Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/01/01/01

I

L’HOMME ET SON ÉPOQUE.

Les enfants nés en France entre 1800 et 1815 n’ont pas eu froid en venant au monde. Conçus entre deux batailles, nés d’un sang tumultueux, trop jeunes pour comprendre les misères de tant de gloire, ils grandissaient sous « les soleils d’Austerlitz[1] », le cerveau chauffé par un ciel ardent.

Nous ne respirons plus le même air. Le premier chapitre du siècle nous semble aussi déclamatoire que le début de la Confession d’Alfred de Musset. La critique historique poursuit son œuvre. À chaque fois qu’elle attaque la légende et qu’elle en entame le granit, une étincelle jaillit et s’éteint, une poussière lumineuse vole et disparaît : c’est une parcelle de l’imagination d’autrefois qui s’en va, comme les vieilles lunes du poète. Mais les vieilles lunes ne peuplent plus d’étoiles notre ciel désenchanté. Depuis un temps, les Mémoires s’ajoutent aux Mémoires ; une exposition de la Révolution et de l’Empire s’est ouverte, où nous avons scruté les livres de comptes domestiques de Napoléon, examiné ses chapeaux et ses sabres, et cherché, avec plus de curiosité que d’enthousiasme, le fait, non le merveilleux. Car nous ne concevons plus sans peine, même ceux d’entre nous qui s’efforcent à comprendre, l’état de l’âme française vers 1820.

Ces jeunes gens avaient entendu les récits de tant d’événements si rapides et si extraordinaires. Et d’abord, c’était le branle-bas de cette Révolution, que le xviiie siècle avait préparée, sans y être prêt lui-même, qui avait fait explosion, bouleversé la société, les mœurs, les idées, pour s’évanouir enfin dans les exodes de l’épopée napoléonienne. Et c’est l’éblouissement de la « servitude militaire[2] », quinze années de radieuse et sanglante fantasmagorie, de gloire et de deuil semés sur les routes d’Europe, de marches et de chevauchées à pas de géants vers les capitales. Pendant quinze ans, les enfants n’ont songé que haies d’acier, costumes chamarrés d’or, colonnes armées qui serpentent sur les nappes d’argent ou le sable fauve, dômes, mosquées, minarets et kremlins ; « ils ont rêvé des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides[3] ». Les images étaient si grandioses, et l’impression en fut si profonde, que cette génération s’enrichit de couleurs et de métaphores pour toute sa vie. Oui, ce fut une rude secousse pour l’imagination française. Pendant un demi-siècle, au moins, elle applaudira aux héroïques aventures et aux phrases superbes ; elle retrouvera en de moindres choses le frisson des beaux mouvements, des situations désespérées et des émotions souveraines. Une autre fantaisie que celle des Baour-Lormian et des Brifaut sera nécessaire pour repaître la sensibilité d’un « Français qui fut de la retraite de Moscou[4] ».

Les Bourbons pacifiques ne l’occupaient pas assez. Elle s’exalta dans ce calme. Bonaparte avait fait l’histoire ; les survivants de Waterloo firent la légende. Du fond du peuple monta la gloire impérissable. Ceux qui ont parcouru l’Europe avec Lui tournent obstinément leurs regards vers le golfe de Juan ; ils ne peuvent croire qu’il soit mort ; et enfin, quand il est avéré qu’il ne reviendra plus, qu’il a cédé sur son rocher à l’humaine destinée, sa figure grandit encore aux yeux de ceux qui furent de ses exploits ; elle apparaît comme le symbole du sentiment national ; le petit chapeau, la redingote grise où se dissimulait la main qui gagnait les batailles et signait les traités, ils revivent déjà d’une vie fabuleuse dans la tradition orale. Byron est le premier poète qui s’en avise. Hugo n’écrira plus Buonaparte ; il va découvrir en Lui matière et source de poésie. Béranger se fera l’écho des humbles dévotions[5].

Il s’est assis là, grand’mère,
Il s’est assis là ?

En cette figure disparue, et dont l’auréole va grandissant, se réfugient l’orgueil national et je ne sais quel fatalisme médiocre, qui est comme le ferment des enthousiasmes populaires. C’est l’époque des anecdotes héroïques et des estampes qui propagent dans toutes les chaumières de France le Petit Caporal, à la veille d’une victoire, montant la garde avec le fusil de la sentinelle endormie. Cette philosophie des petites causes et des grands effets est l’âme des légendes parce qu’elle est la foi des masses[6]. Et ainsi l’imagination des adolescents de 1820 semble un palais de Monte-Cristo, riche en souvenirs de tous pays, décoré d’images flamboyantes et grandioses, où l’Orient se mêle à l’Occident, les immenses tableaux de batailles aux aventures fantastiques, tout cela frémissant de mouvement et de vie, illuminé de la gloire de ce capitaine qui n’est plus et que l’humaine superstition a soumis, en le consacrant, au merveilleux et à la fatalité des immortelles épopées. En sorte que Madame de Staël, qui écrivait, dès l’année 1810 : « La tendance naturelle du siècle, c’est la tragédie historique[7] », ne formulait qu’une demi-vérité, la tragédie étant un art trop sévère pour assouvir ces imaginations impatientes, et l’histoire une science trop inflexible et précise pour cette poussée de passions de tête qui débordaient. Elle notait aussi, et avec plus de justesse : « Nos plus belles tragédies en France n’intéressent pas le peuple[8] ».

Car c’est à lui qu’il faut plaire désormais. Il est en passe de devenir tout. On le lui dit d’abord ; et il le pense. Essayez de le prendre, après qu’il a passé partant d’événements, et qu’il en a conté ou rêvé tant d’autres, au leurre admirable de la tragédie psychologique. Il y reviendra, plus tard, quand il sera la bourgeoisie, la flamme de son imagination une fois éteinte, et lorsqu’il aura senti (au delà du nécessaire) l’inanité des rêves épiques et la vanité du génie d’aventures. Mais, à cette heure, il est épris de ses souvenirs et de ses songes ; il veut voir sur le théâtre mouvement, situations, passions, du rire, des larmes, en liberté, de la gloire, des deuils, tout mêlé, tout grandiose, comme lorsque fermant les yeux il songe ou se souvient. La couleur historique lui plaît, comme un décor, et pour la joie de l’imagination, toujours. L’exotisme sera bienvenu ; il rappellera l’Europe traversée au galop. Pour les coups d’épée, qu’il y en ait, et beaucoup. Si ce drame, qui est attendu par la jeunesse de 1820, n’est ni historique autant qu’on l’a cru, ni national au point où plusieurs l’ont écrit, populaire il est et sera, par définition et de nécessité première.

Il sera aussi quelque autre chose, dans une société toute neuve, où, les classes n’étant plus imperméables, les mœurs vont acquérir une importance prépondérante au regard de l’observateur, où l’individu, après avoir renversé les barrières, s’est définitivement affranchi et s’évertue. Il semble que la vie morale et sociale en doive être singulièrement modifiée. Sans doute il y a une façon de sentir qui est universelle ; mais l’expression n’en saurait demeurer identique chez un peuple en plein travail de régénération. Il est temps de montrer sur le théâtre ce qu’un monde nouveau a fait des passions qui agitent les hommes, et si quelques-unes n’y ont pas pris une autre face ou ne s’y comportent pas différemment. Depuis sa liaison avec Manon Lescaut, des Grieux a passé une dernière nuit mémorable, qui fut celle du 4 Août ; ses fils ont campé sous l’œil énigmatique du Sphinx et incendié le Kremlin. Il se pourrait que le souvenir de ces années glorieuses pour la nation s’accompagnât de quelque mélancolique désillusion chez les individus. Et donc, si le drame historique se vidait de l’intérêt qui s’attache au passé, il trouverait encore une ample matière dans la peinture des mœurs et des passions rajeunies par la Révolution et élevées au ton de la poésie par l’épopée de l’Empire. Et comme en ces temps héroïques il semble que ni l’âme française n’ait contenu rien de médiocre ni la vigueur de la race exécuté rien de mesquin, l’imagination populaire attend aussi ce drame moral et social comme la pâturé de ses intellectuelles et sentimentales convoitises…

Le cinquième jour du mois de thermidor, l’an X de la République (24 juillet 1802), naquit à Villers-Cotterets Alexandre Dumas-Davy de la Pailleterie. Il était fils du général Alexandre Dumas, né à Jérémie, côte et île de Saint-Domingue, et d’Élisabeth Labouret, son épouse. Le lendemain, l’Horatius Cocles du Tyrol annonce avec joie à son camarade Brune que sa femme est accouchée « d’un gros garçon qui pèse neuf livres, et qui a dix-huit pouces de long[9]  », Et le registre de l’état civil assure que « le sexe de l’enfant a été reconnu être masculin[10] ».

Masculin il était, ayant de qui tenir. Son père parait avoir été une manière de géant bronzé, aux cheveux crépus, un Hercule des tropiques, chez qui le courage et la vigueur suppléaient aux grands desseins. Il avait du génie militaire à bras tendu. Dumas ne tarit pas dans ses Mémoires sur les coups de force du « diable noir[11] ». Un souvenir surtout le transporte et le ravit : celui du pont de Clausen défendu par le général tout seul contre un régiment d’Autrichiens[12]. Lui aussi, il a l’encolure et la taille d’un bon géant. Demi-nègre, de complexion athlétique, avec les poignets et les chevilles finement attachés et la main déliée (cette fierté des attaches, il l’avait léguée à son fils), lâché à travers les champs et les bois, il s’établit d’abord dans la gloire de ses muscles. J’y insiste. La vigueur du bras et de l’avant-bras et l’élégance de ce qui est au bout, sont chez lui comme un double trait du caractère : Porthos et Aramis. Mais Porthos l’emporte. Il est le type de ses enthousiasmes et de sa vanité, de ses heureuses audaces et de ses plus énormes fanfaronnades. Pendant onze volumes d’exploits et de feuilletons quotidiens, Porthos le ravit et l’étonné, à pied, à cheval, debout, assis, dans le silence, dans le sommeil. — « … À ses muscles tendus et sculptés en saillie sur sa face, à ses cheveux collés de sueur, aux énergiques soulèvements de son menton et de ses épaules on ne pouvait refuser une certaine admiration : la force poussée à ce point, c’est presque de la divinité[13]. » Lorsque Kean retroussera ses manches, il aura vraiment du génie. On conte[14] que Dumas avait les larmes aux yeux, quand il dut enfin tuer Porthos, et qu’il ne pouvait prendre son parti d’anéantir sous le rocher insensible tant de vigueur unie à tant d’héroïsme serein.

Étant Porthos, il ne saurait être Octave. Sur cet enfant du sexe masculin le mal du siècle n’avait pas la même prise que sur Alfred de Musset. La force incline à l’action, et non à l’analyse. Les héros d’Homère ne sont point subtils ; ils se dégourdissent l’âme et secouent la mélancolie à grands coups de javelot. Dumas aussi possède en bien propre un fonds de santé, qui aura ses exigences, et gênera singulièrement le goût qu’il croit se sentir en 1830 pour la littérature saxonne, pour la tristesse des Werther et des Manfred. Il est foncièrement gai, d’une gaîté épanouie et pas du tout satanique[15]. La désolation lui sera d’abord un exercice difficile. Il est beaucoup plus proche de Gargantua ou de Pantagruel : au travers de son masque on voit à plein le gaillard. Il a des coups de désespoir très vigoureux qui ressemblent fort à de virils appétits. Antony est un Werther — qui abat cent à la tête du Turc et casse les vitres sans métaphore. Il se console du malheur de vivre par une certaine robuste joie d’aimer.

Même l’histoire de ces consolations est à peu près toute l’histoire de la vie de Dumas. Elle est variée, remplie d’anecdotes, mais sans rapport direct à ses œuvres dramatiques. Il est seulement véritable que de ses sens le moins développé était le sens moral. Une seule fois, on pourrait croire qu’il eût éprouvé une passion vraie pour une femme, ou du moins autre chose que le goût très vif qu’il avait pour les femmes. Et peut-être cette croyance serait-elle une méprise[16]. Qu’il nous suffise d’indiquer cette naturelle pente de son génie créateur, qui ne l’éloigné pas trop de l’esprit populaire, toujours enclin chez nous à saluer les prouesses et la légendaire liste de Don Juan.

Joignez que pendant quinze ans il grandit en liberté, sauvageon plein de sève, dans les taillis des grandes forêts ducales, parmi des hommes frustes, dont les récits militaires, autant que le spectacle de la nature, échauffent son imagination. Dès 1806, sa mère est veuve, dans la gêne, malgré de pressantes démarches faites auprès de Napoléon[17]. De cette mère, qui fut excellente, et de

ces années difficiles le souvenir lui restera présent. Il en gardera je ne sais quelle tendresse toujours prête à s’émouvoir et une inépuisable indulgence pour les faibles femmes, qu’il verra toujours épouses ou veuves de ces colosses de l’Empire, abandonnées aux hasards de la vie. Muscles, imagination, sensibilité se développent à l’unisson. Tout cela se tient en lui. Il faut sans cesse faire état des indications physiologiques dans l’étude de son caractère et pour noter la formation de son esprit. Cependant il devient avec insouciance une « force de la nature », selon le mot de Michelet[18].

Toute contrainte le gène. Il lui faut l’espace, le grand air. Aucune entreprise ne l’effraie. Tout jeune, il fait douze lieues à pied pour paraître dans un quadrille ; plus tard, il commencera un drame historique sans connaître les éléments de l’histoire. Il est confiant[19], entreprenant, comme il est marcheur, chasseur, hâbleur, exagéreur, amoureux et sensible — à pleins poumons. Il a une intrépidité de qualités et de défauts qui fait sourire et ne fâche point. Se fâche-t-on contre le chêne orgueilleux de la fable, que le vent a semé et qui croît en pleine campagne ? Il y a en lui un Diderot moins cultivé, mais plus robuste, et souvent plus proche de la nature et de la foule[20]. À ses heures de joie, il embrasse tout le monde, hommes et femmes, les femmes surtout. Et il imagine comme il sent, de tout son tempérament, de toute sa force vive, et parfois de toute son incroyable vanité.

Sa vie entière, il Ta livrée en proie à son imagination. Ses pires erreurs, fanfaronnades, escapades, gasconnades et pareillement ses audaces les plus originales et ses œuvres les plus hardies ne s’expliquent pas autrement. Écolier aux mains de l’abbé Grégoire ou de l’abbé Fortier, dernier clerc chez Me Mennesson, expéditionnaire dans les bureaux du duc d’Orléans, il étouffe sous la discipline scolaire ou la hiérarchie administrative. L’impossible le tente ; le magnétisme le trouble[21] ; les gageures l’attirent. Il ne doute de rien, ni surtout de lui-même. Pendant la Révolution de 1830, il s’échappe dans la rue, parade devant sa batterie, se pavane en face des pièces ennemies[22] ; il lui faut un coup de canon pour lui tout seul. Cela est mieux ainsi dans sa fantaisie. Il croit que c’est arrivé, il se réjouit de le croire. Il raconte la prise de la poudrière de Soissons enlevée par Dumas fils de Dumas[23]. C’est son pont de Clausen. Ne vous avisez pas de mettre en doute cet exploit ; il a des pièces à l’appui de sa foi, qui est réelle. Il n’aime point Bonaparte ; mais tout de même Napoléon se dresse dans son imagination et agit fortement sur elle. Dumas n’a pas conquis l’Europe, non ; mais il l’a parcourue, dévorée, contée, inventée. Au Caucase il s’est arrêté[24] ; il était temps : l’Asie, pour un peu plus, y passait toute. Les voyages qu’il n’a pas accomplis, il en fait le récit avec d’autant plus d’entrain ; et les héros de ses drames seront des pèlerins effrénés. Il est bien de son époque, où maints Picrocholes pensèrent sauver la Grèce ou délivrer Jérusalem. La gloire de Byron le hante autant que l’éblouit la trace lumineuse de Lamartine ; plus tard il armera la Belle Emma, et, parti pour l’Orient, il débarquera en Sicile et fournira de fusils et de munitions Garibaldi. Chasseur, voyageur, explorateur, artilleur, magnétiseur, que n’est-il point ? Il n’a pas tenu à lui qu’il ne jouât le rôle d’un politique[25]. Ce n’est pas au moins qu’il s’en soit jugé incapable : il avait la vocation de la cuisine[26]. À la vérité, son existence s’est, pour une bonne part, déroulée dans un monde peuplé de ses fictions, de ses rêves, de ses désirs et de ses illusions. Après le succès de Monte-Cristo, il se prend pour son héros ou son héros pour lui. Il mène le train de Dantès ; il bâtit un palais féerique, dont la splendeur achève sa ruine. Il a réussi dans le drame historique ; il mettra volontiers en drames toute l’histoire dès qu’il aura un théâtre à lui, un Théâtre-Historique pour lui et son génie, un théâtre national dont le peuple en foule inondera les portiques, où il l’instruira, le tiendra en sa main, et déchaînera selon son caprice sur cette mer humaine la tempête du rire ou des larmes : tel Neptune, divin régisseur des flots. Cerveau ardent, fantaisie débridée, dont toutes les visions prennent aussitôt consistance, pour s’évanouir l’instant d’après sans laisser derrière elles ni regret, ni tristesse ; tempérament extraordinaire, toujours en haleine, en santé, en mouvement, comme les héros et les petits enfants, et toujours prêt, ainsi que Porthos, à porter les tours de Notre-Dame[27].

Il est vrai que du penseur il n’a rien ; il atteint malaisément aux idées générales, qu’il traite trop volontiers de Turc à More. Il n’est ni compliqué ni subtil ; mais il possède la délicatesse, même poétique, quand il lui plaît : souvenez-vous des attaches fines et de la main déliée. Cette main, qui frappe d’instinct les coups de violence, a des caresses presque féminines. Ce lutteur ne manque point de grâce, alors qu’il raccourcit le geste pour effleurer ce qu’il touche. Ces gentillesses lui sont naturelles, pour peu qu’il s’attendrisse. Et j’ai dit qu’il est tendre volontiers et souvent. Le peuple se plaît aux larmes des athlètes sensibles.

Il est vraiment peuple et « enfant de la nature » ; tout ce qui l’amuse est bon, et mauvais tout ce qui l’ennuie[28]. Il a une religiosité vague[29], avec la superstition des obscures fatalités[30] ; d’ailleurs inconsistant, endurant, et très laborieux, au jour le jour. Son désordre a imposé à son génie de rudes labeurs et de pitoyables corvées, qu’il accomplissait le sourire sur les lèvres. Il a été la plupart du temps un terrible improvisateur, avec jovialité, toujours dispos. Il s’est plu aux pires besognes ; il s’est beaucoup amusé en de meilleures. Cette allégresse continue de la production, qui est peut-être la seule unité qu’il ait mise dans sa vie, en eût fait déjà un favori de la foule. Joignez-y d’incessantes et retentissantes frasques : c’était de quoi former une légende autour de son nom. Dumas a eu sa légende, sa légende à lui, à lui tout seul, comme son théâtre, son château de Monte-Cristo, sa poudrière de Soissons : et sa copieuse jactance, et sa truculente imagination en ont exulté. Il voyageait pour la propager ; il eût fait le coup de poing pour la rétablir. Le moyen qu’un pareil homme ne fût pas populaire ?

Il n’entra pas à l’Académie ; cette consécration lui manqua, si elle est nécessaire ; il ne l’eut point, si elle n’était pas indispensable à sa renommée. Non, certes, qu’il s’y soit aisément résigné. Il ne dit pas tout à fait ce qu’il pense, quand il l’affirme[31]. Il brûla plus d’une fois d’un vif désir d’en être. Enfin, il n’en fut point. Mais il fut de tous les théâtres de drame, qu’il fournit de matière pendant quarante ans. Quarante années durant, il surmena cette colossale musculature, cette imagination ardente, cette sensibilité à la fois exubérante et tendre. Il usa dans le roman, le feuilleton, le journal, la causerie, cette popularité même qui semblait bâtie à chaux et à sable ainsi que l’homme. Après tant d’actes égrenés sur tant de scènes, il fallut attraper le dénoûment. La faveur publique se refroidit ; les forces manquèrent ; la flamme de l’invention s’éteignit ; le sentiment s’hébéta ; et cette vie de travail et de hasards, de triomphes et de puffisme, de passions, de fictions, de visions s’acheva dans l’inconscience. « Un jour, écrivait son fils, la plume lui est tombée des mains, et il s’est mis à dormir[32]. »

Il mourut le 6 décembre 1870, vers la fin de cette année terrible, qui portait, pour un temps, un coup funeste à l’imagination française, déjà fort apaisée depuis le milieu du siècle. La France nouvelle n’était plus aux héros de cape et d’épée, ni au génie d’aventures — chevaleresques, s’entend.

  1. A. de Musset, la Confession d'un enfant du siècle, ch. ii, p. 3 (édit. Charpentier).
  2. A. de Vigny, Grandeur et Servitude militaires, chap. i. On comprend l’enthousiaste admiration de J.-J. Weiss, ancien enfant de troupe, pour Dumas. Préface de le Théâtre et les Mœurs, pp. xxii, sqq.
  3. A. de Musset, la Confession d’un enfant du siècle, ch. ii, p. 5.
  4. Stendhal, Racine et Shakespeare, première partie, ch. iii, p. 68.
  5. Béranger, Œuf/es éditées chez Garnier frères, édit. 1876, t. II, p. 181. Cf. J.-J. Weiss, À propos de théâtre, ch. xx. Hugo, pp. 338-339. « En dehors de la politique bonapartiste militante, le napoléonisme est un état de l’imagination, un état d’esprit national et un état moral… Le napoléonisme a bouleversé et perverti l’âme individuelle, il a ébloui l’âme nationale… »
  6. Avant Scribe, Byron écrit dans la préface de Marino Faliero : « Il est inconcevable qu’un observateur des hommes, aussi profond que l’auteur de « Zeluco », soit surpris de ce fait historique. Il savait qu’un bassin d’eau répandu sur la robe de mistress Marsham priva le duc de Marlborough de son commandement, et amena la paix d’Utrecht ; que Louis XIV fut entraîné dans les guerres les plus terribles parce que son ministre fut piqué de le voir critiquer une fenêtre, et voulut lui donner d’autres occupations… », etc. Dans le Verre d’eau (I, iv). Scribe n’a fait que reprendre quelques exemples de Byron. Le vaudeville et le drame sont issus de cet état de l’imagination populaire. Cf. Byron, Don Juan, ch. xiv. C. « Mais de grandes choses naissent des petites… Vous ne devineriez jamais, je vous parie des millions, des milliards, — qu’une pareille passion naquit d’une innocente partie au billard. » Cf. Byron, Marino Faliero, IV, sc. ii, p. 404 : « Qui l’aurait cru ? Ah ! un moment plus tôt ! Ce moment eût changé la face des siècles ; celui-ci nous livre à l’Éternité. » Cf. Prosper Mérimée, les Espagnols, journée II, I. « C’est pourtant un poulet rôti qui m’a fait découvrir la cachette du général Pichegru… » Cf. Alfred de Musset, la Confession d’un enfant du siècle, ch. i, p. 85. « Ce que décident ici-bas les plus petites choses, ce que les objets et les circonstances en apparence les moins importants amènent de changements dans notre fortune, il n’y a pas, à mon sens, de plus profond abîme pour la pensée. »
  7. Madame de Staël. De l’Allemagne, t. II, ch. xv, p. 15 (édit. Nicolle, 1818).
  8. Ibid., p. 14.
  9. Alexandre Dumas et son œuvre, notes biogr. et bibliogr., par Charles Glinel. Reims, librairie F. Michaud, 1885, 1re partie, p. 19.
  10. Ibid., p. 11. M. Glinel reproduit la copie exacte de l’acte de naissance, transcrit d’une façon un peu fantaisiste dans Mes mémoires, t. I, ch. i, p. 4.
  11. Mes mémoires, t. I, ch ii à xx, pp. 13 à 224 — « Les Autrichiens n’appelaient le général que Schwarz Teufel », p. 111.
  12. Mes mémoires, t. I, ch. ix, pp. 108 sqq.
  13. Le vicomte de Bragelonne, t. II, ch. xxvi, p. 194.
  14. Blaze de Bury, Alexandre Dumas, sa vie, son temps, son oeuvre, ch. xxi, p. 283.
  15. « On est gai, parce que l’on se porte bien, parce qu’on a un bon estomac, parce qu’on n’a pas de motifs de chagrin. Cela, c’est la gaîté de tout le monde. Mais moi, j’ai la gaîté persistante… » Et plus loin : « Alors la seule gaîté permise était la gaîté satanique, la gaîté de Méphistophéiès ou de Manfred… J’avais, comme les autres, mis un masque sur mon visage. » (Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxi, pp. 131 et 133.)
  16. Voir ci-dessous, pp. 287 sqq.
  17. Mes mémoires, t. I, ch. xx, pp. 233, 234, et ibid., ch. xxv, p. 276.
  18. Lettre de Michelet citée dans Mes mémoires, t. VI, ch. cxxxviii, p. 29. « Monsieur, je vous aime et je vous admire, parce que vous êtes une des forces de la nature. »
  19. « Il m’a fallu bien des succès pour nie guérir de mon amour-propre. » (Mes mémoires, t. V, ch. cxxxiii, p. 292.)
  20. « Composé du double élément aristocratique par mon père, populaire par ma mère. » (Histoire de mes bêtes, ch. xxxvii, p. 239.)
  21. Lettre inédite à Mélanie W. (Voir plus bas, pp. 287 sqq.) Cachet postal 18 septembre 1827. «… J’ai ta confiance, j’ai tes aveux ; et toi aussi, tu es un être à part qui ne peut changer…et puis, nai-je pas le magnétisme pour te ramener à moi ? »
  22. Mes mémoires, t. VI. ch. cl, p. 151.
  23. Voir Gabriel Ferry, Les dernières années d’Alexandre Dumas, 1864-1870, ch. i, pp. 3-7.
  24. Voir Gabriel Ferry, Les dernières années d’Alexandre Dumas, 1864-1870, ch. i, pp. 3-7.
  25. C’est une ambition fréquente chez les hommes de lettres à cette époque. Voir l’amusant récit de sa candidature dans l’Yonne. Histoire de mes bêtes, ch. xxxvii, pp. 2.31-241. Cf. Blaze de Bury, op. cit., ch. xix, pp. 234-240, où le même récit est fait par un témoin oculaire. Ces velléités de politique le reprirent en 1847. Voir Ch. Glinel, op. cit., ch. vi, pp. 413-414.
  26. Voir Propos d’art et de cuisine et Impressions de voyage, passim.
  27. Le Vicomte de Bragelonne, t. IV, ch. x, p. 86.
  28. Mes Mémoires, t. II, ch. lv, p. 249.
  29. Mes Mémoires, t. I, ch. xxiv. Paragraphe important : «… À tout cela j’ai dû un grand respect pour les choses saintes, une grande foi dans la Providence, un grand amour en Dieu. Jamais, dans le cours d’une vie déjà assez longue, je n’ai eu, aux heures les plus douloureuses de cette vie, ni une minute de doute, ni un instant de désespoir (cf. Antony) ; je n’oserais pas dire que je suis sûr de l’immortalité de mon âme, mais je dirai que je l’espère. Seulement, je crois que la mort, c’est l’oubli du passé sans être la renonciation de l’avenir… » Cf. Préface du Comte Hermann : «… Celui qui écrit ces lignes, appuyé sur les deux croyances qui ne l’ont jamais quitté — sa foi eu Dieu et sa foi dans l’art… » (Théâtre, t. XVI, p. 197.)
  30. Mes mémoires, t. III, ch. lxx, p. 101. Prédiction de la somnambule.
  31. Voir Histoire de mes bêtes, ch. i, p. 3. Cf. Ch. Glinel, op. cit., ch. v, pp. 363, 372, 389. M. Glinel a soigneusement noté les différentes tentatives de candidature : après Mademoiselle de Belle-Isle, lettre à Buloz : « Parlez donc de moi dans la Revue, pour l’Académie et demandez-vous à vous-même comment il se fait que je ne sois pas sur les rangs, quand A… (Ancelot ?) se présente » ; lettre à Ch. Nodier, janvier 1841, et au baron Taylor en 1842 — ces deux dernières inédites sont entre les mains de M. Glinel ; — et enfin en 1843, lettre au Siècle, après la mort de Casimir Delavigne. Cf. Début du Discours académique d’Alexandre Dumas fils.
  32. Extrait d’une lettre d’Alexandre Dumas fils à M. Alfred Asseline, citée par M. Ch. Glinel, ch. vii, p. 494.