Le Dragon blessé/Vers Moukden

Grasset (p. 191-194).

Vers Moukden



Le Japon qui s’est installé en Corée, qui contrôle le Mandchukuo, pacifie le Jéhol et pénètre en Mongolie, commence à la gare de Pékin sitôt que s’y range le long train bas, arrondi comme un tunnel : les trains du Mandchukuo sont propres et partent à l’heure.

Les voyageurs n’ont le droit d’emporter dans leur sleeping qu’un petit sac à main. Ceci est une précaution contre les bombes, trop de voyageurs descendant en cours de route ayant récemment oublié leurs bagages dans le train, lequel sautait sitôt leur départ !

Grâce à la protection du ministre et à l’exquise courtoisie japonaise, je peux garder dans mon compartiment tous mes colis. Depuis que j’ai quitté l’Europe, leur nombre me supplicie. Il ne faudrait jamais être pressé en voyage, ni être alourdi par ses malles. Il paraît qu’il y a des gens qui font le tour du monde avec une seule valise et qui ont toujours ce qu’il leur faut. Moi, je voyage avec dix valises et il me manque toujours quelque chose !

Néanmoins, bien m’en prend d’avoir réuni autour de moi mon troupeau de cuir : le fourgon, qui contenait de sensationnelles surprises, n’est jamais arrivé !

Le voyage s’annonce mal. Une tempête de sable gifle les vitres et pénètre dans les wagons. Une chaleur inhumaine fait haleter les voyageurs. Les nobles paysages chinois tournent, loupés, sous des ouragans de poussière.

Le lendemain matin, à sept heures, j’arrive à Shang-Haï Kwan où le commandant Coppin vient me chercher, profitant d’une heure d’arrêt pour me montrer la ville qui fut, il y a si peu d’années, un champ de bataille. Coppin, un Anglais d’une quarantaine d’années, s’y est glorieusement battu. Sur une colline, il m’indique les points stratégiques. Lui ne dit point « Monsieur » Pu-Yi en parlant de l’empereur, mais j’entends a peine ses explications que, sous un ciel moins furieux, j’eusse jugées passionnantes.

En me raccompagnant à la gare, il me souhaite bon voyage sur un ton dubitatif : le train précédent, en dépit des patrouilles Japonaises, a été attaqué par les bandits chinois.

Une nuit puante, suivie d’une longue journée écrasante. Vers midi, l’orage de sable s’apaise. J’abaisse une vitre pour la refermer aussitôt : l’air embrasé, humide, est de la buée de chaudière. Une détonation. Le train freine brutalement. Le choc me projette contre la cloison. Je me relève, meurtri, sous une pluie de valises. Le contrôleur m’explique que quelque chose est arrivé au fourgon : en effet, il vient d’exploser. Les voyageurs, affolés, se pressent dans le couloir : tous n’ont pas la chance d’avoir leurs bagages sous la main, mais c’est moins à leurs malles qu’ils pensent qu’aux bandits. J’ai un pincement au cœur : c’était mon rêve de voir des bandits. Il n’y en a pas ! La bombe avait voyagé avec nous.

Le train a stoppé dans un désert pierreux. Et brusquement je m’immobilise, ahuri. Sur une voie transversale, je contempie un train chinois en panne sous le soleil : il est vide. Il paraît qu’il est là depuis plusieurs heures ; aussi tous les voyageurs l’ont-ils quitté. Je les aperçois enfin, par terre, entre les rails, couchés sous les wagons pour avoir de l’ombre ! Ne repartant pas avant vingt minutes, j’ai le temps de voir le spectacle de plus près. Étendue, une famille chinoise s’évente sous le wagon postal, en prenant le thé. Un jeune homme dort sur le dos, ses longues mains à plat sur ses genoux. Tout de même, si le train leur faisait la blague de repartir ! Deux cigognes, qui s’étaient posées sur un wagon, s’envolent l’une derrière l’autre, le cou tendu et les ailes droites, et se diluent dans le ciel chinois.

Je regagne mon compartiment pour retrouver les ventilateurs.

Enfin, Moukden ! Je me demandais s’il avait beaucoup changé depuis Forestier et Mauconseil : rien n’a bougé, sauf toutefois que les Japonais ne campent plus, installés dans un pays que l’ordre, grâce à eux, rend à peu près habitable.