Le Drageoir aux épices/Lâcheté

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Lâcheté (1874)
Le Drageoir aux épicesLes Éditions G. Crès et Cie (p. 43-49).


VII

LÂCHETÉ


La neige tombe à gros flocons, le vent souffle, le froid sévit. Je rentre chez moi en toute hâte, je prépare mon feu, ma lampe. J’attends ma maîtresse. Nous dînerons ensemble chez moi ; j’ai commandé le dîner, acheté une bouteille de vieux pomard, une belle tarte aux confitures (elle est si gourmande !). Il est six heures, j’attends. La neige tombe à gros flocons, le vent souffle, le froid sévit ; j’attise le feu, je ferme les rideaux, je prends un livre, mon vieux Villon. Quelles ineffables délices ! dîner chez soi, à deux, au coin du feu. Six heures et demie sonnent à la pendule : j’écoute si son pas n’effleure pas l’escalier. Rien — aucun bruit. — J’allume ma pipe, je m’enfonce dans mon fauteuil, je pense à elle. — Sept heures moins cinq minutes. Ah ! enfin, c’est elle. — Je jette ma pipe, je cours à la porte ; le pas continue à monter. Je me rassieds, le cœur serré, je compte les minutes, je vais à la fenêtre ; toujours la neige tombe à gros flocons, toujours le vent souffle, toujours le froid sévit. J’essaie de lire, je ne sais ce que je lis, je ne pense qu’à elle, je l’excuse : elle aura été retenue à son magasin, elle sera restée chez sa mère. Il fait si froid ! peut-être attend-elle une voiture ; pauvre mignonne, comme je vais embrasser son petit nez froid, m’asseoir à croppetons à ses petits pieds ! Sept heures et demie sonnent : je ne tiens plus en place, j’ai comme un pressentiment qu’elle ne viendra pas. Allons ! tâchons de manger. J’essaie d’avaler quelques bouchées, ma gorge se resserre. Ah ! je comprends maintenant ! Mille petits riens se dressent devant moi ; le doute, l’implacable doute me torture. Il fait froid, eh ! qu’importent le froid, le vent, la neige, quand on aime ? Oui, mais elle ne m’aime pas.

Oh ! mais je serai ferme, je la tancerai vertement ; il faut en finir d’ailleurs ! depuis trop longtemps elle se rit de moi ; que diantre, je n’ai plus dix-huit ans ! ce n’est pas ma première maîtresse ; après elle, une autre ! Elle se fâchera ? le beau malheur ! les femmes ne sont pas denrée rare, à Paris ! Oui, c’est facile à dire, mais une autre ne sera pas ma petite Sylvie, une autre ne sera pas ce petit monstre, dont je suis si follement assoti !

Je marche à grands pas, furieusement, et, tandis que j’enrage, la pendule tintinnabule joyeusement et semble rire de mes angoisses. Il est dix heures. Couchons-nous. Je m’étends dans mon lit, j’hésite à éteindre ma lampe ; bah, tant pis ! j’éteins. De furibondes colères m’étreignent à la gorge, j’étouffe. — Ah ! oui, c’est bien fini entre nous ! c’est bien fini ! — Ah ! mon Dieu, on monte : c’est elle, c’est son pas ; je me précipite en bas du lit, j’allume, j’ouvre.

— C’est toi ! d’où viens-tu ? pourquoi arrives-tu si tard ?

— Ma mère m’a retenue.

— Ta mère !… et tu m’as dit, il y a trois jours, que tu n’allais plus chez elle. Tiens, vois-tu, je suis très mécontent ; si tu ne veux pas venir plus exactement, eh bien…

— Eh bien, quoi ?

— Eh bien, nous nous fâcherons.

— Soit, fâchons-nous tout de suite ; aussi bien, je suis lasse d’être toujours grondée. Si tu n’es pas content, je m’en vais…

Triple lâche, triple imbécile, je l’ai retenue !