G. Charpentier (p. 221-245).


IX


Par la ville et par les campagnes environnantes, le docteur Pascal continuait donc ses visites de médecin. Et, presque toujours, il avait au bras Clotilde, qui entrait avec lui chez les pauvres gens.

Mais, comme il le lui avait avoué très bas, une nuit, ce n’étaient guère, désormais, que des tournées de soulagement et de consolation. Déjà, autrefois, s’il avait fini par ne plus exercer qu’avec répugnance, cela venait de ce qu’il sentait tout le vide de la thérapeutique. L’empirisme le désolait. Du moment que la médecine n’était pas une science expérimentale, mais un art, il demeurait inquiet devant l’infinie complication de la maladie et du remède, selon le malade. Les médications changeaient avec les hypothèses : que de gens avaient dû tuer jadis les méthodes aujourd’hui abandonnées ! Le flair du médecin devenait tout, le guérisseur n’était plus qu’un devin heureusement doué, marchant lui-même à tâtons, enlevant les cures au petit bonheur de son génie. Et cela expliquait pourquoi, après une douzaine d’années d’exercice, il avait à peu près abandonné sa clientèle pour se jeter dans l’étude pure. Puis, lorsque ses grands travaux sur l’hérédité l’avaient ramené un instant à l’espoir d’intervenir, de guérir par ses piqûres hypodermiques, il s’était de nouveau passionné, jusqu’au jour où sa foi en la vie, qui le poussait à en aider l’action, en réparant les forces vitales, s’était élargie encore, lui avait donné la certitude supérieure que la vie se suffisait, était l’unique faiseuse de santé et de force. Et il ne continuait ses visites, avec son tranquille sourire, qu’auprès des malades qui le réclamaient à grands cris et qui se trouvaient miraculeusement soulagés, même lorsqu’il les piquait avec de l’eau claire.

Clotilde, parfois, maintenant, se permettait d’en plaisanter. Elle restait, au fond, la fervente du mystère ; et elle disait gaiement que, s’il faisait ainsi des miracles, c’était qu’il en avait en lui le pouvoir, un vrai bon Dieu ! Mais, alors, il s’égayait à lui retourner la vertu efficace de leurs visites communes, racontant qu’il ne guérissait plus personne quand elle était absente, que c’était elle qui apportait le souffle de l’au-delà, la force inconnue et nécessaire. Ainsi, les gens riches, les bourgeois, où elle ne se permettait pas d’entrer, continuaient à geindre, sans aucun soulagement possible. Et cette dispute tendre les amusait, ils partaient chaque fois comme pour des découvertes nouvelles, ils avaient de bons regards d’intelligence chez les malades. Ah ! cette gueuse de souffrance qui les révoltait, qu’ils allaient seule combattre encore, comme ils étaient heureux, lorsqu’ils la croyaient vaincue ! Ils se sentaient récompensés divinement, quand ils voyaient les sueurs froides se sécher, les bouches hurlantes s’apaiser, les faces mortes reprendre vie. C’était leur amour, décidément, qu’ils promenaient et qui calmait ce petit coin d’humanité souffrante.

— Mourir n’est rien, c’est dans l’ordre, disait souvent Pascal. Mais souffrir, pourquoi ? c’est abominable et stupide !

Une après-midi, le docteur alla, avec la jeune fille, voir un malade au petit village de Sainte-Marthe ; et, comme ils prenaient le chemin de fer, pour ménager Bonhomme, ils firent à la gare une rencontre. Le train qu’ils attendaient venait des Tulettes. Sainte-Marthe était la première station, dans le sens opposé, vers Marseille. Et, le train arrivé, ils se précipitaient, ils ouvraient une portière, lorsqu’ils virent descendre la vieille madame Rougon du compartiment, qu’ils croyaient vide. Elle ne leur parlait plus, elle descendit d’un saut léger, malgré son âge, puis s’en alla, l’air raide et très digne.

— C’est le premier juillet, dit Clotilde quand le train fut en marche. Grand’mère revient des Tulettes faire sa visite de chaque mois à Tante Dide… As-tu vu le regard qu’elle m’a jeté ?

Pascal, au fond, était heureux de cette fâcherie avec sa mère, qui le délivrait de la continuelle inquiétude de sa présence.

— Bah ! dit-il simplement, quand on ne s’entend pas, il vaut mieux ne pas se fréquenter.

Mais la jeune fille restait chagrine et songeuse. Puis, à demi-voix :

— Je l’ai trouvée changée, le visage pâli… Et, as-tu remarqué ? elle, si correcte d’habitude, n’avait qu’une main gantée, la main droite, d’un gant vert… Je ne sais pourquoi, elle m’a retourné le cœur.

Lui, alors, troublé aussi, eut un geste vague. Sa mère finirait certainement par vieillir, comme tout le monde. Elle s’agitait trop, elle se passionnait trop encore. Il raconta qu’elle projetait de léguer sa fortune à la ville de Plassans, pour qu’on bâtît une maison de retraite qui porterait le nom des Rougon. Tous deux s’étaient remis à sourire, lorsqu’il s’écria :

— Tiens ! mais c’est demain que nous allons, nous aussi, aux Tulettes, pour nos malades. Et tu sais que j’ai promis de conduire Charles à l’oncle Macquart.

Félicité, en effet, revenait, ce jour-là, des Tulettes, où elle se rendait régulièrement, le premier de chaque mois, pour prendre des nouvelles de Tante Dide. Depuis des années, elle s’intéressait passionnément à la santé de la folle, stupéfaite de la voir durer toujours, furieuse de ce qu’elle s’entêtait à vivre, hors de la mesure commune, dans un véritable prodige de longévité. Quel soulagement, le beau matin où elle enterrerait ce témoin gênant du passé, ce spectre de l’attente et de l’expiation, qui évoquait, vivantes les abominations de la famille ! Et, lorsque tant d’autres étaient partis, elle, démente, ne gardant qu’une étincelle de vie au fond des yeux, semblait oubliée. Ce jour-là, elle l’avait encore trouvée sur son fauteuil, desséchée et droite, immuable. Comme le disait la gardienne, il n’y avait plus de raison pour qu’elle mourût jamais. Elle avait cent cinq ans.

Quand elle sortit de l’Asile, Félicité était outrée. Elle pensa à l’oncle Macquart. Encore un qui la gênait, qui s’éternisait avec une obstination exaspérante ! Bien qu’il n’eût que quatre-vingt-quatre ans, trois ans de plus qu’elle, il lui semblait d’une vieillesse ridicule, dépassant les bornes permises. Et un homme qui vivait dans les excès, qui était ivre mort chaque soir, depuis soixante ans ! Les sages, les sobres, s’en allaient ; lui, fleurissait, s’épanouissait, éclatant de santé et de joie. Jadis, lorsqu’il était venu s’établir aux Tulettes, elle lui avait fait des cadeaux de vin, de liqueurs, d’eau-de-vie, dans l’espoir inavoué de débarrasser la famille d’un gaillard vraiment malpropre, dont on n’avait à attendre que du désagrément et de la honte. Mais elle s’était vite aperçue que tout cet alcool paraissait au contraire l’entretenir en belle allégresse, la mine ensoleillée, l’œil goguenard ; et elle avait supprimé les cadeaux, puisque le poison espéré l’engraissait. Elle en gardait une terrible rancune, elle l’aurait tué, si elle l’avait osé, chaque fois qu’elle le revoyait, plus d’aplomb sur ses jambes d’ivrogne, lui ricanant à la face, sachant bien qu’elle guettait sa mort, et triomphant de ce qu’il ne lui donnait pas le plaisir d’enterrer avec lui le linge sale ancien, le sang et la boue des deux conquêtes de Plassans.

— Voyez-vous, Félicité, disait-il souvent, de son air d’atroce moquerie, je suis ici pour garder la vieille mère, et le jour où nous nous déciderons à mourir tous les deux, ce sera par gentillesse pour vous, oui ! simplement pour vous éviter la peine d’accourir nous voir, comme ça, d’un si bon cœur, chaque mois.

D’ordinaire, elle ne se donnait même plus la déception de descendre chez l’oncle, elle était renseignée sur lui, à l’Asile. Mais, cette fois, comme elle venait d’y apprendre qu’il traversait une crise d’ivrognerie extraordinaire, ne dessoûlant pas depuis quinze jours, sans doute ivre à un tel point qu’il ne sortait plus, elle fut prise de la curiosité de voir par elle-même l’état où il pouvait bien s’être mis. Et, en retournant à la gare, elle fit un détour, pour passer par la bastide de l’oncle.

La journée était superbe, une chaude et rayonnante journée d’été. À droite et à gauche de l’étroit chemin qu’elle avait dû prendre, elle regardait les champs qu’il s’était fait donner autrefois, toute cette grasse terre, prix de sa discrétion et de sa bonne tenue. Au grand soleil, la maison, avec ses tuiles roses, ses murs violemment badigeonnés de jaune, lui apparut toute riante de gaieté. Sous les antiques mûriers de la terrasse, elle goûta la fraîcheur délicieuse, elle jouit de l’adorable vue. Quelle digne et sage retraite, quel coin de bonheur pour un vieil homme, qui achèverait, dans cette paix, une longue vie de bonté et de devoir !

Mais elle ne le voyait pas, elle ne l’entendait pas. Le silence était profond. Seules, des abeilles bourdonnaient, autour de grandes mauves. Et il n’y avait, sur la terrasse, qu’un petit chien jaune, un loubet, comme on les nomme en Provence, étendu de tout son long sur la terre nue, à l’ombre. Il connaissait la visiteuse, il avait levé la tête en grognant, sur le point d’aboyer ; puis, il s’était recouché, et il ne bougeait plus.

Alors, dans cette solitude, dans cette joie du soleil, elle fut saisie d’un singulier petit frisson, elle appela :

— Macquart !… Macquart !…

La porte de la bastide, sous les mûriers, était grande ouverte. Mais elle n’osait entrer, cette maison vide, béante ainsi, l’inquiétait. Et elle appela de nouveau :

— Macquart !… Macquart !…

Pas un bruit, pas un souffle. Le silence lourd retombait, les abeilles seules bourdonnaient plus haut, autour des grandes mauves.

Une honte de sa peur finit par prendre Félicité, qui entra bravement. À gauche, dans le vestibule, la porte de la cuisine, où l’oncle se tenait d’habitude, était fermée. Elle la poussa, elle ne distingua rien d’abord, car il avait dû clore les volets, pour se protéger contre la chaleur. Sa première impression fut seulement de se sentir serrée à la gorge par la violente odeur d’alcool qui emplissait la pièce : il semblait que chaque meuble suât cette odeur, la maison entière en était imprégnée. Puis, comme ses yeux s’accoutumaient à la demi-obscurité, elle finit par apercevoir l’oncle. Il se trouvait assis près de la table, sur laquelle étaient un verre et une bouteille de trois-six complètement vide. Tassé au fond de sa chaise, il dormait profondément, ivre mort. Cette vue la rendit à sa colère et à son mépris.

— Voyons, Macquart, est-ce déraisonnable et ignoble de se mettre dans un état pareil !… Réveillez-vous donc, c’est honteux !

Son sommeil était si profond, qu’on n’entendait même pas son souffle. Vainement, elle haussa la voix, tapa violemment des mains.

— Macquart ! Macquart ! Macquart !… Ah ! ouiche !… Vous êtes dégoûtant, mon cher !

Et elle l’abandonna, elle ne se gêna plus, marcha librement, bouscula les objets. Au sortir de l’Asile, par la route poussiéreuse, une soif ardente l’avait prise. Ses gants la gênaient, elle les retira, les mit sur un coin de la table. Puis, elle eut la chance de trouver la cruche, elle lava un verre qu’elle emplit ensuite jusqu’au bord, et qu’elle s’apprêtait à vider, lorsqu’un extraordinaire spectacle la remua à un tel point, qu’elle le posa près de ses gants, sans boire.

Elle voyait de plus en plus clair dans la pièce, que de minces filets de soleil éclairaient, à travers les fentes des vieux volets disjoints. Nettement, elle apercevait l’oncle, toujours proprement vêtu de drap bleu, coiffé de l’éternelle casquette de fourrure qu’il portait d’un bout de l’année à l’autre. Il avait engraissé depuis cinq ou six ans, il faisait un véritable tas, débordant de plis de graisse. Et elle venait de remarquer qu’il avait dû s’endormir en fumant, car sa pipe, une courte pipe noire, était tombée sur ses genoux. Puis, elle resta immobile de stupeur : le tabac enflammé s’était répandu, le drap du pantalon avait pris feu ; et, par le trou de l’étoffe, large déjà comme une pièce de cent sous, on voyait la cuisse nue, une cuisse rouge, d’où sortait une petite flamme bleue.

D’abord, Félicité crut que c’était du linge, le caleçon, la chemise, qui brûlait. Mais le doute n’était pas permis, elle voyait bien la chair à nu, et la petite flamme bleue s’en échappait, légère, dansante, telle qu’une flamme errante, à la surface d’un vase d’alcool enflammé. Elle n’était encore guère plus haute qu’une flamme de veilleuse, d’une douceur muette, si instable, que le moindre frisson de l’air la déplaçait. Mais elle grandissait, s’élargissait rapidement, et la peau se fendait, et la graisse commençait à se fondre.

Un cri involontaire jaillit de la gorge de Félicité.

— Macquart !… Macquart !

Il ne bougeait toujours pas. Son insensibilité devait être complète, l’ivresse l’avait jeté dans une sorte de coma, dans une paralysie absolue de la sensation ; car il vivait, on voyait un souffle lent et égal soulever sa poitrine.

— Macquart !… Macquart !

Maintenant, la graisse suintait par les gerçures de la peau, activant la flamme qui gagnait le ventre. Et Félicité comprit que l’oncle s’allumait là, comme une éponge, imbibée d’eau-de-vie. Lui-même en était saturé depuis des ans, de la plus forte, de la plus inflammable. Il flamberait sans doute tout à l’heure, des pieds à la tête.

Alors, elle cessa de vouloir le réveiller, puisqu’il dormait si bien. Pendant une grande minute, elle osa encore le contempler, effarée, peu à peu résolue. Ses mains, pourtant, s’étaient mises à trembler, d’un petit grelottement qu’elle ne pouvait contenir. Elle étouffait, elle reprit à deux mains le verre d’eau, que, d’un trait, elle vida. Et elle partait sur la pointe des pieds, lorsqu’elle se rappela ses gants. Elle revint, crut les ramasser, tous les deux sur la table, d’un geste inquiet, à tâtons. Enfin, elle sortit, elle referma la porte soigneusement, avec douceur, comme si elle avait craint de déranger quelqu’un.

Quand elle se retrouva sur la terrasse, au gai soleil, dans l’air pur, en face de l’immense horizon baigné de ciel, elle eut un soupir de soulagement. La campagne était déserte, personne ne l’avait certainement vue ni entrer ni sortir. Il n’y avait toujours là que le loubet jaune, étalé, qui ne daigna même pas lever la tête. Et elle s’en alla, de son petit pas pressé, avec le léger balancement de sa taille de jeune fille. Cent pas plus loin, bien qu’elle s’en défendît, une irrésistible force la fit se retourner et regarder une dernière fois la maison, si calme et si gaie, à mi-côte, sous cette fin d’un beau jour. Dans le train seulement, lorsqu’elle voulut se ganter, elle s’aperçut qu’un de ses gants manquait. Mais elle avait la certitude qu’il était tombé sur le quai du chemin de fer, comme elle montait en wagon. Elle se croyait très calme, et elle resta pourtant une main gantée et une main nue, ce qui ne pouvait être, chez elle, que l’effet d’une forte perturbation.

Le lendemain, Pascal et Clotilde prirent le train de trois heures, pour se rendre aux Tulettes. La mère de Charles, la bourrelière, leur avait amené le petit, puisqu’ils voulaient bien se charger de le conduire à l’oncle, chez lequel il devait rester toute la semaine. De nouvelles disputes avaient troublé le ménage : le mari refusait, décidément, de tolérer davantage chez lui cet enfant d’un autre, ce fils de prince, fainéant et imbécile. Comme c’était la grand’mère Rougon qui l’habillait, il était en effet, ce jour-là, tout vêtu encore de velours noir, soutaché d’une ganse d’or, tel qu’un jeune seigneur, un page d’autrefois, allant à la cour. Et, pendant le quart d’heure que dura le voyage, dans le compartiment où ils étaient seuls, Clotilde s’amusa à lui enlever sa toque, pour lustrer ses admirables cheveux blonds, sa royale chevelure dont les boucles lui tombaient sur les épaules. Mais elle portait une bague, et lui ayant passé la main sur la nuque, elle resta saisie de voir que sa caresse laissait une trace sanglante. On ne pouvait le toucher, sans que la rosée rouge perlât à sa peau : c’était un relâchement des tissus, si aggravé par la dégénérescence, que le moindre froissement déterminait une hémorragie. Tout de suite, le docteur s’inquiéta, lui demanda s’il saignait toujours aussi souvent du nez. Et Charles sut à peine répondre, dit non d’abord, puis se rappela, dit qu’il avait beaucoup saigné, l’autre jour. Il semblait en effet plus faible, il retournait à l’enfance, à mesure qu’il avançait en âge, d’une intelligence qui ne s’était jamais éveillée et qui s’obscurcissait. Ce grand garçon de quinze ans ne paraissait pas en avoir dix, si beau, si petite fille, avec son teint de fleur née à l’ombre. Très attendrie, le cœur chagrin, Clotilde, qui l’avait gardé sur ses genoux, le remit sur la banquette, lorsqu’elle s’aperçut qu’il essayait de glisser la main par l’échancrure de son corsage, dans une poussée précoce et instinctive de petit animal vicieux.

Aux Tulettes, Pascal décida qu’ils conduiraient d’abord l’enfant chez l’oncle. Et ils gravirent la pente assez rude du chemin. De loin, la petite maison riait comme la veille au grand soleil, avec ses tuiles roses, ses murs jaunes, ses mûriers verts, allongeant leurs branches tordues, couvrant la terrasse d’un épais toit de feuilles. Une paix délicieuse baignait ce coin de solitude, cette retraite de sage, où l’on n’entendait que le bourdonnement des abeilles, autour des grandes mauves.

— Ah ! ce gredin d’oncle, murmura Pascal en souriant, je l’envie !

Mais il était surpris de ne pas l’apercevoir déjà, debout au bord de la terrasse. Et, comme Charles s’était mis à galoper, entraînant Clotilde, pour aller voir les lapins, le docteur continua de monter seul, s’étonna, en haut, de ne trouver personne. Les volets étaient clos, la porte du vestibule bâillait, grande ouverte. Il n’y avait là que le loubet jaune, sur le seuil, les quatre pattes raidies, le poil hérissé, hurlant d’un gémissement doux et continu. Quand il vit arriver ce visiteur, qu’il reconnut sans doute, il se tut un instant, alla se poser plus loin, puis recommença doucement à gémir.

Pascal, envahi d’une crainte, ne put retenir l’appel inquiet qui lui montait aux lèvres.

— Macquart !… Macquart !…

Personne ne répondit, la maison gardait un silence de mort, avec sa seule porte grande ouverte, qui creusait un trou noir. Le chien hurlait toujours.

Et il s’impatienta, il cria plus haut :

— Macquart !… Macquart !

Rien ne bougea, les abeilles bourdonnaient, la sérénité immense du ciel enveloppait ce coin de solitude. Et il se décida. Peut-être l’oncle dormait-il. Mais, dès qu’il eut poussé, à gauche, la porte de la cuisine, une odeur affreuse s’en échappa, une insupportable odeur d’os et de chair tombés sur un brasier. Dans la pièce, il put à peine respirer, étouffé, aveuglé par une sorte d’épaisse vapeur, une nuée stagnante et nauséabonde. Les minces filets de lumière qui filtraient à travers les fentes ne lui permettaient pas de bien voir. Pourtant, il s’était précipité vers la cheminée, il abandonnait sa première pensée d’un incendie, car il n’y avait pas eu de feu, tous les meubles autour de lui avaient l’air intacts. Et, ne comprenant pas, se sentant défaillir dans cet air empoisonné, il courut ouvrir les volets, violemment. Un flot de lumière entra.

Alors, ce que le docteur put enfin constater l’emplit d’étonnement. Chaque objet se trouvait à sa place ; le verre et la bouteille de trois-six vide étaient sur la table ; seule, la chaise où l’oncle avait dû s’asseoir portait des traces d’incendie, les pieds de devant noircis, la paille à demi brûlée. Qu’était devenu l’oncle ? Où donc pouvait-il être passé ? Et, devant la chaise, il n’y avait, sur le carreau, taché d’une mare de graisse, qu’un petit tas de cendre, à côté duquel gisait la pipe, une pipe noire, qui ne s’était pas même cassée en tombant. Tout l’oncle était là, dans cette poignée de cendre fine, et il était aussi dans la nuée rousse qui s’en allait par la fenêtre ouverte, dans la couche de suie qui avait tapissé la cuisine entière, un horrible suint de chair envolée, enveloppant tout, gras et infect sous le doigt.

C’était le plus beau cas de combustion spontanée qu’un médecin eût jamais observé. Le docteur en avait bien lu de surprenants, dans certains mémoires, entre autres celui de la femme d’un cordonnier, une ivrognesse qui s’était endormie sur sa chaufferette et dont on n’avait retrouvé qu’un pied et une main. Lui-même, jusque-là, s’était méfié, n’avait pu admettre, comme les anciens, qu’un corps, imprégné d’alcool, dégageât un gaz inconnu, capable de s’enflammer spontanément et de dévorer la chair et les os. Mais il ne niait plus, il expliquait tout d’ailleurs, en rétablissant les faits : le coma de l’ivresse, l’insensibilité absolue, la pipe tombée sur les vêtements qui prenaient feu, la chair saturée de boisson qui brûlait et se crevassait, la graisse qui se fondait, dont une partie coulait par terre, dont l’autre activait la combustion, et tout enfin, les muscles, les organes, les os qui se consumaient, dans la flambée du corps entier. Tout l’oncle tenait là, avec ses vêtements de drap bleu, avec la casquette de fourrure qu’il portait d’un bout de l’année à l’autre. Sans doute, dès qu’il s’était mis à brûler ainsi qu’un feu de joie, il avait dû culbuter en avant, ce qui expliquait comment la chaise se trouvait noircie à peine ; et rien ne restait de lui, pas un os, pas une dent, pas un ongle, rien que ce petit tas de poussière grise, que le courant d’air de la porte menaçait de balayer.

Clotilde, cependant, entra ; tandis que Charles restait dehors, intéressé par le hurlement continu du chien.

— Ah ! mon Dieu, quelle odeur ! dit-elle. Qu’y a-t-il ?

Et, lorsque Pascal lui eut expliqué l’extraordinaire catastrophe, elle frémit. Déjà, elle avait pris la bouteille pour l’examiner ; mais elle la reposa avec horreur, en la sentant humide et poissée de la chair de l’oncle. On ne pouvait rien toucher, les moindres choses étaient comme enduites de ce suint jaunâtre, qui collait aux mains.

Un frisson de dégoût épouvanté la souleva, elle pleura, en bégayant :

— La triste mort ! l’affreuse mort !

Pascal s’était remis de son premier saisissement, et il souriait presque.

— Affreuse, pourquoi ?… Il avait quatre-vingt-quatre ans, et il n’a pas souffert… Moi, je la trouve superbe, cette mort, pour ce vieux bandit d’oncle, qui a mené, mon Dieu ! on peut bien le dire à cette heure, une existence peu catholique… Tu te rappelles son dossier, il avait sur la conscience des choses vraiment terribles et malpropres, ce qui ne l’a pas empêché de se ranger plus tard, de vieillir au milieu de toutes les joies, en brave homme goguenard, récompensé des grandes vertus qu’il n’avait pas eues… Et le voilà qui meurt royalement, comme le prince des ivrognes, flambant de lui-même, se consumant dans le bûcher embrasé de son propre corps !

Émerveillé, le docteur élargissait la scène de son geste vague.

— Vois-tu cela ?… Être ivre au point de ne pas sentir qu’on brûle, s’allumer soi-même comme un feu de la Saint-Jean, se perdre en fumée, jusqu’au dernier os !… Hein ? vois-tu l’oncle parti pour l’espace, d’abord répandu aux quatre coins de cette pièce, dissous dans l’air et flottant, baignant tous les objets qui lui ont appartenu, puis s’échappant en une poussière de nuée par cette fenêtre, lorsque je l’ai ouverte, s’envolant en plein ciel, emplissant l’horizon… Mais c’est une mort admirable ! disparaître, ne rien laisser de soi, un petit tas de cendre et une pipe, à côté !

Et il ramassa la pipe, pour garder, ajouta-t-il, une relique de l’oncle ; tandis que Clotilde, qui avait cru sentir une pointe d’amère moquerie sous son accès d’admiration lyrique, disait encore, d’un frisson, son effroi et sa nausée.

Mais, sous la table, elle venait d’apercevoir quelque chose, un débris peut-être !

— Vois donc là, ce lambeau !

Il se baissa, il eut la surprise de ramasser un gant de femme, un gant vert.

— Eh ! cria-t-elle, c’est le gant de grand’mère, tu te souviens, le gant qui lui manquait hier soir.

Tous les deux s’étaient regardés, la même explication leur montait aux lèvres : Félicité, la veille, était certainement venue ; et une brusque conviction se faisait dans l’esprit du docteur, la certitude que sa mère avait vu l’oncle s’allumer, et qu’elle ne l’avait pas éteint. Cela résultait pour lui de plusieurs indices, l’état de refroidissement complet où il trouvait la pièce, le calcul qu’il faisait des heures nécessaires à la combustion. Il vit bien que la même pensée naissait au fond des yeux terrifiés de sa compagne. Mais, comme il semblait impossible de jamais savoir la vérité, il imagina tout haut l’histoire la plus simple.

— Sans doute, ta grand’mère sera entrée dire bonjour à l’oncle, en revenant de l’Asile, avant qu’il se mette à boire.

— Allons-nous-en ! allons-nous-en ! cria Clotilde. J’étouffe, je ne puis plus rester ici !

D’ailleurs, Pascal voulait aller déclarer le décès. Il sortit derrière elle, ferma la maison, mit la clef dans sa poche. Et, dehors, ils entendirent de nouveau le loubet, le petit chien jaune, qui n’avait pas cessé de hurler. Il s’était réfugié dans les jambes de Charles, et l’enfant, amusé, le poussait du pied, l’écoutait gémir, sans comprendre.

Le docteur se rendit directement chez M. Maurin, le notaire des Tulettes, qui se trouvait être en même temps maire de la commune. Veuf depuis une dizaine d’années, vivant en compagnie de sa fille, également veuve et sans enfant, il entretenait de bons rapports de voisinage avec le vieux Macquart, il avait parfois gardé chez lui le petit Charles des journées entières, sa fille s’étant intéressée à cet enfant si beau et si à plaindre. M. Maurin s’effara, voulut remonter avec le docteur constater l’accident, promit de dresser un acte de décès en règle. Quant à une cérémonie religieuse, à des obsèques, elles paraissaient bien difficiles. Lorsqu’on était rentré dans la cuisine, le vent de la porte avait fait envoler les cendres ; et, lorsqu’on s’était efforcé de les recueillir pieusement, on n’avait guère réussi qu’à ramasser les raclures du carreau, toute une saleté ancienne, où il ne devait rester que bien peu de l’oncle. Alors enterrer quoi ? Il valait mieux y renoncer. On y renonça. D’ailleurs, l’oncle ne pratiquait guère, et la famille se contenta de faire dire plus tard des messes, pour le repos de son âme.

Le notaire, cependant, s’était écrié tout de suite qu’il existait un testament, déposé chez lui. Il convoqua sans tarder le docteur, pour le surlendemain, dans le but de lui en faire la communication officielle ; car il crut pouvoir lui dire que l’oncle l’avait choisi comme exécuteur testamentaire. Et il finit par lui offrir, en brave homme, de garder Charles jusque-là, comprenant combien le petit, si bousculé chez sa mère, devenait gênant, au milieu de toutes ces histoires. Charles parut enchanté, et il resta aux Tulettes.

Ce ne fut que très tard, par le train de sept heures, que Clotilde et Pascal purent rentrer à Plassans, après que ce dernier eut visité enfin les deux malades qu’il avait à voir. Mais, le surlendemain, comme ils revenaient ensemble au rendez-vous de M. Maurin, ils eurent la surprise désagréable de trouver la vieille madame Rougon installée chez lui. Elle avait naturellement appris la mort de Macquart, elle était accourue, frétillante, débordante d’une douleur expansive. La lecture du testament fut, du reste, très simple, sans incident : Macquart avait disposé de tout ce qu’il pouvait distraire de sa petite fortune, pour se faire élever un tombeau superbe, en marbre, avec deux anges monumentaux, les ailes repliées, et qui pleurait. C’était une idée à lui, le souvenir d’un tombeau pareil, qu’il avait vu à l’étranger, en Allemagne peut-être, quand il était soldat. Et il chargeait son neveu Pascal de veiller à l’exécution du monument, parce que lui seul, ajoutait-il, avait du goût, dans la famille.

Pendant cette lecture, Clotilde était demeurée dans le jardin du notaire, assise sur un banc, à l’ombre d’un antique marronnier. Lorsque Pascal et Félicité reparurent, il y eut un moment de grande gêne, car ils ne s’étaient pas reparlé depuis des mois. D’ailleurs, la vieille dame affectait une aisance parfaite, sans allusion aucune à la situation nouvelle, donnant à entendre qu’on pouvait bien se rencontrer et paraître unis devant le monde, sans s’expliquer ni se réconcilier pour cela. Mais elle eut le tort de trop insister sur le gros chagrin que lui avait causé la mort de Macquart. Pascal, qui se doutait de son sursaut de joie, de son infinie jouissance, à la pensée que cette plaie de la famille, cette abomination de l’oncle allait se cicatriser enfin, céda à une impatience, à une révolte qui le soulevait. Ses yeux s’étaient involontairement fixés sur les gants de sa mère, qui étaient noirs.

Justement, elle se désolait, d’une voix adoucie.

— Aussi, était-ce prudent, à son âge, de s’obstiner à vivre tout seul, comme un loup ! S’il avait eu seulement chez lui une servante !

Et le docteur alors parla, sans en avoir la nette conscience, dans un tel besoin irrésistible, qu’il fut tout effaré de s’entendre dire :

— Mais vous, ma mère, puisque vous y étiez, pourquoi ne l’avez-vous pas éteint ?

La vieille madame Rougon blêmit affreusement. Comment son fils pouvait-il savoir ? Elle le regarda un instant, béante ; tandis que Clotilde pâlissait comme elle, dans la certitude du crime, éclatante maintenant. C’était un aveu, ce silence terrifié qui était tombé entre la mère, le fils, la petite-fille, ce frissonnant silence où les familles enterrent leurs tragédies domestiques. Les deux femmes ne trouvaient rien. Le docteur, désespéré d’avoir parlé, lui qui évitait avec tant de soin les explications fâcheuses et inutiles, cherchait éperdument à rattraper sa phrase, lorsqu’une nouvelle catastrophe les tira de cette gêne terrible.

Félicité s’était décidée à reprendre Charles, ne voulant pas abuser de la bonne hospitalité de M. Maurin ; et, comme celui-ci, après le déjeuner, avait fait conduire le petit à l’Asile, pour qu’il passât une heure près de Tante Dide, il venait d’y envoyer sa servante, avec l’ordre de le ramener tout de suite. Ce fut donc à ce moment que cette servante, qu’ils attendaient dans le jardin, reparut, en sueur, essoufflée, bouleversée, criant de loin :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! venez vite… M. Charles est dans le sang…

Ils s’épouvantèrent, ils partirent tous les trois pour l’Asile.

Ce jour-là, Tante Dide était dans un de ses bons jours, bien calme, bien douce, droite au fond du fauteuil où elle passait les heures, les longues heures, depuis vingt-deux ans, à regarder fixement le vide. Elle semblait avoir encore maigri, tout muscle avait disparu, ses bras, ses jambes n’étaient plus que des os recouverts du parchemin de la peau ; et il fallait que sa gardienne, la robuste fille blonde, la portât, la fit manger, disposât d’elle comme d’une chose, qu’on déplace et qu’on reprend. L’ancêtre, l’oubliée, grande, noueuse, effrayante, restait immobile, avec ses yeux qui vivaient seuls, ses clairs yeux d’eau de source, dans son mince visage desséché. Mais, le matin, un brusque flot de larmes avait ruisselé sur ses joues, puis elle s’était mise à bégayer des paroles sans suite ; ce qui semblait prouver qu’au milieu de son épuisement sénile et de l’engourdissement irréparable de la démence, la lente induration du cerveau ne devait pas être complète encore : des souvenirs restaient emmagasinés, des lueurs d’intelligence étaient possibles. Et elle avait repris sa face muette, indifférente aux êtres et aux choses, riant parfois d’un malheur, d’une chute, le plus souvent ne voyant, n’entendant rien, dans sa contemplation sans fin du vide.

Lorsque Charles lui fut amené, la gardienne l’installa tout de suite, devant la petite table, en face de sa trisaïeule. Elle gardait pour lui un paquet d’images, des soldats, des capitaines, des rois, vêtus de pourpre et d’or, et elle les lui donna, avec sa paire de ciseaux.

— Là, amusez-vous tranquillement, soyez bien sage. Vous voyez qu’aujourd’hui grand’mère est très gentille. Il faut être gentil aussi.

L’enfant avait levé le regard sur la folle, et tous deux se contemplèrent. À ce moment, leur extraordinaire ressemblance éclata. Leurs yeux surtout, leurs yeux vides et limpides, semblaient se perdre les uns dans les autres, identiques. Puis, c’était la physionomie, les traits usés de la centenaire qui, par-dessus trois générations, sautaient à cette délicate figure d’enfant, comme effacée déjà elle aussi, très vieille et finie par l’usure de la race. Ils ne s’étaient pas souri, ils se regardaient profondément, d’un air d’imbécillité grave.

— Ah bien ! continua la gardienne, qui avait pris l’habitude de se parler tout haut, pour s’égayer avec sa folle, ils ne peuvent pas se renier. Qui a fait l’un a fait l’autre. C’est tout craché… Voyons, riez un peu, amusez-vous, puisque ça vous plaît d’être ensemble.

Mais la moindre attention prolongée fatiguait Charles, et il baissa le premier la tête, il parut s’intéresser à ses images ; pendant que Tante Dide, qui avait une puissance étonnante de fixité, continuait à le regarder indéfiniment, sans un battement de paupières.

Un instant, la gardienne s’occupa, dans la petite chambre, pleine de soleil, tout égayée par son papier clair, à fleurs bleues. Elle refit le lit qui prenait l’air, elle rangea du linge sur les planches de l’armoire. D’habitude, elle profitait de la présence du petit, pour se donner un peu de bon temps. Jamais elle ne devait quitter sa pensionnaire ; et, quand il était là, elle avait fini par oser la lui confier.

— Écoutez bien, reprit-elle, il faut que je sorte, et si elle remuait, si elle avait besoin de moi, vous sonneriez, vous m’appelleriez tout de suite, n’est-ce pas ?… Vous comprenez, vous êtes assez grand garçon pour savoir appeler quelqu’un.

Il avait relevé la tête, il fit signe qu’il avait compris et qu’il appellerait. Et, quand il se trouva seul avec Tante Dide, il se remit à ses images, sagement. Cela dura un quart d’heure, dans le profond silence de l’Asile, où l’on n’entendait que des bruits perdus de prison, un pas furtif, un trousseau de clefs qui tintait, puis, parfois, de grands cris, aussitôt éteints. Mais, par cette brûlante journée, l’enfant devait être las ; et le sommeil le prenait, bientôt sa tête, d’une blancheur de lis, sembla se pencher sous le casque trop lourd de sa royale chevelure : il la laissa tomber doucement parmi les images, il s’endormit, une joue contre les rois d’or et de pourpre. Les cils de ses paupières closes jetaient une ombre, la vie battait faiblement dans les petites veines bleues de sa peau délicate. Il était d’une beauté d’ange, avec l’indéfinissable corruption de toute une race, épandue sur la douceur de son visage. Et Tante Dide le regardait de son regard vide, où il n’y avait ni plaisir ni peine, le regard de l’éternité ouvert sur les choses.

Pourtant, au bout de quelques minutes, un intérêt parut s’éveiller dans ses yeux clairs. Un événement venait de se produire, une goutte rouge s’allongeait, au bord de la narine gauche de l’enfant. Cette goutte tomba, puis une autre se forma et la suivit. C’était le sang, la rosée de sang qui perlait, sans froissement, sans contusion cette fois, qui sortait toute seule, s’en allait, dans l’usure lâche de la dégénérescence. Les gouttes devinrent un filet mince qui coula sur l’or des images. Une petite mare les noya, se fit un chemin vers un angle de la table ; puis, les gouttes recommencèrent, s’écrasèrent une à une, lourdes, épaisses, sur le carreau de la chambre. Et il dormait toujours, de son air divinement calme de chérubin, sans avoir même conscience de sa vie qui s’échappait ; et la folle continuait à le regarder, l’air de plus en plus intéressé, mais sans effroi, amusée plutôt, l’œil occupé par cela comme par le vol des grosses mouches, qu’elle suivait souvent pendant des heures.

Des minutes encore se passèrent, le petit filet rouge s’était élargi, les gouttes se suivaient plus rapides, avec le léger clapotement monotone et entêté de leur chute. Et Charles, à un moment, s’agita, ouvrit les yeux, s’aperçut qu’il était plein de sang. Mais il ne s’épouvanta pas, il était accoutumé à cette source sanglante qui sortait de lui, au moindre heurt. Il eut une plainte d’ennui. L’instinct pourtant dut l’avertir, il s’effara ensuite, se lamenta plus haut, balbutia un appel confus.

— Maman ! maman !

Sa faiblesse, déjà, devait être trop grande, car un engourdissement invincible le reprit, il laissa retomber sa tête. Ses yeux se refermèrent, il parut se rendormir, comme s’il eût continué en rêve sa plainte, le doux gémissement, de plus en plus grêle et perdu.

— Maman ! maman !

Les images étaient inondées, le velours noir de la veste et de la culotte, soutachées d’or, se souillait de longues rayures ; et le petit filet rouge, entêté, s’était remis à couler de la narine gauche, sans arrêt, traversant la mare vermeille de la table, s’écrasant à terre, où finissait par se former une flaque. Un grand cri de la folle, un appel de terreur aurait suffi. Mais elle ne criait pas, elle n’appelait pas, immobile, avec ses yeux fixes d’ancêtre qui regardait s’accomplir le destin, comme desséchée là, nouée, les membres et la langue liés par ses cent ans, le cerveau ossifié par la démence, dans l’incapacité de vouloir et d’agir. Et, cependant, la vue du petit ruisseau rouge commençait à la remuer d’une émotion. Un tressaillement avait passé sur sa face morte, une chaleur montait à ses joues. Enfin, une dernière plainte la ranima toute.

— Maman ! maman !

Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et affreux combat. Elle porta ses mains de squelette à ses tempes, comme si elle avait senti son crâne éclater. Sa bouche s’était ouverte toute grande, et il n’en sortit aucun son : l’effrayant tumulte qui montait en elle lui paralysait la langue. Elle s’efforça de se lever, de courir ; mais elle n’avait plus de muscles, elle resta clouée. Tout son pauvre corps tremblait, dans l’effort surhumain qu’elle faisait ainsi pour crier à l’aide, sans pouvoir rompre sa prison de sénilité et de démence. La face bouleversée, la mémoire éveillée, elle dut tout voir.

Et ce fut une agonie lente et très douce, dont le spectacle dura encore de longues minutes. Charles, comme rendormi, silencieux à présent, achevait de perdre le sang de ses veines, qui se vidaient sans fin, à petit bruit. Sa blancheur de lis augmentait, devenait une pâleur de mort. Les lèvres se décoloraient, passaient à un rose blême ; puis, les lèvres furent blanches. Et, près d’expirer, il ouvrit ses grands yeux, il les fixa sur la trisaïeule, qui put y suivre la lueur dernière. Toute la face de cire était morte déjà, lorsque les yeux vivaient encore. Ils gardaient une limpidité, une clarté. Brusquement, ils se vidèrent, ils s’éteignirent. C’était la fin, la mort des yeux ; et Charles était mort sans une secousse, épuisé comme une source dont toute l’eau s’est écoulée. La vie ne battait plus dans les veines de sa peau délicate, il n’y avait plus que l’ombre des cils, sur sa face blanche. Mais il restait divinement beau, la tête couchée dans le sang, au milieu de sa royale chevelure blonde épandue, pareil à un de ces petits dauphins exsangues, qui n’ont pu porter l’exécrable héritage de leur race, et qui s’endorment de vieillesse et d’imbécillité, dès leurs quinze ans.

L’enfant venait d’exhaler son dernier petit souffle, lorsque le docteur Pascal entra, suivi de Félicité et de Clotilde. Et, dès qu’il eut vu la quantité de sang, dont le carreau était inondé :

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, c’est ce que je craignais. Le pauvre mignon ! personne n’était là, c’est fini !

Mais tous les trois restèrent terrifiés, devant l’extraordinaire spectacle qu’ils eurent alors. Tante Dide, grandie, avait presque réussi à se soulever ; et ses yeux, fixés sur le petit mort, très blanc et très doux, sur le sang rouge répandu, la mare de sang qui se caillait, s’allumaient d’une pensée, après un long sommeil de vingt-deux ans. Cette lésion terminale de la démence, cette nuit dans le cerveau, sans réparation possible, n’était pas assez complète, sans doute, pour qu’un lointain souvenir emmagasiné ne pût s’éveiller brusquement, sous le coup terrible qui la frappait. Et, de nouveau, l’oubliée vivait, sortait de son néant, droite et dévastée, comme un spectre de l’épouvante et de la douleur.

Un instant, elle demeura haletante. Puis, dans un frisson, elle ne put bégayer qu’un mot :

— Le gendarme ! le gendarme !

Pascal, et Félicité, et Clotilde, avaient compris. Ils se regardèrent involontairement, ils frémirent. C’était toute l’histoire violente de la vieille mère, de leur mère à tous, qui s’évoquait, la passion exaspérée de sa jeunesse, la longue souffrance de son âge mûr. Déjà deux chocs moraux l’avaient terriblement ébranlée : le premier, en pleine vie ardente, lorsqu’un gendarme avait abattu d’un coup de feu, comme un chien, son amant, le contrebandier Macquart ; le second, à bien des années de distance, lorsqu’un gendarme encore, d’un coup de pistolet, avait cassé la tête de son petit-fils Silvère, l’insurgé, la victime des haines et des luttes sanglantes de la famille. Du sang, toujours, l’avait éclaboussée. Et un troisième choc moral l’achevait, du sang l’éclaboussait, ce sang appauvri de sa race qu’elle venait de voir couler si longuement, et qui était par terre, tandis que le royal enfant blanc, les veines et le cœur vides, dormait.

À trois reprises, revoyant toute sa vie, sa vie rouge de passion et de torture, que dominait l’image de la loi expiatrice, elle bégaya :

— Le gendarme ! le gendarme ! le gendarme !

Et elle s’abattit dans son fauteuil. Ils la crurent morte, foudroyée.

Mais la gardienne, enfin, rentrait, cherchant des excuses, certaine de son renvoi. Quand le docteur Pascal l’eut aidée à remettre Tante Dide sur son lit, il constata qu’elle vivait encore. Elle ne devait mourir que le lendemain, à l’âge de cent cinq ans trois mois et sept jours, d’une congestion cérébrale, déterminée par le dernier choc qu’elle avait reçu.

Pascal, tout de suite, le dit à sa mère.

— Elle n’ira pas vingt-quatre heures, demain elle sera morte… Ah ! l’oncle, puis elle, et ce pauvre enfant, coup sur coup, que de misère et de deuil !

Il s’interrompit, pour ajouter, à voix plus basse :

— La famille s’éclaircit, les vieux arbres tombent et les jeunes meurent sur pied.

Félicité dut croire à une nouvelle allusion. Elle était sincèrement bouleversée par la mort tragique du petit Charles. Mais, quand même, au-dessus de son frisson, un soulagement immense se faisait en elle. La semaine prochaine, lorsqu’on aurait cessé de pleurer, quelle quiétude à se dire que toute cette abomination des Tulettes n’était plus, que la gloire de la famille pouvait enfin monter et rayonner dans la légende !

Alors, elle se souvint qu’elle n’avait point répondu, chez le notaire, à l’involontaire accusation de son fils ; et elle reparla de Macquart, par bravoure.

— Tu vois bien que les servantes, ça ne sert à rien. Il y en avait une ici, qui n’a rien empêché ; et l’oncle aurait eu beau se faire garder, il serait tout de même en cendre, à cette heure.

Pascal s’inclina, de son air de déférence habituelle.

— Vous avez raison, ma mère.

Clotilde était tombée à genoux. Ses croyances de catholique fervente venaient de se réveiller, dans cette chambre de sang, de folie et de mort. Ses yeux ruisselaient de larmes, ses mains s’étaient jointes, et elle priait ardemment, en faveur des êtres chers qui n’étaient plus. Mon Dieu ! que leurs souffrances fussent bien finies, qu’on leur pardonnât leurs fautes, qu’on ne les ressuscitât que pour une autre vie d’éternelle félicité ! Et elle intercédait de toute sa ferveur, dans l’épouvante d’un enfer, qui, après la vie misérable, aurait éternisé la souffrance.

À partir de ce triste jour, Pascal et Clotilde s’en allèrent plus attendris, serrés l’un contre l’autre, visiter leurs malades. Peut-être, chez lui, la pensée de son impuissance devant la maladie nécessaire avait-elle grandi encore. L’unique sagesse était de laisser la nature évoluer, éliminer les éléments dangereux, ne travailler qu’à son labeur final de santé et de force. Mais les parents qu’on perd, les parents qui souffrent et qui meurent, laissent au cœur une rancune contre le mal, un irrésistible besoin de le combattre et de le vaincre. Et jamais le docteur n’avait goûté une joie si grande, lorsqu’il réussissait, d’une piqûre, à calmer une crise, à voir le malade hurlant s’apaiser et s’endormir. Elle, au retour, l’adorait, très fière, comme si leur amour était le soulagement qu’ils portaient en viatique au pauvre monde.