Armand Collin et Cie (p. 48-56).

CHAPITRE IV


LA SECTE DU LYS BLEU


Lorsque les sabres sont couverts de rouille et que les bêches sont brillantes ;

Lorsque les greniers sont pleins et que les prisons sont vides ;

Lorsque les boulangers vont en chaise à porteurs et les médecins à pied ;

Quand les degrés des pagodes sont usés et les cours des tribunaux couvertes d’herbe,

L’empire est bien gouverné.


La quinzième année du glorieux règne de Kang-Shi, second empereur de la dynastie tartare des Tsings, la troisième nuit de la dixième lune, il y avait une assemblée mystérieuse dans la Pagode de Koan-In.

Ce temple est vaste. Plafond, sol et murs sont de marbre. Sous le miroitement des pierreries incrustées, sous l’éclat pâle des émaux bleus, entre des Pou-Sahs dorés accroupis dans des niches pavées de turquoise, se dressent, gigantesques, sur quatre piédestaux de bronze, les statues de cuivre des quatre gardiens de Fô ; celle-ci est armée d’un glaive, celle-là porte une guitare ; la troisième s’abrite sous un large parasol ; la quatrième serre la gorge d’un serpent ; au milieu d’elles, Fô, d’argent, resplendit, avec un soleil sur la poitrine, entre deux Génies de porphyre, couchés, l’un sur un lion, l’autre sur un éléphant, et, derrière lui, dominant toutes les statues, en or, s’élève Koan-In, la déesse miséricordieuse, qui chevauche un tigre de jade.

Or, cette nuit, de nombreux personnages, en divers groupes, emplissaient la pagode. D’un côté, sous les vives lumières des lanternes, brillaient des hommes au costume somptueux, qui étaient de grands dignitaires de l’empire ; les uns appartenaient à la Cour des Rites ; d’autres semblaient venir de la Forêt des Dix Mille Pinceaux ; plusieurs étaient des Chefs de Troupe ; un seul faisait partie du Palais impérial et était vêtu de jaune. À droite se mouvait tumultueusement un flot d’individus se rattachant aux castes inférieures des Cent Familles. Enfin, devant la statue de Fô, trente bonzes, la tête entièrement rasée, enveloppés de robes noires, longues, aux manches pendantes, se tenaient agenouillés, et, parmi eux, le Grand Bonze, très vieux, au crâne luisant, le front orné d’une tiare, le cou chargé d’un grand collier de perles qui tombait jusqu’au ventre, se dressait dans une longue robe couleur de feu, et, levant la face vers Koan-In, étendait les bras.

Chacun des assistants, sur sa manche ou sur sa calotte, portait l’image d’un Lys Bleu.

Le Grand Bonze, d’abord, pria, puis frappa les dalles de son front, et, se retournant vers l’assemblée, il dit :

« Honorables assistants, nous nous sommes réunis dans un but grave et saint sous le dôme de la Pagode de Koan-In. Pendant qu’il en est temps encore nous voulons guérir le peuple malgré lui, et par tous les moyens permis ou défendus, de la déplorable maladie qui le ronge et l’enveloppe ; je veux dire de l’indifférence tranquille que lui communique l’empereur Kang-Shi, le plus tolérant et le plus pacifique des maîtres. Sans colère contre les crimes, sans respect pour les institutions, Kang-Shi adoucit les lois, recule devant la nécessité des châtiments, excuse la négligence des rites, autorise les insultes aux antiques coutumes, et déjà l’exemple salutaire des supplices a presque entièrement disparu de la Grande Capitale. Les cent Familles tombent dans un engourdissement funeste et la Patrie du Milieu s’endort dans une paix détestable. D’ailleurs Kang-Shi n’est point, comme les empereurs de la dynastie des Mings, le père et la mère de ses sujets : le roi tartare Tien-Tsong, mort au milieu de ses triomphes, légua l’empire conquis à son jeune fils, Choun-Tchi, qui fut le père de Kang-Shi ; Kang-Shi donc est Tartare ; l’impératrice a des pieds de servante ; et il est impossible que les Chinois soient les fils de Kang-Shi. Le peuple, il est vrai, se réjouit de ce que son père n’est pas de sa famille, comme des enfants confiés à la surveillance distraite d’un étranger s’estiment d’abord heureux de n’être plus sous le regard sévère et pénétrant du père ; mais nous dirons au peuple : « Tu as tort de te réjouir », et le peuple reconnaîtra qu’il a tort. Cependant si Kang-Shi, vil Tartare, s’était borné à laisser tomber en désuétude les règles sublimes de la civilisation chinoise, je me serais borné moi-même à éveiller contre lui la colère des justes Pou-Sahs, et je ne me serais pas mis à la tête de la révolte ; mais, parmi les institutions ébranlées, la religion, plus dangereusement que toute autre, est atteinte. Kang-Shi ne s’inquiète pas du culte sacré ; les dieux sans doute lui paraissent inutiles ; il est incrédule aux présages, peu soucieux des prescriptions religieuses ; durant la dernière éclipse il s’est dispensé du jeûne et n’a point visité les pagodes. Des prêtres chrétiens, venus du Pays des Plantes sans Fleurs ou de la Reine des Fleurs de l’Ouest, circulent et blasphèment librement dans la Patrie du Milieu ; Pei-King leur est ouvert, leurs pagodes s’élèvent à quelques pas de nos pagodes ; l’empereur en a même laissé pénétrer quelques-uns dans l’enceinte interdite de la Ville Rouge, et jusque dans les chambres augustes de son palais. L’an dernier, nouvelle et cette fois intolérable insulte aux vrais Pou-Sahs et aux usages immémoriaux de la Nation Unique, un prêtre européen a été attaché avec le titre d’interprète à l’ambassade envoyée sur la frontière de la Patrie des Russes ; car Kang-Shi préférait aux purs Tao-Ssés, instruits dans la crainte des divinités éternelles, ce prêtre vil, dont le dieu est mort !

Il y eut un frémissement indigné parmi les assistants ; seul le personnage qui portait une robe couleur d’or, secoua la tête et rit.

— Que chacun de vous à son tour exprime d’une voix ferme les crimes qu’il impute à Kang-Shi, continua le Grand Bonze. Moi, j’ai dit.

Celui qui avait ri s’avança de quelques pas. Il avait le visage glabre et blafard, le corps empâté de graisse ; il parla ainsi d’une voix glapissante :

— Ce que vient de dire le Grand Bonze contre l’usurpateur tartare m’est tout à fait indifférent. Que le Fils du Ciel gouverne bien ou mal la Patrie du Milieu, qu’il honore ou méprise les prêtres cela m’inquiète peu. J’ai contre le maître une haine violente, spéciale ; c’est pourquoi j’ai voulu m’unir à vos complots confus et souterrains. J’aiderai de toute ma puissance et de toute ma richesse à la chute de Kang-Shi, surintendant du palais et des Banquets Impériaux, je vous livrerai le Maître ; si vous êtes pauvre je soudoierai des assassins, et, s’il le faut, je lui arracherai moi-même le fouet du commandement et la vie, dussé-je être écrasé sous le renversement de son trône ; car je le hais. Mais pourquoi je le hais, nul n’a le droit, Grand Bonze, de le savoir.

Le Chef des Dix Mille Eunuques cessa de parler. Un membre de la Cour des Rites sortit du groupe de ses collègues, et dit avec gravité :

— Il est d’usage ancien que le Fils du Ciel ne choisisse un ministre ou n’élise un gouverneur sans les approbations des Lettrés et des Censeurs ; or, sans en faire part aux Censeurs ni aux Lettrés, Kang-Shi vient de nommer un gouverneur dans la province du Fou-Kin. Cette irrévérence nous a choqués et nous irrite contre l’usurpateur tartare.

— Nous, cria un des Chefs de Troupes, — et sa voix hardie fit frémir le papier huilé des lanternes, — nous voulons des guerres et des sièges ! ce n’est pas la rouille, c’est le sang qui doit rougir nos fers glorieux. Or Kang-Shi, maintenant, est pacifique. Que les Pou-Sahs de la mort enveloppent Kang-Shi, qui ne fait pas se tremper dans le sang les glaives magnanimes des guerriers !

Jeune encore, un lettré de la Forêt des Mille Pinceaux salua l’assemblée d’un mouvement bien rythmé, remua sa tête avec élégance d’une épaule à l’autre, et, revêtant de termes nobles ses judicieuses pensées :

— Bonze impeccable, dit-il, lorsque Ouen-Tchang descend des nuages sombres pour se promener le soir sur la Montagne des Pêchers Fleuris, tandis que volette près de sa tête la chauve-souris inspiratrice, il écoute avec complaisance la grive violette qui, en chantant, le suit de branche en branche, et lorsque l’oiseau a fini de chanter, le Pou-Sah des vers, reconnaissant, ôte une bague de ses doigts sacrés et la met, comme un collier, au cou frêle du musicien, afin que, le lendemain, les jeunes filles, en voyant la grive orgueilleuse de sa parure, se disent entre elles : « Voilà la grive qui a chanté pour le doux Ouen-Tchang ! » Or, Grand Bonze, comme Ouen-Tchang, l’usurpateur, issu d’un père mongol, se plaît à entendre les sons gracieux d’un chant bien rimé ; mais, ajouta l’orateur en regardant les Chefs de Troupes non sans quelque mépris, ce n’est pas au cou des poètes qu’il attache les colliers somptueux.

Le lettré se tut, salua de nouveau avec grâce, puis sourit vers ses collègues en lissant délicatement son sourcil gauche du bout de l’ongle très long de son petit doigt.

— Et vous, dit le Grand Bonze en s’adressant aux hommes tumultueux qui appartenaient aux castes inférieures des Cent familles, que reprochez-vous à Kang-Shi ?

Cent voix éclatèrent, répondant :

— Nous lui reprochons d’avoir posé sur notre cou son pied tartare ! C’est lui qui nous contraint à porter de ridicules nattes entre nos deux épaules ! Chinois, nous voulons un maître chinois ! En haut les Mings, en bas les Tsings !

— En haut les Mings, en bas les Tsings ! répéta furieusement l’assemblée tout entière, et le Grand Bonze s’écria : « Gloire à Koan-In, qui unit tous nos esprits dans une seule volonté ! »

Puis, quand le silence fut rétabli, il ajouta :

— Mais il ne suffit pas de vouloir d’une façon vague et incertaine. Kan-Shi doit mourir ; qui le frappera ? Kang-Shi frappé, qui régnera ?

Ces paroles gravement prononcées rendirent les auditeurs pensifs. En effet, qui régnera ? se disaient les personnages illustres en se regardant l’un l’autre d’un œil fier. Et les pauvres gens n’ignorant point que les plus dures besognes sont d’ordinaire imposées aux plus humbles, se poussaient du coude en murmurant : « Qui frappera Kang-Shi ? »

— Qui frappera ? qui régnera ? répéta le Grand Bonze.

En ce moment un grand bourdonnement de voix et de pas se fit entendre, et d’une porte tout à coup ouverte jaillirent au milieu de l’assemblée, deux hommes furieux, les mains liées, et trébuchant et poussés par des bras brusques et nombreux.

— Voici des espions que nous avons surpris rôdant autour de la pagode, dirent ceux qui les poussaient.

Tous les assistants frissonnèrent. Plus d’un pâlit. Le Chef des Dix Mille Eunuques essaya de se dérober derrière son voisin, de sorte qu’un Chef de Troupe, en le suivant des yeux, pensa : « Celui-ci, un jour, pourra nous trahir. » Cependant le Grand Bonze étendit les bras et dit :

— Que craignez-vous ? Ces deux hommes vont être interrogés, et, si ce sont des espions, ils ne retourneront pas vers leurs maîtres. Qu’on les conduise dans la chapelle d’Amida ventru.

Les deux captifs, geignant et résistant, furent emportés, et le Grand Bonze, à pas lents, les suivit.

La moitié d’une heure s’écoula avant son retour. Quand il reparut, son front rayonnait comme celui d’un homme qui a subi la présence éclatante d’un dieu. Il alla s’agenouiller devant la statue de Fô et pria longuement. Puis tourné vers l’assemblée, les yeux extatiques, il dit avec lenteur :

— Ces deux hommes ne sont pas des espions. Nous ne courons aucun danger. Retirez-vous, mes hôtes.

Les conspirateurs ne se hâtaient point d’obéir.

— Nous séparer, objecta une voix, sans avoir désigné celui qui doit frapper et celui qui doit régner ?

— Les Pou-Sahs vous l’ordonnent, répliqua le Grand Bonze.

Il leva les mains vers l’image de Koan-In et ajouta :

— Que la miséricordieuse Koan-In détourne de moi sa face, si sa volonté n’a point parlé par ma bouche !

La statue d’or ne bougea point. La foule fut convaincue et s’écoula silencieusement, par une galerie obscure qui s’ouvrait derrière un des quatre gardiens de Fô.

— Toi, demeure, dit le Grand Bonze au Chef des Eunuques.