ses successeurs penchés sur leur propre histoire, sur le problème de leur existence compliqué de toutes les inconnues de leurs désirs. Journaliste, auteur dramatique, rebelle à la censure, révolté contre la société, ennemi des préjugés, curieux de ses droits plus que de ses devoirs, toujours en scène, en mouvement, en action, avec, toujours, une larme écrasée au coin de la paupière, il va faire souche sur le théâtre, aux dépens de l’exactitude et de la peinture des temps passés. Tout au travers de l’œuvre de Dumas, il propagera une lignée seulement plus fatale et plus pâle, qui a « tout fait, tout usé », surtout après les guerres de la Révolution et de l’Empire, et aussi après Gœthe, Schiller et Byron, lesquels n’ont ni tari ni refroidi la sensibilité de Rousseau. Il engendrera, dans le drame historique, à compter de Saint-Mégrin, aventuriers et parvenus toujours inquiets des « vingt brasses d’eau », ou inclinés sur les poignards et les poisons violents, et qui en viennent là à force d’imagination sensible ou de sensibilité imaginative, et à cause que, bourgeois et romanesques, ils continuent, sur l’exemple de Figaro, leur ancêtre, à mettre trop haut la femme, la faible femme, fille d’Ève et de Suzon, chimère de leurs rêves, reine des passions, providence du drame, mais ennemie de vérité.

Vue de ce biais sur la scène, l’histoire des siècles se résume en une courte science, que Socrate savait bien, et qui est l’amour. Politique, diplomatie, institutions, despotisme, féodalité, conspiration, conjuration, tout s’explique par la femme ; tout aboutit à la passion, et tout en dérive. Elle est le secret universel. Quand Buridan ou Catilina, au fort de leurs entreprises, délient le ciel, croyez que c’est un ciel de lit.

Issus de Figaro, c’est-à-dire du peuple, ces héros de Rome, du moyen âge ou de la Révolution, ressentent des passions pour de très grandes dames aux grands noms légendaires qui justifient leurs illusions. L’épouse de César ne doit pas être soupçonnée, mais aimée d’un amour qui étonne l’univers. Les bouleversements des empires sont liés à ces intimes convulsions. Et toutes ces femmes, au regard de ces parvenus, sont l’épouse de César, en attendant qu’elles soient Césarine, femme de Claude. Cependant l’âme des petits-fils de Figaro en conçoit un orgueil immense. Que dis-je l’âme ? Leurs sens sont en proie, leurs appétits en ébullition ; la physiologie se mêle à ces fatalités historiques. C’est Michelet ; et c’est le drame du peuple.

Ai-je besoin d’ajouter que le passé n’aura pas assez d’événements, l’imagination trop de ressources, le théâtre une technique trop fertile et souple pour pourvoir à ce régal populaire ? Toutes les péripéties, coups d’épée, coups de force, exploits et stratégie de toute sorte exigeront sur la scène un mécanisme aussi compliqué que celui de la méthode historique, mais non pas de même ordre. Le monologue de Figaro ayant moyenné la substance de la dramaturgie nouvelle, l’art de Beaumarchais devait aider à l’exécution. Et pendant que le parterre se réjouit, émerveillé, secoué, ému à fond par les œuvres maîtresses en ce genre, qui sont de Dumas, c’est affaire au critique de réfléchir qu’Henri III et sa Cour marqua de beaux enthousiasmes et un louable effort de fusion entre la vie de l’histoire et celle du drame, pour le plaisir et l’instruction de la foule ; et que tout de même l’entreprise était singulière d’allier l’imagination à la science, la fiction à la vérité, et d’absorber l’âme d’autrefois dans l’âme d’aujourdhui. Alors, en face des artifices et des prétentions du drame historique, le monologue de Figaro résonne encore en notre souvenir. « … Ô bizarre suite d’événements ! Pourquoi ces choses, et non pas d’autres ? »


  1. À vrai dire, c’est en 1846 qu’il commence, avec les Mousquetaires et une Fille du Régent, à extraire de ses romans historiques des drames ; mais il ne se reprend au genre même, avec suite, qu’à l’ouverture du Théâtre-Historique. Entre Caligula et une Fille du Régent neuf ans se sont écoulés.
  2. Hamlet, II, sc. ii.
  3. Chronique du règne de Charles IX, ch. viii, p. 134.
  4. Au milieu de toutes ces recherches, de toutes ces investigations, de toutes ces nécessités, le Moi disparaît, je deviens un composé de Froissart, de Monstrelet, de Chastelain, de Commines, de Saulx-Tavannes, de Montluc, de l’Estoile, de Tallemant des Réaux et de Saint-Simon : ce que j’ai de talent se substitue à ce que j’ai d’individualité. » (Mes mémoires, t. VIII, ch. ccv, p. 172.)
  5. Théâtre de Schiller, t. I. Avertissement de l’auteur de Fiesque au public, p. 358.
  6. Avertissement qui précède Catherine Howard, t. IV, p. 207. Cf. Mes mémoires, t. VIII, ch. ccv, p. 172. « Au reste, je suis de l’avis de l’auteur (Alfred de Vigny) ; je ne crois pas qu’il soit bien nécessaire qu’une œuvre d’art ait toujours pour autorité un parchemin par crime et un in-folio par passion. »
  7. Le Mariage de Figaro, V, sc. iii.
  8. Voir p. 220, n. 1.
  9. Malherbe, Poésies, C. Paraphrase du psaume cxlv.