Le Docteur Lerne, sous-dieu/III
iii
LA SERRE
Dehors, à découvert, il me sembla que tout m’épiait et je me jetai précipitamment dans un petit bois attenant à la serre. Puis, à travers l’obstacle des ronces nouées de lianes, je me dirigeai sur mon objectif.
Il faisait très chaud. J’avançais à grand’peine, avec mille précautions pour éviter les égratignures et les accrocs révélateurs.
Enfin la serre bomba devant moi son dôme central et l’une de ses croupes rebondies. Elle se présentait de côté. Je crus circonspect de l’observer d’abord sans sortir du bois.
Ce qui me frappa tout de suite, ce fut son aspect de propreté, son état de parfait entretien ; pas un pavé du trottoir environnant qui fût déchaussé ; pas une brique du soubassement qui fût brisée ; les stores, bien ajustés, avaient toutes leurs lattes, et, dans les intervalles de leurs fines jalousies, les vitres flamboyaient au soleil.
J’écoutai. Nul bruit ne me parvint du château ni des bâtiments gris. Dans la serre, silence. On n’entendait que l’immense grésillement d’une après-midi brûlante.
Alors je m’enhardis. M’étant approché furtivement, je soulevai l’un des stores de bois et tentai de regarder à travers les carreaux. Mais je ne pus rien voir : on les avait enduits, à l’intérieur, d’une substance blanchâtre. Il était de plus en plus probable que Lerne avait détourné la serre de sa destination primitive et s’y livrait aujourd’hui à toute autre culture qu’à celle des fleurs. L’idée de bouillons à microbes, mijotant sous la lumière chaude, me parut assez heureuse.
Je contournai la maison de verre. Partout le même enduit interceptait la vue — plus ou moins épais, à ce qu’il me sembla. — Les vasistas bâillaient hors de mon atteinte, très haut. Les ailes n’avaient pas de porte et l’on ne pénétrait pas dans le centre par derrière.
Comme je tournais toujours, scrutant la brique et le vitrail non moins opaque, je fus bientôt du côté du château, en face de mon balcon. La situation, trop inabritée, était périlleuse. Il fallait, de guerre lasse, réintégrer ma chambre et abandonner le prétendu palais des bacilles sans en avoir visité la façade. Je bornai donc mes investigations au coup d’œil le plus déçu, lequel me fit savoir à l’improviste que le mystère s’ouvrait à moi.
La porte n’était que poussée contre la cloison, et le pêne, sorti de toute sa longueur, témoignait qu’un étourdi avait cru la fermer à double tour. Ô Wilhelm ! précieux hurluberlu !
Dès l’entrée, mes hypothèses bactériologiques se trouvèrent détruites. Une bouffée de senteurs florales m’accueillit, — une bouffée humide et tiède, avec une pointe de nicotine.
Je m’arrêtai sur le seuil, émerveillé.
Aucune serre — même royale — ne m’a donné cette impression de luxe effréné que d’abord je ressentis. Dans cette rotonde, au milieu du rond de ces plantes somptueuses, la première sensation était l’éblouissement. Toute la gamme des verts jouait sa chromatique aux touches des feuilles parmi les tons multicolores des fleurs et des fruits, et, sur des gradins montant vers la coupole, ces splendeurs s’étageaient magnifiquement.
Les yeux toutefois s’y accoutumaient, et mon admiration s’atténua quelque peu. Certes, pour que ce jardin d’hiver l’ait ainsi forcée du premier coup, il fallait qu’il fût composé de plantes bien remarquables par elles-mêmes, car, en réalité, nulle recherche d’harmonie n’avait commandé à leur agencement. Elles étaient groupées selon l’ordre de la discipline et non suivant un esprit d’élégance, comparables à quelque eldorado confié aux soins d’un gendarme… : leurs assemblages se séparaient brutalement l’un de l’autre comme autant de catégories, les pots s’alignaient militairement, et chacun portait une étiquette qui relevait de la botanique plutôt que du jardinage et dénonçait moins l’art que la science. — Cette considération donnait à méditer. Du reste, pouvais-je admettre un seul instant que Lerne fût encore jardinier pour son plaisir ?
Poursuivant l’information, je promenai mon regard charmé sur toutes ces merveilles, incapable dans mon ignorance de les nommer chacune. Je l’essayai néanmoins, machinalement, et alors cette luxuriance, qu’un examen d’ensemble m’avait montrée comme un caractère de rareté, d’exotisme peut-être, commença de m’apparaître ce qu’elle était vraiment…
Incrédule et saisi d’une fiévreuse curiosité, j’avisai un cactus, — malgré ma nullité, je ne pouvais m’y tromper. Mais sa fleur rouge me déroutait… Je l’envisageai minutieusement, et ma perplexité ne fit que s’accroître…
Il n’y avait pas d’hésitation possible : cette fleur énergumène aux regards insolents, cette fusée d’artifice qui s’élançait verte pour éclater en étoiles de feu, c’était une fleur de géranium !
Je passai à la plante voisine : — trois tiges de bambou montaient du terreau, et leurs colonnettes, en guise de chapiteaux, étaient coiffées de dahlias !
Presque effrayé, respirant d’une haleine courte des parfums dénaturés, j’interrogeai le lieu autour de moi, et son incohérence mirifique se dégagea tout à fait.
Le printemps, l’été, l’automne y régnaient de compagnie, et Lerne, sans doute, avait supprimé l’hiver qui souffle les fleurs comme des flammes. Toutes elles étaient là, près de tous les fruits, mais pas une, mais pas un n’avait poussé sur sa plante où son arbre naturels.
Des bluets en colonie garnissaient une hampe abdiquée par des roses trémières et qui se brandissait, thyrse désormais bleu. Un araucaria modelait au bout de ses branches hérissées les clochettes indigo de gentianes. Et, le long d’un espalier, parmi les feuilles de la capucine et sur le réseau de sa tige serpentine, des camélias devenaient les frères de tulipes bariolées.
Vis-à-vis la porte d’entrée, un massif s’élevait contre la verrière. L’arbuste qui le dominait m’attira. Il y pendait quelques poires et c’était un oranger. Derrière lui, pampres dignes de Chanaan, deux ceps enguirlandaient une treille ; leurs grappes géantes différaient selon le pied : celui-ci les portait jaunes et celui-là vineuses, chaque grain était ici une mirabelle et là une norberte.
Puis, aux branchages d’un chêne minuscule où plusieurs glands insoumis s’entêtaient à éclore, on voyait des noix et des cerises voisiner. L’un de ces fruits avortait : ni brou ni griotte, il formait une tumeur glauque marbrée de rose, monstrueuse et répugnante.
Au lieu de pommes résineuses, un sapin se constellait de marrons ainsi que d’astres rayonnants, et, de plus, il arborait ce contraste : l’orange, globe d’or, soleil des vergers d’Orient, et la nèfle, qui semble le fruit posthume d’un arbre mort de froid.
Non loin, se pressaient des miracles plus achevés, Flore y coudoyant Pomone, eût écrit le bon Demoustiers. La plupart des plantes constitutives m’étaient étrangères et je n’ai retenu que les plus communes, celles dont le premier venu sait la liste. Je revois encore un saule étonnant, porteur d’hortensias et de pivoines, de pêches et de fraises. Mais le plus joli de tous ces hybrides, n’était-ce pas ce rosier fleuri de reines-marguerites et fruité de pommes d’api ?
Au centre de la rotonde, un buisson mélangeait les feuillages disparates du houx, du tilleul et du peuplier. Les ayant écartés, je pus contrôler qu’ils émanaient tous trois d’une souche unique.
C’était le triomphe de la greffe, une science que Lerne avait, depuis quinze ans, poussée jusqu’au prodige, si avant, même, que le spectacle des résultats présentait quelque chose d’inquiétant. — Lorsqu’il retouche la vie, l’homme fabrique des monstres. — Une sorte de malaise me troublait.
« De quel droit déranger la création ? pensais-je. Est-il permis d’en bousculer jusqu’à ce point les vieilles lois ? et peut-on jouer à ce jeu sacrilège sans commettre un crime de lèse-Nature ?… Si encore ces sujets truqués flattaient le bon goût ! Mais, dénués de vraie nouveauté, ce sont des alliances bizarres et rien de plus, des façons de chimères végétales, des Faunes floraux, moitié ceci et moitié cela… D’honneur ! que cette tâche soit gracieuse ou non, elle est impie, et voilà tout ! »
Quoi qu’il en fût, le professeur s’était livré, pour la mener à bien, au travail le plus acharné. Cette collection en répondait, et d’autres indices rappelaient aussi le labeur du savant : sur une table, j’aperçus nombre de fioles et force greffoirs et outils jardiniers qui étincelaient à l’égal d’instruments de chirurgie. Leur trouvaille me fit revenir aux fleurs, et, de près, j’en connus toute la misère.
Elles étaient badigeonnées avec diverses colles, entourées de ligatures — presque des pansements — et criblées d’entailles — presque des blessures — d’où suintait une liqueur douteuse.
Il y avait une plaie à l’écorce de l’oranger aux poires. Elle dessinait un œil et pleurait lentement.
Je m’énervais… Le croirait-on ? je fus assailli par une angoisse ridicule en regardant le chêne opéré… à cause des cerises… elles me donnaient l’impression de gouttes rouges… Ploc ! Ploc ! Deux d’entre elles, mûries, tombèrent à mes pieds comme clapote un début de pluie…
Je ne possédais plus, déjà, le calme indispensable pour consulter les étiquettes. Elles m’enseignèrent seulement quelques dates, et que Lerne les avait couvertes de termes franco-allemands, indéchiffrables, encore obscurcis de ratures.
L’oreille aux aguets, le front dans les mains, je dus prendre un instant de répit afin de réunir mon sang-froid, et j’ouvris la porte de l’aile droite.
Une petite nef s’allongea devant moi. Sa voûte vitrée tamisait le jour et l’atténuait jusqu’à une pénombre bleutée, singulièrement fraîche. Mes pas sonnèrent sur un dallage.
Dans cette chambre miroitaient trois aquariums, trois cuves d’un cristal si limpide, que leur eau semblait se tenir toute seule en trois blocs géométriques.
Les deux aquariums latéraux contenaient des plantes marines. Ils ne paraissaient pas se différencier beaucoup l’un de l’autre. Cependant la rotonde m’avait appris avec quelle méthode Lerne classifiait toute chose, et je ne pouvais croire qu’il eût séparé en deux bassins des identités absolues. J’observai donc attentivement les algues.
Leurs touffes combinaient de part et d’autre le même paysage sous-marin. À droite comme à gauche, des arborescences de toutes les couleurs incrustaient aux rochers leurs rameaux rigides et bifurqués ; le fond de sable était jonché d’étoiles analogues aux edelweiss, et, par-ci par-là, jaillissaient des faisceaux de baguettes crayeuses au bout desquelles une espèce de chrysanthème charnu s’épanouissait, jaune ou violet. Je ne saurais décrire la foule des autres corolles ; elles ressemblaient souvent à d’onctueux calices de cire ou de gélatine ; la plupart offraient une teinte indéfinissable en des contours sans précision, et, parfois, illimitées, elles n’étaient qu’une nuance au milieu de l’eau.
Par milliers, des bulles s’échappaient d’un robinet intérieur, et leurs perles tumultueuses s’affolaient au long des arbrisseaux avant d’aller crever à la surface. À les voir, on eût dit qu’il fallait arroser avec de l’air ce jardinet aquatique.
Ayant rappelé mes souvenirs de lycéen, ils m’affirmèrent que les deux floraisons — dissemblables quant aux détails seulement — se composaient exclusivement de polypes, ces êtres équivoques, tels le corail ou l’éponge, que le naturaliste intercale entre les végétaux et les animaux.
Leur ambiguité ne manque jamais d’exciter l’intérêt. Je frappai la cuve de gauche.
Aussitôt, quelque chose d’imprévu passa, nageant par contraction, comme un gobelet opalin de Venise qui fût resté malléable ; un second, pourpre, le croisa : et c’étaient deux méduses. Cependant le heurt de mes doigts avait actionné d’autres motilités. Pompons jaunes ou mauves, les actinies rentraient dans leurs tubes calcaires puis en ressortaient pour des épanouissements rythmiques ; les rayons des astéries et des oursins remuaient paresseusement ; des gris, des incarnats, des safrans ondoyèrent, et, comme sous la poussée d’un remous, l’aquarium tout entier s’agita.
Je frappai la cuve de droite. Rien ne bougea.
C’était probant. Cette division des polypes en deux récipients m’avait permis de mieux saisir la soudure constituée par eux et qui, réunissant l’animal et le végétal, apparente l’homme au brin d’herbe. À ce point de jonction des deux règnes organisés, les créatures de gauche — actives — étaient en bas de leur échelle, et celles de droite — inanimées — au sommet de la leur : les unes commençaient à devenir des bêtes, tandis que les autres finissaient d’être des plantes.
Ainsi, le gouffre qui semble séparer ces deux antithèses du monde se réduit pour la structure à de faibles divergences, presque invisibles, un écart moins frappant que l’opposition du loup et du renard, des sosies pourtant, et pourtant des frères.
Or, cet écart infinitésimal d’organisation, que la science toutefois répute infranchissable puisqu’il départage l’inertie d’avec le mouvement spontané, Lerne l’avait franchi. Dans le bassin du fond, les deux espèces étaient greffées l’une sur l’autre. J’y observai telle foliole gélatineuse du genre impassible, entée sur un pédoncule mobile, et qui maintenant se mouvait, elle aussi. Les greffons adoptaient l’état de la plante qui les supportait : pénétrée d’un suc vivace, l’indifférence s’animait, et l’activité se paralysait à force de sucer l’ankylose.
J’aurais volontiers passé en revue les applications diverses de ce principe. Mais une méduse, cent fois ligotée à je ne sais quel goémon, se débattit éperdument sous le filet de mousse, et je me détournai en proie au dégoût. Cette dernière étape de la greffe à travers la difficulté complétait, à mon sens, la profanation, et mes yeux quêtèrent, dans l’ombre bleue, des visions moins impressionnantes.
L’outillage du professeur l’attendait. Une étagère était toute une pharmacie. Quatre tables, ayant pour tapis des glaces sans tain, alternaient avec les aquariums et portaient l’arsenal des couteaux et des pinces de souffrance…
Non ! Lerne n’avait pas le droit !… C’était ignoble, comme de tuer ! davantage même ! et ses odieuses pratiques sur la Nature vierge accusaient à la fois l’horreur d’un meurtre et l’ignominie d’un viol !…
Comme je m’abandonnais à ce noble courroux, un bruit s’éleva. On frappait.
Ah ! ce sera l’enfer de mes oreilles, d’entendre, au delà du tombeau, ce petit martèlement de rien ! — Le temps d’un éclair, je perçus tous les nerfs de mon corps. Quelqu’un frappait !
D’un bond, je fus dans la rotonde, et mon visage devait être terrible, car, d’instinct, la frayeur d’un adversaire me poussait à le rendre effrayant.
Personne sur le seuil. — Personne dans le parc. — Je rentrai.
Le bruit recommença… Il venait de l’aile encore inexplorée… Perdant la tête, j’y courus, sans me rendre compte de ma témérité, au risque de me trouver face à face avec le péril, et tellement surexcité que je me cognai le front à la porte en l’arrachant d’une saccade.
L’énervement et l’extrême fatigue m’avaient déprimé jusqu’à cette faiblesse. Et je me demande aujourd’hui s’ils ne m’ont pas halluciné quelque peu et montré les choses encore plus bizarres qu’elles n’étaient.
Une intense clarté envahissait le troisième hall et me permit sans délai de me rassurer. Il y avait, sur un comptoir, une cage sens dessus dessous qui se livrait à des cabrioles, grâce au rat dont c’était la prison. Le rat sautant, le piège sautait : d’où le bruit. À ma vue, le rongeur se tint coi. Je n’attachai pas d’importance à l’intermède.
Cet endroit, moins en ordre que les précédents, me fit l’effet d’une serre mal tenue. Pourtant, des serviettes maculées, jetées à terre, des bistouris posés au hasard parmi des éprouvettes non vidées, tout cela décelait une besogne récente et pouvait servir d’excuse à la confusion.
J’entrepris mon enquête.
Les deux premiers témoins comparants ne m’enseignèrent pas grand’chose. C’étaient de très modestes plantes dans leurs pots de faïence. Leurs noms en um ou en us me sont sortis de la mémoire — ce que je déplore, car ils donneraient à mon récit plus d’autorité comme plus de résonance. — Mais qui donc, à l’énoncé de leurs titres vulgaires, ne pourrait se représenter une aigrette de plantain et une touffe d’oreille-de-lapin ?
La première était, il est vrai, d’un genre exceptionnellement long et souple. Quant à la seconde, rien ne la singularisait, et, à l’exemple de ses pareilles, — contrefaçon très réussie dont elles tirent leur juste sobriquet, — elle imitait consciencieusement une douzaine de grands lobes auriculaires. À deux de ses feuilles velues, argentées, et à l’une des tiges du plantain, dans le bas, un bandage mettait son bracelet de toile blanche que le goudron (apparemment) tachait de brun.
Je poussai le soupir du soulagement. « Fort bien ! me dis-je, Lerne les a inoculées. Ceci n’est qu’une répétition de ce que j’ai déjà surpris, ou plutôt, même, l’un des premiers essais, timide et simple, et manqué, si je ne me trompe, un acheminement vers les phénomènes ultérieurs de la rotonde, qu’il prépare comme ceux-ci préparent les atrocités de l’aquarium. Pour suivre la progression de Lerne, il m’aurait fallu débuter ici, continuer par l’éden central et finir aux polypes. Merci, mon Dieu ! j’ai vu le pire… »
Ainsi allait ma pensée lorsque la tige du plantain se tortilla comme un ver.
Dans le même temps, une masse d’un gris chatoyant fit un soubresaut qui trahit sa présence derrière le comptoir. Là gisait, au milieu d’une flaque de sang, un lapin à la fourrure argentée. Il venait de mourir et n’avait plus d’oreilles que deux trous sanglants.
Le pressentiment de la réalité me couvrit de sueur. C’est alors que je touchai la plante velue. Ayant palpé les deux feuilles traitées, si conformes à des oreilles, je les sentis chaudes et frémissantes.
Une reculade me lança contre le comptoir. Ma main, crispée de répugnance, secouait le souvenir du contact comme elle eût fait de quelque hideuse araignée ; elle heurta fébrilement la ratière, qui tomba.
Du coup, le rat bondit à l’intérieur de la cage, se démena, mordit, roula, se débattit avec la fureur d’un possédé… Et mes yeux exorbités allaient sans cesse du plantain à l’animal, de cette tige frétillant toujours comme une couleuvre mince et noire à ce rat qui n’avait plus de queue…
Sa blessure avait guéri, mais, vestige d’une autre expérience, la pauvre bête traînait après ses culbutes une espèce de ceinture défaite, laquelle fixait encore à son flanc tailladé la pousse verte qu’on y avait insérée.
Cette pousse, d’ailleurs, me parut s’être étiolée.
Lerne remontait donc l’échelle des êtres ! Maintenant il greffait entre eux les animaux supérieurs et toutes les plantes !… Infâme et grandi, mon oncle m’inspira le dégoût et l’admiration d’un dieu malfaiteur.
Son œuvre était pourtant moins estimable que repoussante, et je dus me faire violence pour continuer ma visite.
Elle en valait la peine, même si elle ne fut qu’une visite à des hallucinations. Ce qui me restait à connaître dépasse les cauchemars d’un fou. Affreux, certes, mais comique aussi par un certain côté : burlesquement sinistre.
Et parmi les patients, lequel dégageait cette horreur davantage ? Lequel, du cobaye, de la grenouille, ou des arbustes ?
Le cobaye, à tout prendre, n’avait peut-être rien de si remarquable. Son pelage n’était-il vert et gazonneux que grâce au reflet de toutes ces plantes ? Cela se peut.
Mais la grenouille ? Mais les arbustes ? Que penser d’elle et d’eux ?
Elle — la rainette couleur des herbes, les quatre pattes enfouies dans l’humus, plantée au milieu d’un pot ainsi qu’un végétal aux quatre racines, la paupière close, l’air insensible et morne ?
Eux — les dattiers ? D’abord ils n’avaient pas remué, et nul vent ne souffla, j’en suis certain ; et puis, quand ils s’agitèrent, ce fut dans tous les sens. Leurs palmes se balancèrent très doucement… il me sembla même entendre… mais je ne le jurerais pas. — Oui, les arbres se balançaient en se rapprochant à toutes les oscillations, et soudain ils s’agrippèrent l’un l’autre de toutes leurs mains aux doigts verts, et s’étreignirent convulsivement, rageurs ou tendres, pour la bataille ou l’amour, que sais-je ? c’est le même geste, brutal toujours.
À côté de la grenouille, un vase de porcelaine blanche était rempli d’un liquide incolore où baignait une seringue de Pravaz. On avait posé près des arbustes la même seringue et le même vase, mais ici le liquide était rouge brun et se caillait. Je conclus à la sève et au sang.
Les dattiers s’étant lâchés, ma main tremblante s’avança vers eux, et je comptai sous l’écorce douce et tiède les battements qui la soulevaient avec une cadence de pulsations…
Depuis, je me suis laissé dire qu’on peut sentir son propre pouls en tâtant celui des autres, et la fièvre, il est vrai, me tapait les doigts de son flux mesuré ; mais, sur le moment, pouvais-je douter de mes sens ?… D’ailleurs, la suite de l’histoire ne tend pas à incriminer ma lucidité à cette minute ; elle plaiderait plutôt en sa faveur. J’ignore si l’intensité du souvenir, dans un cas douteux d’hallucination, est une raison pour ou contre l’état morbide ; de toute façon, je me rappelle vigoureusement le tableau de ces monstruosités surgissant du désarroi des linges et des bocaux, tandis que luisaient les aciers épars.
Plus rien à voir ? — Je furetai dans les coins. — Non, plus rien. J’avais suivi pied à pied les travaux de mon oncle et, par fortune, dans l’ordre même de leurs stades et de leur ascendance, rationnellement.
Je rentrai sans encombre au château, puis dans ma chambre. Et là, cette vigueur factice qui m’avait soutenu s’effondra. Sans y parvenir, j’essayai, tout en me déshabillant, de récapituler ma campagne. Déjà elle prenait un air de mauvais rêve et je n’y croyais plus. Est-ce que le règne végétal pouvait fusionner avec le règne animal ? Quelle absurdité ! Si les polypes-plantes sont presque des polypes-bêtes, qu’est-ce donc qu’un insecte et une feuille, par exemple ont de commun ? — Alors, je ressentis une douleur cuisante au pouce de la main droite : un petit point blanc, auréolé de rose, y boutonnait. Dans la traversée du bois, quelque chose m’avait piqué. Mais je fus impuissant à décider si c’était là vengeance d’ortie ou de fourmi, et je me souvins que l’analyse microscopique et chimique n’aurait pu me le dire, tant leur piqûre et leur acide sont les mêmes. Ceci m’ayant rappelé au sentiment des possibilités, je n’avais plus de prétexte pour ne pas les accepter comme accomplies par mon oncle, et je poursuivis mes réflexions, qui furent telles :
« En résumé, Lerne a tenté d’amalgamer les végétaux et les animaux et de leur faire échanger leur vitalité. Son procédé, judicieusement progressif, a réussi. Mais sont-ce là des buts ou des moyens ? Où veut-il en venir ? Je ne discerne pas que ces expériences soient susceptibles d’une application pratique immédiate, d’usages qu’un spéculateur pourrait exploiter, — donc elles ne sont pas des fins. Il me semble, au surplus, que leur succession s’efforce vers quelque chose de plus parfait, que je pressens vaguement sans le bien distinguer. — Ma tête est bourrée de migraine cotonneuse. — Voyons… peut-être aussi le professeur mène-t-il de front d’autres recherches, convergeant au même point que celles-ci, et dont la connaissance éclairerait l’objet final… Allons, allons ! un peu de logique. D’une part, — Seigneur, que je suis fatigué ! — d’une part, j’ai vu les végétaux greffés entre eux ; d’autre part, mon oncle commence à mélanger les plantes et les bêtes… Ah, j’y renonce ! »
Mon esprit surmené se refusait au moindre raisonnement. J’entrevis confusément que, dans cette matière de la greffe, toute une branche d’études avait été négligée, ou du moins que la serre n’en était pas le siège. Mes paupières s’alourdirent. Plus je voulais induire ou déduire, plus je pataugeais. L’apparition de la nuit, les bâtiments gris, Emma, vinrent aggraver mon ahurissement d’inquiétude, de curiosité, de désir ; bref, jamais oreiller de plume ne hanta pareil galimatias.
Énigme !
Oui certes : énigme ! Cependant, si les sphinx m’environnaient toujours, à travers la fumée maintenant éclaircie je les distinguais plus nettement. Et comme l’un d’eux avait une frimousse agréable et des seins de jeune femme, je m’endormis tout de même en souriant.