Le Docteur Ox (Gille et Mortier)

Le Docteur Ox
Opéra-bouffe en 3 actes et 6 tableaux
Choudens père et fils, éditeurs.


Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 26 janvier 1877.




PERSONNAGES.
Le Docteur OX MM. Dupuis.
YGÉNE Léonce.
VAN TRICASSE. Pradeau.
NIKLAUSSE Baron.
JOSSE Guyon.
FRANTZ, son fis Cooper.
SHAOURA Dailly.
KOUKOUMA Emmanuel.
MOZDOK, tzigane Hamburger.
KASBEK, tzigane Daniel Bac.
ARARAT, tzigane Germain.
Le grand Personnage de Virgamen, en Flandre Bourdeille.
PRASCOVIA Mme Judic.
Madame VAN TRICASSE A. Duval.
SUZEL, fille de van Tricasse Baumaine.
LOTCHÉ, servante de van Tricasse Angèle.
NAIA
ALDA Stella.
HILDA Esquirol.

Un Voisin, deux Voisines, Ouvriers de l’usine, Quiquendoniens et Quiquendoniennes, Conseillers, Pompiers, Gardes champêtres, etc.




L’action se passe à Quiquendone, en Flandre.




Pour toute la musique, la mise en scène, le droit de représentation, s’adresser à MM. Choudens père et fils, éditeurs-propriétaires du Docteur Ox.

ACTE PREMIER.




PREMIER TABLEAU.
Chez van Tricasse. — Intérieur hollandais. — Grands meubles à dossiers en velours d’Utrecht avec dessus faits au crochet. Faïences et cuivres sur un buffet étagère. — Porte au fond. — A côté de la porte, une grande horloge avec des petits bateaux au-dessus de son cadran. — Autre porte, au second plan, à gauche. — A droite, au second plan, fenêtre à guillotine. — Au premier plan, jardinière avec tulipes et oignons en fleur. Poêle en faïence, à gauche.

Scène PREMIÈRE.

VAN TRICASSE, NIKLAUSSE, FRANTZ, MADAME VAN TRICASSE, SUZEL, UNE VOISINE, DEUX VOISINS.

(Au lever du rideau, les personnages sont ainsi groupés : van Tricasse et Niklausse jouent aux échecs, madame van Tricasse tricote des bas. — A côté d’elle, sur la table et à ses pieds, plusieurs paniers à ouvrage ; sur de petits tabourets bas, près de madame van Tricasse, Suzel et Frantz dévidant un écheveau de laine. — Les voisines tricotent avec madame van Tricasse, le voisin regarde les joueurs d’échecs.)

ENSEMBLE.

Laissons-nous vivre doucement,
Goûtons silencieusement
Le repos que le ciel ordonne
Et le calme profond qu’il donne
Aux habitants de Quiquendone !

VAN TRICASSE, à Niklausse.

Vous allez vraiment trop vite.
Le joueur qu’il faut louer
Réfléchit longtemps, médite,
Mais ne doit jamais jouer !

NIKLAUSSE.

Oui, monsieur le bourgmestre,
Je serai moins empressé.

VAN TRICASSE.

Plus de deux coups par semestre
C’est le jeu d’un insensé !

MADAME VAN TRICASSE, tricotant.

Toujours d’une main facile
Tricotons sans nous hâter,
Ah ! pour une âme tranquille
Qu’il est doux de tricoter !

SUZEL.

Mais, Frantz, de quelle vitesse
Vous tournez cet écheveau !

FRANTZ.

Oh ! Suzel, c’est la tristesse
Qui me trouble le cerveau !

VAN TRICASSE.

Paix ! que nous entendions
Enfin, marcher nos pions !
Ne parlons pas,
Ou parlons bas !

(Reprise de l’ensemble.)


Scène II.

Les Mêmes, LOTCHÉ.

(Lotché entre sur la pointe des pieds, elle tourne la clef du poêle, met une bûche dedans et regarde dans la théière placée dans le four du poêle, elle la referme et dit tout haut :)

LOTCHÉ.

Ah ! voilà le thé qui bout !

MADAME VAN TRICASSE.

Ah ! quel horrible tapage !

LES AUTRES.

D’où vient ce remue-ménage ?

LOTCHÉ.

Je dis…

MADAME VAN TRICASSE.

Je dis… Plus bas !

LOTCHÉ, bas.

Je dis… Plus bas ! Le thé bout !

MADAME VAN TRICASSE.

Encor plus bas !

LOTCHÉ, plus bas.

Encor plus bas ! Le thé bout !
Quand l’ thé bout
C’est notoire.
Faut avant tout
Le boire.

TOUS.

Le thé bout !

LOTCHÉ.

Le thé bout !
Ça s’ dit partout
Et ça ne fait rien du tout
Pourvu qu’il ait bon goût.

VAN TRICASSE.

Le thé bout !
On dit : C’est le thé qui bout !
Le thé bout !
Et on n’ fait pas d’ bruit du tout !

ENSEMBLE.

Le thé bout !

VAN TRICASSE.

Allons, bien vite
Sers le thé !

LOTCHÉ.

Oui, tout de suite
Je sers le thé.

REPRISE DE L’ENSEMBLE.
(Lotché sert le thé à tout le monde. – Niklausse met la main sur une pièce de l’échiquier, van Tricasse l’arrête.)
VAN TRICASSE.

Prenez garde… vous allez jouer.

NICKLAUSSE.

Monsieur le bourgmestre, je me garderai bien de blâmer votre circonspection… surtout en matière d’échecs ; mais je me suis laissé dire qu’il y avait des pays où une partie se jouait en une seule soirée.

VAN TRICARDE.

Récits de voyageurs !

MADAME VAN TRICASSE.

Mon père, qui était mi des premiers joueurs d’échecs de Quiquendone… ne mettait pas moins de deux ans à une partie. Et c’était un homme très-actif.

VAN TRICASSE.

Vous entendez ?

NIKLAUSSE.

J’entends.

LOTCHÉ, sur le devant de la scène et tenant la théière pour verser à Frantz et à Suzel.

Si ça ne fait pas pitié !… Des empaillés pareils ! Ils sont tous comme cela à Quiquendone ! Quel pays ! Heureusement… je n’en suis pas, moi !… Je suis du Midi…

(En faisant un mouvement elle entre dans l’écheveau qu’on dévide.)

FRANTZ, avec calme.

Mais prenez donc garde

LOTCHÉ.

De la Flandre !…

SUZEL, de même.
Tu m’as cassé ma laine !…
LOTCHÉ, haussant les épaules.

Ah ! Et ça… c’est deux amoureux ! Parole d’honneur… vous allez voir… (A Suzel et Frantz qui sont à ses pieds sur leurs petits tabourets et qui lui tendent leurs tasses.) Est-ce que vous vous aimez ?

SUZEL et FRANZ.

Oh ! oui, va !

LOTCHÉ, à Susel, avant de lui verser.

Mademoiselle Suzel, qu’est-ce que ça vous fait qu’on vous force à épouser le docteur Ox ?

SUZEL.

De la peine !

(Lotché lui verse.)

LOTCHÉ, à Frantz.

Et qu’est-ce que vous ferez pour l’en empêcher, vous, monsieur Frantz ?

FRANTZ.

Dame ! Rien.

LOTCHÉ, à part.

Quelle jolie paire de canaris !

(On sonne.)

MADAME VAN TRICASSE.

Lotché !

LOTCHÉ.

Madame ?

MADAME VAN TRICASSE.

Va ouvrir.

LOTCHÉ.
Oui, madame.
MADAME VAN TRICASSE.

Pas si vite, donc !

LOTCHÉ, ouvre.

C’est le capitaine Josse.


Scène III.

Les Mêmes, JOSSE.
JOSSE.

Que je ne dérange personne.

MADAME VAN TRICASSE.

Eh ! c’est monsieur Josse, notre cher pharmacien.

NIKLAUSSE.

Comblé de faveur ! Élevé au grade de chef des pompiers.

JOSSE.

J’inaugure mon uniforme. Mais, je le répète, que je ne dérange personne.

LOTCHÉ, à part.

N’aie pas peur… on ne bougera pas pour si peu.

(Elle remet de l’eau sur le thé.)

JOSSE, allant aux joueurs d’échecs.

Bonjour, monsieur Niklausse.

NIKLAUSSE.

Bonjour… bonjour…

VAN TRICASSE, à Niklausse.
Je sens qu’avec ce tumulte, il nous sera impossible de continuer.
NIKLAUSSE.

C’est mon avis.

VAN TRICASSE.

Aussi, Lotché, enlève l’échiquier et veille bien, en le remettant dans son armoire, à ce qu’aucune des pièces ne soit dérangée.

LOTCHÉ.

Oh ! oui, monsieur.

NIKLAUSSE.

Surtout dans les blancs.

VAN TRICASSE.

Surtout dans les noirs.

LOTCHÉ.

C’est entendu. (A part.) Ils m’ennuient à la fin… avec leur partie qui dure depuis sept ans. (Elle secoue les bras et laisse tomber l’échiquier.) Ah ! mon Dieu !

VAN TRICASSE.

Ah ! mon pauvre Niklausse !

NIKLAUSSE.

Mon pauvre van Tricasse !

ENSEMBLE.

C’est à recommencer !

TRICASSE.

Mais cette fille n’est bonne à rien !

MADAME VAN TRICASSE.

Je le sais bien, puisque voilà trois ans que je lui ai donné ses huit jours.

VAN TRICASSE.

Allons, ramassons !

(Tout le monde se met à ramasser les pièces.)
JOSSE, à Frantz.

Ah ! te voilà… toujours aux pieds de celle qui était ta fiancée.

FRANTZ, l’embrassant.

Bonjour, papa.

JOSSE.

Il aime à embrasser ! C’était le défaut de sa mère ! Et pourtant, monsieur van Tricasse, vous m’aviez donné votre parole pour ce mariage-là ?

VAN TRICASSE, simplement.

Oui, mais je vous l’ai retirée en présence d’un parti plus avantageux.

JOSSE.

C’est juste. Ça ne vous fait rien cependant que mon fils continue à faire sa cour à votre fille ?

VAN TRICASSE.

Rien du tout.

NIKLAUSSE.

Il l’aurait sous la main le jour où il voudrait reprendre sa parole au docteur Ox.

VAN TRICASSE.

Reprendre ma parole à ce génie incomparable ? Jamais ! Les bans sont publiés ; il l’épousera dans trois ans

FRANTZ.

Dans trois ans !

SUZEL, bas à Frantz.

Si tôt !

FRANTZ, bas à Suzel.
Il le faudra bien !
JOSSE.

Vous croyez qu’il attendra tant que cela… un étranger ?

MADAME VAN TRICASSE.

Il attendra ! M. Niklausse attend bien, lui !…

NIKLAUSSE.

Oui, j’attends bien !

JOSSE.

Il attend… quoi ?…

MADAME VAN TRICASSE.

Que je sois veuve !

VAN TRICASSE, à Josse.

Qu’elle soit veuve !

NIKLAUSSE.

Qu’elle soit veuve !

JOSSE.

Veuve de M. le bourgmestre ?

MADAME VAN TRICASSE.

Oui, pour m’épouser.

VAN TRICASSE.

Certainement, pour l’épouser.

NIKLAUSSE.

Pour l’épouser.

JOSSE.

Je ne saisis pas très-bien.

VAN TRICASSE.
C’est vrai, vous n’êtes pas du pays. C’est bien simple pourtant… voici ma femme : Hermance van Tricasse…
MADAME VAN TRICASSE.

Voici mon mari… Natalis van Tricasse.

NIKLAUSSE.

Moi, je suis le cousin… Niklausse van Tricasse.

JOSSE.

La femme, le mari, le cousin…

VAN TRICASSE.

Eh bien ! nous avons une tradition de famille.

MADAME VAN TRICASSE.

Comme mon mari est plus vieux que moi…

NIKLAUSSE.

Et moins jeune que moi….

VAN TRICASSE.

Le jour où je passerai à la postérité…

NIKLAUSSE.

C’est moi… un autre van Tricasse… qui remplacerai monsieur auprès de madame.

VAN TRICASSE.

C’est clair comme deux et deux font quatre.

NIKLAUSSE.

Comme ça, cela ne sort pas de la famille.

COUPLETS.
I.
MADAME VAN TRICASSE.

Vous avez deux van Tricasse,
Femme et mari.

VAN TRICASSE.

Qui viendra prendre sa place,
Si l’un périt ?

MADAME VAN TRICASSE.

C’est un autre van Tricasse ;
Moins vieux que lui.

VAN TRICASSE.

Ainsi marcha notre race
Jusqu’aujourd’hui !

ENSEMBLE.

C’est bien facile à comprendre
On ne peut pas s’y méprendre :
C’est l’histoire mot pour mot
Du beau couteau de Jeannot.

II.
VAN TRICASSE.

Le manche ou la lame casse
De ce couteau.

MADAME VAN TRICASSE.

L’un et l’autre on les remplace
Tout aussitôt.

VAN TRICASSE.

De même entre van Tricasse,
Veuves ou veufs,

MADAME VAN TRICASSE.

Ils sont, puisqu’on les remplace,
Toujours tout neufs !

ENSEMBLE.

C’est bien facile à comprendre, etc.

JOSSE.
J’ai parfaitement compris. (Galamment.) M. Niklausse doit attendre avec impatience.
NIKLAUSSE.

Mais non… cela ne presse pas.

VAN TRICASSE.

Vous n’êtes pas poli pour ma femme.

NIKLAUSSE.

C’est juste… j’espère, au contraire…

MADAME VAN TRICASSE.

Vous n’êtes pas poli pour mon mari.

VAN TRICASSE.

Assez ! Passons aux affaires de la ville de Quiquendone… Mous avons à nous occuper du docteur Ox et de son gaz.

MADAME VAN TRICASSE.

Le gaz du docteur Ox ! On ne sait pas ce qu’ils peuvent avoir à se dire. (A Suzel.) Viens, ma fille ! (Elle salue.) Messieurs… Mesdames…

(Elle sort suivie de Suzel, Frantz, Lotché, voisins et voisines.)

FRANTZ.

Adieu, papa !

(Il l’embrasse.)


Scène IV.

VAN TRICASSE, NIKLAUSSE, JOSSE.
VAN TRICASSE.

Maintenant que nous avons sacrifié à la turbulence des distractions du matin… occupons-nous des affaires municipales.

NIKLAUSSE.
S’est-il passé quelque chose d’intéressant ?
JOSSE.

Oui et non… Il y a l’incendie de la halle aux cuirs.

NIKLAUSSE.

Est-ce qu’il dure toujours ?

JOSSE.

Toujours… depuis six semaines… Il faudrait peut-être prendre une décision ?

NIKLAUSSE.

Il me semble qu’il n’y aurait aucun inconvénient à laisser brûler la halle aux cuirs.

JOSSE.

C’est possible !

VAN TRICASSE.

Le moyen le plus simple et le plus sûr d’avoir raison d’un incendie… c’est de n’y pas toucher.

NIKLAUSSE.

C’est de n’y pas toucher.

JOSSE.

C’est de n’y pas toucher.

TOUS TROIS.

Nous n’y toucherons pas.

NIKLAUSSE.

D’autant mieux qu’on a le tort, selon moi, de ne pas assez ménager les pompes. On les mène trop souvent aux incendies ; cela les détériore et quand on en a besoin, on ne peut plus s’en servir.

JOSSE.
À propos de pompes, je vous dirai qu’en cherchant des prises d’eau… j’ai découvert une fuite épouvantable.
VAN TRICASSE.

Ah ! ah !

JOSSE.

Elle menace d’inonder tout le bas quartier de Saint-Ernuph.

NIKLAUSSE.

Vraiment ! une fuite d’eau ?

VAN TRICASSE.

Il est fâcheux que cette fuite d’eau ne se soit pas déclarée au-dessus de la halle aux cuirs, elle eût naturellement combattu l’incendie et cela nous eût épargné bien des frais de discussion.

JOSSE.

C’est admirablement jugé.

NIKLAUSSE.

J’avais la même pensée. D’autant plus que… grâce à la nouvelle invention du docteur Ox… les incendies…

VAN TRICASSE.

Il y en aura beaucoup. La découverte de ce savant Danois… ce gaz qui doit effacer tous les gaz du monde… peut avoir du bon. Notre ville a besoin d’être éclairée.

NIKLAUSSE.

La nuit surtout !

VAN TRICASSE.

On a donné au docteur, comme logement et pour laboratoire la tour d’Audenarde et ses dépendances. C’est là que nous logeons les étrangers de distinction.

NIKLAUSSE.

Nous savons ce que ça coûtera aux contribuables.

VAN TRICASSE.

Oui, mais quel honneur pour nous ! Quiquendone sera la première ville des Flandres éclairée au gaz oxy… comment appelle-t-on ce gaz-là ?

NIKLAUSSE.

Xy… xy…

JOSSE.

Oxy-hydrique.

VAN TRICASSE.

Oui… oxy… xy… c’est bien ça. Quel sujet de jalousie pour nos voisins, les habitants de Virgamen ! Au fait, Niklausse, nous devons aujourd’hui visiter en famille l’usine du docteur. Le grand personnage de Virgamen a-t-il été prévenu de cette visite ?

NIKLAUSSE.

Oui, il doit arriver à Quiquendone aujourd’hui même. Les logements de la tour sont préparés.

VAN TRICASSE.

Parfait ! c’est un homme à ménager… le représentant de voisins si susceptibles !

NIKLAUSSE.

J’aurais, en cette circonstance, à vous faire une proposition dont l’importance ne vous échappera pas.

VAN TRICASSE.

Assez, monsieur Niklausse, assez. Après la séance orageuse que nous venons d’avoir, il me semble qu’un peu de repos…

(Tous trois détendent dans leurs fauteuils et commencent à s’endormir quand on entend dans la rue une musique bizarre.)

NIKLAUSSE, se réveillant en sursaut.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

JOSSE.
Qu’y a-t-il ?
VAN TRICASSE.

Quelle douce harmonie ?… Courons.

(Ils vont à la fenêtre, l’ouvrent et regardent.)


Scène V.

Les Mêmes, MADAME VAN TRICASSE, SUZEL, FRANTZ, LOTCHÉ.
MADAME VAN TRICASSE.

Qu’est-ce qu’il se passe ?

LOTCHÉ.

On dirait que c’est de la musique.

MADAME VAN TRICASSE.

De la bien drôle de musique.

FRANTZ.

On n’a jamais rien entendu de pareil !

VAN TRICASSE, à la fenêtre.

Ce sont des musiciens… Il y en a beaucoup… des hommes et des femmes.

LOTCHÉ, de même.

En voilà deux qui se détachent ; ils se dirigent de ce côté.

NIKLAUSSE.

Que la femme est jolie !

MADAME VAN TRICASSE.

Heureusement, ils ne sont que deux ! J’avais peur de voir monter toute la bande !

LOTCHÉ.
Les voilà !

Scène VI.

Les Mêmes, PRASCOVIA, SHAOURA.
SHAOURA ; il entre le premier et fait quelques pas en avant, puis se tournant vers la porte :

Entre.

PRASCOVIA, entrant timidement, les yeux baissés. A Lotché.

Monsieur le bourgmestre… (Au bourgmestre.) Nous venons… seigneur bourgmestre…

SHAOURA, de même.

Vous demander un permis de séjour pour la kermesse de demain.

VAN TRICASSE.

Ah ! ah ! vous êtes bohémiens ?

PRASCOVIA.

Oui, seigneur bourgmestre.

VAN TRICASSE.

De quel pays êtes-vous ?

SHAOURA.

De Bohême.

VAN TRICASSE.

Je le pensais. Et vous faites de la musique ?

SHAOURA.

Nous faisons de la musique.

VAN TRICASSE.
Et vous chantez ?
PRASCOVIA.

Nous chantons.

VAN TRICASSE, montrant la guzla que Prascovia porte en bandoulière, et la touchant du doigt.

Avec ça ?

PRASCOVIA.

Ne touchez pas, monsieur le bourgmestre ! c’est ma guzla.

SHAOURA.

C’est sa guzla.

VAN TRICASSE.

Elle m’a fait peur ! Et pourquoi est-il défendu d’y toucher ?

SHAOURA.

C’est que… dans nos tribus… la guzla n’est pas seulement un instrument de musique… c’est aussi un emblème.

TOUS.

Un emblème !

SHAOURA.

Tant qu’une jeune fille reste sage… sa guzla garde toutes ses cordes, mais au premier faux pas…

VAN TRICASSE.

Oui… j’ai compris… c’est très-ingénieux. Cela fait que tout en étant un instrument dont on pince, la guzla est aussi…

SHAOURA.

Un symbole !

VAN TRICASSE.
J’allais le dire !
SHAOURA.

Il y a une légende là-dessus !

NIKLAUSSE.

Ah ! il y a une légende !

SHAOURA, à Prascovia.

Chantez à la petite société la légende de la guzla.

(Il frappe trois fois dans ses mains.)

PRASCOVIA, s’accompagnant de sa guzla.
LÉGENDE.
I.

Sur la rive où l’oiseau chante,
Le soir, va rêver Djellah.
L’hetman, dont la voix l’enchante,
Vient pour la rencontrer là,
Et, comme un oiseau qui vole,
Sur sa brune épaule
Va se poser
Un premier baiser !
Mais, crac ! voilà
Qu’une corde se brisa !

(Une corde de la guzla se casse.)

Que diront les vieux des hordes
A Djellah ?
Elle n’a plus que deux cordes,
Sa pauvre guzla ;
Et c’est très-grave, cela !

II.

Djellah pleure et se lamente,
Qu’adviendra-t-il de cela ?
Mais lui, d’une main tremblante,

S’empare de la guzla !
Et, comme un oiseau se pose,
Sur sa lèvre rose
Vient se placer
Un second baiser !
Mais, crac ! voilà
L’autre corde se brisa !

(Une autre corde de la guzla se casse.)

Que diront les vieux des hordes
A Djellah ?
Elle a perdu ses deux cordes,
La pauvre guzla ;
Et c’est très-grave, cela !

III.

Quand on n’a plus la deuxième,
C’est inutile, entre nous,
De conserver la troisième…
Ma Djellah, qu’en pensez-vous ?
Personne ne put entendre
Ce que sa voix tendre
Lui répondit,
Ce qu’elle lui dit.
Mais, crac !voilà :
Plus de corde à sa guzla !

(La dernière corde se casse.)

Que diront les vieux des hordes
A Djellah ?
Elle a perdu ses trois cordes
La pauvre guzla
Et c’est très-grave, cela !

VAN TRICASSE, après les couplets.

La pauvre fille, elle a perdu ses trois cordes !

PRASCOVIA.
Oh ! nous en avons de rechange.
VAN TRICASSE.

C’est extrêmement convenable, et je ne vois pas un mot à reprendre à cela. Nous avons toujours protégé les artistes. Le permis de séjour vous sera accordé. Êtes-vous nombreux ?

PRASCOVIA.

Il y a moi et mes trois… cousines.

SHAOURA.

Puis moi et mes trois… cousins.

PRASCOVIA.

Puis les cousines de mes cousines.

SHAOURA.

Et les cousins de mes cousins.

PRASCOVIA.

En tout une trentaine de personnes.

VAN TRICASSE.

Voilà une famille considérable et bien unie. Vos permis seront préparés dans un instant. Je vais m’en occuper.

SHAOURA et PRASCOVIA.

Merci, seigneur bourgmestre.

(Pendant que van Tricasse Josse, Niklausse et les autres sortent. Shaoura et Prascovia restent debout, droits, les yeux baissés.)


Scène V.

SHAOURA, PRASCOVIA.

(Dès qu’ils sont seuls, ils échangent très-vivement le dialogue suivant.)

PRASCOVIA.
C’est ici !
SHAOURA.

Nous y sommes !

PRASCOVIA.

A Quiquendone.

SHAOURA.

Chez le bourgmestre.

PRASCOVIA.

Maison paisible…

SHAOURA.

Où rien ne bouge.

PRASCOVIA.

Il doit y être.

SHAOURA.

Nous l’y trouverons.

PRASCOVIA.

Et quand nous l’aurons…

SHAOURA.

Oh ! alors…

PRASCOVIA.

Alors…

SHAOURA.

On vient !

PRASCOVIA.

Silence !

SHAOURA.

Plus un mot !

PRASCOVIA.
Assez !
SHAOURA.

C’est dit !


Scène VIII.

Les Mêmes, SUZEL.
SUZEL.

Monsieur et madame, papa m’a dit de vous dire qu’il vous attendait dans son cabinet.

SHAOURA, les yeux baissés.

Mademoiselle…

PRASCOVIA, de même.

Mademoiselle…

(Ils entrent chez van Tricasse.)

SUZEL.

Ah ! qu’ils sont drôles !

LOTCHÉ, à la cantonade.

Oui, monsieur, j’y cours.


Scène IX.

SUZEL, LOTCHÉ.
LOTCHÉ, entrant.

Ah ! mademoiselle, c’est le docteur Ox, votre fiancé… je vais l’annoncer à M. votre père.

SUZEL.
Celui-là ou un autre, ça m’est bien égal !
LOTCHÉ.

Celui-là ose vous parler, au moins… Il n’est pas comme M. Frantz.

SUZEL, baissant les yeux.

Voyons, Lotché, tu me fais rougir. Je n’oserai plus le regarder en face.

LOTCHÉ, à part et imitant Suzel.

Je n’oserai plus le regarder en face ! (Haut.) Quiquendonienne, va !… (Elle sort.)


Scène X.

SUZEL, OX, YGÈNE.

(Oz et Ygène entrent sans voir Suzel, qui reste les yeux baissés dans un coin.)

OX, vivement.

Ygène ! je te dis que c’est elle !

YGÈNE, vivement.

Vous l’avez vue ?

OX.

Non !

YGÈNE.

Alors ?

OX.

On l’a vue.

YGÈNE.

Où ça ?

OX.
Quelque part.
YGÈNE.

Qui ?

OX.

Je n’en sais rien.

YGÈNE.

Quand ?

OX.

On ne me l’a pas dit.

YGÈNE.

Le renseignement est précis.

OX.

Comme tu vois.

YGÈNE.

Ils nous trouveront !

OX.

Et quand ils nous tiendront !

YGÈNE.

Alors ?

OX.

Ah ! alors !

YGÈNE, avec un cri.

Ah !

OX, apercevant Suzel.

Silence ! ma fiancée.

YGÈNE.
Encore une…
OX.

Mademoiselle Suzel…

SUZEL.

Comme vous paraissez agité !

OX, balbutiant.

Moi ? non… oui… Les fiévreuses occupations de l’inventeur.

SUZEL.

J’avais cru…

OX, galant.

En tous cas… votre présence suffirait pour expliquer mon agitation.

SUZEL.

Ah ! monsieur !

OX, à part.

Ce n’est pas énorme ce que je lui dis là… eh bien, dans ce pays, c’est très-considérable. (Avec expansion, regardant Suzel.) Quand je pense que bientôt… j’aurai l’honneur… et le bonheur de pouvoir déposer à vos pieds ce faible et illustre nom d’Ox… je sens comme des frisonnements… là… là… et ça me descend jusque dans les mains.

SUZEL.

Est-ce que ça vous fait mal ?

Ox, avec sentiment.
Oh ! non… au contraire… puisque c’est de l’amour. De l’amour et de l’ambition, car je puis vous le dire… je suis Danois, et la ville de Copenhague ne me verra rentrer dans son sein que couvert de lauriers. Quand je dis qu’elle me verra… il ne faut pas qu’elle me voie. Les lauriers devront l’en empêcher. Tel est mon but. Il est joli, n’est-ce pas ?
SUZEL.

Oh ! oui, monsieur.

VAN TRICASSE, au dehors.

Où est-il, le grand inventeur ?

OX, à Suzel.

Le grand inventeur, c’est moi ! (Répondant.) Par ici !

YGÈNE.

Par ici !


Scène XI.

Les Mêmes, VAN TRICASSE, NIKLAUSSE, puis SHAOURA et PRASCOVIA.
VAN TRICASSE.

Ah ! grand inventeur, homme de progrès, que je suis donc heureux de vous répéter que vous serez mon gendre dans trois ans.

OX.

C’est bien long, monsieur le bourgmestre, et j’espère que dans trois mois…

VAN TRICASSE.

Oh ! vous ne connaissez pas les coutumes du pays.

OX, à part.

C’est ce que nous verrons.

VAN TRICASSE.
Enfin, je vous annonce pour aujourd’hui notre visite à votre usine.
OX.

Je suis extrêmement confus… très-confus… et flatté à la fois… extrêmement flatté.

VAN TRICASSE.

Voici la clef du modérateur dont je suis le dépositaire.

OX.

Justement, j’allais vous la demander pour quelques heures ; mais vous êtes occupé… là… dans votre cabinet ?

VAN TRICASSE.

Oh ! avec des gens de rien.

OX.

Peu de chose, alors ?

(Shaoura et Prascovia entrent sans voir Ox et Ygène et sans être vus d’eux.)

SHAOURA, à Prascovia.

Il faut remercier M. le bourgmestre.

PRASCOVIA.

M. le bourg… (Voyant Ox et poussant un cri.) Ah !

OX.

Oh !

(Il saute par la fenêtre.)

YGÈNE.

Ah !

(Il saute par la fenêtre.)
SHAOURA.

Ah !

(Il saute par la fenêtre.)

PRASCOVIA.

Je le retrouverai !

(Elle saute par la fenêtre.)

TOUS.

Ah !



DEUXIÈME TABLEAU.

L’usine à gaz du docteur Ox. — Vastes réservoirs, alambics, et au fond une sorte de cuve en cuivre dans laquelle passent deux conduits qui correspondent, l’un avec le réservoir de droite, l’autre avec le réservoir de gauche. — Sur ces réservoirs, on lit d’un côté : Hydrogène, de l’autre, Oxygène. — En haut de la cuve, une espèce de réservoir avec becs pour les expériences. — Au fond, voûte en fer vitrée, donnant sur la campagne. — Grande prairie hollandaise avec moulins. — A quelques pas de l’usine, une tour.


Scène PREMIÈRE.

Ouvriers et Ouvrières, puis OX et YGÈNE.
CHŒUR.

Avec une ardeur nouvelle
Revenons à nos travaux,
A l’usine on nous appelle,
Retournons à nos fourneaux !
Préparons tout au plus vite
Courons de tous les côtés,
En attendant la visite !
Des grands corps constitués !

DES OUVRIERS.

Silence ! voici le maître !

TOUS.

Mais pourquoi court-il ainsi ?

DES OUVRIÈRES.

J’y pense, c’est peut-être
Pour être plus tôt ici !

YGÈNE.

On ne nous a pas vus !

OX.

On ne nous a pas vus ! Ne laissons rien paraître !

YGÈNE.

Je suis bien essoufflé…

OX.

Je suis bien essoufflé… Pas un seul mot… assez !

(Aux ouvriers.)

Eh ! bonjour, mes enfants.

CHŒUR.

Eh ! bonjour, mes enfants. Salut maître !

OX, avec emphase.

Que je suis donc touché de ces vœux empressés !

LES JEUNES OUVRIÈRES.

C’est que vous êtes notre père,
Et que nous prions chaque jour
Le ciel de vous être prospère
Et de nous garder votre amour !

OX.

A ces doux compliments faits en termes nouveaux
Je répondrai par ces deux mots
Je suis ému.

YGÈNE.

Il est ému.

COUPLETS.
I.
OX.

Je suis ému par vos souhaits
Mais le mieux pour qu’on s’en souvienne,
C’est de souligner ses bienfaits :
Ainsi le veut l’espèce humaine !
Sachez donc, ô chers inférieurs,
Que vous péririez dans la gène…
Sans les talents bien supérieurs
Du docteur Ox

YGÈNE, vivement.

Du docteur Ox Et puis d’Ygène !

OX.

Sans Ox…

YGÈNE.

Sans Ox… Ygène !

OX.

Sans oxygène !

CHŒUR.

Sans oxygène
Que deviendrait l’espèce humaine ?

OX.

Oui, dans les siècles à venir
On parlera de notre gloire ;
Déjà vers nous, je vois venir

L’aimable muse de l’histoire…
Près des Franklin et des Fulton,
Gens dont la valeur est certaine,
Dans l’avenir que verra-t-on ?
C’est le nom d’Ox…

YGÈNE.

C’est le nom d’Ox… Et puis d’Ygène.

OX.

C’est Ox.

YGÈNE.

C’est Ox. Ygène !

OX.

Sans oxygène.

CHŒUR.

C’est l’oxygène
Quel honneur pour l’espèce humaine !

TOUS.

Vive le docteur Ox !

OX.

Allez, mes amis, je suis le cerveau dont vous êtes les bras ! Vous êtes le navire dont je suis la boussole ! Allez, et n’oubliez pas que sans…

LES CHŒURS.

Sans oxygène, sans oxygène,
etc., etc.

(Les chœurs sortent.)

Scène II.

OX, YGÈNE
YGÈNE.

Ils sont partis ! Nous pouvons reprendre notre terreur !

OX.

C’était bien elle !

YGÈNE.

Oh ! oui, monsieur, oui. L’infâme Prascovia, princesse de Balkanoff en Transcaucasie.

OX.

Infâme est de trop ; car, enfin, il faut être juste, même avec les femmes : s’il y a eu quelqu’un d’infâme dans cette affaire… c’est moi ; je le dis avec un certain amour- propre. (Au public.) Nous étions tous deux, elle et moi, les plus beaux de la ville d’Astrakan, parole d’honneur ! Il fallait nous voir, elle gracieuse, avec des yeux de gazelle ; moi, son fiancé, souple, vigoureux, le regard fier, le cheveu au vent.

YGÈNE.

Comme c’est bien ça !

OX.

Une photographie. Pour l’aimer, je l’aimais avec une certaine violence. (A Ygène.) Tu trouves cela étonnant, toi qui ne comprends pas la femme.

YGÈNE
J’avoue que je ne comprends pas bien ces petits êtres-là.
OX.

Je l’aimais, dis-je, avec violence… Nous avions même fait… quelques expériences ensemble, quand tu me persuadas qu’un savant ne doit avoir qu’un seul amour la science. Ah ! la science, la chimie !… Tu ne cessais de me répéter : « Quoi ! tant de génie, uni à si grande découverte, tout cela se noierait…

YGÈNE.

Dans un pot-au-feu ! » Oui, monsieur, je l’ai dit ! Je l’ai dit et je le maintiens !

OX, au public.

Je l’aimais bien aussi la chimie ! Vous allez voir ce que j’ai fait pour elle ! J’ai trouvé un gaz… Quand je dis que je l’ai trouvé, je n’en suis pas encore sûr… C’est une expérience… Ce qui m’étonne, c’est qu’on n’y ait jamais songé avant moi. Vous prenez un peu d’oxyde et d’oxydo-cyanure… un enfant ferait cela… avec un courant électrique traversant une cuve d’eau… La voilà la cuve…

YGÈNE, il montre la cuve du fond.

La voilà la cuve.

OX.

Correspondant d’un côté avec le réservoir d’hydrogène… Il est là, l’hydrogène…

YGÈNE, montrant le réservoir.

Il est là l’hydrogène.

OX.

De l’autre avec le réservoir d’oxygène… Voilà l’oxygène…

YGÈNE, montrant l’autre réservoir.
Voilà l’oxygène…
OX.

En tout, trois réservoirs dont une cuve. Puis quelques mélanges d’oxy-éthylémique, d’oxymaélique et d’oxy-naphtalique…

YGÈNE, avec amour.

Oh ! l’oxynaphtalique !

OX.

C’est simple comme tout ! Avec ça, si tout va bien… vous obtenez un gaz dont un des éléments… oxygène… si on le mêle à plus haute dose à l’atmosphère, a la propriété de doubler les forces vitales, d’exalter les cerveaux. Exemple : Vous êtes gouvernement, vous voulez des sujets braves, ardents jusqu’à la témérité ! Ouvrez le robinet. Vous voulez des sujets doux, dociles, bébêtes même ! Fermez le robinet. Ce n’est plus qu’une question de modérateur. (A Ygène.) Tu as la clef ?

YGÈNE.

La voici ! Sans compter que c’est une clef à secret et qu’il faut connaître le mot, le fameux mot…

OX.

Dis-le donc ?

YGÈNE, cherchant à le prononcer.

Après vous, monsieur.

OX.

Thésaurochrysonicochrysidès.

YGÈNE.
Ilyaunmotentropjocrisidès. Mais pour arriver à votre but, il ne faut pas qu’on vous détourne de vos travaux, et l’impétueuse Prascovia est là qui nous menace, qui nous traque, qui nous poursuit.
OX.

Quel malheur qu’une aussi superbe créature soit trop impétueuse pour un savant !

YGÈNE.

Impétueuse, c’est le mot.

OX.

Avec cette femme-là, au bout de deux jours de ménage, il n’y aurait plus de cornue ici.

YGÈNE.

Qu’en savez-vous ?

OX.

Tu dis ?

YGÈNE.

Je retire le mot.

OX.

Tu fais bien de le retirer.

YGÈNE.

Et pourtant vous étiez fiancés ?

OX.
Oui, nous étions fiancés, et d’expérience en expérience, le jour du mariage arriva… Le grand Tapanowich, — un monsieur qui porte une écharpe autour d’un assez gros ventre, — me fait la lecture de la loi, selon la coutume sauvage du pays ; après quoi il va jusqu’à me demander si je consens à prendre Prascovia pour femme. La tête en feu, ne sachant plus ce que je faisais, au lieu de dire oui, j’ai dit non, et il parait que dans ce pays-là, à Astrakan, cela a une importance énorme. On crie, on me montre le poing, ma future me donne un soufflet et s’évanouit… Alors, moi, en homme bien élevé… je prends la fuite… Voilà ce que j’ai fait pour la chimie !
YGÈNE.

Un savant ne doit jamais se marier autrement que ça !

OX.

Ne jamais me marier !! Mais tu sais bien qu’il m’est impossible de bannir complètement l’élément féminin de mon existence.

YGÈNE.

Vous y tenez ? Oh ! que c’est bête !

OX.

Tu as dit ?

YGÈNE.

J’ai dit : Oh ! que c’est bête !

OX.

A la bonne heure : j’avais compris, Ox est bête ! Bref ! tu le sais, j’adore maintenant la charmante Suzel !

YGÈNE.

Mais Prascovia ?

OX.

Ah ! ce nom qui revient toujours !! Nous nous en débarrasserons !

YGÈNE.

Par quel moyen ?

OX.

Par tous les moyens.

YGÈNE.

Le fer ?

OX.
Non.
YGÈNE.

Le poison ?

OX.

Non… (Tragique.) Les deux peut-être… Je vais à la tour.

YGÈNE.

A la tour ?

OX.

Oh ! la chimie ! (Bis.) Je vais réfléchir au moyen de me débarrasser de Prascovia, et graisser le compteur.

YGÈNE.

Graisser le compteur !… Ça fait froid dans le dos.

(Ils sortent.)


Scène III.

PRASCOVIA, SHAOURA, KOUKOUMA, KASBEK, ARARAT, NAIA, ALDÉE, HILDA, un Tzigane homme et TROIS TZIGANES FEMMES.

(Tous portent un instrument. À peine Ox est sorti que ces personnages entrent par le fond sur un air de marche joué et chanté.)

MARCHE.
PRASCOVIA.

Pour l’enfant de Bohème,
Quel est le bien suprême,
C’est d’aller en chantant
Droit devant lui, le nez au vent.
Ainsi que l’hirondelle
Il sait d’un seul coup d’aile
Éviter les autans,

Et suivre en tous lieux le printemps.
Riant de la misère
Il ne veut sur la terre
Avoir ni lieu ni feu,
Ni d’autre toit que le ciel bleu !

ENSEMBLE.

A nos chansons,
L’amour invite ;
Filles, garçons,
Accourez vite !

REPRISE.

Pour l’enfant de Bohème.
Quel est le, etc.

PRASCOVIA.

Enfin, nous sommes chez lui ! C’est ici qu’il prépare cette expérience si surprenante et dont je connais tous les effets… Ah ! tenez… quand je pense qu’il est là, je sens mon courage fléchir.

SHAOURA.

Soutenez-vous, princesse ! votre famille n’est-elle pas une des premières du Caucase ? Vous lui devez, à elle comme à vous… une revanche éclatante. Moi d’abord, j’ai juré sur mon nom de Shaoura que nous nous vengerions. On ne se moque pas du grand Tapanowich d’Astrakan comme l’a fait ce savant… Comment !… nous sommes là… réunis… j’ai mon écharpe : c’est le premier mariage que je vais faire… et le marié disparaît !… Quel outrage !

PRASCOVIA.

Ah ! oui, un outrage !… Aussi, pas de faiblesse ! J’ai juré que je l’épouserais ! Et une fois mariée, je le ferai… repentir de sa conduite. Il a voulu être Quiquendonien, je le ferai Cauc… asien.

SHAOURA.

A la bonne heure ! car il ne s’agit pas de rentrer comme nous sommes partis !

TOUTES.

Ah ! mais non !

SHAOURA.

Jusqu’à présent, tout va bien. Pour nous aider dans notre entreprise, nous avons pris ces tziganes à notre solde et nous avons endossé des costumes pareils aux leurs.

PRASCOVIA.

Pour ne pas être remarqués.

SHAOURA.

Vos compagnes elles-mêmes ont fait comme nous.

PRASCOVIA, à ses compagnes.

Oui… Merci de votre dévouement, mes demoiselles d’honneur, vous qui m’avez suivie partout, depuis ce jour fatal

NAJA.

Nous sommes toujours prêtes à vous servir.

ALDÉE.

Ah ! pour ça, oui !

HILDA.

Avec plaisir.

LES AUTRES FEMMES.

Oui… oui…

PRASCOVIA.
Ça s’appelle parler…
SHAOURA.

Et ces braves gens-là ?…

(Il montre les tziganes.)

PRASCOVIA.

Vous en êtes toujours bien sûr ?

SHAOURA.

Si j’en suis sûr ! Vous allez voir. (Aux tziganes.) On peut compter sur vous, n’est-ce pas ?

(Les tziganes frappent sur leurs tambourins.)

SHAOURA.

Cela veut dire, nous le jurons ; ils ne s’engagent jamais plus que cela.

PRASCOVIA.

Silence… on vient… c’est lui peut-être… que tout le monde se retire. Vous, Shaoura, restez !

SHAOURA, aux bohémiens.

Retirez-vous, et cachez-vous.

(Les tziganes et les jeunes filles se retirent.)

PRASCOVIA, à part.

C’est lui ! je sens mon cœur défaillir… Allons ! allons ! montrons-lui qu’on a parfois tort de sacrifier une femme à une expérience de chimie.


Scène IV.

PRASCOVIA, SHAOURA, OX.
Ox, sans les voir.
Il est certain que l’oxydinitrophothène ne vaut pas l’oxymanganique… mais que… Où diable ai-je donc mis mon mouchoir ?
SHAOURA, à sa droite.

Voulez-vous le mien ?

PRASCOVIA, à sa gauche.

Voulez-vous le mien

OX, à part.

Sapristi ! pincé !

PRASCOVIA.

Monsieur le docteur Ox, je crois…

OX.

La princesse Prascovia, il me semble…

PRASCOVIA.

Vous vous rappelez, sans doute, où nous nous sommes vus pour la dernière fois ?

OX.

Très-vaguement.

PRASCOVIA.

Je préciserai. Le grand Tapanowich ici présent…

OX.

Ah ! c’est monsieur le grand Tapanowich ! Bonjour, monsieur le grand Tapanowich !

PRASCOVIA.

Avait commencé la lecture de la loi…

OX.

Selon la coutume sauvage…. Parfaitement. Il lit très bien, monsieur le grand Tapanowich… Une voix douce… pénétrante même.

PRASCOVIA.
Pas d’ironie ! Vous ne savez donc pas pourquoi nous sommes ici ?
SHAOURA.

Vous croyez peut-être que c’est pour nous abreuver de votre sang…

OX.

Certes… cela vaudrait le voyage, mais je ne pense pas que des gens de distinction, des gens d’un certain monde comme vous, se livrent jamais à des plaisanteries pareilles.

PRASCOVIA.

Nous sommes venus pour vous ramener à Astrakan…

OX.

Elle est bien bonne…

SHAOURA.

Pas tant que ça… écoutez !

PRASCOVIA.

Vous vous êtes conduit avec moi comme un…

OX.

Pas grand’chose… J’en conviens…

PRASCOVIA.

Je vous ai aimé…

OX.

J’en conviens également…

PRASCOVIA.

Aujourd’hui je vous exècre, je vous déteste, et je viens…

OX.
Pas de bêtises !… (A part.) Elle est peut-être armée…
PRASCOVIA.

Et je viens pour vous épouser.

SHAOURA.

Tout de suite… je vais vous faire la lecture de la loi.

OX.

Je la connais votre loi…

SHAOURA, ouvrant son vêtement.

Voici mon écharpe !

OX.

Je la connais votre écharpe.

PRASCOVIA.

Vous savez où nous en étions, vous n’avez plus qu’à dire oui !…

OX, à part.

C’est un guet-apens. Ils sont fins, soyons fin. (Haut.) Vous avez raison, j’en conviens toujours… Bien que la présence d’une femme, comme madame, puisse apporter de déplorables distractions dans l’âme d’un savant tel que moi. (A part.) Le fait est qu’elle est toujours bien belle… (Haut.) Bref, j’accepte votre proposition. C’est aujourd’hui mardi, nous nous marierons dimanche…

SHAOURA.

Non, à l’instant !

PRASCOVIA.

Tout de suite. Marié aujourd’hui… et demain…

OX.

Pas tant de chaleur ! Vous allez faire éclater mon gazomètre !… Je vous aime, Prascovia, parole d’honneur… mais je désire que vous ne troquiez votre nom illustre que contre un autre nom illustre. Qu’est-ce que j’étais quand vous m’avez connu ?… Un docteur comme il y en a tant, à trois francs la visite, cinq francs en cabriolet et dix francs la consultation. Un médecin qui guérissait ses clients de toutes leurs maladies… excepté de celles dont ils mouraient… Demain… après l’expérience de mon gaz… je serai un homme de bronze… une statue. C’est une statue qui vous demandera votre main !

PRASCOVIA, émue.

Ça… c’est tentant.

SHAOURA.

Et si vous nous trompez ?…

OX, à part.

Ils y mordent ! (saut.) Vous tromper ! moi ! Mais regardez-moi donc ! Apprenez que dans cinq minutes, les corps constitués de Quiquendone vont venir visiter cette usine en compagnie des plus grands personnages de Virgamen.

PRASCOVIA.

C’est un échappatoire ! Nous n’acceptons pas !

OX.

Écoutez plutôt !

PRASCOVIA.

Cette musique…

OX.

Ce sont les corps !…

SHAOURA.

Constitués ?

OX.
Absolument ! Retirez-vous et revenez après-demain à trois heures moins dix….
PRASCOVIA.

Nous retirer ! Jamais…

OX.

Les voilà, ne troublez pas cette solennité. Prascovia, je vous en supplie, au nom de la chimie ! C’est la chimie qui vous parle !… Je vous livre ma tête.

PRASCOVIA.

Votre tête ! Ah ! mais j’y compte bien… Soit… je suis généreuse… je vous cède la place.

OX.

Après-demain, à trois heures moins cinq.

PRASCOVIA.

Vous avez dit trois heures moins dix.

SHAOURA, bas à Prascovia.

Quelle faiblesse ! Qu’allez-vous faire ?

PRASCOVIA.

Pas un mot…

OX.

Après-demain trois heures moins cinq.

PRASCOVIA.

Moins dix. Nous ne le perdrons pas de vue ; nous verrons bien s’il est sincère. (Ils sortent.)

OX, après la sortie de Prascovia.
A trois heures moins dix-sept, vous serez expulsés.

Scène V.

Les Mêmes, YGÈNE, VAN TRICASSE, NIKLAUSSE, LE GRAND PERSONNAGE DE VIRGAMEN, JOSSE, MADAME VAN TRICASSE, SUZEL, LOTCHÉ, Ouvrières et Ouvriers de L’usine, Jeunes Quiquendoniennes.
FINAL.
LES QUINQUENDONIENS.

Nous venons au nom de la ville,
O célèbre docteur Ox,
Savant modeste autant qu’habile
Pour admirer vos travox !

OX, YGÈNE et LES OUVRIERS.

Ah ! quel honneur ! toute la ville
Rend visite au docteur Ox,
Chez nous, ils viennent à la file
Pour admirer nos travox !

OX.

Je suis touché de cet hommage !

VAN TRICASSE.

Ce n’est pas tout ! Inclinez-vous…

(Présentant le grand personnage.)

Monsieur est le grand personnage
De Virgamen…

OX.

De Virgamen… Eh quoi ! c’est vous !

LE GRAND PERSONNAGE.

Monsieur, la nation voisine
Avait les yeux sur votre usine !

OX.

Dieux ! quel honneur !
Pour un honneur ! (Bis.)
C’est un grand honneur
Mais c’est encor plus de bonheur !

REPRISE DE L’ENSEMBLE.

Nous venons, etc., etc.

VAN TRICASSE.

Et maintenant, de votre découverte,
Montrez-nous des échantillons.

OX.

Impossible !

TOUS.

Impossible ! Il refuse !

OX.

Impossible ! Il refuse ! Ah ! certe
Je le voudrais…

TOUS.

Je le voudrais… Nous vous prions ! (Bis.)

OX.

Non, demain soir, à la kermesse.

MADAME VAN TRICASSE, LOTCHÉ et SUZEL.

Montrez-nous une flamme, un rien,
Nous comptons sur votre promesse, (Bis.)
Montrez-nous une flamme, un rien.

SUZEL.

Ah ! monsieur Ox !…

MADAME VAN TRICASSE.

Ah ! monsieur Ox !… Ah ! monsieur Ox !

LOTCHÉ.

Ah ! monsieur Ox !… Ah ! monsieur Ox ! Ah ! monsieur Ox !…

VAN TRICASSE.

Ah ! monsieur Ox !…

FRANZ.

Ah ! monsieur Ox !… Ah ! monsieur Ox !…

LE GRAND PERSONNAGE.

Ah ! monsieur Ox !…

NIKLAUSSE.

Ah ! monsieur Ox !… Ah ! monsieur Ox !…

JOSSE.

Ah ! monsieur Ox !…

SUZEL.

Ah ! monsieur Ox !… Ah ! monsieur Ox !…

OX, parlé.

Je le veux bien…

OX, à Ygène, chant.

Allons vite au modérateur, Ygène,
Tu tiens la clef ?

YGÈNE.

Tu tiens la clef ? Là, sur mon cœur.

OX, bas à Ygène.

Lâche un peu de gaz oxygène
Sans rien dire…

YGÈNE.

Sans rien dire… Allons-y, docteur.

OX. (Parlé.)

Et maintenant, monsieur le grand personnage, l’ oxygène et l’hydrogène vont avoir l’honneur de se combiner devant vous.

(A Ygène, chant.)

Tout est-il prêt ?

YGÈNE.

Oui, tout est prêt.

OX.

De la prudence.

YGÈNE.

De la prudence.

OX.

As-tu la clef du modérateur ?

YGÈNE.

J’ai la clé du modérateur.

OX.

Vas-y alors.

YGÈNE.

Vas-y alors. J’y vas.

OX, parlé.

Hydrogène, parais ! (L’hydrogène parait.) Oxygène, à toi !

(La lumière oxygène parait.)

CHŒUR.

Ah ! quelle lumière voilà !

OX, à Ygène.

Ouvre encor ce robinet-là.

ENSEMBLE.
TOUS.

Ah ! quelle extase,
Aucune phrase
Ne rendra ce que je sens-là !
Nouveau mystère,
Tout s’exagère,
Ciel ! dans quel état me voilà !
C’est une ivresse
Qui me caresse
Que veut donc dire tout cela ?

OX et YGÈNE.

Ah ! quelle extase
Aucune phrase
Ne rendra ce que je sens là !
Cette atmosphère
Les exaspère !
Dieu ! dans quel état les voilà !
C’est une ivresse
Qui les caresse,
J’avais bien prévu tout cela.

FRANTZ, à Suzel.

Quelle audace nouvelle
Que vous êtes belle !

SUZEL, à Frantz.

Quel sentiment nouveau,
Que vous êtes beau !

VAN TRICASSE, à Lotché.

Je ne sais pas si j’extravague…
Lotché…

LOTCHÉ.

Lotché… Monsieur !…

VAN TRICASSE.

Lotché… Monsieur !… Voici ma bague !

MADAME VAN TRICASSE, à Niklausse.

Niklausse !

NIKLAUSSE.

Niklausse ! Hermance !

MADAME VAN TRICASSE.

Niklausse ! Hermance ! Ah ce vieux-là,
Durera donc longtemps comm’ ça !

NIKLAUSSE.

Durera donc longtemps comm’ ça ! Hélas ! hélas !

OX.

Dieu quelle réussite,
Quel miracle nouveau,
Leurs cœurs battent plus vite !
J’ai troublé leur cerveau !

TOUS.

Ah ! quelle extase ! etc.

LES CHŒURS.

C’est une ivresse qui me caresse.
Que veut dire tout cela ?

OX, parlé.

Ygène, je crois que nous pouvons augmenter un peu la dose ! Viens !

(Ils sortent à gauche.)

Scène VI.

Les Mêmes, PRASCOVIA, SHAOURA.
PRASCOVIA, entrant ; elle indique la gauche, parlé.

Il est là !

VAN TRICASSE, chant.

Tiens ! voilà la bohémienne.

NIKLAUSSE.

Je la revois avec plaisir.

PRASCOVIA.

Achevons de les étourdir.

VAN TRICASSE.

Je suis d’avis qu’on la retienne.
Elle nous dira l’avenir.

NIKLAUSSE.

Elle nous dira l’avenir.

MADAME VAN TRICASSE.

Elle nous dira l’avenir.

PRASCOVIA.
CHANSON.

Tout s’éveille dans la nature,
Les rochers semblent s’animer,
La source en ses ondes murmure,
Le vent soupire : il faut aimer
Les prés répandent plus d’arome,
Et l’abeille, plus doucement,

Dans le calice qui l’embaume,
S’introduit amoureusement !
Le tourtereau, la tourterelle,
Se regardent d’un œil plus doux,
Plus doucement battent de l’aile,
Plus tendrement font leur rou, rou.

II.

Les mains cherchent les mains dans l’ombre,
Les cœurs vont au-devant des cœurs,
Le soleil, dans la forêt sombre,
A lancé ses rayons vainqueurs.
Il faut aimer, c’est une fièvre
Qui brûle chacun à son tour.
La lèvre en feu cherche la lèvre,
L’amour, partout, cherche l’amour.
Le tourtereau, etc., etc.

OX, entrant, à Prascovia.

Elle ! Je croyais que nous avions pris rendez-vous pour après-demain trois heures moins dix.

PRASCOVIA.

Ma montre avance de quarante-huit heures.

VAN TRICASSE.

Je n’y tiens plus, docteur, grand homme ; ce n’est plus dans trois ans, c’est dans trois mois que vous serez mon gendre. Voilà ma fille…

PRASCOVIA.

Son gendre !
Ah ! que viens-je d’entendre,
J’avais tout deviné !

OX, à part.

Le sort sur moi s’est obstiné !
Pour un savant infortuné,
Ah ! je suis bien infortuné !

PRASCOVIA.

Vous, me tromper, quelle injure !
Amère dérision,
Avec une telle figure,
Don Juan d’occasion.

LES CHŒURS.

Qu’a-t-elle dit ?
Qu’a-t-elle fait ?
Comment punir ce forfait.

Bis.
ENSEMBLE.
TOUS.

Qu’elle sorte à l’instant même,
Que le châtiment soit prompt !
Chassez l’enfant de Bohème,
Punissons un tel affront.

PRASCOVIA.

Oui, je sors à l’instant même,
Le châtiment sera prompt !
J’userai de stratagème
Pour punir un tel affront.

PRASCOVIA.

Vous aurez beau me défier,
Je saurai bien me venger,
Rira bien qui rira le dernier

(Elle sort.)
OX, à Ygène, parlé.

Ferme tout, ils vont devenir enragés.

(Ygêne remonte et ferme le modérateur. Le gaz s’éteint, tous redeviennent calmes.)

CHŒUR.

Ah ! quel prodige est arrivé,
Il me semble que j’ai rêvé !

(Le rideau descend lentement.)



ACTE DEUXIÈME.

TROISIÈME TABLEAU.

Une rue hollandaise. — Maisons en briques faisant face au public. — A gauche, la maison de van Tricasse avec petit perron, portes et fenêtres praticables. — Au rez-de-chaussée de toutes les fenêtres, des petits miroirs-espions.


Scène PREMIÈRE.

Marchands, Marchandes, Bourgeois, Bourgeoises, puis MOZDOCK, KASBEK, ARARAT, KOUKOUMA, NAIA, ALDÉE, HILDA et les autres Demoiselles d’honneur.
CHŒUR.
MARCHANDS et MARCHANDES.

Chalands et chalandes,
Accourez vers nous.

Bis.

Marchands et marchandes
Aux prix les plus doux.

Bis.
BOURGEOIS et BOURGEOISES.

Voici les marchandes,
Qui viennent vers nous.

Bis.

Faisons nos commandes,
Et défions-nous !

Ter.
MOZDOCK, en marchand de mouron.

V’là du mouron pour vos serins !

HILDA, en marchande de beurre.

Qui veut du beurre, du bon beurre !

KOUKOUMA, en marchand de fromages.

V’là du fromag’ !

KASBEK, en boulanger.

V’là du fromag’ ! Voilà des pains ! (Ter.)

ARARAT, en marchand de poisson.

Voyez la limand’ supérieure !

ENSEMBLE.
LES MARCHANDS.

Voyez, voyez
Et achetez ! (Bis.)

LES ACHETEURS.

Voyons, voyons
Et achetons. (Bis.)

NAIA, en marchande de balais.
COUPLETS.
I.

Battez vos habits et vos femmes !
Balais, baguettes, choisissez.
Battez, messieurs, battez, mesdames,

Battez ce que vous voudrez.
Balais, balayettes,
Brosses et baguettes,
Venez, prenez
Et choisissez.

ENSEMBLE.

Balais et balayettes,
Brosses et baguettes,
Allons, allons,
Et choisissons !

ALBA, en marchande de lait, avec une petite voiture à chien.
II.

Le lait est bon, la crème épaisse,
Les œufs viennent d’être pondus
Tout chauds, tout frais, que l’on s’empresse,
Pour rien ils vous seront vendus.
Bon lait, bonne crème
De, tout ce qu’on aime
Je vends à tous ;
En voulez-vous ?

ENSEMBLE.

Bon lait et bonne crème
Oui, tout ce qu’on aime
Allons, allons,
Et choisissons !

(Les bourgeois sortent.)

Scène II.

Les Mêmes, moins les bourgeois, SHAOURA ; il est enveloppé d’un grand manteau.
SHAOURA.

Vous êtes tous là ?

TOUS.

Tous.

KOUKOUMA.

On nous a expulsés comme bohémiens.

ARARAT.

Et nous revenons comme négociants.

SHAOURA.

Puis-je toujours compter sur votre fidélité ?

TOUS.

Absolument !

SHAOURA.

Sur votre vaillance ?

TOUS.

Bien plus encore !

SHAOURA.

Êtes-vous forts ?

ARARAT.

Demandez au lion du désert.

SHAOURA.
Êtes-vous adroits ?
KOUKOUMA.

Demandez au tigre moucheté des jungles…

SHAOURA.

Un grand Tapanowich n’a pas l’habitude de consulter ces animaux-là ! Êtes-vous honnêtes ?

MOZDOCK.

Je demande la parole.

SHAOURA.

Pas de temps à perdre ! vous êtes honnêtes ! Mais êtes-vous capables de tout ?

LES BOHÉMIENS.

De tout !

KOUKOUMA.

Du moment qu’il y a de l’argent à gagner.

MOZDOCK.

Et deux kopecks de tabac à fumer.

SHAOURA.

Il faut à tout prix empêcher le docteur Ox de faire son expérience. Deux moyens se présentent : le premier consiste à s’emparer de la fameuse clef… la clef du modérateur.

KOUKOUMA.

Nous nous en emparerons.

ARARAT.

Ah ! ça, c’est pas difficile.

SHAOURA.

Jeune présomptueux, comment ferais-tu ?

ARARAT.
On la trouve et on la prend.
SHAOURA.

Assez ! Elle a été déposée chez le bourgmestre, et peut-être qu’une personne… Mais ce n’est pas de cela qui il s’agit !… si ce moyen manque, il faut qu’aujourd’hui même, avant la kermesse, le docteur Ox soit enlevé de cette ville et porté pieds et poings liés jusqu’en Caucasie.

MOZDOCK.

Allons-y. (Fausse sortie.)

SHAOURA.

Où çà ? Sont-ils bêtes ! Écoutez-moi. Nous guettons le docteur…

KOUKOUMA.

Nous nous emparons de lui.

KASBEK.

Nous le ficelons.

ARARAT.

Nous le bâillonnons.

MOZDOK.

Nous l’emballons.

TOUS.

Nous l’emportons.

KOUKOUMA.

Mais la princesse, où la retrouvera-t-on ?

SRAOURA.

Ici même.

KASBEK.

Devant la maison du bourgmestre ?

SHAOURA.
Non, dedans.
MOZDOCK.

Comment ?

SHAOURA.

Cela ne vous regarde pas ! c’est de là qu’elle dirigera, nos opérations.

KOUKOUMA.

Ce n’est plus une fiancée indignée, c’est un général en chef !

SHAOURA.

Quant à vous, réussissez, et je vous promets au nom de la princesse une récompense honnête. Quatre mille roubles..

TOUS.

Quatre mille roubles !

ARARAT.

En papier ?

SHAOURA.

Non, en or.

TOUS.

En or !

KOUKOUMA.

Il n’y a encore que les femmes qui sachent récompenser le vrai talent.

CHANSON.
I.
KOUKOUMA.

A nous joie et bombance,
La fête va commencer

LES BOHÉMIENS.

Nous somm’s dans l’opulence,
Les roubles vont danser

KOUKOUMA.

A dix lieu’s à la ronde
On parlera de nous ;
Même aux deux bouts du monde !… (Bis.)
Car nous aimons rire et boire
Sans tant de façon,
Et nous mettons notre gloire
Dans notre chanson !

II.
KOUKOUMA.

Nous sommes de bons diables
Qui voulons nous amuser !

LES BOHÉMIENS.

Gais lurons, gens aimables
Qu’il n’ faut pas tyranniser !

KOUKOUMA.

Bien qu’ nous soyons en nombre.
Nous savons obéir
Et nous tenir
Dans l’ombre !
Mais nous aimons rire et boire,
etc.

(Tous sortent.)


Scène III.

LOTCHÉ, OX.
LOTCHÉ, sortant de la maison du bourgmestre.

C’est bon, madame, je n’oublierai aucune de vos commissions.

OX, voyant Lotché.
Tiens, Lotché ! Par elle je vais bien savoir !… (La regardant.) Belle fille, cette Lotché !
LOTCHÉ.

Monsieur Ox !

OX, à part.

Très-belle fille, cette Lotché (Haut.) Et mademoiselle Suzel ?

LOTCHÉ

Ah ! monsieur, elle dort encore… là…

OX.

Derrière ces petits rideaux roses !…

LOTCHÉ.

Savez-vous que c’était très-bien votre éclairage d’hier soir ?

OX.

Oui ! (A part.) Et je n’ai opéré qu’en petit ! Que sera-ce donc quand j’opérerai en grand… sur les masses !

LOTCHÉ.

M. le bourgmestre était tellement content qu’il m’a donné sa bague.

OX.

Très-bien, ça !

LOTCHÉ.

Si votre lampion avait seulement brûlé deux minutes de plus, sa montre, ses breloques, tout y passait.

OX.

Je comprends cela, Lotché… je comprends cela !…

(Il lui prend la taille.)

LOTCHÉ.
Ah ! et cette Bohémienne !…
OX, à part.

Prascovia ! Heureusement qu’on l’a reconduite à la frontière.

LOTCHÉ.

Vous rappelez-vous ? Elle vous a appelé don Juan d’occasion ! C’était drôle, ça ! (Elle sort en riant.)


Scène IV.

OX seul.

Pas si drôle… Don Juan… d’occasion !… Don Juan… je veux bien… Et puisque tu dors encore, ma petite Suzel, je vais te donner une sérénade… Quand je dis je… nous allons te donner… car nous serons deux, ma pochette et moi. (Il tire une petite pochette de son habit et l’accorde.) La science n’exclut pas l’amour des beaux-arts.

SÉRÉNADE.
I.

Sous votre fenêtre
Trésor des trésors,
Voulez-vous permettre
Ces quelques accords ?
Car, ô douce blonde,
Quand on a du cœur
Et qu’on sait son monde,
Parole d’honneur !
Oui, ça fait quelque chose
De regarder un rideau rose !

II.

Un vrai philosophe
Vous dira fort bien
Ce n’est qu’une étoffe
Un rien, moins qu’un rien !
Qu’un souffle l’agite,
On devient rêveur,
Le cœur bat plus vite :
Parole d’honneur !
Oui, ça fait quelque chose
De regarder un rideau rose !


Scène V.

OX, YGÈNE.
YGÈNE.

Maître ! maître !

OX.

Qu’est-ce qu’il y a ?

YGÈNE.

Vous êtes là à râcler sous les fenêtres… Donnez-moi votre contre-basse… et pendant ce temps… les Bohémiens… Prascovia…

OX.

Mais tu es fou ! il sont partis !

YGÈNE.

Comment, partis ?

OX.
Ne les a-t-on pas expulsés de Quiquendone ? On a mis toute la gendarmerie à leurs trousses.
YGÈNE.

Ah ! illustre maître, vous rêvez ; moi, je veille… Compter sur la force armée Quiquendonienne… c’est de la démence ! Mais tout à l’heure, la kermesse va commencer. La princesse se glissera dans la foule avec les saltimbanques qui l’accompagnent… Alors, vous êtes perdu !

OX.

Eh ! pendant la kermesse, toute la ville sera autour de moi… Je n’ai rien à craindre.

YGÈNE.

Mais jusque-là, on peut se porter à des attentats sur votre personne… Oh ! cela n’est rien, mais ce qui est plus grave, on détériore nos becs !

OX.

On détériore nos becs ? Et comment sais-tu ?

YGÈNE.

Monsieur, avec de l’or on sait tout. Il y a là à la suite de la princesse un gentilhomme qui a toujours besoin de deux sous de tabac.

OX.

Ah ! vraiment ! Quelle belle chose que la corruption ! Mais qu’est-ce que tu veux ? Je ne peux pourtant pas me fourrer dans une cave, dans un grenier !

YGÈNE.

Vous n’y seriez même pas en sûreté. On ne sait pas jusqu’où les femmes peuvent monter ou descendre.

OX.

La situation est critique.

YGÈNE.
D’autant plus que nous avons affaire à une personne… vigoureuse.
OX.

Oh ! oui, vigoureuse. En voilà une qui n’a pas besoin d’oxygène ! c’est un gazomètre naturel… Que faire ?

YGÈNE.

Vous cacher !

OX.

Enfant ! Mais ne faut-il pas que je surveille moi-même nos derniers préparatifs par toute la ville, et cela jusqu’à l’heure de l’expérience décisive… devant le peuple assemblé ?

YGÈNE.

Devant le grand personnage de Virgamen. OX, rêveur Oh ! le grand personnage…

YGÈNE.

Vous n’y parviendrez pas !

OX.

Le grand personnage ! Au fait, pourquoi pas ? c’est mon voisin à la tour ! Ce serait très-ingénieux.

YGÈNE.

Quoi, monsieur ?

OX.

Viens, je te le dirai…

YGÈNE.

Mais quoi ?… quoi ?…

OX.

Je crois que j’ai trouvé… viens !

YGÈNE.

Ah ! cet homme-là, ce n’est pas un cerveau qu’il a dans la tête, c’est une usine à inventions !

(Ils sortent.)

Scène VI.

NIKLAUSSE, puis LOTCHÉ, puis VAN TRICASSE, puis MADAME VAN TRICASSE.
NIKLAUSSE.

C’est à n’y rien comprendre !… Ce qui s’est passé pendant cette expérience est vraiment extraordinaire. Je suis bourrelé de remords : j’ai osé, sous je ne sais quelle influence mystérieuse, me familiariser avec madame van Tricasse… Lui prendre ta taille ! C’est énorme ! D’autant plus qu’elle n’est pas encore suffisamment veuve. Je sais bien que j’ai certains droits et une impatience qu’on doit comprendre, mais je n’aurais pas du anticiper. Et notez que je n’avais mangé à mon dîner qu’une tranche de veau, quelques cuillerées d’épinards au sucre et des œufs à la neige ! ce n’est pas ça qui a pu me monter à la tète ! Enfin, mon caractère nerveux et bouillant a eu le dessus… Je me suis laissé entraîner… C’était tout à fait inconvenant… Je voudrais bien savoir ce qu’on pense là-dedans. (Voyant Lotché qui retourne à la maison.) Lotché, écoute un peu.

LOTCHÉ.

Monsieur Niklausse.

NIKLAUSSE, dramatique.

Dis-moi, toi… as-tu quelquefois des remords ?

LOTCHÉ.

Des remords… pourquoi faire ?

NIKLAUSSE, à part.
Elle ne comprend pas… (Haut.) Crois-tu que ton maître ait remarqué quelque chose dans ma conduite d’hier soir ?
LOTCHÉ.

Ah bien ! il ne s’occupait pas de vous, il avait la tête ailleurs.

(Van Tricasse sort de chez lui.)

NIKLAUSSE, à part.

Le voilà !

VAN TRICASSE, sans voir Niklausse.

Ce qui s’est passé, pendant cette expérience est vraiment extraordinaire. (Voyant Lotché.) Ciel ! Lotché ! Je ne l’avais pas vue depuis hier.

NIKLAUSSE, apercevant madame van Tricasse.

Hermance !

MADAME VAN TRICASSE.

Sapristi ! Niklausse ! Que doit-il penser ?

VAN TRICASSE, à part.

Rompons ce silence de plomb. (Haut.) Bonjour, monsieur Niklausse.

NIKLAUSSE.

Bonjour, monsieur le bourgmestre. (A part.) Il n’a pas son accent ordinaire.

MADAME VAN TRICASSE, bas à Niklausse.

J’ai à vous parler.

NIKLAUSSE.

Ciel !

VAN TRICASSE, bas, à Lotché.

Lotché…

LOTCHÉ, le poussant de l’épaule.

Vieux farceur, va !

VAN TRICASSE.
Silence ! il faut tout oublier.
LOTCHÉ.

Oublier que vous m’avez dit de si drôles de choses !

VAN TRICASSE.

C’était un rêve !

LOTCHÉ.

Eh ben ! et ça ? (Elle lui montre la bague.)

VAN TRICASSE.

Ma bague !….tu as ma bague ?…

LOTCHÉ.

Mais oui, vous me l’avez donnée en me prenant un baiser.

VAN TRICASSE.

Hélas ! je le savais…

NIKLAUSSE, à madame van Tricasse.

Oh ! je ne crois pas avoir été si loin que vous dites…

MADAME VAN TRICASSE.

Mais je vous assure que si !

NIKLAUSSE.

Que faire alors ?

MADAME VAN TRICASSE.

Oublier et attendre !

NIKLAUSSE, lui serrant la main.

Oublier et espérer !…

VAN TRICASSE, à Lotché.

Pas de bêtises, rends-moi ma bague !

LOTCHÉ, tout haut.
Me prenez-vous pour une dinde ?
MADAME VAN TRICASSE, à Lotché.

Tu parles de dinde…

LOTCHÉ.

Je disais… qu’une dinde… pour le dîner…

VAN TRICASSE, embarrassé.

Oui, nous causions cuisine ; et vous ?

NIKLAUSSE.

Nous aussi ! (A part.) Décidément, il a des soupçons !

MADAME VAN TRICASSE.

Au fait, Lotché, qu’est-ce que tu fais là, ma fille ?

LOTCHÉ.

Moi, madame !

MADAME VAN TRICASSE.

La kermesse va commencer, et tu n’as pas encore nettoyé ce perron, ces carreaux…

LOTCHÉ.

Je ferai observer à madame que c’est l’affaire de la nouvelle bonne.

MADAME VAN TRICASSE.

Eh bien, va la chercher.

LOTCHÉ.

Ah ! c’est que ce n’est pas facile de la réveiller.

MADAME VAN TRICASSE.

Comment elle dort !

LOTCHÉ.

Ah ! je crois bien ! A peine arrivée, elle s’est installée dans le fauteuil de madame.

MADAME VAN TRICASSE.
Dans mon fauteuil ?
NIKLAUSSE.

Elle est bien heureuse !

LOTCHÉ.

Et elle s’est mise à dormir.

MADAME VAN TRICASSE…

Dans mon fauteuil !… Va la réveiller !

VAN TRICASSE.

Elle est jolie, cette fille-là ! (Lotché le pince.)

TOUS, appelant.

Lisbeth ! la voilà !


Scène VII.

Les Mêmes, PRASCOVIA, en costume de servante frisonne.
PRASCOVIA, entrant en bâillant.

Il n’y a donc pas moyen de dormir ?

MADAME VAN TRICASSE.

Mais je ne vous ai pas prise pour cela.

PRASCOVIA.

Ah ! c’est que j’ai fait de bien drôles de rêves ! Figurez-vous (Elle rit.) que je voyais madame… elle était veuve, (Elle rit.) elle allait épouser un grand échalas qui n’en finissait pas !

NIKLAUSSE, à part.

Qu’est-ce qu’elle chante ?

PRASCOVIA.

Et puis je voyais monsieur qui était veuf. (Elle rit.) Il se mariait avec sa bonne.

MADAME VAN TRICASSE.
En voilà assez !
VAN TRICASSE.

Lotché, rends-moi ma bague !

LOTCHÉ.

Tu ne le voudrais pas ? (Elle rentre dans la maison.)

VAN TRICASSE, à part.

Voilà ! quand on a un pied dans le crime !

MADAME VAN TRICASSE.

Ah çà ! voulez-vous aller à votre besogne ?

PRASCOVIA.

J’y vais, madame.

VAN TRICASSE, à Prascovia, en rentrant dans la maison.

D’autant plus que la kermesse va commencer, et qu’il s’agit de mettre mon costume officiel. (A Niklausse.) Quant à vous, Niklausse, allez à la tour pour prévenir le grand personnage de Virgamen, ainsi que sa famille, de l’ouverture de la kermesse.

NIKLAUSSE.

J’irai… Mais rappelez-vous qu’on ne doit pas toujours s’en rapporter aux apparences. (En sortant.) Je ne suis pas fâché de lui avoir dit cela.

VAN TRICASSE.

Qu’est-ce qu’il y a ? (A Prascovia, en rentrant.) Travaille, ma fille, et ne fais pas trop de bruit !


Scène VIII.

PRASCOVIA, seule.

Si ces bourgeois de Quiquendone se figurent que je suis venue du fond du Caucase pour nettoyer leurs carreaux, ils se trompent b… ien ! Je me suis abaissée jusqu’à fouiller dans leurs tiroirs pour trouver cette clef que devait me livrer Ox. S’il la conserve, il enflammera toutes ces cervelles glacées, et il épousera Suzel dans les vingt-quatre heures. Si je l’avais eue, au contraire, je pouvais tout éteindre… l’expérience manquait et on ne voulait plus de lui. Mais rien ! rien ! Espérons que Shaoura a été plus heureux et qu’à l’aide de ces Bohémiens il sera parvenu à l’enlever… Mais je n’ai pas de leurs nouvelles, et je suis forcée de les attendre ici sous ce costume. Quel ennui ! Ciel ! quelqu’un ! c’est le grand personnage de Virgamen. Ayons l’air de travailler.

(Elle se met à nettoyer les marches du perron.)


Scène IX.

PHASCOVIA, OX, en grand personnage de Virgamen.
OX, à des passants qui s’inclinent devant lui.

Merci, merci, mes bons amis ! (Au public.) Ils me prennent pour le grand personnage de Virgamen… mon voisin… parce que je me suis procuré un de ses habits. Il doit en avoir de rechange ; ce n’est pas tout d’être ingénieur, il faut aussi être ingénieux… Pardon ! C’est Suzel qui va être étonnée de me voir sous cet habit-là ! C’est beau, un costume officiel ! Grâce à lui, j’ai pu visiter mes travaux sans être reconnu. C’est égal, cette barbe est bien fastidieuse ! (Il la tire et la remet tout de suite en voyant Prascovia.) Ciel ! quelqu’un !

PRASCOVIA, frottant le perron.

Aïe donc ! aïe donc !

OX.

Aïe donc ! aïe donc ! (A part.) Les domestiques de ce pays sont très-propres, mais ils n’ont pas la moindre éducation ! (La regardant.) Elle est très-gentille, cette petite ! (Au public.) C’est curieux, nous autres grands savants, même au milieu des préoccupations les plus graves… une femme… une inférieure même, nous fait toujours faire un crochet. Appelons-la. C’est une Frisonne, parlons-lui son langage. (Haut.) Hei daar ! (Au public.) Ça veut dire : Hé ! là-bas ! (Haut.) Hei daar !

PRASCOVIA.

Hei daar ? (A part.) Qu’est-ce qu’il veut dire ?

OX, au public.

Elle a l’air de ne pas me comprendre. Disons-lui quelque chose qui flatte… Ces mots doux, charmants : « Je vous aime… » Vous allez voir comme c’est doux ! Ik bemin… u… Toutes les femmes doivent comprendre ça ! Ik bemin… u… ik bemin…u…

PRASCOVIA, à part.

Je ne sais que répondre. Si je lui parlais belge ? (Haut, avec l’accent belge.) Je n’ai pas le temps pour vous causer, sais-tu ?

OX.

Flaminck ?

PRASCOVIA

Flaminck.

OX.

C’est une Flamande !

DUO.
OX.

Changeons de langage
Pour cet entretien ;
C’est un badinage,
Ça n’engage à rien !

(Parlé.) Laisse ton séieau.

I.

Dis donc pour voir : Un’ chos’ que j’aime,

Belle enfant, c’est tes grands yeux doux
Comm’ le velours d’Utrecht lui-même !

PRASCOVIA.

Monsieur est bien bon, savez-vous ?

OX.

Je suis comm’ ça tout feu tout flamme,
Car je n’ai jamais aperçu
Tant d’attraits chez un’ seule femme.

PRASCOVIA.

Monsieur est bien galant, sais-tu ?

OX.
II.

Veux-tu, pour voir, joli’ porsonne,
Parler un’ fois d’un rendez-vous
Là-bas, au bois de Quiquendone ?

PRASCOVIA.

Monsieir va bien loin, savez-vous ?

OX.

Nous causerons de la nature
Des champs, des fleurs, de la vertu,
Des oiseaux, de l’agriculture

PRASCOVIA.

Monsieur va bien trop loin, sais-tu ?

PRASCOVIA, à part.

Singulière aventure !

OX, à part.

La charmante figure !

PRASCOVIA, à part.

Comment sortir de là ?

OX, à part.

Frais minois que voilà !

PRASCOVIA, à part.

C’est qu’il a l’air fort tendre !

OX, à part.

Risquons-nous, pourquoi pas ?

PRASCOVIA, à part.

Je ne pouvais m’attendre
A pareil embarras !

OX, haut.

Je n’y tiens plus ; enfant trop belle,
Mon cœur bat plus fort que jamais.

PRASCOVIA, haut.

Je suis une honnêt’ demoiselle
Ah ! mais, monsieur, ah ! mais ah ! mais !

OX.

On irait bien loin, sur ma foi,
Pour trouver un’ jeuness comm’ toi.
Ni à Amsterdam, ni même à Dordrecht
Ni à Harlem, Leyde et jusqu’au Murdeck,
Ni à S’ Gravenhag, ni à Rotterdam ;
Ni à Bergopzoom, ni même à Saardam !

PRASCOVIA.

Ni à Amsterdam, etc.

OX.

Il n’y a null’ part de tels appas,
Je n’ le crois pas !

PRASCOVIA.

Avec vous j’en conviens tout bas,
Je n’ le crois pas !

ENSEMBLE.

Ni à Amsterdam, etc.

OX.

Approche un peu plus près de moi encor
Godverdom !

PRASCOVIA.

Ah ! finis donc ! reste chez toi, tu sais
Godvordom !

OX.

Veux-tu connaître Cupidon ?
Godverdom !

PRASCOVIA.

Ne m’ parlez pas de Cupidon,
Godverdom !

ENSEMBLE.

Godverclom !
Ni à Amsterdam, etc.

PRASCOVIA rentre dans la maison, puis en sort avec une énorme tête de loup. Elle le bouscule.

Monsieur, je vous demande pardon, savez-vous ?

OX.
Dites-moi, petite, venez donc un peu ici me regarder contre la figure.
PRASCOVIA.

Ah ! bien, non ! faut ouvrager, monsieur. (Elle nettoie.)

OX.

Elle est très-remuante ! J’aime ça. (Haut.) Dis donc, toi… (Il lui prend la taille.)

PRASCOVIA.

Ah ! mais, tenez donc vos mains avec vous.

OX, riant, à part et tirant sur sa fausse barbe.

Décidément, cette barbe est fastidieuse… elle l’est même beaucoup. (Haut.) Dis une fois, petite, me trouves-tu à ta plaisance ?

PRASCOVIA.

Ah ! dame ! on peut dire que vous êtes un homme qui a une bien belle façade !

OX, riant.

Une belle façade ! une belle façade ! (Il rit.)

PRASCOVIA.

Qu’est-ce que vous avez donc là, sur l’estomac ?

OX.

C’est une médaille commémorative, savez-vous ? Je fais avec… c’est du tir à l’arbalète. Je suis chevalier de l’arc… je fais contre toutes les sociétés. (Il soulève sa barbe.) On respire, au moins !

PRASCOVIA, le voyant.

Ah !… (A part.) C’est lui !

OX, à part.
Ce cri ! Qu’est-ce que c’est que ça ?… Ce n’est pas possible !… elle n’est plus dans la ville.
PRASCOVIA.

Je me suis trahie. (Ox s’avance. Reprenant l’accent belge.) Et ne bougez donc pas, monsieur ; vous êtes trop entrepreneur, sais-tu ? Laissez-moi !

OX, feignant le calme et reprenant l’accent belge. A part.

C’est elle ! (Haut.) Tu vois que je te laisse aussi… (A part.) Allons prévenir la gendarmerie ! (Il sort.)

PRASCOVIA, à part.

Et mes tziganes qui ne viennent pas !


Scène X.

PRASCOVIA, NIKLAUSSE.
NIKLAUSSE, retenant Prascovia qui va pour sortir.

Je n’ai pas trouvé le grand personnage ! (A Prascovia.) Le bourgmestre est-il encore là ?

PRASCOVIA.

J’ sais pas ! (Elle va pour sortir.)

NIKLAUSSE, la retenant.

Et madame van Tricasse a-t-elle fini de s’habiller ?

PRASCOVIA, avec impatience.

J’ sais pas !

NIKLAUSSE.

Elle ne sait donc rien, cette fille ! Je vais voir moi-même.

(Il entre dans la maison.)

Scène XI.

PRASCOVIA, SHAOURA, ARARAT, KASBEK, KOUKOUMA.

(On entend dans la coulisse le refrain des Bohémiens.)

PRASCOVIA.

Enfin ! les voilà !… Taisez-vous donc !

SHAOURA.

Impossible de le trouver !

PRASCOVIA.

Mais vous êtes devenus idiots !

TOUS.

Idiots !

PRASCOVIA.

Ox se promène dans la ville sous le costume du grand personnage.

TOUS.

Courons !

PRASCOVIA

Attendez !… Regardez là-bas !

SHAOURA.

Quoi ?…

PRASCOVIA.
Le voilà qui revient. Vous savez ce qu’il vous reste à faire. Moi, je vais à la porte de la ville ; je vous y attends.

Scène XII.

Les Mêmes, moins Prascovia, LE GRAND PERSONNAGE, puis VAN TRICASSE, NIKLAUSSE, MADAME VAN TRICASSE, SUZEL, LOTCHÉ, YGÈNE, conseillers municipaux.
LE GRAND PERSONNAGE.

Malgré les scènes bizarres d’hier soir, à l’usine, je me plais à reconnaître que ce peuple est intéressant et fort hospitalier.

(A ce moment, les tziganes se précipitent sur lui, le bâillonnent et l’entraînent en chantant pour étouffer ses cris.)

VAN TRICASSE.

Tiens ! déjà les réjouissances publiques qui commencent !

NIKLAUSSE.

Voici le conseil municipal qui accourt vous chercher.

(Les conseillers entrent escortés par deux gendarmes. Ils s’inclinent devant Niklausse. Madame van Tricasse sort de la maison avec Lotché et Suzel. Lotché porte la clef du modérateur sur un coussin rouge. Ygène arrive, s’incline. On lui remet la clef en grande solennité.)



QUATRIÈME TABLEAU.

La place de la kermesse. — Boutiques à gauffres, baraques de saltimbanques, etc. — A droite, un cabaret avec terrasse praticable. — A gauche, une maison. Partout des réverbères surmontés de pots à feu pour l’expérience du gaz.


Scène PREMIÈRE.

Quiquendoniens, Quiquendoniennes, MONSIEUR et MADAME VAN TRICASSE, NIKLAUSSE, FRANTZ, SUZEL, LOTCHÉ, JOSSE.
CHŒUR.

C’est la kermesse
Qui va s’ouvrir ;
Pour la jeunesse
Joie et plaisir !

VAN TRICASSE.

A cette kermesse étonnante,
Et qui n’a pas de précédente,
Habitants, je le dis sans fard,
Vous serez fiers d’avoir pris part !

CHŒUR.

C’est la kermesse
Qui va s’ouvrir ;

Pour la jeunesse
Joie et plaisir !

VAN TRICASSE.

Mais où donc est le grand personnage
De Virgamen ?…

NIKLAUSSE.

De Virgamen ?… J’eus l’avantage
De l’inviter officiellement.
Il viendra, car il est charmant !

MADAME VAN TRICASSE.

Il viendra, car il est charmant.

CHŒUR.

Le voilà c’est lui-même !
Ah ! quel honneur suprême !


Scène II.

Les Mêmes, PRASCOVIA, SHAOURA, ARARAT, MOZDOCK, KASBEK, KOUKOUMA, NAIA, ALDA, HILDA, et les autres Demoiselles d’honneur.

(Shaoura a les habits du grand personnage. Prascovia en garçon du pays. Les autres en garçons ou filles du pays. Habits de fête.)

SHAOURA, montrant Prascovia et les Bohémiens.

Je vous présente ma famille !

VAN TRICASSE.

Elle est nombreuse et fort gentille !

MADAME VAN TRICASSE.

Jolis enfants !

ARARAT.

Jolis enfants ! Je m’appelle Fritz.

KASBECK.

Jolis enfants ! Je m’appelle Fritz. Moi, Victor.

NORDOCK.

Moi-z-Hector !

MADAME VAN TRICASSE.

Et celui-là ?

SHAOURA.

Et celui-là ? C’est mon p’tit Paul
Il chante comme un rossignol !

MADAME VAN TRICASSE.

Eh bien ! si pour nous faire attendre
Le docteur, il nous chantait une ariette, un rien ?

NIKLAUSSE.

Volontiers, qui il se fasse entendre !

SUZEL et FRANTZ.

Chantez donc !

PRASCOVIA.

Chantez donc ! Soit ! je veux bien !
Je sais dès ma jeunesse
La chanson de la kermesse.

TOUS.

Chantez, chantez, nous écoutons,
Chantez et nous applaudirons !

(On parle sur la musique.)

PRASCOVIA, à Shaoura.
Votre erreur a tout compromis. Ox est toujours en liberté… Revenons à notre premier projet… empêchons l’expérience… Il me faut la clef.
SHAOURA.

Soyez tranquille. Nous avons dévalisé ce grand personnage et sa famille… Ces costumes nous permettront d’agir sans être reconnus.

PRASCOVIA.

Bien.

COUPLETS.
PRASCOVIA.

Accourez, les amoureux,
Aux kermess’ de Quiquendone,
On chante, on rit on s’en donne,
On s’amuse à qui mieux mieux !

I.

Dès le matin les fillettes
Ont mis leurs plus beaux bonnets,
Repassé leurs collerettes,
Pris leurs airs les plus coquets.
Laissant ménage et tulipes,
Les femmes s’en vont suivant
Les maris fumant leurs pipes,

(Elle imite un fumeur qui lance des bouffées.)

Les enfants trottent devant.

(Elle imite les enfants qui trottent.)

Accourez, les amoureux !

CHŒUR.

Accourez, les amoureux !

PRASCOVIA.

On chante sous la tonnelle
On y rit et l’on y boit,
Un bon buveur qui chancelle
Dit : Ça tourne autour de moi !

Mais il veut changer de place,
Trébuche et d’un air soumis,
Dit à l’arbre qu’il embuasse :
Les amis sont les amis !
Accourez, les amoureux !
Etc.


Scène III.

Les Mêmes, OX, puis YGÈNE, dehors.
CHŒUR.

Voilà, voilà le grand docteur,
Dont la science est sans pareille ;
Nous allons voir une merveille,
Honneur, honneur à l’inventeur !

OX.

Merci, merci pour tant de sympathie !
Vous proclamez la vérité.
Je rends hommage à mon génie,
Et je le dis sans vanité.

I.

A bas le vieil éclairage
Que mon gaz a supplanté,
C’était un simple mirage
Qui s’efface à ma clarté !
A bas lampes et bougies,
Les lumignons, les falots,
Gaz des grandes compagnies,
A bas chandeliers, flambeaux !

LE DOCTEUR OX.

Car ma lumière
Est la première ;
On la préfère,
Seule elle éclaire !
Hurrah pour le succès qu’Ox a !
Je n’en suis pas plus fier pour ça !

II.

Là-haut l’étoile joyeuse
Fait l’effet d’un lampion,
Le phare est passé veilleuse,
Grâce à mon invention.
Comme une pale lanterne
La lune parait au ciel,
Le soleil nous semble terne
Comme une lampe carcel !
Car ma lumière…
Etc.

(Nuit petit à petit.)

VAN TRICASSE, parlé.

Docteur, croyez-vous que l’heure soit venue ? Elle est venue…

TOUS.

Ah !

OX, appelant.

Ygène ! es-tu à ton poste ?

YGÈNE, dehors.

Je suis à mon poste !

OX, dehors.
Tu as bien la clef du modérateur ?
YGÈNE, dehors.

J’ai la clef du modérateur !

OX, dehors.

Alors… lâche tout.

YGÈNE, dehors.

Je lâche tout…

OX.

Une.

YGÈNE, de loin.

Une.

OX.

Deux.

YGÈNE.

Deux.

OX.

Trois.

YGÈNE.

Trois.

(A ce moment, au moyen d’une pile électrique, tous les pots à feu de la scène sont éclairés au gaz oxyhydrique. On en voit partout, même à travers les arbres de la place.)


Scène IV.

Les Mêmes, YGÈNE.
CHŒUR.

C’est vraiment
Étonnant,

Surprenant,
Ravissant.
On ressent
Un tourment
Pénétrant
Et charmant,
C’est brûlant,
Excitant,
Bouillonnant,
Dévorant,
Enervant,
Caressant,
Fulgurant.

OX.

Oui, pour moi, de la gloire
Le temple va s’ouvrir !
Palmes de la victoire,
Je vais vous conquérir !

PRASCOVIA, à Shaoura.

Cette clef… je la veux à tout prix… ce soir même,
Par force ou stratagème, cette clef… je la veux !

SHAOURA.

Vous l’aurez,
Oui, vous l’aurez.

CHŒUR.

C’est vraiment
Étonnant, etc.


Scène V.

Les Mêmes, Pompiers, Gendarmes, petits Gardes champêtres.

(Pendant le chœur, des pompiers, des gendarmes et de tout petits gardes champêtres défient devant Ox et le saluent.)

CHŒUR.

A nous les ivresses folles,
Les baisers, les chants joyeux,
Les danses, les farandoles
Et les transports amoureux !

Bis.

Chantons,
Buvons,
Dansons,
Crions,
Hurlons,
Aimons,
Courons,
Trottons !

Bis.
OX.

Quel beau résultat !

(A Oxygène.)

Quel beau résultat ! Au plus vite…

TOUS.

Crions !

OX.

Va donc augmenter notre gaz !
Qu’il les brûle ! qu’il les excite !

TOUS.

Dansons !

OX.

As-tu la clef ?

YGÈNE, tenant la clef dans sa main.

As-tu la clef ? Je ne l’ai pas !

OX.

Mais regarde donc… imbécile !

TOUS.

Courons !

OX.

Là… dans ta main !

YGÈNE.

C’est certain !

CHŒUR.

Dansons,
Courons, etc.

(Des jeunes filles entrent en dansant, puis vont à Ox et le couvrent de couronnes. Il en a sur la tête, sur les bras, autour de la taille.)

FRANTZ, en dansent, à Suzel.

Oui, je t’aime avec ivresse !
Ah ! partage ma tendresse !

OX, en dansant, à Suzel.

Je suis là… le grand docteur !…

SUZEL, en dansant, se jetant dans les bras d’Ox.

Vers toi vole mon cœur !

NIKLAUSSE, en dansant, à madame van Tricasse.

Ah ! je t’aime ! un maricide
Ne me rendrait pas timide…

MADAME VAN TRICASSE, en dansant, à Niklausse.

Nous sortirons d’embarras
Avec de la mort aux rats.

VAN TRICASSE, en dansant, à Lotché.

Je t’aime ! L’amour m’enchaîne…
A tes genoux je me traîne !

SHAOURA, en dansant, à Lotché.

Moi… je t’offre un beau château !

LOTCHÉ, en dansant, à Shaoura.

J’aime mieux ça… c’est bien plus beau !

PRASCOVIA, en dansant, à Ygène.

Partout une douce ivresse
Nous étreint et nous oppresse !

YGÈNE, en dansant.

C’est vrai, je ressens cela !

PRASCOVIA, en dansant.

Regarde-moi.

(Elle ôte son chapeau et ses cheveux sa défont.)

YGÈNE, dansant.

Regarde-moi. Prascovia !
Quel doux prodige !
Mon cœur est pris de vertige !
Ah ! je cède à ta beauté !
De mon palais, voici la clef…
Femme, voici la clef !

PRASCOVIA, à Shaoura.

Je la tiens enfin !

Elle est dans ma main.
Prends… Ox est perdu sans espoir !

SHAOURA.

Cette clef précieuse !

PRASCOVIA.

Je te la confie ! au revoir !
De cette ville odieuse
Nous sommes maîtres… dès ce soir !

REPRISE DU CHŒUR.

C’est vraiment, etc.

(Le tumulte est au comble.)



ACTE TROISIÈME.

CINQUIÈME TABLEAU.

Le théâtre représente les deux étages supérieurs de la tour de Quiquendone. — La scène est coupée en deux par un plancher horizontal. — En bas, un laboratoire de chimiste ; en haut, la plate-forme de la tour. — Les deux étages communiquent par un escalier qui vient du bas de la tour. — Dans le laboratoire à droite, une petite porte communiquant avec d’autres pièces de la tour. — Les murs du laboratoire et le parapet, un peu ruiné, de la plate-forme sont bien cintrés.


Scène PREMIÈRE.

OX, sur la plate-forme ; il examine avec une lunette d’approche placée sur un pied le bas de la tour.

Oh ! non… c’est trop drôle. (Il rit.) Oh ! qu’est-ce que je vois là… ce n’est plus une ville c’est une fourmilière… Ah ! sapristi ! voilà un monsieur qui… et puis une dame que… Non ! j’avais bien cru, par exemple… (Appelant.) Ygène ! Ygène ! viens voir ! (Quittant la lorgnette.) Il n’est pas encore là… Impossible de savoir où il est passé depuis hier… N’importe… je suis heureux, heureux ! j’assiste de cet observatoire à tous les miraculeux effets de mon gaz ! Ce n’est pas seulement les rues que j’éclaire, c’est l’esprit des Quiquendoniens… Tout marche à la vapeur ! Une instruction criminelle durait trois ans, maintenant on est jugé et condamné avant même d’avoir commis le crime ! Quiquendone ne possédait qu’une petite feuille officielle, depuis hier il est né cinquante et un journaux… tous de l’opposition !… Il n’y a pas à dire, c’est un vrai triomphe !

YGÈNE, au dehors.

Maître… maître !

OX, haut.

Ah ! le voilà ! (A part.) C’est Ygène… il revient de la ville où je n’ose pas descendre moi-même de peur d’être surexcité. Entre !


Scène II.

OX, YGÈNE.
YGÈNE, dont les cheveux sont gris, entrant par une petite porte qui donne sur la plate-forme.
YGÈNE.

Maître ?

OX.

Qu’as-tu donc… dans les cheveux… tu t’es poudré ?

YGÈNE.
Poudré ! moi ?
OX.

Ils sont tout blancs.

YGÈNE.

Blancs j’ai des cheveux blancs ! Ah ! maître, j’ai tant vécu depuis hier ! J’ai senti mon cœur battre. Je disais autrefois : Ah ! les femmes, les femmes ! maintenant je dis : Oh ! les femmes, les femmes !

OX.

Tu avais trente ans hier… tu en as soixante aujourd’hui.

YGÈNE.

C’est à n’y rien comprendre ! et, chose curieuse… moi qui étais tout feu tout à l’heure dans la rue, moi qui trépidais et qui turbulais en bas… me voici calme comme vous l’êtes vous-même.

OX.

Mais tu as donc tout oublié ? Tu ne te rappelles donc pas que l’oxygène se maintient par son poids dans les couches inférieures. A l’étage au-dessous, par exemple, on a encore la fièvre ; mais à peine monté dans l’air pur où nous nous trouvons, au sommet de cette tour, on redevient ce qu’on était avant.

YGÈNE.

C’est vrai… je me souviens.

OX.

Ça va toujours bien en bas ?

YGÈNE.
Si ça va, monsieur ! mais ce n’est plus une ville ni un peuple ! c’est un volcan et une lave ! La foule hurlante ne quitte plus l’avenue van Tricasse.
OX.

Et c’est comme cela depuis la kermesse !… Jusqu’à Suzel, la calme Suzel, qui m’a forcé à valser avec elle.

YGÈNE.

C’est si bon la danse ! Et qu’est-elle devenue, maître ?

OX.

Je n’en sais rien. Je te dirai qu’un peu ému moi-même, je me suis réveillé ici, sans savoir de quelle façon je suis revenu.

YGÈNE, gaiement.

Ça arrive toujours comme ça après une noce.

OX, piqué.

Tu oublies que tu parles à ton maître : je ne fais pas la noce, je fais une expérience… C’est tout autre chose, la noce !

YGÈNE.

Je retire le mot.

OX.

Tu fais bien de le retirer.

YGÈNE, entre ses dents.

Mais je le maintiens.

OX.

Assez ! Tu as la clef du modérateur ; car il faudra bien arrêter cette effervescence, et dans quelques heures je fermerai tout moi-même.

YGÈNE.

C’est juste ! la clef.

OX.
C’est celle de la situation…
YGÈNE.

Oui, monsieur. (A part, se tâtant.) Ah çà ! mais… où est-elle cette clef ?… Ah ! mais… ah ! mais !…

OX.

Que cherches-tu ?

YGÈNE.

Moi, rien !… (A part.) Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! (A part.) Mais qu’est-ce que j’ai pu faire de cette clef ?

OX.

Prends bien la rampe…

YGÈNE, descendant.

Oh ! oui, monsieur !

OX.

Prends bien la rampe.

YGÈNE, élevant la voix.

Oh ! oui, monsieur.

OX.

Tu n’as pas besoin de crier comme cela !… (A part.) Ne nous étonnons pas ! (Il entre dans l’oxygène.)

YGÈNE, descendant toujours, avec colère.

Je crierai si je veux… (En descendant.) Je l’ai donnée à une femme ! à une femme ! à une femme !

OX.

Qu’est-ce que tu chantes là !

YGÈNE.
Je ne chante pas ! Quelle femme ! quelle femme ! quelle femme !

Scène III.

Les Mêmes, VAN TRICASSE.
VAN TRICASSE, furieux. Il arrive dans le laboratoire par l’escalier venant de dessous.

Sang et tonnerre ! je le retrouverai, ce misérable (Le bousculant.) Faites donc attention, imbécile !

YGÈNE.

Vous ne pouvez pas prendre garde, vieille cruche !…

VAN TRICASSE.

Vieille cruche… moi… Ah !

YGÈNE, descendant.

Vieille gondole ! (Il disparaît.)


Scène IV.

Les Mêmes, moins YGÈNE.
VAN TRICASSE.

Oui, je le trouverai, ce docteur infâme ! On l’a vu entraîner Suzel dans une valse effrénée, et qui sait si ma femme elle-même ! oh !… je vais me venger. (Tournant sa canne.) Je crois que nous allons rire… Ah çà ! où est-il donc, ce docteur Ox ?

OX.

Qui est-ce qui parle là-dessous ?

VAN TRICASSE.
Je demande le docteur Ox.
OX.

Cette voix ! Mais c’est vous, monsieur van Tricasse ?

VAN TRICASSE.

Ah ! vous voilà ! Infâme, ravisseur de filles, de femmes.

OX.

Pardon… vous vous trompez… Montez donc !

VAN TRICASSE.

Insolent… vous pourriez bien descendre vous-même.

OX.

Jamais ! je vous dirai pourquoi.

VAN TRICASSE, furieux.

Ah ! c’est comme cela ! Eh bien ! nous allons voir !!! (Il monte et progressivement sa colère diminue en répétant ces mots.) Nous allons voir !! Nous allons voir ! (Il arrive sur la plate-forme.) Nous allons voir… (Très-doux et souriant affectueusement.) Nous allons voir notre cher docteur.

OX, à part.

Effet de l’air pur.

VAN TRICASSE.

Sapristi ! la belle vue que vous avez-là.

OX.

Oui, fort belle, en effet… Et qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?

VAN TRICASSE.

Mais le plaisir de vous voir.

OX.
Tout bonnement.
VAN TRICASSE.

Tout bonnement !… Ah !pardon, tenez j’oubliais… Je ne savais plus où j’avais la tête.

OX, à part.

Nous y voilà… Il va parler de Suzel.

VAN TRICASSE.

Vous savez que vous venez dîner ce soir

OX.

Vous êtes trop bon.

VAN TRICASSE.

Et puis autre chose…

OX, à part.

Ça y est…

VAN TRICASSE.

Nous avons la guerre avec les Virgamenois.

OX.

Allons donc.

VAN TRICASSE.

Oui… Le grand personnage de Virgamen s’est fâché pour une plaisanterie, mais cela s’arrangera.

OX.

Bien probablement.

VAN TRICASSE.

Nous sommes si doux dans nos contrées… Ah ! maintenant que je vous ai dit ce que j’avais à vous dire… je vais rentrer chez moi. Au revoir, cher docteur, à bientôt ! (Prenant la rampe.) Au fait, dites donc… j’oubliais… Vous savez, Suzel…

OX, à part.
Ah diable !… (Haut.) Eh bien ?
VAN TRICASSE.

Elle n’est pas rentrée de la nuit…

OX.

Hein ! ma fiancée ?…

VAN TRICASSE.

Elle aura probablement été coucher chez sa tante… avec sa mère…

OX.

Que me dites-vous là !

VAN TRICASSE.

Allons… calmez-vous, tête folle… elle doit être à la maison maintenant… A tantôt ! Ne me reconduisez pas… nous nous retrouverons. (Il descend en répétant ces mots, d’abord doucement, puis avec une colère progressive.) Nous nous retrouverons ! oh ! oui, nous nous retrouverons !… (Au bas de l’escalier.) Ah ! canaille ! nous nous retrouverons ! entends-tu ?… ravisseur d’honneur des familles, je descends, mais tu auras de mes nouvelles. Nous nous retrouverons. (Il disparaît dans les dessous en répétant :) Canaille, brigand, gibier d’échafaud, assassin ! etc.


Scène V.

OX, seul.
Ah çà ! voyons !… ça ne me plaît pas du tout, cette fiancée qui va passer la nuit… chez sa tante… J’avais trouvé une femme douce… bébête… je me disais : Elle me fera oublier Prascovia, une femme très-impétueuse mais bien belle, celle-là… Je crois qu’après mon éclatant triomphe elle doit être loin maintenant.

Scène IV.

OX, PRASCOVIA, enveloppée dans un manteau.
PRASCOVIA, entre dans le laboratoire par une petite porte.

C’est bien ici ! On m’a dit de tourner toujours et que c’était là. J’y suis.

OX, en haut.

Elle doit être sur la route du Caucase. Bon voyage !

PRASCOVIA, vivement.

La clef était une clef à combinaisons… Impossible de s’en servir sans connaître le mot ! Ah ! ce mot, je ne sortirai pas d’ici sans le savoir… mais comment ? Bah ! je ne risque rien… la clef n’est-elle pas en sûreté entre les mains de Shaoura ! (Allant à l’escalier.) Ox est là-haut sur la plate-forme… il faut qu’il vienne. (Haut.) Monsieur Ox !

OX.

Prascovia !

PRASCOVIA.

Descendez, j’ai à vous parler !

OX, à part.

Je te vois venir. Tu veux me faire descendre dans ton atmosphère pour être maîtresse de moi ! Pas si bête !

PRASCOVIA.

Eh bien ?

OX.
Cela m’est impossible ! Je suis en observation sur la plate-forme… Prenez donc la peine de monter !
PRASCOVIA, avec force.

Non, non !

(Silence.)

OX.

Je n’entends plus rien ! Elle est partie, sans doute… Partie !… Tiens ! on dirait que cela me fait quelque chose.

PRASCOVIA.

Il faut trouver un moyen ! Ah ! si je lui rappelais ?… Oui, c’est cela !…

(Elle jette son manteau et se trouve habillée en Caucasienne.)

DUO.
PRASCOVIA.

Non, plus un mot, une phrase,
Il doit descendre ici, je le veux à tout prix !
Essayons le pouvoir de ce chant du Caucase
Que tous deux nous disions jadis.

COUPLETS.
I.

Pourquoi pleurer, Nadéje,
As-tu perdu sous la neige,
Ou dans un piége
Quelque blanc mouton ?
— Mes yeux cherchent dans la plaine
L’amant qui rit de ma peine
Pour qu’il revienne
Dites, que fait-on ?
— Allons, rions, la belle,
L’amour fuit quand on pleure et l’appelle !
Riez, chantez, il entendra !
S’il faut, dansez, il reviendra !

Dansez
Riez
Chantez
Il reviendra.

OX, parlé.

Tu as beau chanter, sirène, je ne descendrai pas !…

(Pendant le premier couplet, Ox écoute avec étonnement.)

II.

Hélas, ne suis-je plus belle,
Que, ce matin, l’infidèle
En un coup d’aile,
Est ainsi parti ?
Va-t-il parcourir le monde ?
Va-t-il voir la mer profonde ?
On quelque blonde ?
Quand reviendra-t-il ?
— Allons, rions, la belle.

(Pendant le second couplet. Ox est descendu peu à peu ; il reprend le refrain avec Prascovia, puis tous deux finissent par danser une cracovienne.)

OX.

Sapristi, je sens une flamme
Qui me brûle but à coup !
Ah ! Prascovia ! ma femme !
Ça m’électrise partout !

PRASCOVIA.

Je ne suis pas votre femme !

OX.

Vous allez l’être à l’instant !
Il faut que l’on nous unisse !
Il faut que cela finisse !

Vite, un maire ! c’est pressenti

(Parlé.) Où est le grand Tapanowich ?

PRASCOVIA.

Vous m’aimez donc ?

OX.

Vous m’aimez donc ? Si je t’aime !

PRASCOVIA.

Une preuve ?

OX.

Une preuve ? A l’instant même !

PRASCOVIA.

Donnez-moi…

OX.

Donnez-moi… Tout mon honneur !

PRASCOVIA.

Non, pas cela !

OX.

Non, pas cela ! Parlez, madame !

PRASCOVIA.

Dites-moi, caprice de femme,
Un mot !

OX.

Un mot ! Lequel ?

PRASCOVIA.

Un mot ! Lequel ? Celui du modérateur !

OX.

A quoi bon, c’est trop difficile !

PRASCOVIA.

Je le veux ! dites-moi ce mot !

OX.

Ça me paraît bien inutile !

PRASCOVIA.

Alors, je pars.

OX.

Alors, je pars. Ah ! mais non, pas sitôt !
Ecoutez : ce mot, le voilà !

PRASCOVIA.

C’est ?

OX.

C’est thesaurochrysonichochysidés !

ENSEMBLE.

Thesaurochrysonichochrysidès.

PRASCOVIA.

Mon adresse
Est maîtresse
De son mot
Ah ! quel sot !

OX.

Douce ivresse
Qui m’oppresse !
Comme aux jours !
De nos amours !

PRASCOVIA,, parlé.

Eh bien, maintenant, adieu !

OX.

Comment ! adieu, quand je viens de te donner mon cœur ?

PRASCOVIA.
Ton mot me suffit ! Tu es maintenant en mon pouvoir. (Elle descend.)
OX, courant après elle.

En son pouvoir ! Pas de bêtises, dis donc, pas de bêtises !


Scène VII.

VAN TRICASSE, NIKLAUSSE, JOSSE, FRANTZ, YGÈNE, tous très-surexcitée.
VAN TRICASSE.

Par ici, par ici. Je sais où il est !

NIKLAUSSE.

Oui, oui, tordons-lui le cou !

JOSSE.

J’en fais mon affaire.

FRANTZ.

Mais va donc, papa.

VAN TRICASSE, à Niklausse.

Ne me marche donc pas sur les talons… imbécile…

(Il lui donne une gifle et monte à la plate-forme.)

NIKLAUSSE.

Attends, je vais te rattraper ! (A Josse.) Ne me marchez donc pas sur les talons. (Il le giffle et monte.)

JOSSE, à son fils.

C’est trop fort ! tout ça, c’est de ta faute. (Il le giffle.)

FRANTZ.
Par exemple ! (Il donne une giffle à Ygène qui paraît dans l’escalier communiquant avec les dessous.)
YGÈNE.

Ah ! une giffle… la clef… la femme… (Il disparaît.)

TOUS, sur la plate-forme.

Ah ! (Avec béatitude.) Ah ! (Ils s’embrassent.)



SIXIÈME TABLEAU.

La grande-place Saint-Ernuphe, à Quiquendone. Aspect d’une petite ville hollandaise. Au fond, un canal traversé par des bateaux, et bordé d’arbres. De l’autre côté du canal où conduit un petit pont, la tour de l’usine. Maisons en briques. Au coin de la première rue à gauche, la plaque porte : Avenue van Tricasse. — A droite, le puits de Quentin-Matzys (celui d’Anvers.)


Scène PREMIÈRE.

Quiquendoniens, Quiquendoniennes, marchands de journaux, puis KASBEK.

(Grand tumulte. — Les hommes et des femmes gesliculent avec une vivacité extraordinaire.)

CHŒUR.

Avancez !… arrêtez !…
Taisez-vous !… Écoutez !…
Qu’il est doux
D’être fous !
A bas tout !
Vive tout
Non ! je n’en veux pas démordre :
Vive le tohu-bohu !
Il n’y a que le désordre !
Hors de là, pas de salut.

PREMIER MARCHAND DE JOURNAUX.

Demandez le Radical de Quinquendone, les Droits du Quiquendonien, les Grandes Séances du club de la rue Monstrelet !

DEUXIÈME MARCHAND.

Demandez les Grandes Révélations sur l’inconduite de la famille van Tricasse ! (Roulement de tambour.)

KASDEK. Il entre en battant le tambour. — Tirant une grande proclamation de sa pocha et la lisant :

« Habitants de Quiquendone ! Attendu que le grand personnage de Virgamen s’est présenté parmi nous de la manière la plus convenable ; attendu qu’on lui a pris ses habits, qu’on l’a battu, emporté et qu’il avait tout droit de se plaindre, nous avons déclaré et déclarons la guerre au peuple de Virgamen. » Allons, messieurs, mesdames, entrez ! entrez au bureau des enrôlements !

(Roulement de tambour. — Il sort. — Au dehors, cris de Frantz.)


Scène II.

PEUPLE, FRANTZ, ALDA, HILDA, NAIA, et toutes les Demoiselles d’honneur.
COUPLET.
I.

Quel dîner, quelle fête
Nous avons dégusté là !
On n’en fait plus qu’à sa tête :
Au moins, parlez-moi de ça !
Plus de ces plats à la crème,
De ces fades entremets ;

Ce n’est plus çà que l’on aime
Et que veulent les gourmets:
Poivre et bisque, il faut qu’ ça gratte,
Piment, truffes et picrate,
Gin et rhum, vieux cognac,
Ça dilate
L’estomac !

CHŒUR.

Poivre et bisque… etc., etc…

II.

Où sont-elles, les pimbêches
Qui faisaient tant de façons ?
Aujourd’hui les plus revêches
Sont toutes de bons garçons.
On s’aime quelques secondes,
L’amour n’est plus rien qu’un jeu ;
Mais, aux brunes comme aux blondes,
Nous voulons des cœurs de feu.
Poivre et bisque… etc., etc…

CHŒUR.

Poivre et bisque… etc., etc…

AIDA, à Frantz.

M’aimes-tu ?

NAÏA.

M’aimes-tu ?

FRANZ.

Si je vous aime ?… Toutes les deux !

LES AUTRES.

Et nous ? et nous ?

FRANTZ.

Toutes les dix !

TOUTES.

Vive Frantz ! (Roulement de tambour au loin.)

FRANTZ.

Écoutez !… on fait les enrôlements !

TOUS.

Courons !

FRANTZ.

Oui, en avant ! en avant !


Scène III.

Les Mêmes, NIKLAUSSE.
NIKLAUSSE, entrant très-vivement.

En avant ! en avant ! vous avez raison, mes enfants !… allez en avant !

REPRISE DU REFRAIN DES COUPLETS.

(Tous chantent, excepté Niklausse. — Sortie générale.)


Scène IV.

NIKLAUSSE, puis MADAME VAN TRICASSE.
NIKLAUSSE, seul.

Oui, allez en avant… Ah ! l’air que j’absorbe depuis hier me met du vif-argent dans les veines ; il me brûle, il m’épuise, il me dévore, il me flétrit !… Mais on fait de la bonne besogne, là-bas. J’ai fait changer tous les conseillers municipaux, exepté moi. J’ai fait rétablir le divorce : comme cela, je pourrai tout de suite épouser Hermance. Elle m’a donné rendez-vous sur cette place… voilà près d’une minute que je l’attends… c’est trop ! (Madame van Tricasse parait.) Elle !

MADAME VAN TRICASSE.

Ah ! c’est toi, petit !

NIKLAUSSE.

Oui, moi, ton beau Niklausse.

MADAME VAN TRICASSE.

Beau !… beau !… Écoute, j’ai à te parler.

NIKLAUSSE.

Parle !

MADAME VAN TRICASSE.

J’ai beaucoup réfléchi depuis une heure… Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre.

NIKLAUSSE.

Hermance !… Tu me dis cela au moment où le divorce est rétabli et que nous pouvons nous épouser !

MADAME VAN TRICASSE.

Je ne me crois pas née pour les liens du mariage. La femme est comme le papillon… il faut qu’elle puisse voltiger d’une fleur à l’autre. Nous sommes nées pour être libres… je viens reprendre ma liberté.

NIKLAUSSE.

Qu’est-ce que tu dis ?

MADAME VAN TRICASSE.

Je ne veux pas te tromper plus longtemps.

NIKLAUSSE.
Tu me trompais ?
MADAME VAN TRICASSE.

Nous nous reverrons de temps en temps ; je t’écrirai. Tiens, voilà un petit bijou que j’ai acheté pour toi.

(Elle lui remet un écrin.)

NIKLAUSSE.

Elle me traite comme une cocotte !


Scène V.

Les Mêmes, SUZEL.
SUZEL.

Ah ! maman !

MADAME VAN TRICASSE.

Toi !… C’est vrai, j’ai une fille ! Je l’avais oublié !

SUZEL.

L’as-tu vu ?

MADAME VAN TRICASSE.

Qui ?

SUZEL.

Ox, mon fiancé !

MADAME VAN TRICASSE.

Il s’agit bien de lui ! je vole auprès de ton père ! Il est en permanence à l’hôtel de ville ! Je veux le voir siéger !

NIKLAUSSE.

Hermance !

MADAME VAN TRICASSE.

Adieu !

(Elle sort.)
NIKLAUSSE.

Ah ! tu veux le voir siéger ! Eh bien, j’aurai aussi ma permanence, moi. (Il sort.)


Scène VI.

SUZEL, seule.

Où peut-il être, mon Ox ?

COUPLETS.
I.

En vain, à chacun je demande,
Par où mon fiancé
Est passé :
Comme je ne suis pas très-grande,
On me répond : Oui ou non ;
Et depuis le jour de la fête,
Hélas ! j’en suis toujours là :
J’ promets un’ récompense honnête
A qui le ramènera.

II.

J’allais, mes mains aux siennes jointes,
Bien fier d’un amant
Aussi grand :
Et je me dressais sur mes pointes,
Pour être à la hauteur
De son cœur.
Tout à coup je tourne la tète,
Hélas, il n’était plus là !
J’ promets un’ récompense honnête,
A qui le ramènera !


Scène VII.

SUZEL, VAN TRICASE.
VAN TRICASSE.

Ma fille !

SUZEL.

Papa ?

VAN TRICASSE.

Malheureuse qu’es-tu devenue depuis hier ?

SUZEL.

Vous oubliez que vous parlez à une femme !

VAN TRICASSE.

Une femme !… C’est trop fort.

SUZEL.

Ne suis-je pas la femme du docteur… puisque j’ai fait deux tours de valse avec lui ?

VAN TRICASSE.

Et tu crois qu’après tout ce qui s’est passé… tu épouseras le docteur ? Jamais ! jamais !

SUZEL.

Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, je vais me retirer… dans un régiment.

(On entend une musique militaire au dehors.)

VAN TRICASSE.

Un régiment !

SUZEL.

Oui, tout le monde se fait soldat… je veux me faire soldat. Ah ! l’ennemi n’a qu’a bien se tenir !

(Elle sort.)
VAN TRICASSE.

Mais c’est de la démence !… (Avec désespoir.) Ils sont tous fous ! nous sommes tous fous !


Scène VIII.

VAN TRICASSE, LOTCHÉ, SHAOURA. Lotché est, en toilette excentrique.
LOTCHÉ.

Monsieur !…

VAN TRICASSE.

Ma bonne !… et dans quelle toilette !

LOTCHÉ.

Qu’est-ce qu’il y a donc, mon petit vieux ?

VAN TRICASSE.

Quel dévergondage !

SHAOURA.

Arrêtez ! bon vieillard ! je viens de l’épouser, il y a dix minutes.

VAN TRICASSE.

L’épouser ! Et elle a encore ma bague !

LOTCHÉ.

Ta bague ! des bijoux ! des diamants ! de vieux diamants ! j’en aurai bien d’autres ! Voilà le cas que j’en fais ! (Elle les jette dans le puits.)

SHAOURA.
Dans le puits !
VAN TRICASSE.

Ce gaspillage est un scandale de plus !

SHAOURA.

Vous oubliez que vous parlez à madame Shaoura !

VAN TRICASSE.

Vous oubliez que vous parlez au bourgmestre !

(Cris au dehors : Vive le bourgmestre !)


Scène IX,

Les Mêmes, NIKLAUSSE, PEUPLE.
PEUPLE.

Vive le bourgmestre !

VAN TRICASSE.

Merci, mes enfants !

NIKLAUSSE.

Ne remerciez donc pas ; le bourgmestre, c’est moi !

VAN TRICASSE.

Comment !

NIKLAUSSE.

Les Quiquendoniens, indignés de la faiblesse honteuse dont vous faites preuve vis-à-vis des Virgamenois, m’ont mis à votre place.

VAN TRICASSE.

Niklausse, mon meilleur ami.

NIKLAUSSE.

Je ne suis plus votre ami. Tenez, regardez : l’avenue van Tricasse n’existe plus : nous avons maintenant l’avenue Niklausse. (Il dérobe la plaque de l’avenue van Tricasse et la remplace par une plaque portent le nom d’avenue Niklausse.) J’avais préparé ma plaque !

VAN TRICASSE.

C’est une indignité ! vous êtes le bourgmestre, vous… vous ? (Cris au dehors : Vive le bourgmestre !)


Scène X.

Les Mêmes, JOSSE, PEUPLE.
LE PEUPLE.

Vive le bourgmestre !

NIKLAUSSE.

Merci, mes enfants !

JOSSE.

Ne remerciez donc pas ; le bourgmestre, c’est moi !

NIKLAUSSE.

Comment, vous ?

JOSSE.

Sans doute ! Dégommé, mon bon !

NIKLAUSSE.

Déjà !…

JOSSE.
L’avenue Niklausse a cessé d’exister. Nous avons l’avenue Josse. (Il croche la plaque portant le nom d’avenue Josse.) J’avais préparé ma plaque. (Tambours et trompettes au dehors.)

Scène XI.

Les Mêmes, SUZEL, FRANTZ, MADAME VAN TRICASSE, ALDA, HILDA, NAIA, KASBEK, ARARAT, SHAOURA. Tous sont en soldats. — Les femmes ont des fusils et autres armes en bandoulière sur leurs jupes. Armement de fantaisie et de toute espèce.
CHŒUR.

En avant,
Vite au rang
Il s’agit de se battre,
Il s’agit de combattre.
En avant,
Vite au rang !

TOUS.

(Cris.)En avant, en avant !


Scène XII

Les Mêmes, OX, puis YGÈNE, puis PRASCOVIA.
OX.
Arrêtez ! fous que vous êtes ! Laissez-moi le temps de fermer le robinet. Je vous assure que vous n’êtes pas altérés de sang ; vous êtes de bons bourgeois, doux et paisibles : c’est mon expérience qui vous a mis dans cet état-là.
VAN TRICASSE.

Comment ! c’est lui qui est la cause de tout le mal ? A bas le docteur !

TOUS.

Oui ! oui ! A bas le docteur !

(On veut se ruer sur Ox.)

OX.

Un instant ! Je puis vous sauver ! (On entend au dehors la voix d’Ygène.) Ygène !

YGÈNE, entrent hébété, complètement chauve.

La femme, la clef, la giffle, où ai-je mis tout cela ?

OX.

Parle donc, misérable ! La clef !

YGÈNE.

La clef, je l’ai donnée à une femme !

JOSSE.

Vous voyez bien qu’il se moque de nous ! A bas le docteur

TOUS.

A bas ! à bas ! (Bousculade.)

PRASCOVIA, courant vers Ox.

Arrière ! (A Ox.) Je viens vous sauver, je vous trouve assez puni !

YGÈNE.

La femme, la voilà ! C’est elle qui a la clef.

PRASCOVIA.

Oui ! Je l’ai confiée à Shaoura

SHAOURA.
C’est vrai ! je l’avais attachée à ma chaîne de montre ; et ma montre… je l’ai donnée à Lotché !…
LOTCHÉ.

Mais… j’ai jeté tout cela dans le puits !

OX.

Dans le puits ?

VAN TRICASSE

Le seul puits du monde qui n’ait pas de fonds !

YGÈNE.

Heureusement j’ai rapproché un peu les becs d’hydrogène et d’oxygène.

OX.

Malheureux ! Tu as fait cela ? Quiquendone est perdu ! nous sommes tous perdus ! Ah ! Prascovia.

(A ce moment on entend une grande explosion. On voit la tour tomber en ruines.)

TOUS.

Ciel !

YGÈNE.

C’est l’usine qui a sauté !

(Tout le monde se regarde étonné.)

TOUS, reprenant le chant du second tableau.

Ah ! quel prodige est arrivé ?
Il me semble que j’ai rêvé !

VAN TRICASSE.

C’est singulier, j’éprouve un calme étrange !

NIKLAUSSE.

Moi aussi !

MADAME VAN TRICASSE.

Moi aussi !

SUZEL.
Ah ! Frantz !
FRANTZ.

Ah ! Suzel !

MADAME VAN TRICASSE.

Natalis !

VAN TRICASSE.

Hermance !

FRANTZ, à Josse.

Papa !

LOTCHÉ, à van Tricasse.

Monsieur !…

(Ils s’embrassent tous. Niklausse s’incline devant van Tricasse, Josse devant Niklausse.)

OX, à part.

Je suis simplement déshonoré. (A Prascovia.) Vous m’avez perdu !

PRASCOVIA.

Mais non, au contraire… puisque je vous retrouve !

OX.

Ah ! c’est gentil ce que vous dites là ! Vous me pardonnez donc sérieusement ?

PRASCOVIA.

Oui ! Mais n’oubliez pas que s’il est bon d’éclairer les masses…

OX.

Il ne faut jamais perdre la clef du modérateur !…

PRASCOVIA, au public.

Ce que nous avons conté ce soir,
C’est l’histoire de Quiquendone

Pour y croire hélas ! il n’est personne :
Vous qui doutez, venez y voir.

OX.

Je, ne voudrais désobliger personne,
Mais entre nous, sans être trop bavard
Tout c’ qu’on a vu dans notre Quiquendone
On aurait bien pu le voir autre part.


FIN.