Le Dragon blessé/Chine et Japon

Grasset (p. 262-264).

Chine et Japon



Quelle différence avec la Chine !… Cette petite phrase, je me la répète à chaque instant depuis mon arrivée à Kyoto. Je me la répète, mais c’est pour mieux m’en convaincre. Au fait, en quoi réside cette différence ? Oui, sans doute, dans le dessin des rues, l’architecture des maisons, la couleur plus sombre des temples et des palais. Ici, tout est blanc et noir ; en Chine, tout est rouge et or. Dans les costumes ? Celui des femmes que je rencontre est infiniment plus pittoresque, plus coloré que les robes des Chinoises, et cependant tout cela a moins de couleur. Dans les visages ? Ils rappellent singulièrement ceux des Chinois du Sud. Non, la différence essentielle n’est pas là et ce n’est pas en regardant les Japonais qui portent des costumes locaux que je la saisirai, c’est en regardant les autres qui me semblent costumés. Pourquoi n’avais-je pas cette impression en Chine ?

C’est que les habitudes physiques des Chinois sont beaucoup plus proches des nôtres que les habitudes japonaises. Un complet veston ne les gêne en rien et pour les commodités de leur vie ils n’éprouvent pas le besoin, sitôt rentrés chez eux, de le troquer hâtivement contre une robe. Ils s’assoient, mangent, dorment à notre manière. Il n’en est pas de même ici, où les Japonais paraissent empruntés quand ils endossent nos façons de vivre.

D’autre part, les Chinois sont plus plastiques et, si étrange que cette affirmation puisse paraître, s’adaptent infiniment mieux à la vie occidentale. Les Japonais ne s’y adaptent jamais ; ils la subissent et la copient. Un Chinois n’imite pas nos modes : il les adopte par curiosité, par goût, parfois par nécessité, souvent aussi par indifférence. Lui que l’on croit si retardataire, et qui l’est sur bien des points, éprouve pour la vie moderne et l’Occident un attrait véritable. Les femmes chinoises, en accueillant nos modes, les recréent.

Au contraire, les Japonaises qui veulent se mettre « à la page » se bornent à revêtir les derniers modèles de nos couturiers. Elles n’ont pas éprouvé le besoin de créer pour leurs toilettes un compromis entre l’Orient et l’Occident. La raison en est qu’elles n’y tiennent pas. Lorsqu’elles s’habillent à l’européenne, elles le font non par goût, mais par devoir, parce que dans certaines circonstances c’est la toilette officielle et que, sans doute, elles veulent prouver qu’elles aussi peuvent s’habiller comme des blanches.

Il y a chez les Japonais un singulier mélange d’orgueil et, comme disent les Anglais, d’inferiority complex. Quand ils agissent ou s’habillent comme nous, ils semblent des parvenus de notre civilisation. Ils ne sont pas encore très sûrs d’eux-mêmes, ils ont brûlé trop d’étapes. Leur élite est bien trop intelligente pour ne pas s’en rendre compte. Aussi existe-t-il au Japon un courant sans cesse grandissant contre ce vain mimétisme occidental. En Chine, ce courant se dessine aussi, mais pour des raisons tellement différentes ! L’Amérique ou l’Europe peuvent plaire à des Chinois, elles ne plairont jamais à des Japonais.