Société du Mercure de France (p. 17-37).


i

NOCTURNE


Ce premier dimanche de juin finissait. L’ombre de l’automobile, précédée de la mienne comme d’un éperon, courait devant moi, plus longue à chaque moment.

Depuis le matin, les gens, faces anxieuses, me regardaient passer comme on regarde une scène de mélodrame. Avec le casque de cuir qui me faisait un crâne chauve et mes lunettes en hublots pareilles aux orbites d’un squelette, le corps vêtu de peau tannée, je devais leur sembler quelque phoque infernal et macabre, quelque démon de saint Antoine, fuyant le soleil et volant à la rencontre de la nuit afin d’y rentrer plus tôt.

Et tout de bon, j’avais presque l’âme d’un réprouvé, car telle est celle d’un voyageur solitaire, demeuré sept heures durant sur une voiture de course. Son esprit tient du cauchemar ; en guise de pensée l’obsession s’y obstine. La mienne était une petite phrase impérative : « viens seul et préviens », qui, lutin tenace, harcelait ma solitude, énervée de trépidations et de rapidité.

Pourtant cette injonction bizarre : « viens seul et préviens », deux fois soulignée par mon oncle Lerne dans sa lettre, ne m’avait pas frappé d’abord outre mesure. Mais à présent que m’y conformant — tout seul et après avoir prévenu — je roulais vers le château de Fonval, l’ordre inexplicable s’acharnait, pour ainsi dire, à m’étaler son étrangeté. Et mes yeux d’en poser partout les termes fatidiques, et mes oreilles de les faire sonner dans tous les bruits, en dépit de mes efforts pour chasser l’idée fixe. Voulais-je savoir le nom d’un village ? la plaque indicatrice m’annonçait : « viens seul ». « Préviens », traçait le vol des oiseaux. Et le moteur, infatigable, exaspérant, répétait mille et mille fois : « viens seul, viens seul, viens seul, préviens, préviens, préviens »… Alors, je me demandais pourquoi cette volonté de mon oncle et, n’en pouvant trouver la raison, je souhaitais ardemment l’arrivée qui percerait le mystère, moins curieux en réalité d’une réponse banale sans doute qu’excédé par une question si despotique.

Par bonheur j’approchais, et le pays, de plus en plus familier, me parla si bien d’autrefois que la hantise en vint à se relâcher. — La ville de Nanthel, populeuse et affairée, me retarda, mais au sortir du faubourg j’aperçus enfin, nuée vague et très éloignée, les hauteurs de l’Ardenne.

Le soir tombe. Voulant toucher le but avant la nuit, je donne tout le gaz. L’automobile ronfle, et sous lui la route s’engouffre vertigineusement ; elle me semble entrer dans la voiture pour s’y enrouler, comme les mètres de ruban souple se bobinent dans leur barillet. La vitesse fait siffler à mes oreilles son vent de rafale ; un essaim de moustiques me crible le visage, en grains de plomb, et toutes sortes de petites choses crépitent sur mes lunettes. J’ai maintenant le soleil à droite. Il est sur l’horizon ; les côtes de la route, m’abîmant puis me rehaussant très vite, l’obligent plusieurs fois de suite à se coucher puis à se relever pour moi. Il disparaît. Je file sous la brune tant que ma brave machine peut tourner, — et je ne crois pas que la 234-XY ait jamais été dépassée. — Cette allure met l’Ardenne à une demi-heure. La nuée prend déjà une teinte verte ; une couleur de forêt, et mon cœur a sursauté. Quinze ans ! voilà quinze ans que je ne les ai pas vus, les chers grands bois ! mes vieux amis de vacances !

Car c’est là, c’est dans leur ombre que le château se dissimule au fond de sa cuve énorme… Je me la rappelle fort nettement, cette cuve, et j’en distingue déjà l’emplacement : une tache sombre l’indique. En vérité, c’est le ravin le plus extraordinaire ! Feu Lidivine Lerne, ma tante, éprise de légendes, voulait que Satan, furieux de quelque mécompte, l’eût creusé d’un seul coup de son gigantesque talon. Cette origine est contestée. En tout cas, l’image peint assez vivement le lieu : un cirque aux murailles abruptes, sans autre issue qu’un défilé très vaste, ouvert sur les champs. La plaine, autrement dit, pénètre dans la montagne à la façon d’un golfe terrestre ; elle y taille un cul-de-sac dont les parois à pic s’élèvent à mesure qu’il s’étend et dont le bout s’arrondit largement. Si bien qu’on accède à Fonval sans gravir la moindre pente, de plain-pied, malgré qu’il soit fort avant au sein de la montagne. Le parc, c’est le fond du cirque, et la falaise lui sert de muraille, sauf du côté de la gorge. Celle-ci est séparée du domaine par un mur où s’enchâsse le portail. Une longue avenue la suit, toute droite et bordée de tilleuls. Dans quelques minutes je m’y engagerai… et peu de temps après, je saurai pourquoi nul ne doit me suivre à Fonval. « Viens seul et préviens ! » Pourquoi ces mesures ?

Patience. La masse des Ardennes se découpe en massifs. Au train dont je fuis, chacun paraît en mouvement : rapides, en glissant, les croupes passent les unes derrière les autres, s’éloignent ou se rapprochent, s’abaissent pour monter ensuite avec une majesté de vagues, et le spectacle en varie incessamment comme celui d’une mer titanique.

Un virage démasque une bourgade. Elle m’est bien connue. Jadis, chaque année, au mois d’août, c’est devant cette gare que la voiture de l’oncle, attelée du cheval Biribi, nous attendait, ma mère et moi. On nous y ramenait pour la rentrée… Salut, salut, Grey-l’Abbaye ! Fonval n’est plus qu’à trois kilomètres. J’irais sans yeux ! En voici le chemin, direct, ce même chemin qui bientôt s’enfoncera sous bois et prendra le nom d’avenue…

Il fait presque nuit. Un paysan me vocifère… des insultes probablement. J’ai l’habitude. Ma sirène lui répond de son cri menaçant et douloureux.

La forêt ! Ah ! son arome puissant ! le parfum des congés d’antan ! Leur souvenance peut-elle sentir autre chose que la forêt ?… C’est exquis… Je voudrais prolonger cette fête de mes narines…

Ralenti, l’automobile s’avance doucement. Son bruit devient un murmure. À droite et à gauche, les murailles du large couloir commencent à s’élever. S’il faisait plus clair, j’apercevrais déjà Fonval au bout de l’avenue rectiligne. Holà ! qu’est-ce à dire ?…

J’avais failli culbuter : contre mon attente le chemin tournait.

Je ralentis encore.

Un peu plus loin, nouveau coude, puis un autre…

J’arrêtai.

Les étoiles perlaient une à une, comme, goutte à goutte, une rosée lumineuse. La nuit de printemps me permit de voir au-dessus de moi les crêtes escarpées, et la direction de leur pente m’étonna. Je voulus revenir en arrière et découvris une bifurcation que je n’avais pas remarquée en passant. Ayant pris la voie de droite, après plusieurs détours elle m’offrit un nouvel embranchement comme on propose un logogriphe ; là, je me guidai dans le sens de Fonval d’après l’orientation des falaises montant vers le château, mais un nouveau carrefour m’embarrassa. Où donc avait passé l’avenue droite ?… L’aventure me confondait.

J’allumai les projecteurs. Longtemps je parcourus à leur clarté l’enchevêtrement des allées sans pouvoir m’y reconnaitre, tant les pattes d’oie s’alliaient aux ronds-points et se renforçaient d’impasses. Il me parut que j’avais déjà rencontré certain bouleau. Du reste, les murailles avaient toujours la même hauteur. Je tournais donc en un véritable labyrinthe et n’avançais point. Le paysan de Grey avait-il tenté de m’avertir ? c’était probable.

Néanmoins, comptant sur le hasard et piqué de l’épisode, je poursuivis mon exploration. Trois fois le même croisement se présenta dans le champ radieux des lanternes, et trois fois j’y débouchai par des voies différentes en face du même bouleau.

Je voulus appeler. Malheureusement la sirène se détraqua et je n’avais pas de trompe ; quant à ma voix, la distance qui me séparait de Grey par ici et, par là, de Fonval, empêchait qu’on l’entendît.

Une crainte me vint alors : — si l’essence allait manquer ?… Je fis halte au milieu du carrefour et vérifiai le niveau. Mon réservoir était presque vide. À quoi bon le tarir en de vaines évolutions ? Après tout, il me semblait facile de gagner le château à pied, à travers bois… Je l’entrepris. Mais un grillage, dissimulé dans les buissons, m’empêcha de passer…

À coup sûr ce dédale n’était pas une combinaison machinée par jeu à l’entrée d’un jardin, mais l’ouvrage défensif compliquant à dessein l’abord d’une retraite.

Fort décontenancé, je me pris à réfléchir :

« Lerne, mon oncle, je ne vous comprends plus du tout, pensai-je. Vous avez reçu ce matin l’avis de mon arrivée, et me voici détenu dans la plus fourbe des architectures paysagistes… Quelle idée fantasque vous l’a fait agencer ? Avez-vous donc changé plus encore que je ne le supposais ? Vous n’auriez guère songé à de telles fortifications, il y a quinze ans…

» … Il y a quinze ans, la nuit, sans doute, ressemblait à celle-ci. Le ciel vivait du même scintillement, et déjà les crapauds étoilaient le silence de leurs cris clairs, brefs, purs et doux. Un rossignol roulait les trilles de celui-là. Mon oncle, cette vieille soirée était délicieuse, elle aussi. Cependant ma tante et ma mère venaient de mourir toutes les deux, à huit jours d’intervalle, et, les sœurs disparues, nous restions seuls face à face, l’un veuf, l’autre orphelin, vous, mon oncle, et moi. »

Et l’homme de cette époque vint se camper dans mon souvenir ainsi que Nanthel le connut alors, lui, le chirurgien déjà célèbre à trente-cinq ans pour la dextérité de sa main et le bonheur de son audace, et qui, malgré sa renommée, demeurait fidèle à sa ville natale : le docteur Frédéric Lerne, professeur de clinique à l’École de Médecine, membre correspondant de nombreuses sociétés savantes, décoré d’ordres multiples et, pour ne rien oublier, tuteur de son neveu Nicolas Vermont.

Ce nouveau père que la loi m’imposait, je l’avais en somme peu fréquenté, car il ne prenait pas de vacances et ne passait à Fonval que ses dimanches d’été. Encore les employait-il à travailler sans trêve, à l’écart. Ces jours-là, en effet, sa passion pour l’horticulture, refrénée toute la semaine, le claquemurait dans la petite serre avec ses tulipes et ses orchidées.

Cependant, malgré la rareté de nos réunions, je le connaissais bien et je l’aimais beaucoup.

C’était un robuste gaillard, calme et sobre, un peu froid peut-être, mais si bon ! Irrévérencieux, j’appelais son visage tout rasé une figure de vieille bonne femme, et mes railleries touchaient bien à faux, car tantôt il le composait à l’antique : haut et grave, et tantôt finement rieur : à la Régence ; parmi les modernes imberbes, mon oncle était de ces quelques-uns dont la tête légitime par sa noblesse l’ancêtre drapé de la toge, le grand-père vêtu de satin, et permettrait au rejeton de porter sans leur nuire les costumes de ses aïeux.

Pour l’instant, Lerne m’apparaissait affublé d’une redingote noire assez mal coupée, dans laquelle je l’avais vu pour la dernière fois, — quand je partis pour l’Espagne. Étant riche et me voulant comme lui, mon oncle m’y envoyait trafiquer du liège, en qualité d’employé de la maison Gomez, à Badajoz.

Et mon exil avait duré quinze années, pendant lesquelles la situation du professeur s’était sûrement améliorée, à la juger d’après les opérations sensationnelles qu’il avait pratiquées et dont le bruit m’était parvenu jusqu’au fond de l’Estrémadure.

Quant à moi, mes affaires avaient périclité. Au bout de quinze ans, désespérant de jamais vendre en mon nom ceintures de sauvetage et bouchons, je venais de rentrer en France pour y chercher un autre état, quand le sort me procura celui de rentier : c’est moi qui gagnai ce lot d’un million dont le bénéficiaire voulut garder l’incognito.

À Paris, je m’installai confortablement, sans luxe. Mon appartement fut commode et simple. J’eus le nécessaire, plus, toutefois, un automobile, et moins une famille.

Mais avant que d’en fonder une nouvelle, il me sembla correct de renouer avec l’ancienne, c’est-à-dire avec Lerne. Et je lui écrivis.

Ce n’est pas, depuis notre séparation, qu’une correspondance assez suivie ne se fût établie entre nous. Au début, il m’y avait donné de sages conseils et s’était montré gentiment paternel. Sa première lettre contenait même l’annonce d’un testament en ma faveur, caché dans le tiroir secret d’un meuble, à Fonval. Après la reddition des comptes de tutelle, nos relations étaient restées les mêmes. Puis, brusquement, les messages se modifièrent, s’espacèrent, le ton en devint comme ennuyé puis hargneux, le fond banal puis vulgaire, la phrase gauche ; et l’écriture même parut s’altérer. De missive en missive ces choses-là s’étant accentuées, je dus me borner, chaque premier de l’an, à l’envoi de mes souhaits. L’oncle me répondait quatre mots griffonnés… Blessé dans ma seule tendresse, j’étais désolé.

Qu’était-il survenu ?

Une année avant ce changement subit, — cinq années avant mon retour à Fonval et ma perte dans le labyrinthe, — j’avais lu dans la Epoca :

« On nous écrit de Paris que le professeur Lerne dit adieu à ses clients pour se livrer à des recherches scientifiques déjà commencées à l’hôpital de Nanthel. Dans ce but, l’excellent praticien se retire aux environs de la ville ardennaise, dans son château de Fonval aménagé ad hoc. Il s’est adjoint quelques collaborateurs éclairés, entre autres le Dr Klotz, de Mannheim, et les trois préparateurs de l’Anatomisches Institut fondé par ce dernier, Friedrichstrasse, 22, et qui vient de fermer ses portes. — À quand les résultats ? »

Lerne m’avait confirmé l’événement par un billet enthousiaste qui, du reste, n’ajoutait rien à l’insuffisance de l’entrefilet. Et c’est un an plus tard, je le répète, que s’était produit ce bouleversement de lui-même. Douze mois de travail avaient-ils abouti à un échec ? Une amère déconvenue avait-elle affecté assez gravement le professeur pour qu’il me traitât comme un étranger, presque en fâcheux ?…

Au mépris de son hostilité, c’est respectueusement, avec le plus d’affection possible, que j’avais écrit de Paris cette lettre où je lui faisais part de ma bonne fortune et lui demandais licence d’aller le voir.

Jamais invitation ne fut moins engageante que la sienne. Il me priait de l’avertir de ma venue afin qu’il pût commander une voiture pour m’aller quérir à la station : « Tu resteras sans doute peu de temps, ajoutait-il, car le séjour de Fonval n’est pas gai. On y travaille beaucoup. Viens seul et préviens. »

Mais sapristi ! j’avais prévenu et j’étais seul ! Moi qui avais considéré ma visite comme un devoir ! Ah, bien oui ! une stupidité, tout simplement !…

Et je regardais avec mauvaise humeur l’étoile des chemins où les projecteurs épuisés ne jetaient plus qu’une lueur de veilleuse.

Certainement j’allais passer la nuit dans cette geôle sylvestre ; rien ne m’en tirerait avant le jour. Les crapauds de l’étang, vers Fonval, avaient beau m’appeler ; en vain la cloche de Grey tintait les heures pour m’indiquer l’autre gîte — car les clochers sont vraiment des phares sonores —, j’étais captif.

Captif. Cela me fit sourire. Autrefois, comme j’aurais eu peur ! Prisonnier de l’Ardenne ! À la merci de Brocéliande, la forêt monstrueuse qui, de son ombre de caverne, obscurcissait un monde entre ses deux lisières, l’une passant à Blois, l’autre à Constantinople ! Brocéliande ! théâtre des contes épiques et des légendes puériles, patrie des quatre fils Aymon et du petit Poucet, la forêt des druides et des gobelins, le bois où s’endormit la Belle-au-Bois-dormant tandis que veillait Charlemagne ! Quelle histoire un peu fantastique n’eut pas ses futaies pour décor, lorsque les arbres n’étaient pas eux-mêmes des personnages ? — « Ah ! ma tante Lidivine, murmurai-je, que vous saviez animer toutes ces sornettes, chaque soir, après dîner… Brave femme ! A-t-elle jamais soupçonné l’influence de ses récits ?… Ma tante, saviez-vous que toutes vos poupées mirobolantes envahissaient ma vie en passant par mes songes ? Savez-vous qu’une fanfare enchantée me sonne encore aux oreilles, parfois, vous qui fîtes retentir dans mes nuits de Fonval l’oliphan de Roland et le cor d’Obéron ? »


À cet instant, je ne pus me défendre d’un mouvement de contrariété : les projecteurs venaient de s’éteindre après un sursaut d’agonie. Pendant une seconde, l’obscurité fut totale, et, en même temps, il y eut un si profond silence que je pus me croire tout à coup aveugle et sourd.

Puis mes yeux se dessillèrent peu à peu, et bientôt le croissant lunaire apparut, neigeant sur la nuit froide. La forêt s’éclaira d’une blancheur glacée. Je frissonnai. Du vivant de ma tante, c’eût été de terreur ; j’aurais vu, dans le noir où rampaient des vapeurs, se vautrer des dragons et glisser des serpents. Un hibou s’envola. J’en eusse fait le casque ailé d’un paladin, — ensorcelé. Le bouleau, planté droit, luisait d’un reflet de lance. Fils peut-être de l’arbre magique, époux de la princesse Léélina, certain chêne frémit. Il était énorme et druidique ; une boule de gui pendait à sa maîtresse branche, et la lune la traversa d’une faucille reluisante et sacrée.

Certes, le paysage nocturne était hallucinant. — Faute de mieux, j’y méditai. — Sans comprendre pourquoi aussi bien qu’aujourd’hui, j’en ressentais naguère toute la suggestion, et, le soir venu, je ne m’aventurais au dehors qu’à regret. Fonval lui-même était, je crois, malgré ses fleurs innombrables et ses belles allées sinueuses, l’endroit le plus rébarbatif. Ancienne abbaye transformée en château, ses fenêtres ogivales, son parc centenaire habité de statues, l’eau morte de son étang, ce précipice qui l’étreignait, cette entrée d’Enfer, tout cela le rendait singulier, même à l’aurore, et l’on n’aurait pas été surpris que chacun s’y fît comprendre au moyen de fables. C’eût été le vrai langage.

Du moins, c’est ainsi que je parlais et, mieux encore, que j’agissais, aux vacances. Elles étaient pour moi une longue féerie que je jouais avec des comparses imaginaires ou figurés, vivant sur l’eau, dans les arbres, et sous terre plus souvent que dessus. Si je passais la pelouse au galop de mes mollets nus, on voyait bien, à mon air, que des escadrons de chevaliers chargeaient derrière moi, en illusion. Et la vieille barque ! Mâtée pour la circonstance de trois balais où se gonflaient des voiles hétéroclites, elle me servait de nef, et l’étang devenait la Méditerranée portant la flotte des Croisés ! Pensif et regardant les îles-nénuphars et les péninsules de gazon, je proclamais : « Voici la Corse et la Sardaigne !… L’Italie est en vue !… Nous doublons Malte ! » Au bout d’une minute : « Terre ! » On abordait en Palestine : « Montjoie et saint Denis ! » — J’ai souffert, là-dessus, le mal de mer et celui du pays ; la guerre sainte m’enivra ; j’y appris l’enthousiasme et la géographie…

Mais le plus souvent, les autres acteurs étaient simulés. C’était plus réel. Il me souvint alors — car tout enfant recèle un Don Quichotte — il me souvint d’un géant Briarée que fut le pavillon rustique, et surtout d’une futaille devenue le dragon d’Andromède. Ah ! cette futaille ! Je lui avais confectionné une tête à l’aide d’un potiron qui louchait, et des ailes de vampire avec deux parapluies. L’appareil embusqué au détour d’une allée contre une Nymphe de terre cuite, je partis à sa recherche, plus vaillant que le véritable Persée, armé d’un échalas et caracolant sur un hippogriffe invisible. Mais, quand je le découvris, la citrouille me darda un regard si étrange, que Persée faillit prendre la fuite et que les parapluies durent à son émotion d’être mis en pièces dans le sang jaune du facétieux légume.

Mes mannequins, en effet, m’impressionnaient par le rôle que je leur donnais à tenir. Comme je me réservais toujours celui de protagoniste, de héros, de vainqueur, je surmontais facilement cette crainte, le jour ; mais, la nuit, si le preux redevenait le petit Nicolas Vermont, un gamin, la futaille demeurait tarasque. Blotti sous mes draps, l’esprit tourmenté par l’histoire que ma tante venait de finir, je savais le jardin peuplé de mes fantaisies redoutables, et que Briarée y montait la garde, toujours, et que l’épouvantable tonneau, ressuscité, crispant les griffes de ses ailes, surveillait de loin ma fenêtre.

À cet âge-là, je désespérais d’être plus tard comme tout le monde et de pouvoir jamais affronter les ténèbres. Et pourtant mes frayeurs s’étaient évanouies, me laissant impressionnable, certes, mais non poltron ; et c’était bien moi qui me trouvais sans inquiétude égaré dans la forêt déserte, — trop vide, hélas ! de fées ou d’enchanteurs.

J’en étais là de mes rêvasseries quand une sorte de rumeur indécise s’éleva du côté de Fonval : un bœuf mugit, quelque chose comme le hurlement d’un chien pleura longuement… Ce fut tout ; le calme se rendormit.

Plusieurs minutes s’écoulèrent, et j’entendis une chouette tutuber entre le château et moi ; une autre, moins éloignée, s’enleva ; puis d’autres s’enfuirent de proche en proche. On eût dit que le passage d’un être quelconque les effarait.

En effet, un léger bruit de pas, — le trot répété d’un quadrupède, — naquit et se rapprocha, frappant le sol du chemin. J’écoutai quelque temps la bête aller et venir à travers le dédale, s’y fourvoyant peut-être aussi ; et tout à coup elle surgit devant mes yeux.

À sa grande ramure éployée, la fierté de son col et la finesse de ses oreilles, on ne pouvait se méprendre : c’était un cerf dix cors. Mais à peine l’avais-je pensé qu’il me découvrit et s’esquiva dans une prompte volte-face. Alors — s’était-il ramassé pour bondir ? — son corps me sembla curieusement bas et chétif, et — fut-ce un reflet ? — me fit la mine d’être blanc. L’animal disparut en un clin d’œil et son galop menu s’éloigna rapidement.

Avais-je pris d’abord une chèvre pour un cerf, ou bien ensuite un cerf pour une chèvre ?… Il faut l’avouer : ceci m’intrigua violemment ; à ce point que je me demandai si je n’allais pas retrouver à Fonval cette âme enfantine que j’y avais laissée. Mais un peu de réflexion me fit sentir que la faim, la fatigue et le sommeil aidés d’un clair de lune peuvent aisément tromper la vue, et qu’un rayon sur une posture n’est pas un phénomène.

Je le regrettai, du reste. Car l’épouvante du merveilleux étant passée, j’en avais gardé l’amour.

Il m’a sans cesse captivé. Enfant, je l’ai vu partout ; jeune homme, je me suis complu à le supposer dans l’inexpliqué, présumant volontiers surnaturel l’effet bizarre d’une cause inconnue. Pour reprendre l’idée du philosophe, « quand l’eau courbe un bâton », il m’est désagréable que « ma raison le redresse », et je voudrais ignorer que sans la décomposition de la lumière solaire, l’archer Phœbus ne banderait pas son arc-en-ciel formidable et charmant.

Et cependant, parmi tout ce qui tend à dissiper l’illusion du merveilleux, ne faut-il pas noter son attrait lui-même ? On se dit : « Il est là, peut-être ; mais ce n’est qu’une conjecture ; je veux, pour en jouir davantage, le voir mieux, avec certitude… » On approche, la vérité se précise et le prodige s’éclipse. — Ainsi, comme tous mes semblables, devant le mystère le plus séduisant par son voile même, au risque des pires déceptions, je n’aspire qu’à le dévoiler…

… En définitive cet animal était vraiment extraordinaire…

… Vaguant à travers l’incompréhensible labyrinthe, il me paraissait une énigme en fuite dans un problème, et ma curiosité s’en irrita.

Mais, tombant de lassitude, je m’endormis bientôt, en ruminant des tours de policier et les méthodes subtiles d’une investigation logique.

*

Je m’éveillai au petit jour. Et tout de suite, j’entrevis la fin de ma claustration.

Non loin de moi, en effet, des hommes, cachés par le fourré, causaient en marchant. Ils allaient et venaient, comme le cerf (?), parcourant, à n’en pas douter, les voies entortillées. Un moment, toujours dissimulés, ils passèrent à quelques mètres de la voiture, mais je ne compris pas leur colloque. Il me sembla qu’ils s’entretenaient en allemand.

Enfin ils m’apparurent à la même place que l’animal, trois, penchés sur le sol, avec l’air de suivre une piste. À l’endroit où la bête avait fait demi-tour, l’un d’eux poussa une exclamation et montra qu’il fallait revenir en arrière. Mais ils m’avaient aperçu et je m’avançai vers eux :

— Messieurs, dis-je en souriant de mon mieux, aurez-vous la bonté de m’indiquer le chemin de Fonval ? Je me suis perdu…

Les trois hommes me considéraient sans répondre, inquisiteurs et sournois.

Ce trio n’était pas commun.

Le premier, sur un corps massif et courtaud, arrondissait une face injustement plate, dont le nez mince et pointu, comme fiché dans ce disque, en faisait un cadran solaire.

Le second, de militaire prestance, retroussait du pouce une moustache à l’impériale germanique, et, rostral, son menton proéminait, plus qu’en galoche : à la poulaine.

Un grand vieillard à lunettes d’or, la chevelure grise et bouclée, la barbe inculte, faisait le troisième. Il mangeait des cerises avec fracas, ainsi que le rustre mâche des tripes.

C’étaient bien des Allemands, sans doute les trois préparateurs de l’ex-Anatomisches Institut.

Le grand vieux cracha de mon côté une salve de noyaux et, vers ses camarades, l’une de ces phrases tudesques où se décharge la mitraille des mots avec tant d’autres vacarmes innommables. Ils échangèrent ainsi quelques propos, comme autant de bordées, sans s’occuper de moi, puis, ayant imité assez adroitement avec leur bouche le bruit d’un combat livré près d’une cataracte — ayant tenu conseil —, ils tournèrent les talons et me laissèrent abasourdi de leur grossièreté.

Il fallait pourtant bien sortir de là ! Cette expédition devenait d’heure en heure plus ridicule ! Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Quelle était cette comédie ? À la fin, on se moquait de moi ! — J’étais furieux. Les prétendus secrets que j’avais cru flairer me semblaient à présent de purs enfantillages, produits de l’énervement et de l’ombre. M’en aller ! m’en aller sur-le-champ !

Rageusement, sans réfléchir, je poussai le contact qui suffisait à la mise en marche de l’automobile, et les quatre-vingts chevaux-vapeur s’activèrent dans le capot avec le bourdonnement de quelques abeilles au sein d’une ruche. Je saisis le levier de départ, — et, sur ces entrefaites, un gros éclat de rire me fit retourner.

Le képi sur l’oreille, en blouse bleue, son sac de lettres à l’épaule, hilare et triomphal, un facteur survenait.

— Ha ! ha ! je vous l’avais bien dit, hier au soir, que vous vous tromperiez de chemin ! fit-il d’une voix traînante.

Je reconnus mon villageois de Grey-l’Abbaye, et la mauvaise humeur m’empêcha de répondre.

— C’est bien à Fonval que vous allez ? reprit-il.

Je fulminai contre Fonval je ne sais plus quel anathème laïque, où il était question de l’envoyer, lui et ses hôtes, à tous les diables.

— Parce que, poursuivit le postier, si vous vous y rendez, moi je vous y mènerai. J’y vais porter le courrier. Seulement, dépêchez-vous. Il est double aujourd’hui : c’est lundi et je ne viens pas ici le dimanche.

Ce disant, il avait tiré des lettres de sa gibecière et les classait dans sa main.

— Montrez-moi ça ! m’écriai je vivement. Oui, cette enveloppe jaune…

Il me toisa d’un air méfiant et me la fit voir à distance.

C’était ma lettre ! l’annonce de mon arrivée, qui la suivait d’une nuit au lieu de la devancer d’un jour !

Cette malencontre disculpait mon oncle et chassa ma rancune.

— Montez, dis-je. Vous me conduirez, et puis… nous causerons…

La voiture démarra dans la nouvelle matinée.

Une brume achevait de fondre, comme si le soleil, après avoir blanchi les ténèbres, avait encore à les dissoudre, et que cette buée, presque nulle déjà, fût de l’ombre attardée en brouillard, un reste vaporeux de la nuit dans le jour, le spectre s’effaçant d’un fantôme effacé.