Armand Collin et Cie (p. 270-273).

CHAPITRE XXIV


YO-MEN-LI


Hélas ! d’où viens-tu, petite hirondelle noire, avec ta plume ébouriffée et tes jolis yeux effrayés ?

Les pêchers fleuris disaient : « Est-ce qu’un oiseau de proie, tombé des nuages, a mangé la cervelle de la petite hirondelle noire ? »

Le ruisseau où tu allais boire disait : « Elle a peut-être commis l’imprudence d’aller se désaltérer dans quelque grand fleuve ;

« Et ses ailes, tout à coup mouillées par un flot, sont devenues pesantes au point de ne pouvoir plus s’envoler. »

Les pêchers, le ruisseau se trompaient. L’hirondelle, en voletant dans les petits cadres d’un treillis, a fait des confidences à l’oreille d’un poète.


Lorsque, sortie enfin de la Ville Rouge, Yo-Men-Li était entrée dans la Pagode de Koan-In, des soldats brusques l’avaient saisie et garrottée, et bientôt ramenée au Palais Impérial. Là le mandarin-juge s’était hâté de l’interroger. Sachant que Ta-Kiang était libre, n’ayant rien à craindre que pour elle, elle avait avoué qu’elle était venue de Chi-Tse-Po avec un laboureur, son fiancé, que le chef du Repas impérial l’avait conduite dans la Ville Rouge pour tuer Kang-Shi, et que c’était elle qui avait porté le coup maladroit. On l’avait alors plongée dans un cachot pour la punir avant de lui ôter la vie, et depuis six lunes elle ne voyait pas le soleil. Le lieu où elle se mourait lentement était comme un tombeau profond. Yo-Men-Li ne l’avait jamais vu. Elle n’en savait que l’ombre froide et humide. Une fois par jour une main se posait sur son épaule, tandis qu’un plat était jeté auprès d’elle ; et, lorsque, vaincue par la faim, elle cherchait à tâtons son repas, ses mains rencontraient des animaux velus qui la mordaient dans l’obscurité. Une lutte pleine d’effroi et de dégoût s’établissait entre la prisonnière et les rats, et elle dévorait quelques restes salis. Longtemps elle pleura, se tordant sur La planche qui lui servait de lit. Puis elle ne pleura plus ; ses yeux secs lui semblaient de flammes. Comme d’un murmure confus, elle se souvenait de la vie, de Pei-King, des bonzes, du palais ; le champ de Chi-Tse-Po lui apparaissait vaguement, frais et ensoleillé, avec ses deux tours de pagode sur le ciel clair, minces et lointaines. Alors l’ombre l’étouffait, lui pesait comme une pierre de sépulcre, et, tendant les bras, elle poussait de longs cris de douleur. Ta-Kiang seul se dressait nettement dans son rêve. « Il marche, disait-elle ; quand il aura conquis le monde, il viendra me délivrer. » Elle pensait aussi à un frère bien-aimé, à Ko-Li-Tsin, si doux pour elle. Un jour la fièvre la prit. Elle se mit à trembler, à claquer des dents, à souffrir, à s’affoler. Sa prison se peupla d’êtres fantastiques, effroyables. Ses yeux ouverts démesurément voyaient des lueurs rouges où s’agitaient des hommes monstrueux, des bourreaux, des tortionnaires, des victimes sanglantes, des cadavres, des démons aux faces funèbres qui la menaçaient d’armes brûlantes. Elle entendait leurs voix rauques et bourdonnantes ; elle les sentait s’approcher et lui serrer la gorge. Puis sa tête se troublait, et elle croyait rouler dans des abîmes. Huit jours durant les rats mangèrent seuls le triste repas. Mais la fièvre s’en alla. Yo-Men-Li tomba dans un long abattement. Immobile, les yeux ouverts, elle demeura sans pensées : elle ne savait plus le soleil, ni la vie, ni la parole, ni le son. Ta-Kiang n’était plus qu’un nom qu’elle entendait gronder. Une fois elle essaya de se lever et de se tenir debout ; ses jambes ployèrent, elle retomba. Alors elle fit un effort pour songer. « Je n’ai pu compter les jours, étant toujours dans la nuit. Voilà longtemps, longtemps qu’il n’y a que de l’ombre. Je suis vieille à présent. Mes jambes tremblent, mes cheveux sont blancs, mon front est ridé, je vais bientôt mourir de vieillesse. C’est cela. Quand je serai morte il fera clair. » Et elle attendait. Quelque-fois ses doigts remuaient comme pour compter. Mais une fois la porte de son cachot s’ouvrit, la lueur d’une lanterne éblouit ses yeux, le bruit d’une voix terrifia ses oreilles. « Viens ! » disait la voix. Et comme Yo-Men-Li ne remuait pas, un homme la prit et l’emporta.