IV

Quand pendant une semaine, Philippe eut vainement tenté la chance de prendre un poisson, et surtout d’apercevoir la silhouette de Mlle  Chanteleu, le matin, près de l’étang ou le soir sur la route, il commença à chercher sous quel prétexte il pourrait se présenter à la Roche-au-Roi.

Le hasard lui en fournit un heureux et simple au moment qu’il désespérait de le trouver. Louvet, le garde, soucieux de montrer qu’il gagnait loyalement son argent, lui annonça un jour, avec une satisfaction non dissimulée, qu’il avait pincé le Monsieur d’en face. À l’appui de son dire, il traînait sur le gazon deux nasses encore toutes luisantes d’eau. Pour lui, l’événement était d’importance. Il le conta à son maître sans faire grâce d’un seul détail. Philippe l’écouta, l’approuva même, car il ne faut, en aucun cas, décourager le zèle des serviteurs, puis, quand il eut fini, lui dit :

— Mon ami, c’est très bien. Je vois que vous veillez sur la propriété. Quant au procès-verbal que vous avez dressé, donnez-le moi, je m’en charge.

Le garde lui tendit le papier avec déférence, mais sans plaisir.

Philippe en le glissant dans sa poche expliqua :

— Ça fait toujours mauvais effet de mettre le garde-champêtre dans ses affaires…

Après quoi, lui ayant donné une petite tape amicale sur l’épaule, il se dirigea d’un pas allègre vers la propriété de M. Chanteleu.

M. Chanteleu était occupé à tailler des rosiers quand il entra. Il vint à sa rencontre.

— Monsieur Le Houdier, sans doute ?

— Monsieur Chanteleu ?

Les deux hommes s’étant ainsi présentés, se saluèrent :

— Monsieur, commença Philippe, excusez-moi de me présenter chez vous…

— Excusez-moi plutôt de vous causer ce dérangement, répondit M. Chanteleu car je devine l’objet de votre visite. J’ai eu le tort de poser des nasses dans votre étang ; votre garde a confisqué mes engins en quoi il n’a fait que son devoir — et me voici tout prêt à expier ma faute.

— Il ne s’agit point d’expier une faute, s’écria Philippe, et c’est tout au contraire pour vous prier de n’attacher aucune importance à ce petit incident, que je viens vous voir. Le procès-verbal n’aura pas de suite ; et puisque la pêche vous amuse, je désire qu’à l’avenir vous puissiez vous y livrer tranquillement chez moi : je donnerai des ordres en conséquence. Ne me remerciez pas surtout ; je tiens plus, je vous l’affirme, à entretenir avec vous de bons rapports de voisinage, qu’à conserver quelques brochets ou quelques perches assez maladroits pour se laisser prendre !

— Permettez-moi, alors, Monsieur, de vous accorder en échange le droit de chasse sur ma propriété.

— J’accepte avec reconnaissance, dit Philippe.

Mlle  Chanteleu paraissait sur le perron. Son père lui fit signe d’approcher :

— Je te présente notre voisin, M. Le Houdier, qui veut bien m’épargner la honte du Tribunal, dit-il en riant. … Ma fille, Anne-Marie.

Elle tendit la main au jeune homme :

— Nous sommes déjà de vieilles connaissances, et, pour un peu, vous m’auriez prise moi-même en flagrant délit de braconnage car, le matin où je vous ai aperçu, je venais, je l’avoue, lever une ligne dormante.

— Je regrette d’avoir été un mauvais détective, puisque ainsi j’aurais eu l’honneur de vous être présenté plus tôt.

M. Chanteleu offrit un siège à Philippe ; Anne-Marie s’assit sur un fauteuil d’osier en face d’eux et ils causèrent de toutes choses.

Le soleil couchant adoucissait les ombres ; des stores jaunes et des caisses de géraniums égayaient la maison ; un arrosoir tournant étalait sur la pelouse la poussière d’eau en éventail ; pas d’autre bruit que celui des feuilles frôlant les feuilles. Soudain, le grondement d’un train et son sifflet rompirent le silence :

— Déjà six heures, s’étonna M. Chanteleu.

Philippe se leva ; M. Chateleu le retint.

— Suis-je indiscret en vous demandant si vous n’avez pas de projet pour ce soir ?

— En aucune façon. Je n’ai d’autre projet que de rentrer chez moi, de dîner et de fumer une cigarette sous les arbres…

— Alors, voulez-vous nous faire le plaisir de partager notre repas — j’attends précisément mon ami, M. Fortier, un voisin lui aussi — qui sera, j’en suis sûr, enchanté de vous connaître…

— Vous êtes infiniment aimable, répondit Philippe, mais je crains…

— De nous déranger ?…

— Un peu… et surtout d’être, comment vous dire, un sauvage ! Depuis cinq ans, j’ai vécu loin des villes ; on n’imagine pas à quel point l’existence d’un gardien de troupeaux vous fait oublier la civilisation et les usages !

— Gardien da troupeaux ? interrogea Anne Chanteleu.

— Oui, Mademoiselle. Pendant cinq années, j’ai mené l’existence du ranch. pendant cinq ans, je n’ai vu d’autres visages que ceux de mes compagnons — et quels compagnons ! — j’ai ignoré ce qu’étaient un lit, un fauteuil, une nappe… Je sais couper un arbre, le jeter en travers d’un ruisseau, construire avec des pierres un four de campagne, arrêter un cheval au lasso, tondre un mouton, le dépecer, dresser une hutte de branchages… Je sais faire, en un mot, ce que font les nomades, les coureurs des bois, ce qu’apprit Robinson, et ce qu’il s’efforça ensuite d’oublier… si bien qu’aujourd’hui, j’ai tout à rapprendre… et pas mal de choses à oublier…

— Apprendre et oublier… toute la vie est là, prononça M. Chanteleu.

— Ici, nous adorons les romans d’aventures, s’écria Mlle  Chanteleu.

— Ce que vous nous conterez sera, j’en suis certain, plus intéressant que les histoires de Paris, affirma son père.

— Je n’oserai vous contredire, répliqua Philippe.

Puis, se tournant vers la jeune fille, il ajouta :

— Et j’aurais mauvaise grâce à ne pas accepter une invitation adressée d’une telle façon. Déjà, elle se levait pour aller à la rencontre d’un nouveau venu.

— Bonjour Fortier, dit M. Chanteleu en se tournant sur son siège. Que je vous présente à notre châtelain — car nous ne sommes ici, M. Le Houdier, que de petits propriétaires auprès de vous, qui êtes le seigneur de l’endroit.

Au moment de tendre la main à M. Fortier, Philippe eut une hésitation. M. Fortier, de son côté, manifesta une sorte de surprise.

— Vous connaîtriez-vous ? demanda M. Chanteleu à qui leur mouvement n’avait pas échappé.

Philippe fit un effort pour répondre :

— Non…

— Je n’ai pas cet honneur, dit à son tour M. Fortier.

Alors, sans attacher d’autre importance à l’incident, M. Chanteleu raconta son aventure du matin. M. Fortier l’écoutait en souriant ; Philippe se taisait.

On annonça le dîner.

— Diable ! s’écria M. Ghanteleu, et moi qui suis en veste de toile ! Je passe devant et vous rejoins.

D’un même geste, les deux hommes s’étaient levés pour offrir le bras à Mlle Chanteleu.

— Par droit d’ancienneté dit-elle, c’est le vôtre, monsieur Fortier, que je devrais prendre ; par devoir de protocole, c’est le vôtre, monsieur Le Houdier, qui venez ici pour la première fois, que j’accepte.

Une lueur vite éteinte s’alluma dans les yeux de M. Fortier. Ce choix et ce mauvais regard causèrent à Philippe un plaisir mêlé d’embarras ; mais déjà Anne-Marie ajoutait ;

— La prochaine fois, il n’y aura ni ancienneté, ni protocole, nous irons librement jusqu’à la salle à manger — et ceci vous plaira, je pense, monsieur Le Houdier, si nos formules un peu trop parisiennes vous effrayent encore.

— Je crois que je m’y habituerai plus vite que je ne le pensais, dit Philippe.

Le dîner fut très gai. Anne-Marie était une maîtresse de maison charmante ; M. Fortier remémorait mille histoires de Paris ; M. Chanteleu y prenait un plaisir extrême. On parla théâtres, concerts et courses. M. Fortier était au courant des moindres événements mondains ; M. Chanteleu évoquait ses souvenirs :

— Vous semblez regretter Paris, dit Philippe.

— Moi ? s’écria M. Chanteleu… Non, vraiment…

Il se tut, vida d’un trait son verre, puis, d’un ton enjoué, trop enjoué même pour être tout à fait sincère, expliqua :

— De temps en temps, j’aime à remuer les souvenirs d’autrefois. J’ai été ce que l’on appelle un « vieux Parisien ». En ce temps là, comme tout vieux Parisien qui se respecte, je ne pouvais voir un arbre, une fleur, une pousse d’herbe, sans aspirer à la paix des champs. Aujourd’hui, devenu un vieux campagnard, j’éprouve un peu le même sentiment — en sens inverse — dès que l’on parle de Paris : sentiment passager que la douceur de vivre loin des intrigues, des potins, des tracas et des obligations de chaque instant me fait vite oublier. Monsieur Le Houdier me comprend, j’en suis sûr.

— À merveille, répondit Philippe. Du reste, je n’y ai pas grand mérite, car, en vérité, je n’ai jamais aimé Paris.

— Auriez-vous l’intention de demeurer ici ? demanda M. Fortier.

— Mon Dieu, oui. Mes souvenirs, mes intérêts, mes goûts, tout m’attache ici à ce coin de terre. À la longue, l’isolement y peut paraître pénible : je le craignais un peu, en m’installant, je l’avoue. Mais maintenant j’ai eu la bonne fortune de rencontrer des voisins aussi aimables, je me vois fort bien passant toute l’année à la campagne.

On se sépara vers onze heures. M. Fortier, dont la propriété n’était distante de celle de Philippe que de quelques centaines de mètres, fit route avec lui. Ils marchèrent d’abord en silence. Comme il arrive quand on passe d’un salon bien éclairé à un chemin noir, ils n’éprouvaient ni l’un ni l’autre le besoin de parler. Une sorte de gêne pesait sur eux, ralentissant leur pas, distrayant leurs regards. Ils avancèrent ainsi jusqu’au tournant d’une allée. La maison de M. Chanteleu disparut derrière les arbres ; alors, M. Fortier dit à brûle-pourpoint :

— Il me semble, monsieur, que nous nous sommes déjà rencontrés.

— Je ne crois pas, répondit Philippe.

Son compagnon hocha affirmativement la tête.

— Votre personne, votre voix même, ne me sont pas inconnues…

— Après tout, murmura Philippe, j’ai pas mal voyagé, et si vous même…

— Moi ? Je suis exactement le contraire d’un voyageur. Mes plus grands déplacements n’ont jamais excédé sept ou huit cents kilomètres et si nous nous sommes croisés ce ne peut être qu’à Deauville, à Biarritz ou sur la Riviera.

— Je ne connais aucun de ces endroits.

— C’est donc à Paris que je vous aurai vu, répondit M. Fortier. Peut-être avons-nous eu des relations communes : Paris est petit. Connaissez-vous les Homel ?… Non ?… Les Vaudry ?… Ils reçoivent beaucoup… Non plus ?… les Quertier ?… C’est vraiment étrange, car je vous connais, je vous ai même parlé… Et tenez, — voici qui précisera peut-être vos souvenirs — c’est en habit que je vous ai vu la dernière fois…

Ils étaient arrivés devant la barrière blanche : Philippe lui tendit la main. M. Fortier s’arrêta, mordillant ses lèvres :

— Oui, c’est en habit, il n’y a pas de doute.

Philippe plaisanta :

— Vous avez une mémoire surprenante.

— Un souvenir ne remonte jamais seul à la surface de vos pensées, répondit M. Fortier. Il s’accompagne d’une foule de détails qui peu à peu se situent dans l’espace et dans le temps. Quand on nous a présentés avant le dîner, cela n’a été qu’un petit avertissement fugitif… En vous regardant, en vous écoutant, la silhouette s’est peu à peu dégagée de l’ombre ; elle a pris corps, et, maintenant, je sens, comme disent les petits enfants, que je brûle : Je vous ennuie peut-être ?…

— Pas le moins du monde.

— Je tiens le fil conducteur — est-ce bizarre de s’entêter à découvrir une chose qui est en somme dénuée d’intérêt ! En procédant avec méthode, j’arriverai sûrement. Où se met-on en habit ?… Dans le monde… Ce n’est pas dans le monde que nous nous sommes rencontrés… Au théâtre ?… C’est bien vague… Tout à coup, il frappa ses mains l’une contre l’autre :

— Mais j’y suis ! Je savais bien ! C’est au Cercle !… Nous avons été voisins de table… Je jouais à la ponte ; vous, vous étiez banquier ! Vous tailliez à un train d’enfer…

Philippe se sentit pâlir et articula lentement, les mains crispées, la gorge sèche :

— Vous vous trompez, Monsieur.

M. Fortier demeura une seconde silencieux, puis s’inclina et dit avec un étrange sourire :

— Alors, monsieur, vous avez un sosie ; mais un sosie dont le visage, la voix, les gestes, les moindres attitudes sont à ce point votre visage, votre voix, vos attitudes et vos gestes, que, si tout autre que vous ne me l’affirmait, je jurerais que vous êtes celui que j’ai vu un soir perdre cent mille francs, au Claridge !

Philippe se pencha vers lui et chercha son regard. L’ombre tendait entre eux un voile impénétrable.

— Étrange ! murmura Philippe.

— L’important était pour moi de débrouiller l’écheveau de mes souvenirs, répondit M. Fortier.

Puis, sur le point de reprendre sa route, il ajouta d’un ton dégagé :

— Au reste, je suis ravi que vous ne soyiez pas celui que je croyais. Autour d’une table de baccara, il est également dangereux de trop gagner et de trop perdre. Et sur ce, monsieur, bonne nuit !

Cette nuit-là, Philippe ne dormit pas.