Le Double Secret


— Tu m’as fait demander ?

M. Le Houdier retira ses lunettes et hocha affirmativement la tête :

— Tu sais pourquoi ?

— Non, répondit Philippe.

M. Le Houdier regarda son fils en silence, prit sur la table un feuillet de papier, le souleva entre le pouce et l’index, et laissa tomber d’une voix glaciale :

— Pour ça.

Le jeune homme pâlit, esquissa le geste de prendre le papier, mais son père le posa sur la table et, le couvrant de sa main ouverte, dit lentement :

— Tu ne t’y attendais pas si tôt ?

Philippe baissa le front ; M. Le Houdier se pencha vers lui :

— Tu ne te défends pas ? Tu ne protestes pas ?… Alors… C’est vrai ? C’est toi qui as écrit ça ? Tu es donc un…

Il n’osa pas achever. Les deux hommes restaient face à face épouvantés de leur silence. M. Le Houdier le rompit le premier et parla d’abord d’une voix sourde :

— C’est le plus grand chagrin, la plus grande honte de ma vie.

Ensuite il se leva, ouvrit la porte de son bureau pour s’assurer que personne n’écoutait dans la pièce voisine, la referma, revint à sa table et reprit d’un ton plus net :

— Je ne puis dire, en tous cas, que ce soit une surprise. Étant donné la vie que tu menais depuis des mois, je devais m’attendre à tout. D’où te vient l’exemple ? Pas de moi, certes, dont l’existence laborieuse a toujours contrasté singulièrement avec la tienne. Ma seule faute fut d’avoir eu pour toi trop d’indulgence et trop d’amour. Prodigue, paresseux, joueur, il était écrit que tu devais devenir un voleur.

— Papa ! supplia Philippe, les mains tendues.

Mais l’écartant, le père poursuivit :

— Le mot t’effraie plus que la chose, à ce que je vois, et tu es bien, mon pauvre garçon, pareil à ces malfaiteurs qui ne trouvent de repentir qu’à l’instant où la main du gendarme s’abat sur eux. Tu me regardes avec des yeux effarés : qu’ai-je donc dit ? Que tu étais un voleur ? Et puis ? Me crois-tu dupe de l’argutie du Code qui déclare qu’un fils ne vole pas son père ? J’estime, au contraire, qu’il est plus voleur que tout autre. Celui qui dérobe de l’argent au premier venu joue au moins sa chance avec cette relative probité de savoir quel risque il court ; mais le fils qui vole son père n’a même pas ce semblant de courage, lui qui commet l’acte abominable en calculant que la justice n’a rien à voir dans cette affaire. Donc, tu as fait un faux, tu as imité ma signature…

— Je comptais rembourser la somme avant l’échéance.

— Avec quoi ? Je ne vois guère comment tu aurais pu constituer cent mille francs en quatre-vingt dix jours avec ta pension de mille francs par mois !… Avec le jeu… Étrange calcul d’un homme qui, ayant laissé en un an une fortune dans les tripots, prétend en regagner une nouvelle par les mêmes moyens ! Ce serait risible, si ce n’était lamentable. Non : la vérité est plus douloureuse et plus simple à la fois : tu t’es dit : avant que mon faux soit connu, trois mois s’écouleront… et en trois mois, tant de choses se passent ! Mon père peut mourir… ; ne proteste pas : c’eût été la solution la plus élégante et la plus heureuse. Le hasard n’a pas permis qu’il en fût ainsi : il me réservait d’expier ta faute et ma faiblesse ; je paierai donc. Mais auparavant, je tiens à te dire comment j’ai été mis au courant de ton acte. Ma signature était parfaitement imitée (je rends hommage à tes talents) et le banquier eût attendu fort tranquille l’échéance de ta lettre de change, si l’énormité de la somme ne lui avait donné quelques doutes : afin de s’assurer de son authenticité, il me l’a soumise. Cette confiance est le signe du crédit que l’on fait à mon honneur. Je la lui retourne en lui affirmant qu’elle est bien de moi : dans une heure, je partirai pour Paris ; là, je réaliserai les cent mille francs nécessaires, je rentrerai en possession définitive de ton faux et tout sera dit. Tu vois que je sais prendre une décision, moi. Maintenant, j’attends la tienne !

— Elle est prise, dit Philippe en se levant. Je suis un misérable, je ne mérite pas de pitié, je te demande pardon de la douleur que je t’ai causée et de celle que je te causerai encore…

— Un scandale pour en cacher un autre ? murmura M. Le Houdier…

Philippe eut un geste de dénégation.

— Il n’y aura pas de scandale ; je m’arrangerai… À la chasse, un fusil part souvent sans qu’on le veuille… un sanglier vous défonce d’un coup de boutoir…

— La mort, dans ces sortes de choses, n’est qu’un mauvais expédient, dit M. Le Houdier. Cependant, une solution radicale s’impose. Après ce qui vient de se passer, quelle que soit ma volonté de ne plus t’en souffler mot, de ne pas te faire payer ta faute par des reproches quotidiens, je crains qu’il ne me soit plus possible de te garder avec moi. On est le maître des phrases que l’on veut taire : on n’est pas maître des pensées qui vous assaillent : elles s’inscrivent sur votre front, dans vos yeux, dans vos silences, et si je ne me reconnais pas le droit de t’infliger le reproche de ma présence, je ne te reconnais pas davantage celui de m’infliger le regret de la tienne. Il ne s’agit pas de savoir si je t’aime encore ou si je ne t’aime plus : c’est une question à laquelle je ne dois de réponse qu’à moi-même. Encore, à l’instant où je te parle, suis-je hors d’état de la formuler. Je te propose donc ceci : tu vas quitter la France ; je te remettrai dix mille francs, de quoi vivre quelque temps en cherchant du travail, si tu as le cœur et la ferme décision de travailler. Cette somme épuisée, si l’effort te paraît impossible, tu me feras savoir que tu as besoin d’argent et je t’en ferai tenir. Mais, en aucun cas, tu ne recevras une lettre de moi.

— Pourtant, si je m’amende, si…

— Si dans quelques années, je suis encore de ce monde, nous en reparlerons. L’heure présente n’est pas aux promesses : laisse monter l’arbre avant que de parler de la récolte. Je partirai pour Paris tout à l’heure et je pense être de retour demain soir. D’ici là, tu auras tout loisir de réfléchir, de voir si la solution que je t’offre te convient. Je désire que tu ne l’acceptes pas comme un ordre, mais comme l’expression de la sagesse. Jusqu’à notre séparation, je m’efforcerai d’oublier cette pénible histoire et de te traiter comme un enfant sans reproche. Je compte que, de ton côté, tu ne laisseras rien paraître sur ton visage ou dans ton attitude devant les domestiques.

Il appuya sur un timbre ; le valet de chambre entra.

— Germain, dit M. Le Houdier, je suis obligé de m’absenter pendant vingt-quatre heures, préparez ma valise. Si Fulgent vient verser le prix de ses fermages, prévenez M. Philippe.

Philippe rougit. Jamais jusque là son père ne l’avait mêlé, si peu que ce fût, à la gestion de sa fortune, et il ressentit une émotion profonde à voir qu’il dérogeait à ses habitudes en un pareil moment. M.Le Houdier ne parut pas remarquer son trouble. À l’entendre, on eût dit que rien ne s’était passé d’extraordinaire l’instant d’avant ; seules, les mains un peu crispées au revers du veston décelaient une certaine nervosité. Ses instructions données, il congédia le domestique, rangea quelques papiers et dit encore :

— Tout ce que je t’ai exposé n’est que l’expression de mon vœu personnel : tu es libre de décider autrement. Si la vie de Paris t’offre de tels attraits que tu ne puisses l’abandonner…

Philippe hocha la tête :

— Je partirai.

— Soit. J’ajouterai, car cette conversation doit clore l’incident qui brise nos deux existences, que ce qui reste de ma fortune, de mes titres, de l’argent liquide dont je puis disposer, est dans mon coffre-fort. En voici les clefs : et voici son secret…

— J’ai vécu jusqu’à présent sans le connaître, dit lentement Philippe, en un temps où tu n’avais rien à me reprocher : pourquoi me le confier aujourd’hui où je t’ai malheureusement donné le droit de douter de moi ?… Est-ce pour me tenter ?… pour me mettre à l’épreuve ?

— Mettons que ce soit par simple caprice, murmura M. Le Houdier.

Une heure après, il serrait la main de son fils et montait en voiture. Philippe le regarda s’éloigner. Quand la charrette anglaise eût disparu, il rentra dans le cabinet de travail et s’assit à la place que son père venait de quitter. D’abord, il demeura prostré, à la fois accablé par ce débat, et allégé par l’aveu de sa faute. Depuis qu’il avait souscrit ce billet, chaque heure s’était écoulée pour lui chargée d’angoisses. Il ne voyait pas un visage nouveau, il n’entendait pas une voix inconnue sans trembler, et le matin, battant la plaine, le fusil à l’épaule, il laissait les perdreaux se lever devant lui, les lapins partir dans ses jambes, sans esquisser même le geste de tirer. Peu à peu, une sorte de bien-être l’envahissait, il se sentait pris d’un besoin de détendre ses muscles comme sa pensée.

Puis, il revit Paris, les boulevards, les salles de théâtre, le salon du Cercle et la nappe de clarté qui découpe un champ vert pâle sur le vert foncé du tapis où les plaques tombent… Tout cela qui était hier, ne serait plus, pour lui, demain. Il jugea que les choses étaient bien et justes ainsi. Ensuite, songeant aux dix mille francs que son père allait lui remettre, il se demanda :

— Pourquoi ne tenterais-je pas une dernière fois la fortune ?

De loin, le jeu paraît tellement simple et certain ! La chance dévoile sa règle et le gain sourit. Avec dix mille francs !… Quatre ou cinq coups d’une banque heureuse suffisent pour ramener quelques milliers de louis. D’abord, il remboursait son père ; avec le reste, il partait pour tenter l’aventure, ou, mieux encore, assagi, restait en France ; et le pardon venait, puis l’oubli. Ensuite, il réfléchit : Non, son père ne pardonnerait, ni n’oublierait. Au contraire, son honnêteté intransigeante se révolterait d’un pareil calcul. Brusquement, rageur, il lui en voulut de ses principes rigides et de l’obligation où il le mettait de s’expatrier. Certes, il avait précisé : « Ceci est un conseil et point un ordre. » Mais, même ainsi masqué, l’ordre était bien un ordre. On le chassait comme un valet à qui, par un reste de bonté, on consent à épargner la prison. Il en vint à se dire qu’à la fausse lettre près, d’autres fils de famille avaient fait pis que lui ; qu’étant enfant unique, il ne lésait que lui ; qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, tout ici devait lui appartenir : la maison, les fermes, les bêtes à l’écurie, les meubles, l’argenterie, et ce coffre, et son contenu… Il en fit sauter la clé dans sa poche, regarda sa masse noire égayée par le double disque cuivré des serrures et supputa ce qu’il pouvait contenir. Cent ? Deux cent mille ?… Il fit le compte de ce qui lui était revenu de l’héritage de sa mère, évalua le restant par un rapide calcul, récapitula le prix des coupes de bois, la somme qu’avait dû produire la vente d’une ou deux parcelles de terrain… Les clés devenaient tièdes entre ses doigts ; il appuya sa main au bras du fauteuil, puis il pâlit et la tentation l’enveloppait, il sentit que bientôt rien ne l’empêcherait d’ouvrir cette porte, de prendre cet argent, donnant ainsi lui-même une terrible réponse à sa question de tout à l’heure : « Est-ce pour me mettre à l’épreuve ?… »

Et jetant les clés au fond d’un tiroir, il se sauva dans la campagne. Le soir, en revenant, il évita d’entrer dans le bureau, d’en regarder même la porte, et se coucha accablé de fatigue. Le lendemain, Fulgent lui paya ses fermages ; il compta soigneusement les billets, les écus, les petites pièces, et rangea cet argent dans un casier. Son père arriva comme la nuit tombait. Il l’accueillit avec une tendresse inquiète et le suivit dans son bureau sans lui poser une seule question. À la fin, comme M. Le Houdier, ayant vidé ses poches, lui demandait :

— Rien de nouveau ?

Il répondit, presque orgueilleux de montrer qu’il était honnête :

— Fulgent a versé trois mille sept cent quarante deux francs ; les voici.

M. Le Houdier prit l’argent, le compta comme il l’avait compté lui-même et le pria de lui donner les clés. Philippe les prit dans le tiroir et les lui remit. M. Le Houdier se dirigea vers son coffre-fort, l’ouvrit, y plaça la somme, rangea sur une tablette des papiers qu’il avait posés sur sa table, puis tira de son portefeuille le billet qu’il venait de payer et le présenta à son fils :

— Voici ton billet. Je me suis demandé d’abord si je devais le détruire ou te le remettre. J’ai estimé ensuite que l’une et l’autre étaient une mauvaise solution et que cette pièce devait demeurer ici. Je la mets sous enveloppe ; voici sa place. De mon vivant, elle ne la quittera pas. Après moi, tu seras libre de la brûler. Voici, d’autre part, les dix mille francs que je t’ai promis. Toi absent, je gérerai ma fortune en père soucieux de te laisser quelque bien. Je tâcherai même de reconstituer tout ou partie du patrimoine que tu as entamé : tu ne me devras pour cela nul remerciement ; je n’aurai plus autre chose à faire. Maintenant, il est onze heures du soir ; ton train part demain matin à neuf heures ; boucle tes malles et dors bien.

Philippe regarda venir le jour, le front appuyé à la vitre. Quand le soleil parut au-dessus des champs, il jeta quelques vêtements et du linge dans une valise. Le matin tendait un voile de brouillard au ras des prés. Il sentit la douceur qu’il y aurait eu à vivre ici, d’une vie simple, entouré d’un bonheur facile, et qu’il avait tristement gâché son avenir. On frappa à sa porte ; Germain portait son petit déjeuner sur un plateau.

— Alors, Monsieur nous quitte ? murmura le vieux serviteur.

— Oui, mon bon Germain, dit-il en s’efforçant de sourire.

Puis il corrigea ce que sa réponse avait de trop mélancolique.

— Mais je reviendrai !

Germain allait et venait dans la chambre, rangeant les paquets, s’inquiétant de menus détails :

— Monsieur n’oublie rien ? Monsieur a bien tout ce qu’il lui faut ? Monsieur ne prend pas son habit ?

La question lui parut à la fois lamentable et plaisante et il hocha négativement la tête, car, en cette minute, sa voix eût peut-être manqué de fermeté. Germain parlait toujours :

— Monsieur ne mange pas ce bon beurre qu’on vient de nous apporter de la ferme ? Monsieur n’en mangera pas de meilleur d’ici longtemps… Monsieur a du regret de s’en aller ? Mais quoi, si Monsieur s’ennuie, il n’aura qu’à revenir… Décidément, Monsieur n’a pas faim… Que Monsieur ne se force pas… Philippe avala son café, s’essuya les lèvres et repoussa sa tasse :

— Emportez cela et dites à mon père que je descends dans quelques minutes.

Tandis qu’on chargeait sa malle sur le petit omnibus, il contemplait la maison, le jardin, les massifs fleuris, les grands arbres et le potager d’où montait une odeur fraîche de terre humide. Des oiseaux pépiaient cachés sous les feuilles ; d’autres, hauts dans le ciel, passaient en flèche avec des appels aigus. Un instant, son regard s’immobilisa. Il s’était approché de la voiture et flattait le cou de la jument :

— La nouvelle que notre maître a achetée, expliqua l’homme qui la tenait en main. Elle semble comme ça un peu lourde, mais moi je dis que si Monsieur veut l’atteler à sa charrette anglaise, Monsieur sera content.

— Oui, soupira Philippe, les yeux brouillés.

— Allons, dit M. Le Houdier en tirant sa montre, c’est l’heure…

Philippe retira son chapeau, son père lui tendit la main.

— Veux-tu m’embrasser ? murmura Philippe.

M. Le Houdier le prit dans ses bras. Ils demeurèrent une seconde étroitement pressés, sans un mot, tête contre tête. Enfin, ils se séparèrent ; un coq chanta.

— Cette fois, dit Philippe à voix presque basse, le pied sur le marchepied, c’est la nuit qu’il annonce…

— Sois un homme, répondit le père.

Et le cheval que les mouches taquinaient déjà partit au trot.