XI

— Une lettre chargée pour monsieur Le Houdier.

— Donnez.

Philippe ouvrit le paquet, en tira une liasse de billets et, les étalant sur la table, déplora :

— Quel malheur !

Anne-Marie souriait ; lui, avait honte de cette grosse somme si sottement gâchée. Jamais, même : aux pires moments de sa jeunesse, le jeu ne lui était apparu à ce point stupide et laid. Il tournait les billets entre ses doigts, les palpait, les replaçait et répétait en secouant la tête :

— Est-ce bête, est-ce bête, mon Dieu !

— Habille-toi et dépêche-toi de les donner, conseilla Anne-Marie.

Tout en passant ses vêtements, il ressassait sa colère :

— Crois-tu qu’on aurait pu faire un beau voyage avec ça !… L’aile de la maison n’aurait pas coûté plus cher à reconstruire… Dire que j’avais une si grande envie de te donner un beau saphir, et que, par raison, je ne l’ai pas acheté !… J’en pleurerais !

— Pas moi, dit-elle. Quand on a supporté ce que nous venons de supporter, rien n’a plus d’importance !

— Tout de même… soupira-t-il en glissant la liasse dans son portefeuille.

— N’y pensons plus…

— Si… pour me souvenir de la leçon.

Elle sourit :

— Comme cela, je permets.

Philippe descendit vivement l’escalier. Maintenant qu’il tenait la somme, il avait hâte de la remettre à M. Reval. Tout en marchant, il arrêtait son attitude, qui serait froide, et ses paroles, qui seraient brèves, car il ne pouvait chasser de son esprit le sourire ironique de ce monsieur. Il ne lui en voulait pas d’avoir gagné — tout s’était passé fort correctement dans cette partie — mais d’avoir cru qu’il tentait de se soustraire à ses obligations et considérait comme nulle une dette de jeu.

Il traversa les salons, le fumoir, le jardin d’hiver : M. Reval n’y était pas. En revanche, des groupes nombreux commentaient les événements de la veille. On n’avait rien trouvé, ni dans les chambres des voyageurs, ni dans celles du personnel. Un domestique, un instant soupçonné parce qu’il avait perdu les clés de ses malles, venait d’être relâché ; des policiers fouillaient la neige en un point où elle semblait avoir été remuée récemment ; on se montrait deux voyageurs nouveaux, dont l’arrivée coïncidait trop avec le vol pour qu’on ne découvrît pas en eux des policiers déguisés ; et, en passant près de la table où ils lisaient les journaux, on les examinait avec une curiosité dépourvue de bienveillance.

Le déjeuner fut calme. La dame au collier devait prendre son repas dans sa chambre. On commenta cette absence. Les uns l’approuvaient, les autres estimaient qu’après avoir bouleversé l’hôtel, jeté le soupçon sur tant de gens, il eût été pour le moins correct de s’excuser au lieu de disparaître et de s’enfermer… Car, enfin, comment admettre qu’elle ne se fût pas portée garante de gens au milieu desquels elle vivait, dont plusieurs avaient été reçus à sa table, à Paris, où l’avaient reçue à la leur ?…

Après le déjeuner, on proposa d’aller au patinage, mais le temps incertain n’engageait guère à sortir ; le dégel commençait, sournois et triste, la glace avait perdu sa transparence, et du toit descendaient de lourdes gouttes qui tombaient avec un tic tac régulier d’horloge sur la neige déjà moins blanche et poreuse.

— D’ailleurs, déclara quelqu’un, ferait-il cent fois plus beau, je me garderais bien de franchir le seuil de l’hôtel… Pour qu’on m’accuse ensuite d’avoir cambriolé !

— Au fond, c’est vrai, approuva une autre personne : nous sommes tous ici dans une situation extrêmement gênante. Tant que le voleur ne sera pas découvert, que nous le veuillions ou non, nous nous regarderons de travers.

Philippe écoutait ces propos sans se mêler à la conversation. Il n’avait qu’une hâte ! remettre à M. Reval son argent, et partir. Comme il passait pour la dixième fois devant le bureau de l’hôtel, il croisa le commissaire de police.

— Eh bien, monsieur, lui demanda-t-il négligemment, toujours rien ?

— Toujours rien.

— Ce voleur est un habile homme.

— Peut-être moins qu’il ne le croit.

— Ah bah ? dit Philippe en s’éloignant avec sa femme qui venait de le rejoindre.

Vers six heures, à l’heure du thé, la dame au collier parut enfin. Son visage était fripé par une nuit d’insomnie, ses yeux gonflés. Bien qu’elle s’efforçât de se montrer affable, elle gardait dans son attitude on ne sait quoi de compassé.

— Nul plus que moi ne déplore tout ce bruit, mais… comprenez… Mettez-vous à ma place…

Certains étaient tentés de lui tourner le dos, mais comme on savait que d’heure en heure, elle téléphonait à la police, on quêtait des renseignements.

— A-t-on des soupçons… Suit-on une piste ?…

Elle pinçait ses lèvres, discrète, énigmatique. On la pressait de questions.

— Je ne peux rien dire… on m’a recommandé… Mais il y aura une surprise.

Et, entraînée par le besoin de se rassurer elle-même, d’assouvir sa soif de justice et de punition, elle glissait à de demi-confidences, soulevant un coin du voile pour le laisser aussitôt retomber. Pas si vite pourtant qu’on ne pût, à la faveur de ces clartés fugitives, imaginer, deviner…

Quelqu’un remarqua l’absence de M. Reval. Elle ne releva pas l’observation. Aussitôt des sourires entendus se dessinèrent, et de petits silences trouèrent le bavardage, car chacun se sentait heureux, au fond, de pouvoir donner corps à des soupçons errants. La dame demeurait impénétrable. Comme Philippe et Anne-Marie frôlaient le groupe où elle pérorait, elle braqua sur eux son face à main, et l’on put voir ses mains chargées de bagues — elle en portait à tous les doigts, de toutes les tailles, — remarquer son corsage étincelant de pierreries, rutilant d’or, ses poignets gras chargés d’anneaux. Instruite par la cruelle expérience, ne se fiant plus à rien ni à personne, doutant des serrures, des cadenas, de la police même, elle portait tout son trésor avec elle. Ce n’était plus une femme, mais une devanture de bijouterie.

— La tortue prudente et sage traîne sa maison sur son dos, souffla M. Reval, qui venait d’arriver.

Elle le toisa d’un regard venimeux. Cependant, Philippe s’approchait vivement de lui.

— Monsieur, voici ce que je vous dois. Excusez-moi d’avoir tardé à vous le remettre, mais comme je vous l’expliquais…

— Inutile, inutile. Je regrette de vous avoir causé tout ce souci…

Il avait reçu les billets et s’apprêtait à les glisser dans sa poche :

— Comptez, je vous prie, dit Philippe.

— Oh, monsieur ! murmura M. Reval.

— Comme vous voudrez, répondit Philippe.

Et il réfléchit :

— Est-ce bizarre ! Cet homme, dont le ton et l’allure m’étaient odieux quand je lui devais quelque chose, me semble courtois et presque sympathique maintenant que nous sommes quittes !

La dame au collier se mordit les lèvres. Était-il possible que chacun ici parlât librement de ses affaires quand elle venait de subir un tel dommage ! Elle reprit son face à main et, voulant paraître enjouée, dit d’un ton perfide, ne s’adressant à personne et s’adressant à tout le monde :

— Cet hôtel devient un véritable tripot ; on y perd de petites fortunes !

Ces paroles étaient à deux sens ; elle s’apprêtait à les préciser, quand un monsieur âgé entra, tout essoufflé :

— Ah ! s’écria-t-elle en courant au devant de lui, te voilà, enfin, mon ami !

Il lui tendit les joues, ses mains se trouvant embarrassées par des sacoches de voyage et une couverture.

— Je devrais être là depuis une heure, mais les traîneaux patinent sur la neige fondue et les voitures enfoncent. Alors, j’ai dû faire une partie de la route à pied. Tu étais inquiète, je parie ?…

— Non, dit-elle.

Cette sincérité le surprit et l’offusqua.

— Je le craignais ; mais, puisqu’il n’en est rien…

Et, se tournant vers Philippe, il lui serra la main et dit avec un petit sourire désabusé :

— Voyez-vous, cher monsieur, voilà où on en arrive après vingt ans de ménage ! On ne se tourmente même plus.

— Il s’agit bien de se mettre martel en tête pour des vétilles quand on a les tourments que j’ai, s’écria la dame.

Le gros homme la considéra, stupéfait :

— Qu’est-ce que tu me racontes ?… Mais, c’est vrai, tu as l’air toute bouleversée… Que s’est-il passé ?… Parle… Parle vite.

— Hélas mon ami… Il s’est passé… il s’est passé… qu’on m’a volé mon collier de perles !

Et elle éclata en sanglots.

— Ton ?… Ton ?… balbutia le mari, rouge soudain, au point qu’on crut qu’il allait tomber d’une congestion.

Mais, se débarrassant d’un geste de ses colis, de son pardessus, de son chapeau, il s’écria :

— Mais c’est moi qui l’ai, ton collier ! C’est moi ! Sachant que tu ne le mettais que rarement ici, je l’avais emporté à Paris pour te faire la surprise d’y ajouter deux perles ! Le voilà !

— Misérable s’exclama la dame en se ruant sur l’écrin.

Et, transportée de joie, elle hoquetait, avec des rires mouillés de larmes, des trépignements rageurs et triomphants :

— Le voilà !… C’est bien lui ! Tu ne pouvais pas me dire ? Faut-il que tu sois idiot ! Et moi qui allais croire… accuser…

— Personne n’a été inquiété, au moins ? demanda le mari en s’épongeant le front.

— Non. Dieu, merci ! s’écria la dame. Mais quelles heures tu m’as fait passer avec ta manie stupide des surprises !… Ah ! la surprise ! l’horrible chose !

— Creusez-vous la tête pour faire plaisir à votre femme, soupira le brave homme.

Elle regretta sa vivacité et, s’essuyant les yeux pour contempler les perles nouvelles, murmura :

— C’est tout de même très gentil ce que tu as fait…

À bout de nerfs, Anne-Marie étouffait ses sanglots. La contrainte de cette nuit se détendait brusquement. À l’effort de volonté surhumaine qu’elle avait donné, succédait une faiblesse d’enfant qui pleure, le danger passé.

Philippe, lui aussi, sentait les larmes monter à ses paupières ; mais il se maîtrisa et, songeant au malheur qui avait été si près de s’abattre sur eux, il murmura :

— À quoi tient la vie, pourtant !…

Maurice LEVEL.

FIN