Le Dragon blessé/Dépaysement

Grasset (p. 243-246).

Dépaysement



Une impression d’exil comme je n’en ai pas ressenti même au Mandchukuo : pour la première fois, je me trouve en contact direct avec les Japonais et seul avec eux. C’est sur le bateau qui me mène à Kobé. Je sais qu’il en est de parfaits, mais celui-ci est loin d’être le meilleur.

À première vue, avec son bar, son salon de lecture, ses salles de bains, il est tout pareil à ceux d’Europe ou d’Amérique, mais il lui manque je ne sais quoi. Il a l’air confortable et il est incommode. Il n’est pas fait pour les gens qui l’ont aménagé. Mes compagnons de traversée, tous Japonais, semblent encore moins à l’aise que moi dans ce décor occidental et je ne sais pourquoi ce navire me fait penser à l’histoire du grand-vizir Hassan et de son eunuque, Al Barmaki.

Le grand-vizir, ayant les sens émoussés, ne parvenait pas à retrouver son ardeur amoureuse en dépit du nombre de femmes qu’il possédait et que son chambellan, le chef des eunuques, était chargé de recruter.

— Si tu ne me trouves pas ce soir une femme qui me réveille, lui dit Hassan, je te ferai couper la tête.

Le chambellan épouvanté se mit en quête, mais sans espoir, lorsqu’il rencontra un jeune homme connu pour ses bonnes fortunes et pour l’excellence de son choix. Le jeune homme s’inquiétant de la triste mine du chambellan, celui-ci lui confia :

— Hélas ! mon maître me coupera la tête si d’ici demain je ne lui ai pas trouvé une femme capable de galvaniser ses sens.

— J’en connais vingt, dit le jeune homme. Veux-tu que je t’en choisisse une ?

Le chambellan accepta mais, la femme ne lui paraissant pas autrement jolie, c’est le cœur angoissé qu’il rentra au palais. Le lendemain, le sultan le fit comparaître et s’écria :

— Je te nomme super-chambellan. Jamais aucune femme ne m’a plu davantage. Comment as-tu fait pour la choisir ?

L’histoire ne dit point ce que répliqua le chambellan, mais il est certain que seul aurait pu répondre celui dont les désirs n’avaient pas été supprimés.

Ce petit conte, à première vue, semble n’avoir aucun rapport avec le confort européen d’un bateau japonais et cependant il n’est pas arbitraire de prétendre qu’ils offrent entre eux quelque analogie. Pour réussir un fauteuil moelleux, il faut être capable d’apprécier le plaisir de s’y asseoir. Pour inventer une armoire pratique, il faut pouvoir imaginer que l’on y range ses affaires. Pour installer près d’un lit une lampe de chevet ou une sonnette, il importe de concevoir la manière confortable de les utiliser. Or, c’est tout le destin des choses qui, sur ce paquebot, semblait étrangement orienté. Il est vrai que ma cabine, européenne, possédait tous les objets indispensables, mais par un mystérieux sortilège, aucun d’eux ne semblait absolument au point ni à sa place. Tout cela était à l’instar. Jusqu’aux bouteilles d’eau de Vichy qui n’étaient pas de Vichy mais portaient la marque « Vichy ». Jusqu’aux menus où je lisais « Eggs à la florentine », ou « Fish turbot velouté », ou encore « Ragoût de rumsteak à la York », et cela n’était jamais ni du rumsteak, ni du York, ni même du « fish-turbot ! » Pareil au sultan, je me sentais inappétent, sans goût ni désirs.

Plus tard, je devais retrouver ce même malaise dans certains palaces qui copient les hôtels occidentaux. Au restaurant de ces buildings, l’on a toujours l’impression de commander du vin dans une brasserie ou d’acheter de la viande chez un marchand de poisson. On éprouve aussi le sentiment que les Japonais ont construit ces immeubles par une sorte de concession dédaigneuse, ou peut-être encore pour nous faire sentir combien sont plus appréciables, plus rares et mieux ordonnés la cuisine et le confort japonais.