Le Domaine rural chez les Romains
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 318-348).
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LE
DOMAINE RURAL
CHEZ LES ROMAINS

I.
L’ÉTENDUE, LA CONSTITUTION ET LA CULTURE DU DOMAINE.

Pour se faire une idée exacte d’une société disparue, il est bon d’observer les institutions politiques qui l’ont régie, il est meilleur d’étudier les institutions privées dont elle a vécu. De la société romaine nous connaissons assez bien les comices, le sénat, les magistratures, l’imperium des consuls et plus tard celui des princes, le consistoire impérial, les fonctions sénatoriales et équestres, l’administration des provinces. Nous souhaiterions de connaître aussi bien ce que furent dans cette société la propriété rurale et la culture. Deux ou trois phrases de Columelle et de Pline, qu’on répète toujours, ne peuvent pas suffire. Les considérations ou déclamations qu’on y ajoute n’ont aucune valeur scientifique. L’historien veut savoir, en détail et au vrai, ce que c’était qu’un domaine rural, quelle en était l’étendue moyenne, par quels bras il était cultivé, et quelles étaient les relations entre les cultivateurs et le propriétaire.

Si un historien à venir, dans quelques siècles d’ici, essaie de connaître notre société d’aujourd’hui, il faudra qu’il étudie beaucoup d’autres choses que la propriété rurale. Il devra se rendre compte de ce qu’était chez nous une usine, et de la population qui y travaillait. Il s’efforcera de comprendre nos bourses, nos journaux, nos compagnies financières. Il lui faudra suivre l’histoire de l’argent au moins autant que celle de la terre, et celle des machines presque autant que celle des hommes. Son étude sera donc infiniment étendue et complexe. Il n’en est pas de même des anciennes sociétés. Pour les peuples qui ont vécu entre les temps de la république romaine et le XVIe siècle, le domaine rural a été l’organe, sinon unique, du moins le plus important de la vie sociale. C’est là que s’exécutait la plus grande part du travail ; là s’élaboraient la richesse et la force ; là naissait le mouvement qui se transmettait ensuite au corps entier. Le domaine rural était la molécule vivante, et presque tout l’organisme y était virtuellement contenu. C’était aussi dans l’intérieur de ce domaine que se rencontraient les diverses classes des hommes. C’était là que s’appliquaient la plupart des droits ou des obligations de chacune d’elles. Là, bien plus qu’au forum, se sentaient leurs inégalités. Là se marquait leur accord ou éclatait leur conflit.

Cette étude est donc à faire ; mais il ne faut pas se dissimuler qu’elle est d’une extrême difficulté. Pour les cinq premiers siècles de Rome, nous ne possédons aucun renseignement précis qui nous donne l’état de la propriété rurale ; toutes les théories qu’on a faites sur ce point sont sujettes à contestation; et c’est pour cela que certains problèmes sur la plèbe romaine et sur les premières lois agraires sont insolubles. Pour les deux derniers siècles de la république, nous avons les deux livres de Caton et de Varron sur l’agriculture ; mais, si précieux qu’ils soient, ils ne répondent pas à toutes les questions que nous nous posons. Même pour la période impériale, nos documens sont peu nombreux. Nous ne possédons rien qui soit analogue aux polyptyques du moyen âge, rien qui ait la valeur des actes de donation, des testamens, des formules diverses de l’époque mérovingienne. Nous avons les Codes et le Digeste; mais les lois ne décrivent pas les faits, et les jurisconsultes ne font pas de statistique. Nous avons une riche littérature ; mais les écrivains s’occupent peu de ce qui est vulgaire, et s’il leur arrive d’en parler, c’est comme malgré eux et par quelques phrases qui leur échappent. Nous avons des milliers d’inscriptions ; mais, parmi elles, il n’en est que cinq ou six qui concernent la terre et ceux qui la cultivaient. Nous essaierons toutefois, en recueillant tout ce que ces documens peuvent fournir, de nous représenter avec toute l’exactitude possible la nature du domaine rural et l’état de la population qui y vivait. Nous nous placerons dans la période de temps qui commence à l’empire et qui finit aux invasions germaniques. Par société romaine nous entendrons tout ce qui était et s’appelait Romain, la Gaule par conséquent aussi bien que l’Italie[1].


I. — LE NOM DU DOMAINE.

Il est nécessaire d’observer d’abord les termes de la langue. Le mot propre pour désigner un domaine était fundus, et il n’est pas inutile de remarquer que ce mot contenait en soi l’idée de pleine et absolue propriété. On employait de la même façon le mot prœdium. L’un et l’autre se disaient indifféremment de terres et de maisons. Le terme villa ne s’appliqua d’abord qu’à la maison qui s’élevait sur le domaine, mais il s’étendit d’assez bonne heure au domaine tout entier. Un bien foncier se désignait aussi par le mot ager ; ce terme, qui avait plusieurs significations très distinctes, était souvent appliqué à l’ensemble d’une exploitation rurale, et alors il s’entendait des prés et même des forêts aussi bien que des champs labourés et des vignobles. On employait le terme agellus, et, bien qu’il fût un diminutif, nous observons dans de nombreux exemples qu’il se disait de propriétés souvent considérables. N’allons pas croire que l’agellus d’Horace fût un petit champ. Il y a des habitudes de langage qu’un historien ne doit pas négliger lorsqu’il étudie une société.

Un premier point digne d’attention est que chaque domaine rural avait un nom propre. Regardez le titre du Digeste qui est relatif à l’impôt foncier, vous y lisez que sur les registres du cadastre chaque propriété était inscrite « par son nom, » et non pas seulement par le nom du propriétaire. Regardez le titre qui traite du legs, et où les jurisconsultes citent quelques clauses testamentaires, vous remarquez qu’un testateur écrit rarement a la propriété que j’ai en tel lieu; » il écrit plutôt : « Ma propriété qui porte tel nom. » d’où l’on peut conclure que l’usage le plus habituel était de désigner un domaine, non par la localité où il était situé, mais par le nom qu’il portait. Il est visible que ce nom lui était attaché d’une manière assez constante pour suffire à le désigner clairement.

Les inscriptions donnent lieu à la même remarque. Dans l’une d’elles, qui est du temps de Domitien, un homme fait une donation de quatre propriétés ; il les appelle par leurs noms : Junianus, Lellianus, Pescennianus, Statuléianus. Dans une autre, un personnage, parlant d’un aqueduc qu’il a fait construire, énumère toutes les propriétés qu’il traverse : l’Antonianus, le Balbianus, le Phélinianus, le Pétronianus, le Volsonianus, le Serranus, la villa Calvisiana. D’autres inscriptions encore nous donnent des listes de propriétés. L’une d’elles présente la longue nomenclature de plus de trois cents immeubles de la petite cité de Véléia en Cisalpine ; chacun d’eux a son nom. Une autre nous donne cinquante-deux noms de terre pour une petite ville de Campanie, et la liste est fort incomplète. L’inscription de Vulcéli énumère par leurs noms soixante-deux propriétés rurales. Notons que, parmi ces propriétés, il en est de très petites. On en voit dont la valeur, marquée par l’inscription, ne dépasse pas 15,000, 8,000, 4,000 sesterces, c’est-à-dire de 4,000 à 1,000 francs de notre monnaie; elles ont pourtant leur nom propre comme les autres.

Ces noms de terres ne sont presque jamais des noms géographiques. Jamais ils ne sont empruntés à une rivière, à une montagne, à un accident du terrain. Ces noms ne sont même pas pris à l’agriculture; jamais ils ne sont tirés de noms d’arbres, de plantes, d’animaux. Ils sont toujours, à très peu d’exceptions près, formés par un radical qui est un nom d’homme, auquel on ajoute la désinence d’adjectif qui marque la possession[2]. Par exemple, ces domaines s’appellent Manlianus, Térentianus, Gallianus, Sempronianus, Avitacus, Postumianensis. Il est visible, d’ailleurs, dans les inscriptions où ils sont cités, que ces noms ne sont pas ceux des propriétaires actuels. Car, à côté du nom de chaque terre, l’inscription marque le nom de l’homme qui la possède ; et les deux noms sont toujours différens. C’est que le nom de la terre vient de plus loin. Il est le nom d’un propriétaire primitif. Il a été donné au domaine par celui qui a constitué ce domaine le premier, par celui qui y a fait les plantations et constructions utiles, par celui qui en a tracé et consacré les limites. Il y a eu là comme une sorte de fondation, et, dans les idées anciennes, ce premier propriétaire ressemble quelque peu à un fondateur de ville. Aussi son nom reste-t-il attaché à cette terre. Ce nom persiste même quand la terre passe à une autre famille. Nos inscriptions montrent que le propriétaire actuel n’est presque jamais le descendant de celui qui a donné le nom. La famille de l’ancien propriétaire n’est plus là; mais son nom est resté. Il n’est pas tout à fait sans exemple que le propriétaire nouveau change le nom de sa terre ; mais ces exemples sont rares ; la persistance du nom ancien est la règle ordinaire.

Cet usage des noms de terres, qui paraît avoir été fort ancien dans la société romaine, s’est conservé pendant les cinq siècles qu’a duré l’empire. On le retrouve encore au moment où cet empire finit. Les lettres de Symmaque et celles de Cassiodore montrent qu’au Ve siècle chaque domaine a encore son nom propre. Plus tard, nous retrouverons la même chose dans les lettres de Grégoire le Grand, dans les chartes de l’église de Ravenne, dans le Liber pontificalis de l’église de Rome. Il en est ainsi en Gaule. Sidoine Apollinaire, dans ses lettres, a souvent l’occasion de mentionner ses propriétés ou celles de ses amis. Nous voyons qu’un domaine de la famille Syagria s’appelle Taionnacus, celui de Sidoine Avitacus, celui de Consentius, son ami, s’appelle ager Octavianus, celui de son parent Apollinaris a nom Voroangus, et celui de son ami Ferréolus s’appelle Prusianus. De ces noms les uns sont tout à fait latins, les autres ont une racine celtique ; mais presque tous sont, comme en Italie, des noms d’hommes auxquels s’ajoute la désinence de l’adjectif. Un peu plus tard, les chartes nous montreront des domaines de Gaule qui s’appellent Albiniacus, Solemniacensis, Floriacus, Bertiniacus, Laliniacus, Victoriacus, Pauliacus, Juliacum, Attiniacum, Cassiacus, Gaviniacus, et une foule d’autres semblables. Ces noms, dont le radical est le plus souvent latin, datent certainement de l’époque impériale. Ils ne signifient pas que des Italiens soient venus s’emparer du sol ; mais ils témoignent que les Gaulois propriétaires avaient d’abord adopté pour eux-mêmes des noms latins et avaient ensuite attaché ces noms à leurs terres. En Gaule, aussi bien qu’en Italie, ce sont les noms de propriétaires qui ont fait les noms de propriétés. Dans la suite, ces noms de propriétés sont devenue les noms de nos villages. On aperçoit bien la filiation. Les propriétaires primitifs s’étaient appelés Albinus, Solemnis, Florus, Bertinus, Latinus ou Latinius, Victorius, Paulus, Julius, Atinius, Cassius, Gabinius, et c’est pour cela que nos villages s’appellent Aubigny, Solignac, Fleury, Bertignole, Lagny, Vitry, Pouilly, Juilly, Attigny, Chassey, Gagny.

Nous devons faire grande attention à cette habitude qu’avait la société romaine d’attacher à chaque propriété rurale un nom propre. Ce nom donna au domaine une sorte de personnalité. Il en fit un corps bien complet en soi, bien distinct de ce qui n’était pas lui, bien individuel. Nous verrons plus tard les conséquences.

Sous ce nom persistant, l’unité du fundus se maintenait à travers les générations. Le changement de fortune du propriétaire n’y changeait presque rien. S’enrichissait-il par l’acquisition du domaine voisin, son domaine ne s’étendait pas pour cela ; l’homme devenait propriétaire de deux domaines, lesquels restaient distincts. L’inscription de Véléia jette une vive lumière sur ce côté des usages ruraux. Nous y voyons plusieurs propriétaires qui ont groupé deux, quatre, jusqu’à sept fundi ; ces propriétés ne se réunissent pourtant pas en un seul domaine ; chacune d’elles conserve son nom distinct, ses limites, et pour ainsi dire sa vie propre.

Un autre cas se présente. Il peut arriver qu’un propriétaire vende une partie de sa terre. Il peut arriver aussi qu’une succession fasse échoir une terre à plusieurs cohéritiers. Que se passe-t-il alors? Le domaine sera-t-il brisé et morcelé ? Il est très vrai que le droit romain autorise ce morcellement. Le droit ne contient aucune règle qui oblige à maintenir l’unité du domaine rural. Il permet à l’acheteur d’une partie de s’y constituer, s’il veut, un domaine nouveau. Il n’oblige jamais les cohéritiers à rester dans l’indivision. Nous ne pouvons donc pas douter que le partage du domaine ancien en deux ou trois domaines nouveaux ne fût possible en droit. Mais les usages ruraux étaient assez différens du droit, et cette sorte de division paraît avoir été assez rare. Le plus souvent, le domaine gardait son nom unique et son unité, tout en appartenant à plusieurs co-propriétaires. Il se formait ainsi, non pas de nouveaux domaines, mais ce qu’on appelait des parts, portiones. Cette dénomination de « part » restait attachée à la petite propriété qui s’était formée dans la grande. On devenait à tout jamais propriétaire « d’une part ; » on léguait, on vendait, on louait « sa part. » Ces expressions, déjà visibles dans quelques inscriptions de l’époque impériale, deviennent surtout fréquentes dans les chartes du VIe et du VIIe siècle ; on les trouve à tout moment dans les actes de l’église de Ravenne aussi bien que dans les actes mérovingiens.

Ainsi se maintenait l’intégrité au moins nominale et morale du domaine. Le nouveau propriétaire possédait « une moitié, un tiers. » Le plus souvent, au moins en Italie, on comptait par douzièmes. Nous savons que cette manière de diviser les unités était familière aux Romains. Le douzième s’appelait une once, uncia. L’as, qui était l’unité de poids, le pied, qui était l’unité de mesure, se partageaient en onces. Ainsi se partageait aussi le fundus, qui était l’unité de propriété foncière. Dans les testamens, dans les ventes, dans les baux, nous voyons qu’on cédait une uncia, cinq unciœ, dix unciœ d’un fundus. Ces usages et ces expressions ne sont pas dans les lois ; mais ils faisaient partie de la coutume rurale et de la langue vulgaire. On les trouve dans les lettres de Symmaque ; on les retrouvera dans les chartes et les actes de location du vie siècle[3]. Or, ces chartes et ces baux reproduisent manifestement les formules d’une pratique plus ancienne et toute romaine. Sur les registres du cadastre, il est probable que chaque domaine était inscrit comme une unité, avec son nom, et les noms des propriétaires qui se le partageaient. Quelques érudits ont pensé que c’est ce cadastre qui aurait fixé pour toujours l’unité et le nom du domaine. Nous ne partageons pas cette opinion. L’opération du cadastre et la confection des registres de l’impôt étaient assez fréquemment renouvelées pour qu’on eût pu changer le nom des terres à chaque partage de succession. Le cadastre et le registre de l’impôt n’ont ici que l’importance d’une cause seconde. Au fond, la persistance du nom et de l’unité du domaine tenait à tout l’ensemble des habitudes et des mœurs rurales.

On s’est demandé si ces « portions » étaient réelles ou fictives ; dans le premier cas, les copropriétaires auraient eu chacun leur morceau de terre distinct et séparé ; dans le second, le sol restant matériellement indivis, ils s’en seraient partagé les revenus. À ce problème il faut se garder de donner une solution trop absolue. Les deux procédés furent pratiqués. Le premier paraît avoir été d’un usage plus fréquent; mais le second ne fut pas inconnu. Il y a des chartes qui semblent bien impliquer l’existence de domaines occupés en commun et sans partage effectif par trois ou quatre co-propriétaires[4]. Remarquons toutefois que, même en ce cas, chacun d’eux exerçait un plein droit de propriété. Il pouvait léguer et vendre librement sa portion. Il n’y eut jamais d’indivision légale.


II. — L’ETENDUE DU DOMAINE.

Nous voudrions savoir quelle était l’étendue ordinaire et moyenne d’un domaine rural. Cela revient à nous demander si c’était la petite ou la grande propriété qui régnait. Il y a sur ce sujet quelques citations qui sont toujours répétées; nous commencerons par les rappeler. Tout le monde connaît le passage où Columelle, contemporain de l’empereur Claude, parle de « ces grands propriétaires qui possèdent le territoire de tout un peuple et qui ne pourraient pas faire en un jour, même à cheval, le tour de leurs domaines. » Tout le monde cite aussi le mot de Pline sur les latifundia « qui ont ruiné l’Italie. » Le même écrivain ajoute que « la moitié de l’Afrique appartenait à six propriétaires. » Il y a encore dans Tacite un mot sur « les villœ qui s’étendent sans limites, » et Sénèque affecte de plaindre ces hommes opulens qui ont « des propriétés aussi vastes que des provinces, des palais aussi grands que des villes, des troupes d’esclaves aussi nombreuses que le seraient des peuples. »

Nous avouerons franchement que ces phrases font peu d’impression sur notre esprit. Celle de Columelle, pour être comprise avec exactitude, doit être replacée au milieu de son contexte. L’écrivain ne dit pas que les latifundia soient nombreux et il ne pense pas à faire une satire contre les grands propriétaires. Il songe seulement à donner à ses lecteurs un conseil pratique, qui est de n’avoir pas de domaines trop étendus ; et la raison de cela est qu’il y faut trop de bras et qu’on risque de s’y ruiner. C’est alors qu’il dit : « N’imitez pas ceux qui ont des domaines si vastes qu’ils ne peuvent pas en faire le tour à cheval ; ils sont réduits à en laisser une moitié absolument inculte, et encore ne peuvent-ils mettre sur l’autre moitié qu’un mauvais personnel. » On se méprend tout à fait sur la pensée de l’auteur quand on se sert de sa phrase pour prétendre que la grande propriété régnait en Italie de son temps. Les faits auxquels il fait allusion ne sont visiblement que des exceptions, et il se borne à marquer, en sage agronome, les inconvéniens qu’il y aurait s’ils se multipliaient. Quant à Pline, il est bien vrai qu’il dit dans le passage qu’on cite, que les latifundia ont ruiné l’agriculture italienne ; mais ce qui diminue un peu la portée de cette affirmation, c’est qu’il dit ailleurs que cette agriculture italienne est très florissante ; il assure même que l’Italie tient le premier rang dans le monde par ses céréales comme par ses vignobles. S’il a rappelé que six propriétaires seulement se partageaient la moitié de la province d’Afrique, c’est pour dire que cela n’a été vrai qu’un moment et ne l’est plus au temps où il écrit. À peine est-il besoin de dire que les déclamations platoniques de Sénèque ne doivent pas plus être prises à la lettre que les plaisanteries de Suétone sur les domaines de Trimalcion. Au passage de Tacite nous opposerons un autre passage de Tacite lui-même, qui, deux chapitres plus loin, vante la diminution des grandes fortunes, « la sagesse de son temps, » le retour « à la frugalité et à la simplicité antiques. » Il est d’une mauvaise méthode en histoire de se décider sur quelques phrases isolées. Il faut tout lire, et établir une proportion exacte entre les affirmations contradictoires. A côté des brillans écrivains comme Tacite et Sénèque, consultons les modestes auteurs des traités d’arpentage, Siculus Flaccus, Frontin, Hygin. Ils nous diront que le sol de l’Italie est couvert d’une population serrée de petits propriétaires, demitas possessorum.

Quelques chiffres précis nous éclaireraient mieux que ces assertions générales en sens contraire. On sait que l’empire romain possédait un cadastre fort complet de la propriété foncière. Il existait dans les archives des villes et dans les bureaux du palais impérial un nombre incalculable de plaques de bronze sur lesquelles était gravé le tableau de toutes les propriétés, avec l’étendue, le plan, les limites de chacune d’elles. Il existait aussi des registres du cens où tous les domaines étaient inscrits par leur nom, avec le nombre d’arpens, la nature du terrain, les variétés de culture, le nombre des cultivateurs qui y étaient employés. Les élémens d’une statistique sérieuse ne manquaient donc pas. Par malheur, tous ces documens ont péri et il n’en est rien venu jusqu’à nous. Pour trouver quelques chiffres, il faut les chercher à grand’peine chez les écrivains et dans trois ou quatre inscriptions.

Caton et Varron, parlant des domaines ruraux d’une manière générale, donnent des chiffres de 100, 200, 300 arpens. Cela correspond, étant donnée la mesure de l’arpent romain, à 25, 50, 75 hectares. C’est ce que nous appelons la moyenne propriété. Ni Caton ni Varron ne mentionnent de domaines plus grands. Nous ne conclurons pas de là qu’il n’en existât pas; nous dirons seulement que les propriétés moyennes étaient, de leur temps, les plus nombreuses et leur paraissaient les plus dignes d’attention[5]. Les mêmes auteurs nous donnent indirectement la mesure la plus ordinaire d’un domaine lorsqu’ils disent que le propriétaire doit y mettre de 12 à 18 esclaves pour le cultiver. Horace a reçu de Mécène un domaine, un agellus, « qui n’est pas bien grand ; » encore voyons-nous que, pour le mettre en valeur, il lui fallait un intendant, cinq métayers et huit esclaves, en tout quatorze paires de bras. Il est vrai qu’un agronome romain, Saserna, comptait qu’il fallait un esclave pour 8 arpens. Si nous nous en rapportions à ce calcul, la villa d’Horace n’aurait eu qu’une trentaine d’hectares, sans compter les bois.

Dans une inscription qui a été trouvée sur le territoire de Viterbe, et qui date du règne de Trajan, nous voyons qu’un aqueduc d’une longueur de 5,950 pas romains traversait onze propriétés. Un calcul facile montre que la longueur moyenne de chacune d’elles était d’environ 800 mètres et l’on peut conjecturer qu’elles avaient, l’une dans l’autre, une superficie d’une soixantaine d’hectares. L’inscription de Véléia, qui est de la même époque, nous montre des propriétés plus petites; nous en comptons plus de trois cents sur le territoire d’un seul municipe et, cependant, toutes les terres ne figurent pas sur cette liste. Parmi ces trois cents fundi, il n’en est que neuf dont la valeur dépasse 100,000 sesterces et le plus grand en vaut 210,000. Une autre inscription du même temps, qui appartient à la petite ville des Bæbiani, dans l’Italie centrale, marque l’estimation de 52 domaines; le prix le plus haut est de 150,000 sesterces, le prix moyen de 40,000. On sait qu’il faut un peu moins de 4 sesterces pour faire 1 franc de notre monnaie, en valeur intrinsèque. Ces chiffres nous permettent d’apprécier approximativement l’étendue des domaines. En effet, Columelle évalue le revenu annuel d’une terre en prairie ou en forêts à 100 sesterces par arpent, et il ressort d’un texte de Varron qu’en terres labourables, l’arpent rapportait 150 sesterces. Multiplions ce revenu suivant le taux ordinaire de l’intérêt chez les Romains, lequel variait entre 6 et 8 pour 100, nous trouverons que la valeur moyenne d’un arpent était d’environ 2,000 sesterces. Les plus grandes propriétés de Véléia et des Bæbiani ne dépassaient donc pas 100 arpens, et la plupart d’entre elles étaient loin d’avoir cette étendue. Il en est qui ne sont estimées que 4,000 sesterces et semblent n’avoir que 2 arpens.

Mais on se tromperait beaucoup si l’on jugeait de toute l’Italie d’après ces deux petites villes, qui étaient des colonies de date assez récente et où la grande propriété n’avait pas eu le temps de se constituer. Ailleurs et presque partout il existait certainement des domaines d’une étendue considérable. Pline le Jeune, dans une de ses lettres, écrit qu’il est sur le point d’acheter un domaine et qu’il le paiera 3 millions de sesterces. D’après le calcul précédent, nous conjecturons que ce domaine pouvait avoir 2,000 arpens ou près de 500 hectares[6]. Ailleurs, le même écrivain dit qu’il a fait donation à sa ville natale d’une terre que cette même ville afferme 30,000 sesterces par an. Ce chiffre nous fait supposer une terre de 500 arpens pour le moins. Il ne dit pas quelle est l’étendue de son beau domaine qu’il appelle Tusci; mais suivez la description qu’il fait des bois giboyeux et des forêts que ce domaine renferme, de sa plaine et de ses collines, de ses champs de blé, de ses vignes et de ses prairies, et vous aurez certainement l’idée d’une très grande propriété. Ainsi l’étendue du fundus ou du domaine variait à l’infini. Il y avait alors, comme de nos jours, de petites, de moyennes, de grandes propriétés. Si nous pénétrons encore plus avant dans nos deux inscriptions de Véléia et des Bæbiani, certains détails nous font apercevoir comment la grande propriété est en train de se former. On y remarque en effet que, si le nombre des fundi est encore très grand, celui des propriétaires l’est beaucoup moins. A Véléia, pour 300 propriétés, nous ne comptons que cinquante et un propriétaires. Le même homme en a jusqu’à dix ou douze dans les mains. Trois d’entre eux possèdent chacun pour plus d’un million de sesterces. Cela nous fait entrevoir une vérité importante. Dans l’espace de quelques générations, la plupart des petits propriétaires ont disparu; ils ont vendu ou abandonné leurs terres. Quelques-uns sont restés, s’enrichissant de la ruine des autres; encore entrevoit-on que, parmi ces cinquante et un propriétaires, il en est quelques-uns, et des plus riches, qui sont des étrangers venus depuis peu. Ils sont des spéculateurs qui ont pris la place des colons du siècle précédent. Nulle société, on le sait, ne spécula autant sur les terres que la société romaine. Mais, ce qui est bien frappant, c’est que, dans ces changemens si rapides des propriétaires, le nombre des propriétés soit resté le même. Les noms anciens sont restés ; l’étendue de chacune d’elles n’a pas varié. La surface du sol est donc encore celle d’un sol très morcelé. Il ne s’est pas encore formé, sur le territoire de ces deux villes, une seule grande propriété; il s’est seulement formé de riches propriétaires. Il n’y a pas encore de latifundia, mais il y a déjà d’assez grandes fortunes foncières.

Nous observons dans ces mêmes inscriptions que, le plus souvent, les domaines d’un même propriétaire sont situés en divers lieux; il est bien peu probable qu’ils doivent jamais se rejoindre. Il arrive pourtant plusieurs fois que les quatre ou cinq fundi d’un même homme sont contigus. En ce cas, l’inscription les groupe en une sorte de faisceau, c’est-à-dire que, tout en laissant à chacun d’eux son nom propre, elle fait pourtant de ces quatre ou cinq petits domaines un même corps et ne donne qu’un seul chiffre d’estimation pour l’ensemble. Ce petit détail est significatif. C’est le commencement et l’annonce du moment où ces quatre ou cinq petites propriétés se fondront et se perdront dans une grande. Mais comme cela est contraire aux vieux usages ruraux, ce sera une révolution qui exigera un temps fort long. Un siècle après notre inscription de Véléia, le jurisconsulte Papinien signale, comme chose assez fréquente, que plusieurs fundi soient réunis en une seule propriété. Ainsi la concentration commence à se faire. Il ajoute que chacun de ces domaines garde encore son nom particulier, mais que l’usage s’établit de désigner l’ensemble par un seul nom. La fusion est lente, on le voit, mais avec le temps elle s’opère. Arrivons au IVe siècle; nous voyons apparaître dans la langue des populations italiennes un terme nouveau, le mot massa. Il signifie précisément un groupe de plusieurs domaines, dont le nom individuel n’a pas encore disparu, mais dont l’ensemble prend un nom unique et qui constituent entre eux une unité nouvelle : le grand domaine.

Ces observations donnent à penser que c’est par le groupement insensible et lent des propriétés petites et moyennes que la grande propriété s’est formée. Elle est aussi venue d’une autre source. On sait qu’au début de la période impériale il se trouvait dans toutes les provinces et même en Italie de grands espaces de terre boisés ou montueux dont le sol était d’une culture difficile. On les appelait des saltus. Ils n’avaient, à l’origine, presque aucune valeur. Mais cette société romaine était laborieuse ; elle se mit à les cultiver. L’état en garda pour lui un certain nombre et y plaça des colons. Les villes en prirent à leur compte et les affermèrent. Les particuliers en acquirent et les mirent en valeur. L’inscription de Véléia mentionne treize saltus, qui sont devenus propriétés privées, sans compter ceux qui appartiennent à la ville. Les chiffres d’estimation permettent de croire qu’ils sont cultivés. Quatre d’entre eux sont évalués plus de 300,000 sesterces. Or, comme il s’agit ici de mauvaises terres à peine défrichées et qui étaient naguère de nulle valeur, ces chiffres donnent à penser que les quatre saltus étaient fort étendus. Nous ne nous tromperons guère en les comptant comme de grandes propriétés, dont la valeur ira croissant avec le temps. Nous pensons que, parmi les grands domaines de l’époque impériale, il en est beaucoup qui se sont formés de cette façon. C’est le défrichement qui en a été l’origine. Qu’on relise le passage où Columelle parlait de ces vastes espaces dont le propriétaire ne pouvait pas faire le tour à cheval, on verra d’après sa phrase elle-même qu’il veut parler de saltus et que ces saltus sont encore à moitié en friche. Les propriétaires dont il parle sont de grands entrepreneurs de défrichemens. Columelle donne à entendre que leur spéculation n’est pas toujours heureuse. Beaucoup se ruinent visiblement, parce qu’ils n’ont pas assez de bras à mettre sur ces grands espaces, et l’agronome prudent conseille de ne pas les imiter. Mais ceux qui réussissaient pouvaient arriver, avec le temps et à force de travail, à constituer d’immenses et magnifiques propriétés. Tel est le saltus qui est décrit par Julius Frontin : « Il appartient à un seul propriétaire et il est pourtant aussi vaste que le territoire d’un municipe ; vers le milieu du terrain s’élèvent les constructions qui forment la demeure du maître ; à distance et tout autour s’étend une ceinture de petits villages où habite tout un peuple de cultivateurs. » Terre et paysans, bien entendu, appartiennent au propriétaire. Frontin ajoute que les domaines de cette nature se rencontrent assez fréquemment en Italie, plus souvent dans les provinces.


III.. — LE DOMAINE RURAL EN GAULE.

La Gaule était alors une province de l’empire. Conquise, mais non asservie, elle faisait partie de la société romaine. Assez vite elle devint romaine par la langue, par les mœurs, par les croyances, par les institutions politiques et par le droit. Ce qu’elle conserva de son passé fut ce qui se conciliait avec les habitudes romaines. Rien n’autorise l’historien à penser que la propriété rurale y fût constituée autrement qu’en Italie. Avant la conquête, elle avait déjà pratiqué le droit de propriété sur le sol. Elle avait connu ce que les Romains appelaient « la terre séparée, distincte, limitée, » ager divisus et limitatus, c’est à-dire la pleine propriété privée. César fait observer que les juges gaulois avaient à vider cette sorte de procès qui n’existent qu’entre propriétaires, des procès sur les héritages et sur les limites des immeubles. Le domaine ou fundus était donc déjà dans les habitudes gauloises.

Probablement, les mêmes variétés qu’il y avait dans le régime politique et social des divers peuples de la Gaule se reproduisaient dans la nature et dans l’étendue du domaine rural. Croire qu’il existât un type uniforme serait certainement une erreur ; la Gaule avait eu deux siècles de révolutions. Là où l’état était démocratique ou monarchique, la propriété foncière pouvait être très morcelée. Mais l’aristocratie était encore maîtresse chez le plus grand nombre des peuples ; aussi était-ce la grande propriété qui prévalait. Cette propriété était d’une nature assez particulière. Elle se rattachait au régime de l’antique famille gauloise, c’est-à-dire du clan. En principe, la terre appartenait non aux individus, mais à la famille entière. En fait, elle était le domaine du chef seul, et tous les parens, tous les cliens, tous les serviteurs en avaient une jouissance commune sous l’autorité de ce chef. Unité de propriété, communauté de jouissance, telles avaient été les règles primitives de ce vieux régime de propriété familiale. Mais ces règles, un peu idéales, s’étaient altérées avec le temps. La communauté de jouissance s’était changée en une communauté d’oppression, et la masse des cultivateurs, réduite à la condition de tenanciers sans droits précis, formait cette « plèbe » dont par le César et qu’il dit être « si voisine de l’esclavage. » Les descendans des anciens chefs de clans, auxquels César donne le nom de « chevaliers, » étaient moins des chefs de famille que de très riches propriétaires fonciers. Chacun d’eux vivait entouré d’une troupe nombreuse de serviteurs, presque de vassaux, qu’il ne pouvait visiblement nourrir qu’avec les fruits de terres immenses. Voyez ces personnages dont César trace le portrait : Orgétorix possède 10,000 serfs ; Indutiomare peut lever une petite armée parmi ses hommes ; Ambiorix, dans sa vaste demeure entourée de forêts, a assez de serviteurs et de commensaux pour arrêter un moment la cavalerie romaine ; l’Aquitain Litavic est entouré d’un nombreux groupe de cliens ; l’Arverne Vercingétorix, tout jeune encore et inconnu, possède assez de cliens et de serviteurs sur ses terres pour s’en faire une armée; c’est avec ses paysans qu’il s’empare de la ville de Gergovie et se fait roi. De tels faits donnent une idée du régime de grande propriété que César trouva établi en Gaule.

La conquête romaine ne le transforma pas brusquement. Rome n’enleva pas aux Gaulois leurs terres. S’il y eut des confiscations, elles furent peu nombreuses. Plusieurs causes toutefois modifièrent insensiblement l’état du sol. D’abord, si les Romains ne s’emparèrent pas des terres en vertu du droit du vainqueur, ils en achetèrent beaucoup. On sait bien que leur habitude, après chaque conquête, était de spéculer en grand sur les terres mêmes qu’ils laissaient aux vaincus. En acheter leur était facile, puisqu’ils avaient beaucoup de capitaux et que les Gaulois en avaient peu. Leurs jurisconsultes proclamaient, d’ailleurs, qu’en droit tout le sol provincial appartenait à l’état romain ; c’était assez pour qu’en fait ils pussent mettre la main sur tout ce qu’ils voulaient et au prix qu’ils voulaient. Ce n’était pas, d’ailleurs, pour s’y établir ; car on n’a connaissance d’aucune famille italienne qui se soit établie à demeure dans ce qu’on appelait les trois Gaules ; mais il n’est guère douteux, étant donné l’esprit des sociétés financières romaines, qu’il ne se soit fait un grand mouvement d’affaires sur les immeubles et qu’une notable partie du sol gaulois n’ait pris une nouvelle forme. Les dettes municipales, contractées surtout pour payer les impôts aux procurateurs impériaux, paraissent avoir été l’un des principaux moyens dont usa la spéculation romaine. Plus tard, le clergé druidique disparut, et l’on aperçoit aisément qu’une grande quantité de terres fut alors sécularisée. Ajoutons que quelques colonies furent fondées, les unes au profit de légionnaires de l’empire, les autres au profit de Germains admis à titre de sujets; ces colonies, d’ailleurs peu nombreuses, furent certainement des territoires de petite propriété. Ce qui eut des conséquences plus graves encore, ce fut le changement qui s’opéra dans les mœurs mêmes des Gaulois et par leur propre volonté. Nous savons, en effet, que les chefs des plus riches et des plus grandes familles sollicitèrent et obtinrent le titre de citoyen romain. S’ils jugeaient ce titre si enviable, c’était visiblement parce qu’il donnait à la fois plus de dignité à leur personne et plus de valeur à leurs terres, et la raison de cela s’aperçoit aisément. Mais aussi ce titre imposait à ceux qui l’obtenaient l’obligation de suivre désormais le droit romain. Il fallait donc renoncer à l’ancien droit du clan. Dès lors, la vieille règle de l’indivisibilité du domaine fut laissée de côté. La terre se partagea. Elle changea de mains, on la vendit, on la légua. Elle entra en circulation, et, à chaque mouvement, elle se morcela. Les anciens latifundia gaulois disparurent donc, non par une transformation violente, mais par l’action insensible des nouvelles mœurs et des nouveaux intérêts. De là cette conséquence : les domaines ruraux que nous trouverons en Gaule au commencement du moyen âge De seront plus les anciens domaines des dans gaulois. Ils en seront issus peut-être, pour une grande partie, mais après les modifications et les morcellemens que l’usage du droit romain y aura introduits. Ils ressembleront assez exactement aux domaines ruraux de l’Italie. Comparez le fundus des chartes de Ravenne et des lettres de Grégoire le Grand, au fundus ou à la villa des chartes mérovingiennes; les différences ne sont pas appréciables. Il n’est pas jusqu’aux noms qui ne soient de même nature. Les domaines gaulois ne portent plus ni noms qui rappellent les clans, ni noms géographiques, sauf de très rares exceptions ; ils portent presque tous, conformément à l’usage romain, des noms de propriétaires.

Dans la Gaule romaine comme en Italie, les domaines avaient une étendue fort inégale. Il y en eut sans nul doute de très petits, bien qu’il ne semble pas que la population libre ait jamais été assez nombreuse dans les campagnes pour qu’un régime de petite propriété ait pu prévaloir. Cette petite propriété n’occupa donc qu’une faible partie du sol gaulois ; la moyenne et la grande propriété en couvrirent la plus grande partie. Sur ce point, d’ailleurs, les documens précis nous manquent. Tacite parle des villœ du Gaulois Civilis, de la villa de Cruptorix, mais il n’en dit pas l’étendue. Il nous faut arriver jusqu’à Ausone pour avoir une description quelque peu nette d’un domaine gaulois. Ausone possède une propriété patrimoniale dans le pays de Bazas. Elle est à ses yeux fort petite ; il l’appelle une villula, un herediolum, et il faut « toute la modestie de ses goûts » pour qu’il s’en contente. Encore voyons-nous qu’il y compte 200 arpens de terre en labour, 100 arpens de vigne, 50 de prés et 700 de bois. Voilà donc un domaine de 1,050 arpens qui est réputé petit et qui l’est sans doute par comparaison avec beaucoup d’autres. On croirait volontiers qu’une propriété d’un millier d’arpens n’était, aux yeux de ces hommes, que de la moyenne propriété. Les domaines que décrit Sidoine Apollinaire, sans en donner la mesure, paraissent être plus grands. Le Taionnacus comprend a des prés, des vignobles, des terres en labour. » l’Octavianus renferme « des champs, des vignobles, des bois d’oliviers, une plaine, une colline. » l’Avitacus « s’étend en bois et en prairies, et ses herbages nourrissent force troupeaux. » l’écrivain ne nous dit pas quelle est l’étendue du Voroangus et du Prusianus ; mais nous remarquons dans sa description que, les deux domaines étant contigus, la distance qui sépare les deux maisons de maître est trop grande pour qu’on la parcoure à pied ; « c’est une courte promenade à cheval. » Visiblement, ces deux domaines devaient être considérables. Voyez, un peu plus tard, la villa Sparnacum, qui, dans un moment de crise, est vendue 5,000 livres pesant d’argent; voyez encore la villa Floriacus et tant d’autres qui sont mentionnées dans des chartes postérieures de très peu à l’époque romaine ; il n’est pas douteux que ce ne fussent de grands domaines.

Encore faut-il se garder de l’exagération. Se figurer d’immenses latifundia serait une grande erreur. Qu’une région ou un canton entier appartienne à un seul propriétaire, c’est ce dont on ne voit aucun exemple ni en Italie, ni en Gaule, ni en Espagne. Rien de semblable n’est signalé ni par Ammien Marcellin, ni par Symmaque, ni par Sidoine Apollinaire, ni par Salvien, ni par les chartes de Ravenne. Notre impression générale, à défaut d’affirmation sûre, est que les grands domaines de l’époque impériale ne dépassent guère l’étendue qu’occupe aujourd’hui le territoire d’un village. Beaucoup n’ont que celle de nos petits hameaux. Et au-dessous de ceux-ci il existe encore un assez bon nombre de propriétés plus petites. Il est encore une remarque qu’on peut faire. Nous savons par les écrivains du IVe siècle qu’il s’est formé à cette époque une classe de très grands propriétaires fonciers. C’est un des faits les plus importans et les mieux avérés de cette partie de l’histoire. Or, ces grandes fortunes sur lesquelles nous avons quelques renseignemens, ne se sont pas formées par l’extension à l’infini d’un même domaine. C’est par l’acquisition de nombreux domaines fort éloignés les uns des autres qu’elles se sont constituées. Les plus opulentes familles de cette époque ne possèdent pas un canton entier ou une province ; mais elles possèdent vingt, trente, cinquante domaines épars dans plusieurs provinces, quelquefois dans toutes les provinces de l’empire. Ce sont là ces patrimonia sparsa per orbem dont parle Ammien Marcellin. Telle est la nature de la fortune terrienne des Anicius, des Symmaque, des Tertullus, des Grégorius en Italie; des Syagrius, des Paulinus, des Ecdicius, des Ferréolus en Gaule. Il est digne d’attention que les immenses fortunes du IVe siècle n’aient rien changé à l’étendue désormais fixée du domaine rural.

Ici se pose une question : à côté du domaine le village existait-il, et quel était le rapport entre eux? Les hommes de nos jours sont accoutumés à voir le sol des campagnes réparti en villages et non pas en domaines ; ce que nous appelons un village est une agglomération d’une cinquantaine ou d’une centaine de familles qui sont propriétaires du sol ; et elles forment entre elles un groupe administratif, une commune rurale, dans laquelle les diverses propriétés sont comprises et fondues. En était-il de même à l’époque où se place notre présente étude? Une des propensions les plus dangereuses des historiens modernes est de transporter dans le passé les faits et les idées auxquels le présent a habitué leur esprit. On se représente donc involontairement cette époque lointaine à l’image du temps actuel. On a même quelque peine à supposer que le pays ait pu n’être pas partagé en villages comme il l’est aujourd’hui. Il faut pourtant examiner ce problème avec une pleine indépendance d’esprit.

Observons d’abord si les Romains se faisaient la même idée que nous du village. Sur ce point, la langue latine, que la Gaule parlait comme l’Italie au temps de l’empire, fournit un renseignement qui n’est pas à négliger. On y peut remarquer qu’elle ne contient pas un seul terme qui réponde exactement à l’idée que le mot village représente aujourd’hui. Le terme pagus désignait une circonscription rurale, une région plus ou moins étendue, ce que nos paysans appellent encore aujourd’hui un pays, mais il ne s’appliquait pas proprement à un corps d’habitations tels que sont nos villages ; c’est ce que montrent très bien les centaines d’exemples où nous le trouvons employé. Le terme vicus, à l’opposé, contenait en soi l’idée de constructions agglomérées, mais non pas spécialement celle d’habitations rurales ; car il s’appliquait tout autant à un quartier d’une ville, à une rue, à un carrefour. Il pouvait sans doute se dire d’un village, mais son sens propre et intrinsèque n’était pas celui de village. Quant au terme villa, il ne désignait jamais un village, mais toujours un domaine. Il est singulier que la langue latine, qui possédait plusieurs termes pour rendre avec précision l’idée de domaine, n’en ait possédé aucun qui exprimât nettement celle de village. Cela étonnera moins si l’on songe que, même en français, le mot village, avec la signification qui s’y attache aujourd’hui, ne date que de quatre ou cinq siècles. Il y a eu, on le devine bien, de très graves raisons pour que le langage humain se passât si longtemps de ce terme ou de tout autre terme équivalent.

Le village ne fut jamais dans l’antiquité romaine un groupement officiel et légal. Nous ne voyons pas que l’ager romanus ait été partagé en villages. Caton, Varron, Columelle, dans leurs traités d’agriculture, mentionnent parfois des bourgs qui sont des rendez-vous pour les échanges ou pour les plaisirs, mais ils ne montrent jamais que le domaine rural qu’ils décrivent fasse partie intégrante d’un village ou d’un bourg. Dans l’inscription de Véléia, les trois cents propriétés rurales sont réparties en quatre régions, mais non pas en villages, et elles font toutes partie du territoire de la cité. L’agellus d’Horace dépend de la petite ville de Varia, mais n’a aucune relation avec un village. On observe avec quelque surprise dans les livres des arpenteurs romains, ou agrimemores, que ces hommes qui par profession ne s’occupent que des choses rurales, ne décrivent jamais de villages. Pour eux, il n’existe que des villes, des cités, des municipes. Lorsque l’état fondait une colonie et qu’en donnant des terres à ses légionnaires il les transformait en petits paysans, il ne les établissait jamais dans des villages ; c’était une ville qu’il fondait, et il distribuait à ces colons le territoire de la ville nouvelle ; en sorte que ces paysans n’étaient pas des villageois, mais des citadins; ils n’étaient pas membres de petites communes rurales, mais citoyens d’une ville. L’absence de villages là où il nous paraîtrait le plus naturel d’en trouver, est un fait bien significatif.

Ce n’est pas à dire qu’il n’existât très souvent des groupes d’habitations rurales, semblables matériellement à nos villages. On les appelait vici. Le mot revient fréquemment chez les écrivains et dans les lois. Mais il faut faire attention que ces vici ne sont pas toujours des communes rurales, ne sont même pas toujours des agglomérations de paysans libres. Dans nombre d’exemples, le vicus est un petit groupe de cabanes où vivent les esclaves ou les colons d’un propriétaire. Il est visible qu’en ce cas le vicus ne ressemble en rien à nos villages modernes. Il est une dépendance de la villa du maître, de même qu’au moyen âge un petit village dépendra du château. Il peut même arriver qu’un seul propriétaire possède plusieurs de ces hameaux de colons autour de sa demeure. Dans le passage de Julius Frontin que nous avons déjà cité, plusieurs petits hameaux sont comme les membres inférieurs du domaine d’un grand propriétaire. Ainsi, au lieu que le domaine fasse partie d’une commune rurale, comme de nos jours, c’est souvent le village qui fait partie du domaine ou qui lui est subordonné.

Il n’est pas douteux, d’autre part, qu’il n’ait existé aussi des villages d’hommes libres. Quelques domaines se trouvant contigus ou voisins, les propriétaires n’avaient qu’à rapprocher leurs demeures; ils formaient un groupe, un vicus, et cela devenait une sorte de village. Les inscriptions en montrent plusieurs qui constituaient de véritables associations ; les membres étaient vicani entre eux; ils pouvaient s’entendre pour des travaux d’utilité générale, avoir une caisse commune, élire une sorte de magistrat entre eux. Mais la loi ne donnait pas à ces groupes une véritable individualité. Le groupe rural était toujours une partie intégrante de la ville, de la cité, du municipe. « Si vous êtes né dans un vicus, dit le jurisconsulte, vous êtes réputé natif de la ville dont ce vicus fait partie.» Il serait d’ailleurs très téméraire de supposer qu’il n’y eût qu’un seul type d’agglomérations rurales. On trouve dans les écrivains, notamment dans Grégoire de Tours, la mention de plusieurs vici d’époque romaine qui étaient certainement de fort gros bourgs et qui sont devenus des villes; nous pourrions citer ainsi Amboise, Loches, Brioude, Riom. Nous ne voyons pas comment ils étaient constitués, mais l’importance qu’ils avaient déjà permet de penser qu’ils étaient moins des villages que de petites villes; si on les appelait vici, c’était peut-être pour marquer qu’ils ne formaient pas des corps indépendans et étaient subordonnés à une cité. Ce qui avait un caractère plus exclusivement rural, c’était les metrocomiœ, véritables communautés de paysans sous l’autorité de l’état : institution singulière, que nous ne faisons qu’indiquer ici, parce que c’est en Orient qu’elle a été en vigueur et qu’elle n’a rien produit d’appréciable en Gaule ni en Italie. Ainsi, toutes les variétés de groupes se rencontraient çà et là sur le vaste sol de l’empire. Mais ce qui ne se voyait pas, c’était un système général de villages comme celui que nous voyons dans la plupart des états modernes. Des milliers d’agglomérations rurales existaient certainement ; mais la commune rurale, comme institution régulière et universelle, n’existait pas. Nous arrivons donc à cette conclusion que, dans la société de l’empire romain, l’unité rurale n’était pas le village, mais le domaine. Ce domaine, en général, ne faisait pas partie d’un village ; c’était plus souvent le village ou le hameau qui faisait partie du domaine. Le domaine avait, plus que le village, son individua- lité légale et sa vie propre. Surtout si nous nous plaçons au IVe ou au Ve siècle, c’est-à-dire dans une époque de grande propriété, nous pouvons dire que le sol se répartissait plutôt en domaines qu’en villages.

Or cette constitution rurale de la fin de l’empire a eu les plus graves conséquences pour la suite de l’histoire. On pourra observer plus tard que nos villages modernes sont issus, pour les neuf dixièmes, non pas d’anciens villages, mais d’anciens domaines. De là vient que la plupart de nos villages portent des noms qui dérivent de noms d’anciens propriétaires. Plusieurs les ont changés contre des noms de saints, à partir du VIe siècle, mais on a souvent conservé le souvenir des noms de propriétaires qu’ils avaient eus antérieurement. Cette origine de nos villages explique aussi la nature des communaux. Ils ne remontent pas, ainsi qu’on l’a supposé, à d’antiques associations de cultivateurs libres, dont on ne constate nulle part l’existence en Gaule. Ils n’ont aucun rapport avec les biens des villes, qui existaient déjà sous l’empire, et ils viennent d’une tout autre source. Les communaux de villages dérivent des domaines ; chaque communal ne fut, à l’origine, que la partie du domaine que le propriétaire laissait à la jouissance commune de ses paysans. C’est une vérité qui sera expliquée quand nous poursuivrons l’histoire des domaines à travers le moyen âge.


IV. — LA CULTURE PAR LE GROUPE D’ESCLAVES.

Il faut maintenant pénétrer dans l’intérieur du domaine et voir la population qui y habitait. Nous y trouvons d’abord les esclaves du propriétaire. Les sociétés anciennes avaient dans l’esprit une idée que nous n’avons plus, à savoir que le même droit de propriété qui s’exerçait sur la terre pouvait aussi s’exercer sur des personnes humaines. Ce principe est l’essence et le fond de la servitude antique. Les hommes n’y mettaient pas toujours une pensée d’oppression ou d’abjection ; mais ils y mettaient toujours cette pensée qu’un homme était propriétaire d’un autre homme. On disait de l’esclave que c’était une res ; n’allons pas traduire ce mot par « une chose ; » nul ne doutait que l’esclave ne fût un être humain, et la preuve de cela est qu’on lui donnait part au culte, aux prières, aux réjouissances de la famille, à son tombeau même, et qu’il avait droit au repos les jours de fête. Le mot res, dans la langue usuelle et surtout dans la langue du droit, se disait de tout ce qui était objet de propriété. En ce sens, l’esclave était une res. Cela voulait dire que, sans cesser d’être homme, il appartenait à quelqu’un. Les jurisconsultes romains le définissent « celui qui est soumis au droit de propriété d’un autre. » Tel est le principe dont nous devons partir si nous voulons comprendre exactement l’esclavage antique et toutes les institutions qui en sont dérivées.

Les mêmes règles de droit qui régissaient la propriété de la terre régissaient aussi celle de l’esclave. Comme elle, il était une propriété héréditaire : il passait du père au fils, du parent au parent. Il pouvait être légué. Il pouvait être donné en dot. Il pouvait être vendu. On peut même remarquer que, dans le droit ancien, l’esclave était res mancipi, comme la terre. La vente en était soumise aux mêmes formalités que celle d’un bien foncier. Le maître de l’esclave avait le même pouvoir sur lui que sur tout autre objet possédé : il pouvait le prêter, le louer, le céder en usufruit, le mettre en gage. Toutes les opérations qui pouvaient se faire sur un meuble ou sur un immeuble, se faisaient aussi sur l’esclave. Si l’esclave s’enfuyait, on disait qu’il volait son maître, et cela était vrai suivant la manière de penser des anciens; par sa fuite, il dérobait à son maître sa propre personne. Aussi le maître avait-il le droit de le poursuivre et de le rechercher dans la maison d’autrui. Donner asile à un esclave n’eût pas été un acte de charité, mais un vol.

L’homme libre qui tuait l’esclave d’un autre en payait le prix au maître, comme il l’eût indemnisé de la perte de toute autre propriété. En retour, le maître avait à répondre en justice des délits commis par son esclave au préjudice des tiers, et sa responsabilité allait tout au moins jusqu’à l’abandon noxal. Si l’esclave avait commis un crime par l’ordre de son maître, c’était le maître qui était poursuivi et l’esclave était réputé innocent. Le maître avait eu, dans l’ancien droit, une juridiction illimitée sur l’esclave. Juge naturel et unique de ses fautes, il avait pu prononcer contre lui la peine de mort. La législation impériale n’enleva pas aux maîtres ce droit de justice, mais elle le restreignit, et elle leur retira la faculté de condamner à la peine capitale.

L’infériorité de l’esclave tenait surtout à ce qu’il ne pouvait jamais invoquer les lois. Cela ne surprend pas si l’on songe à la manière dont le droit civil s’était formé dans les premiers âges des sociétés. Le droit civil était né, sinon de la religion de la cité, au moins en même temps qu’elle; il était issu des mêmes conceptions de l’âme; aussi n’avait-il pu exister qu’entre citoyens. L’esprit n’avait pas même aperçu la possibilité qu’il fût appliqué à l’esclave. Donc l’esclave ne pouvait poursuivre aucune action en justice. Il ne pouvait être ni demandeur, ni défendeur, ni témoin. Même les droits de famille n’existaient pas pour lui. N’oublions pas que, dans les idées des anciens, les droits de famille faisaient partie intégrante du « droit civil » et n’avaient d’existence qu’à condition de se confondre avec lui. L’esclave, aux yeux de la loi, n’était jamais ni mari ni père. Sa compagne et les enfans de sa compagne appartenaient au maître, non à lui. N’ayant pas pu contracter « justes noces, » il ne pouvait avoir ce que la loi appelait justi liberi. De là cette conséquence qu’il ne pouvait ni hériter de son père ni transmettre à ses enfans. Il n’y avait pas pour lui de droit de propriété. L’esclave n’était jamais propriétaire ni d’un immeuble ni même d’un objet mobilier. Ce que les anciens appelaient pécule était tout autre chose que la propriété et était régi par des règles opposées. Ce pécule d’esclave appartenait virtuellement au maître, était censé venir de lui, et pouvait toujours être repris par lui. Les jurisconsultes professent « qu’il ne se peut pas que l’esclave ait des biens à soi. » Lui qui est possédé, comment posséderait-il ? Ce qu’il acquérait ou paraissait acquérir, il ne l’acquérait que pour son maître. Il est vrai que nous voyons dans le Digeste que ce même esclave, qui ne pouvait pas hériter de son propre père, pouvait être institué héritier par n’importe quel homme libre. Mais cela signifiait que le maître de cet esclave acquérait par lui tout l’actif d’une succession. Cette sorte d’institution d’héritier était une fiction légale. Quant à tester lui-même, l’esclave n’y devait pas songer, à moins que des maîtres aussi indulgens que Pline le jeune ne l’y eussent autorisé. Mort, son pécule appartenait de plein droit au maître. Encore devons-nous bien comprendre l’idée qui s’attachait à cette sorte de succession. Il ne s’agissait ici ni d’hérédité ni de legs; nul n’avait la pensée que le maître pût hériter de son esclave. Le maître, en saisissant le pécule, ne faisait que reprendre en sa main un bien qui n’avait jamais cessé d’être à lui.

Telle était la condition sociale des esclaves. Regardons-les maintenant sur le domaine rural. Le maître est propriétaire de ses esclaves comme de sa terre. Il emploie les uns à cultiver l’autre. La troupe d’esclaves qui occupe un domaine s’appelle familia. Ne croyons pas que l’emploi de ce mot impliquât quelque pensée morale ou charitable ; ce serait une erreur ; le terme familia, dans l’ancienne langue latine, signifiait un patrimoine, un corps de biens, un ensemble de meubles ou d’immeubles, où l’esclave avait naturellement sa place. Cette troupe se divisait en deux parties bien distinctes, que la langue appelait familia urbana et familia rustica, La première de ces expressions s’appliquait, non pas à des esclaves vivant à la ville, mais à ceux des esclaves du domaine qui étaient occupés au service personnel du maître. Ainsi, la maison de campagne pouvait contenir des valets de chambre, des cuisiniers, des chasseurs ou veneurs comme ceux dont par le Pline, des courriers, des secrétaires, des copistes ; tout cela formait, même à la campagne, la familia urbana. La familia rustica comprenait tous ceux qui étaient employés à faire valoir la terre.

Déjà le vieux Caton avait fait le calcul du nombre d’esclaves qui étaient nécessaires à une exploitation rurale, suivant l’étendue et suivant le mode de culture. Pour 240 arpens d’oliviers, il avait compté qu’il n’en fallait que 13. Il en fallait 16 pour 100 arpens de vigne. Pour les terres en labour, un autre agronome, Saserna, comptait douze hommes pour 100 arpens. Ces chiffres sont dignes d’attention. Nous ne pensons pas que la culture libre de nos jours emploie autant d’hommes sur la même étendue. Saserna compte quatre jours de travail d’esclave pour labourer 1 arpent de 25 ares. L’esclave ne fournissait donc pas un travail très intense. Ajoutez à cela que, suivant le même écrivain, il fallait compter treize jours de repos sur quarante-cinq. Quoi qu’il en soit, nous voyons que l’usage ordinaire était que chaque esclave eût à cultiver 6 arpens en vigne ou 8 arpens en labour. Retenons ces chiffres ; nous les retrouverons à une autre époque.

Une expression nous frappe dans les textes anciens. Les esclaves qui cultivent un domaine sont appelés instrumentum fundi. Quand Varron et Columelle se servent de cette expression, ils ne veulent pas dire que l’esclave soit un instrument dans le sens moderne du mot, c’est-à-dire une sorte d’outil matériel et inanimé. Comment auraient-ils cette pensée, eux qui, dans leurs écrits, recommandent de traiter l’esclave en homme, d’avoir pour lui, non-seulement des ménagemens et de la pitié, mais « des égards, de la familiarité, » et même « d’écouter ses avis » au sujet de la culture ; eux enfin qui, sur quarante-cinq jours, lui en laissent treize? c’est que, dans leur langue, le mot instrumentum ne signifie pas instrument; il désigne ce qui « garnit » le domaine. L’esclave figure naturellement dans « la garniture du fonds, » puisque sans lui le fonds ne serait pas cultivé. Varron écrit : « La garniture d’un domaine est de trois sortes ; elle comprend les outils, les animaux, et les esclaves. » Les jurisconsultes disent la même chose en d’autres termes. Lorsqu’un testateur léguait un domaine, il pouvait à son choix le léguer garni ou non garni, instructum ou non instructum ; et, sans doute, il en était de même dans la vente. Lorsqu’un domaine était vendu ou légué « garni, » les esclaves y étaient nécessairement compris; ils passaient donc, avec la terre, au nouveau maître.

Pour surveiller et gouverner les esclaves d’un domaine, il fallait un chef. Le maître n’était pas toujours là. Il avait, lui citoyen, autre chose à faire qu’à diriger ses laboureurs. Il était soldat pour la cité, et faisait souvent campagne. En temps de paix, il devait passer bien des journées aux comices pour entendre des discussions de lois ou prendre part au travail assez long d’une élection. Il lui fallait passer d’autres journées au tribunal, soit comme juge, soit comme avocat, soit comme plaideur. S’il était magistrat, toute son année était donnée gratuitement aux affaires publiques, et il devait ensuite aller gouverner une province. S’il était sénateur, les jours de séance étaient nombreux, surtout sous l’empire. Dans la société romaine, tout le monde travaillait fort, les citoyens comme les esclaves. Seulement, le travail était partagé : aux esclaves, le labeur matériel de la main ; aux citoyens, la lourde charge du travail public et le service militaire.

Il était donc nécessaire que sur chaque domaine rural il y eût un représentant du maître. Or, le premier point à noter ici, c’est que ce chef des esclaves était toujours, lui aussi, un esclave. Il y avait pour cela deux raisons. D’abord, s’il avait été homme libre, chaque levée militaire l’aurait enlevé au domaine ; l’esclave seul était complètement exempt du service de guerre ; il était donc le seul sur qui la terre pût compter. Ensuite, un homme libre aurait eu ses intérêts à part, ses droits, son indépendance vis-à-vis du maître ; il était plus sûr que le maître confiât ses intérêts à un homme qui ne fût rien que par lui, qui n’acquît rien que pour lui, qui fût enfin à sa discrétion. Ce chef des esclaves, esclave comme eux, s’appelait un villicus. On se trompe fort quand on traduit ce mot par fermier. Il n’y a ici rien qui ressemble au fermage. Cet homme n’a aucun contrat, aucun droit sur les récoltes, aucun profit personnel. Il ne travaille que pour le maître, à qui il doit compte de tous les produits de la terre. Le maître l’a choisi pour commander à ses compagnons d’esclavage, pour diriger leurs travaux, pour les punir en cas de négligence. Il est le bras et l’œil du maître.

Pour un domaine de quinze ou vingt esclaves, un villicus suffisait. Sur les grands domaines, le personnel était plus nombreux. Nous trouvons dans Columelle, au début de la période impériale, une description assez nette de la « famille rustique. » Elle peut comprendre jusqu’à plusieurs centaines de personnes. On la distingue en plusieurs catégories suivant la nature des travaux. Les uns sont laboureurs et moissonneurs ; les autres sont vignerons ; d’autres sont bergers. Si le domaine est très grand et les esclaves très nombreux, on les répartit dix par dix, et l’on a ainsi des décuries de laboureurs, des décuries de bergers, des décuries de vignerons. Ce n’est pas tout encore. Parmi les esclaves ruraux on compte des ouvriers. Il y a, en effet, des charrues et des voitures à construire ou à réparer. Il y a sans cesse quelques travaux à faire aux bâtimens et aux toitures. Il y a le blé à moudre, le pain à cuire, les vêtemens à tisser. Le domaine doit avoir en soi tout ce qui est nécessaire à la vie. Il faut, autant que possible, ne rien acheter au dehors et ne pas appeler d’étrangers. Le domaine est un petit monde qui doit se suffire à lui-même. Aussi y trouvons-nous des meuniers, des boulangers, des charrons, des maçons, des charpentiers, des forgerons, des fileuses et des tisseuses pour faire les vêtemens des esclaves, et même des barbiers pour les raser. Comme le village libre, ainsi que nous l’avons dit, n’existe pas ou est rare, il faut que tous les élémens de population qui vivraient dans un village de nos jours existent à l’intérieur d’un domaine rural de l’époque romaine. Mais ces hommes sont de condition servile et appartiennent au propriétaire.

Une hiérarchie de chefs commande à cette population. Chaque décurie de laboureurs, de vignerons ou de bergers a son surveillant ou son instructeur, qu’on appelle monitor. Les divers métiers ont leurs chefs des travaux, magistri operum. Quelques hommes ont des emplois de confiance. L’un est sommelier, cellarius ; il distribua les vivres et le vin. L’autre est économe et tient les registres de compte ; on l’appelle dispensator et son nom restera ; dans les domaines monastiques du moyen âge, ce sera le dépensier. Au-dessus d’eux est le procurateur, procurator; il représente le maître au dehors, il fait pour lui les achats et les ventes, il est son fondé de pouvoirs. A côté est l’agent, actor, dont les fonctions sont assez mal définies et qui paraît avoir été surtout chargé de maintenir le bon ordre dans le domaine, de répartir les corvées, de rendre compte au maître de tout ce qui se passe. N’oublions pas le silentiarius, qui est un surveillant, le custos finium, qui empêche l’étranger de franchir les limites et qui est une sorte de garde-champêtre, enfin le saltuarius, qui est un garde forestier.

Tous ces hommes sont de condition servile. Deux d’entre eux, l’actor et le procurator, peuvent être dans le pays d’assez gros personnages, hautains en proportion de la richesse du maître et souvent redoutés du voisinage ; ils n’en sont pas moins, comme les autres, de simples esclaves. Cela est attesté par les jurisconsultes du Digeste et par nombre d’inscriptions[7]. C’est surtout dans les choses de l’agriculture que l’esprit romain a su mettre la discipline. Or, il était parti de cette idée simple et juste que l’autorité sur les esclaves n’est jamais plus ponctuellement exercée que par d’autres esclaves. Pline le jeune écrit qu’il est un maître fort indulgent ; ses villici et ses actores l’étaient sans doute moins que lui, et par eux l’ordre sévère se maintenait. Encore au Ve siècle, avec le grand adoucissement des mœurs dans la population libre, « les esclaves tremblaient de peur devant l’actor et le silentiaire qui les accablaient de punitions et de coups. » c’est Salvien qui le dit, et il ajoute : « Ils sont terrifiés par ces surveillans, qui sont pourtant des esclaves comme eux, et contre leur dureté ils vont chercher un refuge auprès du maître.»

Au temps de Varron, de Columelle, de Sénèque, beaucoup de ces esclaves ruraux étaient enchaînés. Nous comprenons difficilement quelle était l’espèce de lien ou d’entrave qui pouvait leur laisser la liberté de mouvement nécessaire à un laboureur ou à un vigneron ; mais l’expression vincti, à propos de ces esclaves, revient plusieurs fois dans les écrivains du temps et rien n’indique qu’il faille la prendre au sens figuré. Pline le jeune se vante de n’avoir sur aucun de ses domaines d’esclaves enchaînés. Peu à peu, les mœurs s’adoucissant firent disparaître cet usage dont Salvien ne parle plus, et d’autres améliorations que nous verrons plus loin apportèrent quelque lueur de bien-être dans la vie de l’esclave.

Ce qui caractérise surtout ce mode de culture par des mains serviles et ce qui en fait le principal vice, c’est que le cultivateur ne tirait aucun profit personnel de son labeur. Jamais il ne travaillait pour soi. Il ne travaillait même pas isolément. Il faisait partie d’un groupe, d’une décurie ; il allait avec elle, chaque matin, sur telle partie du domaine que le chef lui indiquait ; avec elle, il allait le lendemain sur une autre partie. Il n’y avait dans son labeur ni intérêt ni personnalité. Nourri et vêtu, recevant chaque jour sa part réglementaire de farine et de vin, et son vêtement de chaque saison, il n’avait rien à gagner ni rien à perdre. Il ne connaissait même pas cette sorte d’attachement que notre paysan éprouve pour le morceau de terre qu’il cultive ; car il ne cultivait pas deux jours de suite le même morceau de terre. Son travail était sans récompense comme il était sans amour. Nous pouvons bien penser que ce travail forcé était lâche, mou, maladroit, souvent à refaire et stérile. L’esclave coûtait peu au maître, mais il lui rapportait peu. Cet esclave n’avait pas non plus sa demeure à lui, sa cabane. Il ne connaissait que la demeure commune. Sa nuit se passait, s’il était d’une nature indocile, dans l’ergastulum en sous-sol ; s’il était laborieux et soumis, dans quelque cellule étroite que son chef lui assignait. Ce n’était pas seulement la liberté qui lui manquait, c’était le chez-soi. Il ne connaissait rien qui lui fût personnel, si ce n’est le châtiment.


V. — LE FERMAGE LIBRE.

Le travail servile n’était pas le seul mode d’exploitation d’un domaine. Il y eut toujours dans la société romaine beaucoup d’hommes libres qui, ne possédant aucune part de sol, ne demandaient qu’à vivre en cultivant le sol d’autrui. Mais le travail libre fut de tout temps un des problèmes sociaux les plus difficiles à résoudre. L’idée qui nous paraît si simple aujourd’hui de louer la terre à un fermier qui en paie la rente, n’a pas été aisément conçue à certaines époques de l’histoire. Elle paraît être entrée assez tard dans l’esprit romain. Le louage de terre n’est pas mentionné par Caton dans son Traité d’agriculture, qui semble pourtant contenir tous les usages ruraux de son époque. il parle de toutes les pratiques qu’il connaît, et il ne parle pas de celle-là. D’où nous pouvons conjecturer que, si elle n’était pas tout à fait inconnue, elle était rarement employée.

Le vieux droit romain (du moins ce qui en est venu jusqu’à nous) ne porte aucun indice du louage de terre. Nous entrevoyons plutôt, dans la première partie de l’histoire romaine, une pratique toute différente. Quelques mots que nous a transmis le grammairien Festus et qui lui étaient venus sans doute de fort loin, nous montrent chaque chef de famille patricienne, chaque pater au sens ancien de ce mot, distribuant des lots de sa terre « aux petites gens. » Ces petites gens sont les cliens, les plébéiens, les prolétaires. De telles distributions, visiblement, ne portent pas sur la propriété, mais seulement sur la jouissance. C’est ce qu’indique nettement l’écrivain quand il ajoute qu’ils distribuaient les lots comme on ferait « à des enfans; » or, dans ce droit ancien, les enfans n’ont jamais la propriété, mais seulement le pécule ; et le pécule peut toujours être repris par le chef de famille. Il ne s’agit donc ici que d’une concession révocable, c’est-à-dire du précaire. Le précaire, dont le droit classique n’a conservé que de faibles restes, a été une des coutumes les plus vigoureuses des premiers siècles de Rome. Il se combinait avec l’institution également puissante de la clientèle. Or, le précaire diffère du louage par trois points essentiels. D’abord il n’est pas un contrat, mais une concession ; Ulpien le définit : « ce qu’on accorde à la prière de quelqu’un. » Puis il n’a pas, comme le louage, un terme fixé d’avance ; il dure « autant que le concédant veut qu’il dure, » et il est rompu par sa seule volonté. Enfin, il ne contient jamais un prix ferme. Ce dernier trait lui donne l’apparence d’une faveur gratuite ; en réalité, cela soumet le précariste à toutes les exigences du propriétaire, qui a la faculté de l’évincer à tout moment. Ce qui caractérise surtout le précaire, c’est qu’il n’est pas un lien de droit ; n’étant pas un contrat, il ne lie pas légalement le concessionnaire ; encore moins lierait-il le concédant. Le précariste ne peut pas prétendre garder la terre un jour de plus que le propriétaire ne le lui permet. Qu’une contestation surgisse entre ces deux hommes, il suffira que le propriétaire prouve qu’il « a accordé en précaire ; » le juge devra dire au précariste : « Ce que tu occupes en précaire, restitue-le. » Vieille formule judiciaire qui est encore dans Ulpien, mais que nous trouvions déjà dans Térence et dans les plus anciennes inscriptions.

On peut donc admettre que la concession en précaire fut d’abord la forme préférée des Romains pour faire cultiver le sol par des mains qui ne fussent pas esclaves. Quelques siècles se passent et nous apercevons d’autres usages. Caton ne mentionne ni précaire, ni précaristes. Il signale deux sortes d’hommes libres qui travaillent sur le sol d’autrui. Ou bien ce sont des mercenaires qui louent leur travail et sont payés à la journée. Ou bien ce sont des hommes qui se chargent des parties les plus délicates de la culture et qui acquièrent ainsi un droit sur une part de la récolte. Par exemple, ils donnent la dernière façon à un champ et ils reçoivent la sixième partie du grain ; ils prennent soin d’une vigne et ils ont une part de la vendange. Ce n’est là ni le louage de la terre, ni même le métayage ; c’est simplement un travail à façon payé par une part du produit. Cependant le louage de la terre commence à poindre ; les Grecs l’avaient connu et pratiqué. Il est difficile de dire si les Romains le leur empruntèrent, comme tant d’autres choses, ou s’ils y arrivèrent d’eux-mêmes par une marche assez lente de leur esprit. De ces deux conjectures nous inclinons vers la seconde ; on doit noter, en effet, dans leur louage cette marque bien essentiellement romaine : il se produisit d’abord par un détour et par une sorte de fiction légale. Il se présenta, au début, sous la forme d’une vente. Il fut la vente par l’un, l’achat par l’autre, des produits du sol ; vente et achat faits à l’avance et pour un certain nombre d’années. C’est pour cette raison sans doute que le jurisconsulte Gaius déclare « que la location se rapproche beaucoup de la vente et est soumise aux mêmes règles. » La langue latine porta, d’ailleurs, longtemps la trace de cette primitive conception du louage. Elle l’appelait vente, venditio, et cela était attesté par les formules des baux faits par les censeurs ; le preneur à loyer s’appela longtemps un acheteur, emptor ou redemptor ; et ce terme se rencontre, avec ce sens, dans plusieurs inscriptions. L’idée qui s’attacha d’abord au louage fut donc celle d’une vente, non du fonds, mais des produits, non pour toujours, mais pour un temps. Enfin parut le véritable louage avec son nom spécial : locatio conductio. L’époque est impossible à préciser. On voit cette location très nettement indiquée dans plusieurs lois du dernier siècle de la république. Cicéron en parle comme d’une pratique ordinaire et bien connue qu’il n’a pas besoin de décrire. Varron la signale aussi, en passant, comme chose usuelle. Il cite les contrats de louage, qu’il appelle leges coloniœ, et se contente de rappeler quelques clauses qu’on avait l’habitude d’y insérer.

Ce qui caractérisait le louage et le distinguait des pratiques antérieures, c’est qu’il était un contrat formel, régulier, garanti par le droit. Il était même un contrat bilatéral, et il obligeait également les deux parties. Le propriétaire s’engageait à assurer la jouissance de son bien ; le preneur s’engageait à payer le prix annuel de cette jouissance et à ne pas détériorer le fonds. À ces clauses essentielles les deux parties pouvaient ajouter toutes les clauses qu’il leur plaisait. La durée de ce contrat formé entre deux particuliers était toujours temporaire. Le terme auquel chaque partie devait reprendre sa liberté était ordinairement marqué dans l’acte. Les jurisconsultes mentionnent toujours des baux de cinq ans et nous voyons aussi dans les lettres de Pline que c’était pour cinq ans qu’il louait ses terres. Cela ne prouve pas qu’il n’y eût jamais, de baux plus longs ; mais le bail de cinq ans était sans nul doute le plus habituel, au moins dans les premiers siècles de l’empire. Ce ne fut guère qu’à partir du IVe siècle que l’on préféra les baux à long terme. D’ailleurs, la tacite reconduction était toujours admise. Si, à l’expiration du terme convenu, le fermier restait sur le sol sans opposition du propriétaire, cet accord des deux volontés impliquait la continuation du contrat pour une année et cela pouvait se renouveler indéfiniment.

Ce mode de culture par des mains libres fut d’un grand usage dans la société romaine. Horace, sur la petite terre que Mécène lui avait donnée, avait cinq fermiers. Ces hommes avaient-ils contracté avec lui un bail en bonne forme, il ne le dit pas et nous n’oserions l’affirmer. Ce qui est sûr, c’est que ces « cinq pères de famille qui ont chacun leur foyer, » n’étaient pas des esclaves. Jamais un esclave ne serait qualifié « père » même en poésie, et jamais on ne dirait de lui qu’il a un foyer. Horace nous montre ces mêmes hommes se rendant habituellement à Varia, la ville voisine, et son vers fait bien entendre qu’ils ne s’y rendent pas pour le marché seulement, mais pour les comices. Ils étaient donc citoyens du petit municipe. Fermiers ou métayers, qu’ils eussent un contrat régulier ou une simple convention verbale, ils étaient certainement des cultivateurs libres, et, moyennant une redevance, ils avaient les profits de ce qu’ils cultivaient.

Quarante ans après Horace, columelle, qui écrit un livre sur l’agriculture, recommande le louage de la terre. « Ce que le propriétaire ne peut pas faire valoir lui-même, ce qu’il ne peut pas au moins surveiller de ses yeux, il fera bien de le mettre aux mains d’un fermier. Toute terre, dit-il encore, profite plus dans les mains d’un fermier libre que dans celles d’un villicus esclave. « Il fait, à la vérité, cette réserve qu’on n’aille pas prendre pour fermier un citadin, un habitué du forum ; un tel homme ne manquerait pas de mettre un esclave à sa place, et ce serait la ruine pour la terre avec une série de procès pour le maître. C’est un campagnard qu’il faudra choisir, et l’on s’assurera qu’il réside sur la terre. L’écrivain agronome ajoute quelques conseils, par lesquels nous pouvons voir nettement la situation et les obligations ordinaires de ces fermiers. « Ayez des égards pour eux, dit-il, et ménagez-les. Tenez plutôt à ce qu’ils cultivent bien votre terre qu’à ce qu’ils paient exactement leur fermage. Ne soyez pas trop rigoureux s’ils ne vous apportent pas leur argent aux jours fixés. Soyez indulgent au sujet des petites prestations de bois ou d’autres choses qu’ils doivent ajouter au prix en argent. Surtout faites-en sorte de changer le moins souvent possible de fermier. C’est une terre heureuse que celle qui a des fermiers de père en fils, des fermiers qui y sont nés et qui y sont comme chez eux. » Il nous semble que de ces paroles de Columelle quelques traits caractéristiques se dégagent. Il en ressort au moins que le prix principal est en argent, qu’il s’y ajoute quelques prestations en nature, peut-être quelques corvées, et qu’enfin, bien que les baux soient à court terme, il est assez ordinaire que les mêmes fermiers restent longtemps et que le fils succède au père. L’intérêt bien compris, sans aucune loi, suffit à les retenir.

Pline le jeune, dans ses lettres, par le plus d’une fois de ses fermiers. Un jour, il écrit à l’empereur et lui demande un congé d’un mois pour aller renouveler les baux sur ses domaines de la Cisalpine. Ses fermiers sollicitent des remises d’arriéré, ce qui marque bien qu’il ne s’agit pas d’un métayage à part de fruits, mais d’un véritable fermage en argent. Si nous regardons les jurisconsultes du IIe et du IIIe siècle, nous y trouvons encore les fermiers. Nous devons même noter que ces fermiers sont désignés proprement dans la langue par le terme coloni ; et cela depuis Varron jusqu’à Ulpien. Ce nom s’applique toujours à des hommes libres qui ont contracté une location temporaire et qui en paient un prix en argent. La loi romaine est, par un côté, assez dure au fermier; elle veut que tout ce qu’il possède, tout ce qu’il apporte avec lui sur la culture, et ses outils eux-mêmes, soient le gage du propriétaire ; mais en même temps les jurisconsultes recommandent d’user d’indulgence, et ils font presque une obligation d’accorder des dégrèvemens de fermage et des remises d’arriéré pour peu que la récolte ait été mauvaise.

Il y a, en effet, dans ce fermage romain un point qui est bien digne d’attention. Ces fermiers que nous voyons dans les deux premiers siècles de l’empire, si nous jugeons d’eux d’après ce qu’en disent les jurisconsultes, sont toujours de très petits fermiers. Horace en compte cinq sur son domaine, qui n’est certes pas bien grand, et dont ils occupent à peine la moitié. Relisez ce que Columelle dit de ces hommes, et vous remarquerez qu’il ne lui vient même pas à l’esprit qu’un seul fermier ait pris un domaine entier ; ils sont toujours plusieurs à se partager un fonds de terre. Columelle les place même à côté des esclaves, comme s’il n’y avait pas, à part la dignité d’homme libre, une très grande différence entre les uns et les autres. Les fermiers de Pline sont aussi de fort petites gens, toujours endettés et besogneux. il parle de fermiers à qui le propriétaire a infligé la saisie des gages, et plusieurs fois; aussi sont-ils dans une extrême misère; ils sont même incapables de cultiver, n’ayant plus ni outils ni animaux. Il ne faut donc pas nous faire du fermier romain, en général, l’idée que nous donne le gros fermier de plusieurs sociétés modernes. Il ne ressemble pas à cet homme qui met en valeur des terres de 20, 50, 100 hectares et plus, qui a sous lui un nombreux personnel, qui possède quelques capitaux, qui est aisé et quelquefois riche. Ce gros fermier ne se voit jamais dans ce que nous savons de la société romaine[8]. S’il a existé, il n’a certainement été qu’une exception. L’inscription de Véléia mentionne plusieurs fois des lots de fermiers, qu’elle appelle coloniœ ; ces lots sont bien modestes, car tel domaine avec les huit coloniœ qui en dépendent, n’est évalué en tout que 120,000 sesterces; on peut admettre qu’il y a de 60 à 80 arpens pour l’ensemble et 5 ou 6 pour chaque lot de fermier; c’est à peine la culture d’un seul homme, à peine de quoi nourrir une famille.

Le fermier romain était donc, d’ordinaire, un très chétif cultivateur. Il occupait, non un domaine, mais une parcelle d’un domaine, et il le cultivait de ses bras. Par le peu d’étendue de son lot, il ressemblait plutôt à nos petits métayers qu’à nos fermiers. Fort supérieur à l’esclave par ses droits ou politiques ou civils, il se rapprochait de lui par sa pauvreté. Il y a là des faits et des situations qu’un observateur ne doit pas négliger. On sait en effet qu’à partir du IVe siècle, peut-être même dès le IIIe, le colon n’est plus un homme tout à fait libre; il ne peut plus quitter la terre qu’il occupe, il ne peut pas renoncer à la cultiver. Il est intéressant de noter qu’au temps où il avait été libre, il n’avait pas occupé plus de terre qu’il n’en occupera le jour où il aura cessé de l’être. Le fermier libre et le colon ont donc pu se succéder sur la même parcelle de terrain. Nous montrerons plus loin les circonstances qui ont changé le premier en colon ; qu’il suffise de noter ici que le lot de terre n’a pas changé. La tenure du fermier libre a pu devenir naturellement la tenure du colon.


FUSTEL DE COULANGES.

  1. Les principales sources pour les recherches sont : le recueil des Scriptores rei rusticœ; le recueil des Agrimensores ou Gromatici veteres, édition Lachmann-Rudorff; les Lettres de Pline le jeune, édition Keil ; le Digeste, édition Mommsen, 1870; le Code théodosien, édition Hænel, 1845; le Corpus inscriptionum Latinarum, Berlin, 1863-1885, 10 volumes in-folio. Nous trouverons aussi quelques renseignemens dans Salvien, dans les lettres de Symmaque et de Sidoine-Apollinaire, qui nous conduisent aux chartes de Ravenne, aux lettres de Grégoire le Grand, aux chartes mérovingiennes. — Parmi les travaux modernes, on pourra consulter les ouvrages de Dureau de La Malle, plusieurs dissertations de Savigny, la thèse de M. Ernest Desjardins sur les Tables alimentaires, un article de M. Mommsen, die italische Bodentheilung, dans l’Hermès de 1884. M. Ch. Lécrivain a traité un côté du sujet dans son étude sur la division onciale du fundus romain.
  2. Il y a quelques noms tirés de noms de peuples, comme le Laurentianus et le Tuscus de Pline; mais ce cas est rare.
  3. Voyez Marini, Papiri diplomatici, et Fantuzzi, Monumenti Ravennati. Les portiones et les unciœ y sont sans cesse mentionnées. Dans les chartes écrites en Gaule, je ne trouve pas les unciœ, mais les portiones y sont fréquentes.
  4. Ces hommes étaient dits consortes entre eux. Ce terme, dans lequel il n’existait aucune idée de tirage au sort, venait simplement de ce que, depuis plusieurs siècles, le mot sors signifiait une propriété. Les consortes étaient donc ceux qui se partageaient un domaine. Il se formait entre eux un lien que l’on appelait consortium et qui constituait une réciprocité de droits et d’obligations. Il serait trop long d’en parler ici; nous nous réservons de traiter ailleurs ce point délicat.
  5. Il existait sans nul doute, sur les agri publici, des terres beaucoup plus vastes; ces terres n’étaient pas des domaines, fundi, mais de simples possessions. Les terres de l’ager publicus forment un sujet à part que nous n’étudions pas ici.
  6. Peut-être devrions-nous compter un peu plus; car il résulte de la lettre de Pline qu’on se trouvait alors au milieu d’une crise agricole qui avait fait baisser le prix des terres de 30 pour 100.
  7. Il y a quelques exemples d’un procurator qui est homme libre; mais ces exemples sont rares.
  8. On en trouve seulement sur les grands domaines du fisc impérial; ici, il n’est plus appelé colonus, mais conductor, et il est moins un cultivateur qu’un spéculateur. Les inscriptions du IVe siècle signalent aussi quelques grands fermiers, conductores; mais sous eux existe déjà le colonat.