Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 225-234).


CHAPITRE XIV

LE RETOUR


Un après-midi… le docteur Oméga aperçut dans le ciel clair un petit point noir qui grossissait à vue d’œil…

— Ou je me trompe fort, me dit-il, ou ceci est de bon augure…

— Vous croyez ?

— Attendons…

— Oui… oui… attendons, fis-je en haussant les épaules… et surtout ne nous berçons pas encore d’illusions…

Le docteur Oméga me jeta un mauvais regard…

Depuis que je ne comptais plus sur les secours terrestres, j’étais continuellement d’une humeur de dogue… Fred avait aussi perdu sa belle gaieté et forcément le docteur, en notre maussade compagnie, avait fini par devenir taciturne et atrabilaire.

Nous restions quelquefois plusieurs jours sans parler… J’étais découragé car je croyais bien que nous demeurerions toujours dans Mars et cette idée influait désagréablement sur mon caractère et ma santé !…

Au bout d’un instant, le docteur reprit :

— Le point noir est maintenant gros comme un œuf d’autruche… Ah ! si j’avais un télescope !

— Oui… mais nous n’en avons pas, répondis-je… nous n’avons plus rien…

Le docteur me décocha une injure à laquelle je répondis par une autre plus blessante… mais au point où nous en étions, les paroles désobligeantes étaient sans effet… nous étions un peu fous tous les trois et l’on sait que les fous ne parlent pas comme tout le monde…

Cependant le point noir augmentait… il était maintenant de la grosseur d’un seau à charbon… et il en avait même un peu la forme.

Le docteur me regarda fixement ; ses yeux n’avaient plus cette couleur d’acier terni qui m’horripilait et me rendait furieux… sa bouche pincée s’était entr’ouverte et son corps était agité d’un petit tressaillement singulier comme si du vif-argent eût circulé dans ses veines…

J’allais l’interroger… mais il ne m’en laissa pas le temps… Il se jeta dans mes bras en me serrant à m’étouffer, et, balbutiant d’une voix que paralysait l’émotion :

— Cette fois… nous… sommes sauvés… on… vient à notre secours… oui… on vient… regardez !…

Je doutais encore, mais, quelques minutes après, j’étais forcé de me rendre à l’évidence… Alors, ma joie ne connut plus de bornes… je poussai des cris sauvages, je gambadai, je fis des cabrioles et jetai le docteur à terre en voulant lui sauter au cou.

Quant à Fred il gesticulait gauchement, comme un ours qui danse au son d’une vielle…

Les Mégalocéphales nous regardaient avec inquiétude… tout d’abord, ils rirent de nos extravagances, mais quand ils eurent aperçu le point noir qui provoquait notre enthousiasme, ils disparurent rapidement.

— Ils vont prévenir Razaïou… criai-je au docteur.

Et je m’élançai pour les retenir.

Les ayant rejoints à la sortie du parc, je les culbutai les uns sur les autres et les emportai dans notre case.

— Dans six heures, dit le docteur, nos amis de la Terre auront touché cette planète…

— Et croyez-vous qu’ils atterrissent loin d’ici ?

— Non… pas très loin. Ils sont emportés légèrement vers le Sud…

— Comment nous retrouveront-ils ?

— Oh ! ils sauront s’orienter…

— Mais cela demandera longtemps ?…

— Non… vous oubliez, monsieur Borel, que la planète Mars est moins grande que la Terre. Sa surface ne représente que les 27 centièmes de celle du globe terrestre, son volume n’est donc que les 16 centièmes du nôtre. En un mot, Mars est six fois et demie plus petit que la Terre…

Et le docteur, tirant de sa poche une petite carte de Mars, la déploya devant moi…

— Voyez, dit-il… nous sommes ici… dans la Terre que les astronomes ont baptisée Terre de Laplace, c’est-à-dire par 45° de latitude… Pour nous rejoindre, nos amis auront à traverser la mer du Sablier… et, s’ils ne s’égarent pas sur le continent de Beer, ils doivent arriver juste ici… à la passe de Nasmith.

— Je ne supposais pas qu’il existât une carte de Mars et que l’on eût pu dessiner les mers et les terres d’une planète dans laquelle personne n’était venu avant nous.

— Et le télescope ? Vous le comptez pour rien ? me dit le docteur en souriant… soyez tranquille : Helvétius — si c’est lui qui vient à notre secours — connaît cette carte aussi bien que moi, et, avec les indications que j’ai transmises télégraphiquement, il doit être fixé sur le point où nous nous trouvons… Il nous rejoindra, j’en suis sûr, à moins que…

— À moins que ?…

— Razaïou, prévenu de son arrivée… ne le fasse massacrer par son peuple.

— Ces Mégalocéphales n’ont pas pu le prévenir en tout cas…

— Oui… mais les Martiens ont la vue très perçante… qui nous dit que d’autres n’ont pas déjà aperçu le navire aérien ?…

Et le docteur, se prenant la tête dans ses mains, se mit à réfléchir…

Au bout d’une demi-heure il nous dit :

— Peut-être y a-t-il un moyen d’éviter une catastrophe…

— Lequel ?

— C’est d’aller au-devant de nos libérateurs… les laisser venir jusqu’ici serait tout compromettre…

— Aller au-devant d’eux, c’est joli… cela… mais le moyen de locomotion ?

— Et nos jambes, donc !…

— C’est vrai… mais faudra-t-il aller loin ?…

— À cinquante milles tout au plus… ce n’est pas un voyage… et nous pouvons l’accomplir rapidement… Grâce à la faible densité de cette planète… j’estime qu’en cinq heures nous pouvons atteindre la passe de Nasmith… Nous arriverons donc, si nous ne perdons pas un instant, une heure avant nos sauveteurs terriens… est-ce décidé ?

— Nous ferons ce que vous voudrez, docteur, répondis-je…

— En ce cas, agissons promptement… Toi, Fred, bourre tes poches de pilules… Vous, monsieur Borel, prenez deux Mégalocéphales sous chaque bras… J’en emporterai un autre…

— Est-ce bien nécessaire ?… fis-je.

— Comment… vous ne comprenez donc pas… il faut à tout prix…, il faut, entendez-vous, que nous ramenions sur Terre des spécimens de l’espèce martienne…

— C’est bien… dis-je…

Je saisis deux Mégalocéphales et les plaçai dans mes bras comme deux nourrissons… Le docteur en prit un, mais les petits gnomes poussaient des cris affreux… on eût dit qu’ils avaient compris nos paroles…

— Ils vont donner l’éveil… fis-je.

— Bâillonnez-les… commanda le docteur.

Je mis un lambeau d’étoffe dans les petites bouches triangulaires des trois Martiens.

— Allons, en route, commanda le vieux savant… et n’oubliez pas, mes amis, que nous jouons notre liberté… Coûte que coûte, il faut arriver avant le jour à la passe de Nasmith… Fred nous précédera, armé de cette tige de fer… il ouvrira la marche… tant pis pour ceux qui se trouveront sur notre chemin…

Quelques minutes après, nous courions, ou plutôt nous volions à travers la ville… J’ai dit plus haut que la densité martienne était inférieure à celle de notre globe et que les poids se trouvaient extrêmement légers à sa surface… Cela nous permit de parcourir avec la vitesse d’un cheval au trot les cinquante milles qui nous séparaient de la passe de Nasmith…

Par bonheur, notre départ passa inaperçu et je m’en félicitai, car nous n’eûmes point à faire, ce qui m’eût considérablement chagriné, des hécatombes de Martiens…

Le docteur s’orientait à merveille, grâce à sa boussole dépressive, et nous ne mîmes que quatre heures et demie environ pour accomplir notre trajet.

Quand nous parvînmes à la passe de Nasmith, il faisait encore nuit, mais la nuit martienne n’est jamais complètement obscure… Nous pûmes donc distinguer une grande nappe d’eau qui s’étendait à perte de vue et semblait s’élargir dans le lointain : c’était la mer désignée par Herschel sous le nom de « Mer du Sablier »…

Nos cœurs en cet instant battaient à se rompre et ceux des petits Martiens que nous tenions toujours dans nos bras ne battaient pas moins fort… Les pauvres petits êtres étaient terrifiés… nous leur avions enlevé leurs bâillons et ils nous suppliaient de leur rendre la liberté. Leurs voix avaient des accents si douloureux, si plaintifs que je faillis me laisser attendrir. Si le docteur n’avait pas été là, je les aurais certainement posés à terre en leur disant :

— Sauvez-vous vite…

Mais le vieux savant me surveillait et venait de temps à autre s’assurer si je tenais toujours les Martiens.

Enfin, le jour se leva… un jour terne, laiteux… et la mer nous apparut comme à travers un carreau chargé de buée… Le docteur allait et venait sur la côte et rien n’était plus drôle que de voir sa petite silhouette qui semblait voltiger dans l’espace.

Puis la lumière devint plus crue, un rayon lumineux traversa le brouillard…

Alors… nous poussâmes tous trois un grand cri qui roula avec un bruit de cataracte sur la mer martienne.

À quelques mètres de nous, sur le rivage, un monstre noir était arrêté qui semblait nous fixer de ses gros yeux ronds… et ce monstre… c’était un Cosmos… celui que nous souhaitions si ardemment depuis de longs mois… celui que je croyais ne jamais voir… Il était cependant en face de nous… immobile, retenu au sol par des cordages, et trois hommes, trois hommes de la terre ceux-là, s’avançaient à notre rencontre… la figure souriante… les mains tendues…

Je ne puis me rappeler sans un frisson de bonheur cette délicieuse rencontre qui mit en notre présence le docteur Helvétius et ses compagnons Blacwell et Somerson… Du coup, je lâchai les Martiens pour me précipiter dans les bras de nos sauveteurs et les Mégalocéphales se seraient certainement enfuis… si le docteur ne les avait rattrapés aussitôt… Pauvres petits êtres… leur destinée devait s’accomplir !…

Les effusions calmées, le docteur Helvétius manifesta l’intention de visiter la planète Mars… mais nous lui fîmes comprendre, non sans difficulté, que c’était s’exposer inutilement et que d’ailleurs les Martiens qu’il rencontrerait ressembleraient tous à ceux que nous avions amenés…

Il fit cependant une longue promenade en compagnie de ses deux compagnons et du docteur Oméga, puis, nous montâmes tous dans le Cosmos no 2 et, quelques instants après, nous fendions l’espace avec la rapidité de la foudre…

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J’aurais pu détailler le voyage et les préparatifs de l’expédition du docteur Helvétius, mais c’est sur sa prière que je n’en ai rien fait. Le savant anglais travaille en ce moment à un livre qui portera pour titre : Comment j’ai retrouvé le docteur Oméga, et il n’appartenait pas à un humble violoniste comme moi de déflorer cet ouvrage…

On sait comment nous fûmes accueillis à notre retour sur Terre : après être tombés en Angleterre, aux environs d’Hereford, nous revînmes en France où les honneurs du triomphe nous furent décernés…

Le docteur présenta les Martiens à l’Académie des Sciences dont il fut élu membre à l’unanimité. Le président de la République nous reçut en audience solennelle… et tint à placer lui-même sur nos poitrines la croix des braves… De plus on nous dota d’une rente considérable sur l’État et une souscription monstre fut ouverte à l’effet de construire dix Cosmos gigantesques destinés à effectuer un service régulier entre la Terre et la planète Mars…

En attendant que soit mise en exploitation cette nouvelle ligne aérienne, je vis paisiblement dans mon cottage avec le docteur Oméga et Fred… Nous avons donné deux Martiens au Muséum d’histoire naturelle et en avons gardé un avec nous.

Mais le pauvre petit homme s’accommode difficilement du régime terrestre et je le vois avec peine dépérir chaque jour…

Quand il est trop triste, je prends mon Stradivarius et lui joue quelques mélodies ; cela semble lui plaire beaucoup, mais ne peut, on le conçoit, vaincre entièrement sa nostalgie… Je lui ai promis de le ramener dans Mars avec ses deux compagnons, mais j’ai bien peur qu’il n’atteigne pas juillet prochain, époque à laquelle doit fonctionner la grande ligne Marso-Terrienne…