Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 99-112).


CHAPITRE VI

AU PAYS DU RÊVE


Soudain, entre les glaciers qui dressaient autour de nous leurs pointes étincelantes, une bête apparut, repoussante, effroyable, d’une hideur fantastique.

Elle pouvait mesurer vingt pieds aux épaules et ses grandes défenses plates et droites luisaient comme deux lames d’acier.

Le corps de ce monstre rappelait un peu par sa structure celui du mastodonte trigonocéphale, appelé par certains paléontologistes l’Elephas primigenius.

Et de fait, l’ennemi terrible qui se montrait à nous avait un peu la forme d’un éléphant, mais son corps était beaucoup moins allongé que celui de ce pachyderme, et ses jambes, au lieu d’être massives et droites, étaient noueuses et légèrement arquées.

Figurez-vous une bête étrange, apocalyptique, tenant tout à la fois du lion, de l’éléphant et du tapir, et vous aurez à peu près une idée de l’étrange animal dont la seule vue nous glaçait le sang dans les veines.

Ses yeux, couleur de jade, avaient l’inquiétante fixité de ceux du boa constrictor lorsqu’il guette une proie.

Après avoir poussé un nouveau hurlement plus formidable que le premier, le monstre nous regarda longuement, huma l’air en agitant sa queue puis s’accroupit à la façon des tigres en remuant les flancs… prêt à sauter.

Je compris que cette fois nous étions bien perdus…

Il ne nous restait qu’une chance de salut, regagner le Cosmos et nous enfoncer sous les eaux, mais il n’y fallait pas songer.

Avant que nous ayons eu le temps de faire dix pas, le gigantesque animal serait sur nous.

Le docteur, toujours très calme — cet homme était réellement d’un courage incroyable — brandissait nerveusement son télescope comme si, avec cette arme ridicule, il avait eu la prétention de terrasser le mammouth.

Soudain, Fred s’écria en me prenant le bras :

— Monsieur Borel… donnez-moi votre canne !…

Je lui abandonnai machinalement le levier qui devait me servir d’alpenstock.

Alors le brave garçon, sans hésiter, marcha au-devant de l’ennemi en faisant tournoyer la tige de fer…

J’avoue que cette audace m’émerveilla.

Bien que je considérasse comme de la témérité pure l’acte du pauvre Fred, je ne pus retenir un cri d’admiration et je vis alors notre compagnon sous un tout autre jour.

Je m’étais habitué à le considérer comme un être insignifiant, une sorte de machine robuste aux rouages peu compliqués…

En ce moment tragique il me fit l’effet d’un héros !…

Et de fait !… c’en était un !… Oser ainsi provoquer en combat singulier un épouvantable géant qui allait infailliblement le broyer !

Quand il fut à deux pas du monstre, qui déjà s’arc-boutait sur ses pattes de derrière pour bondir, je fermai les yeux afin de ne pas voir l’affreuse chose qui allait se passer.

Il me semblait déjà que les défenses de l’animal labouraient les chairs de notre pauvre ami… et je le voyais sanglant, horriblement dépecé, gisant dans une bouillie rouge sous les pattes du mastodonte.

Soudain, il y eut un bruit mat, comparable à celui que ferait un bâton frappant sur un tapis tendu…

Mon Dieu ! c’en était fait de Fred !

Mais le docteur avait poussé un cri… un cri de triomphe…

Je rouvris les yeux et demeurai stupéfait.

Ce n’était pas Fred qui gisait à terre, mais le redoutable mammouth…

L’énorme bête avait les deux pattes de devant broyées et faisait des efforts furieux pour se redresser.

D’un autre coup de sa barre, Fred lui fracassa la tête.

Le crâne craqua comme une branche d’arbre qui se rompt et le mastodonte s’affaissa lourdement…

Il était mort !

On juge de ma stupéfaction…

Déjà le docteur s’était élancé vers la bête… Maintenant, penché sur elle, il l’examinait curieusement.

— Parbleu, s’écria-t-il… j’aurais dû m’en douter… c’était certain… tous les animaux de cette planète ont une résistance infime comparativement aux animaux terrestres…

Sur terre, un monstre comme celui-ci eût été trois fois plus fort qu’un éléphant… ici il a tout au plus la résistance qu’offrirait une faible biche…

Tout ce qui naît dans Mars croît rapidement… tout s’y forme avec rapidité, mais des monstres qui, comme celui-ci prennent des proportions gigantesques, ressemblent absolument à ces arbres d’Amérique qui poussent à vue d’œil, deviennent énormes et s’affaissent subitement…

La pesanteur agissant moins sur les êtres de Mars que sur ceux de la Terre, il s’ensuit que leurs organes, tout en offrant une certaine apparence de force, sont d’une faiblesse incroyable…

Ayant, à cause de la densité qui est très faible sur cette planète, besoin de moins d’efforts, pourquoi posséderaient-ils une vigueur qui ne leur servirait à rien ?

Voyez cet animal, il est phénoménal, mais c’est un colosse aux pieds d’argile.

N’empêche que, dans ces régions, comparé aux pauvres petits êtres que nous venons de voir, il doit être un bien redoutable adversaire !

Tout est relatif ici… comme chez nous…

Puis après avoir longuement examiné la bête et l’avoir photographiée avec son kodak, le docteur nous dit, en assujettissant ses lunettes sur son nez :

— Regardez donc là-bas !…

Nos yeux se portèrent dans la direction qu’indiquait le savant et nous aperçûmes, entre la brèche des glaciers, un paysage merveilleux, d’une splendeur inouïe.

Devant nous s’étendait une plaine d’azur, bordée dans le lointain par des roches qui semblaient formées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel…

Ah ! qu’un peintre impressionniste se fût extasié devant ces champs mauves, ces rochers bleus, verts ou jaunes !

Mais nous qui n’étions point des peintres et encore moins des impressionnistes, nous demeurâmes tout simplement ébahis !

Je me demandais même si je n’étais pas atteint de cette étrange affection de la vue qu’on nomme le « daltonisme » et qui fait voir les objets sous une autre couleur que celle qu’ils ont réellement… mais il n’y avait pas de doute possible… le docteur, Fred et moi distinguions absolument les mêmes teintes…

Bientôt nous entendîmes des craquements répétés…

— Qu’est-ce donc que cela ? demandai-je au docteur.

Il sourit :

— Ce sont des arbres qui poussent, me dit-il.

Je partis d’un franc éclat de rire…

Mais le vieux savant me regarda fixement.

— Pourquoi riez-vous ?

— Mais répondis-je… ce que vous venez de dire est si drôle…

— C’est cependant la vérité… voyez plutôt.

Et le savant me montra le sol…

De la neige sortaient des pousses bizarres, pareilles à des cosses qui, sous l’influence du soleil, éclataient avec un petit bruit sec et découvraient un embryon d’arbuste qui se transformait avec une rapidité surprenante…

Une tige apparaissait bientôt, sur laquelle on voyait des perles luisantes qui s’ouvraient doucement, livrant passage à de petits rameaux argentés se transformant par degrés en feuilles involutives.

Le tronc de ces plantes ressemblait beaucoup à celui de nos cactus ; la tige en était charnue, très épaisse, tantôt plate, tantôt cylindrique et globuleuse, ou bien formée de rameaux obovales ou suborbiculaires.

Le docteur notait sur son calepin les transformations successives de ces plantes admirables.

— J’avais lu dans des livres d’astronomie, dit-il que les phénomènes de la végétation n’étaient pas les mêmes sur les autres planètes que sur la Terre, mais je ne pouvais croire à un phénomène aussi curieux… Voyez ces plantes, elles sont éphémères comme les insectes des bords du Gange. Nées le matin, elles mourront le soir et les graines qu’elles auront semées donneront le lendemain naissance à de nouveaux arbustes…

Je croyais rêver !… et plusieurs fois je me pinçai le bras pour m’assurer que j’étais réellement éveillé…

Le fumeur d’opium, dans l’ivresse de son sommeil extatique, ne doit pas voir des phénomènes plus curieux, des tableaux plus étranges que ceux qu’il m’était donné de contempler.

Nous dépassâmes les glaciers et une végétation multicolore apparut.

Sur quelque endroit que nos yeux se portassent, nous n’apercevions que des plantes, des arbustes, des fleurs et des fruits écarlates, roses, violets ou jaunes.

Tout ce que nous voyions détruisait péremptoirement les affirmations du philosophe Kant, lequel, au XVIIIe siècle, prétendait que la planète Mars pouvait être classée dans la catégorie terrienne au point de vue des trois règnes de la nature.

Cependant les arbustes montaient rapidement et ne tardaient pas à devenir des arbres géants, aussi hauts que des eucalyptus ayant atteint leur plein développement.

Nous avions débarqué sur une plaine de glace… nous nous trouvions maintenant au milieu d’une forêt.

Une chose nous étonnait toutefois, c’était de ne pas rencontrer d’animaux dans ces régions.

À part les petits Martiens que nous avions mis en fuite, et le mastodonte que nous avions tué, aucun être vivant ne s’était manifesté.

Nous aperçûmes bien quelques oiseaux, mais ils volaient si loin que nous ne pûmes les distinguer, même avec une lunette d’approche.

De temps à autre des plaintes semblables à des bâillements étouffés sortaient des profondeurs de la forêt.

Malgré la curiosité qui nous aiguillonnait, nous jugeâmes inutile de nous aventurer plus loin.

Nous revînmes donc sur nos pas et nous dirigeâmes vers le Cosmos.

Il était toujours amarré au même endroit, mais, au lieu de reposer à plat, il s’élevait verticalement, la pointe en bas, de sorte que, de loin, il donnait assez l’impression d’un phare élevé sur le rivage.

Une troupe de Martiens entourait le projectile et nous devinâmes sans peine qu’ils faisaient tous leurs efforts pour en couper les amarres.

Notre approche mit en fuite ces petits démons, et deux d’entre eux, dans leur affolement, vinrent se jeter sur Fred qui les saisit délicatement entre le pouce et l’index.

— Ne les tuez pas, lui dis-je.

Les deux petits êtres se débattaient désespérément poussant une plainte qui n’était qu’une harmonie de tons divers et que je crois pouvoir rendre assez exactement par ces quatre notes de musique : la, la, do, mi !

Je pris un des petits bonshommes et essayai de le rassurer, mais plus je lui parlais, plus il criait.

Je remarquai même que par un phénomène étrange souvent observé chez les caméléons, il avait complètement changé de couleur.

Sa tête était maintenant couleur safran et son corps olivâtre.

Je compris qu’il était ridicule de faire ainsi souffrir un pauvre nain débile et je le lâchai en ordonnant à Fred de m’imiter.

Les gnomes s’enfuirent avec rapidité en sautant à la façon des kangourous et allèrent rejoindre leurs compagnons.

Il était temps que nous arrivions.

Les Martiens avaient déjà déchiqueté trois des amarres du Cosmos.

Une armée de rats n’auraient pas mieux travaillé.

Un de nos filins s’était même complètement rompu.

Quelques minutes de plus et nous ne retrouvions plus notre projectile.

En songeant à cette terrible éventualité, nous ne pûmes nous défendre d’un frisson.

Avec le Cosmos se seraient enfuis tous nos espoirs !…

C’était l’exil !… l’exil perpétuel en ces régions pleines de mystère.

Et, inévitablement, c’était la mort !…

Nous nous regardâmes tous les trois et nos yeux se mouillèrent.

Cependant, le docteur semblait soucieux.

Je n’osais l’interroger, car lorsqu’il était plongé dans ses méditations il était inutile de lui adresser la parole.

J’attendis donc.

Quand enfin il tourna vers moi ses petits yeux clignotants, je lui dis :

— Qu’avez-vous donc ?… mon ami.

— Ah ! me répondit-il, je suis bien inquiet, monsieur Borel… le cas qui se présente était depuis longtemps prévu mais je ne croyais pas que nous rencontrerions tant de difficultés…

Pour nous lancer à travers les plaines de Mars, il est nécessaire que nous enlevions notre cuirasse de répulsite…

— Eh bien ? Grâce à votre système de coulisses, il me semble que c’est facile.

— Oui… très facile… mais après ?…

— Après ?…

— Que ferons-nous de la carcasse anti-gravitationnelle ?… nous ne pouvons la laisser reprendre son vol à travers l’espace…

— C’est évident… mais nous n’avons qu’à la fixer au sol… nous la retrouverons à notre retour.

— Oui… C’était bien mon idée tout d’abord, mais j’avais compté sans ces diablotins qui nous entourent… et quand nous reviendrons ici notre enveloppe aura certainement disparu.

— Que faire alors ?

— Je me le demande…

La situation était grave.

Pour la première fois, je m’aperçus que l’exploration à laquelle j’avais pris part serait probablement la dernière de ma vie…

Quelle folie, aussi d’avoir quitté cette Terre, sur laquelle j’étais si bien, pour venir dans des régions désolées où la mort nous guettait à chaque pas !

Et malgré moi, je songeai à mon cottage et à mon pauvre Stradivarius.

Le docteur allait sur le rivage, les mains au dos, haussant de temps à autre les épaules…

Parfois il s’arrêtait net et se frappait rageusement le front ou bien hochait douloureusement la tête.

Tout à coup je le vis s’arrêter, se pencher, se mettre à plat ventre, puis examiner attentivement la mer.

Que voyait-il ?

Je courus à lui et m’accroupis à ses côtés.

En m’entendant venir il s’était écrié :

— J’ai trouvé… oui… oui… j’ai trouvé !

Et, s’étant relevé tout joyeux, il m’apprit qu’il avait découvert une cavité sous le roc et que, si elle était assez profonde pour y loger la cuirasse de répulsite, il était certain que les Martiens n’iraient pas la chercher là.

Il fallait explorer la caverne.

Ce fut Fred que l’on chargea de cette reconnaissance.

Nous lui attachâmes une corde sous les bras et il se laissa glisser le long des roches.

Nous attendions anxieux.

Enfin, au bout de cinq minutes, il reparut.

— C’est énorme, là-dessous, dit-il… on pourrait y loger vingt Cosmos

C’était tout ce que nous désirions savoir.

Restait maintenant à faire entrer l’enveloppe de répulsite dans cette grotte et l’on s’imaginera sans peine que ce n’était pas chose facile.

Cependant, après réflexion, voici ce qui fut décidé.

On fixerait encore deux câbles à la cuirasse et on les attacherait solidement dans la caverne.

Le Cosmos serait débarrassé de sa carapace que l’on amènerait à l’aide du cabestan contenu dans le projectile et que Fred fut chargé de descendre dans la grotte.

Cette dernière opération nous prit un temps considérable, mais enfin nos efforts furent couronnés de succès…

Nous parvînmes à installer le cabestan sous les rochers et nous le calâmes solidement à l’aide de tiges de fer que nous enfonçâmes dans le sol à grands coups de maillet.

Cela fait, le docteur dévissa quelques boulons et s’apprêtait déjà à tirer la cuirasse du projectile quand soudain il s’arrêta net.

Il venait, en effet, d’apercevoir à une centaine de mètres de lui, une troupe de Martiens qui nous regardaient attentivement.

— Il faut à tout prix, dit-il, éloigner ces ennemis… s’ils nous voient cacher notre enveloppe, toute la peine que nous nous serons donnée deviendra inutile.

Ils ne manqueront pas, après notre départ, de descendre dans la grotte et de couper nos câbles.

Je me chargeai de disperser les curieux.

Muni de mon Winchester, je m’avançai dans la direction des Martiens.

Tout d’abord ils ne parurent pas effrayés en m’apercevant…

La façon dont j’avais précédemment traité un de leurs compagnons m’avait valu, je crois, de la part de ces petits êtres qui n’étaient pas dépourvus d’intelligence, une sorte de confiance à laquelle j’étais loin de m’attendre.

Je crus même remarquer qu’ils me faisaient des signes bienveillants, mais je m’avançai en hurlant d’une façon formidable et tirai en l’air deux coups de feu.

Il n’en fallait pas davantage pour semer la terreur parmi ce petit peuple.

Les Martiens disparurent comme par enchantement.

Cependant, comme je crus apercevoir quelques têtes qui se mouvaient encore derrière les arbres, je fis une dizaine de pas et tirai trois nouveaux coups de feu.

Pendant que je servais ainsi d’épouvantail, le docteur et Fred avaient enlevé l’enveloppe de répulsite et lorsque je revins, celle-ci, attirée à l’aide du cabestan, s’enfonçait lentement sous la grotte. Quand le docteur et Fred remontèrent, je lus sur leur physionomie les signes évidents d’une grande satisfaction.

Tout s’était admirablement passé.

Il n’y avait plus maintenant qu’à marquer l’endroit où nous nous trouvions.

Fred roula d’énormes pierres et édifia une pyramide qui atteignit près de trois mètres de haut.

Le docteur prit sa boussole, fit quelques calculs, puis referma son calepin.

Sur un ordre bref, Fred actionna un levier : on entendit un bruit sourd et quatre roues, chassées par un ressort, sortirent des flancs du Cosmos.

Le projectile était devenu automobile.

Nous allions maintenant pouvoir nous lancer à toute vitesse à travers les terres de la planète inconnue.

Cependant, depuis quelques minutes, nous commencions à nous sentir incommodés.

Une sorte de lassitude s’était emparée de nous… nous éprouvions par tous les membres une étrange sensation de lourdeur.

Nos yeux clignotaient et se fermaient, malgré tous les efforts que nous faisions pour les tenir ouverts.

Bientôt une invincible torpeur nous envahit et nous nous laissâmes tomber à terre.

Puis peu à peu notre intelligence s’obscurcit et nous n’eûmes plus conscience de ce qui se passait autour de nous…