Société parisienne d’édition (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 14-16).

IV


Jack avait entendu le cri poussé par lord Carew, mais comme il se trouvait à ce moment de l’autre côté de l’habitation, il ne lui parvint que très étouffé et il n’y perçut pas un appel de détresse. Ce fut donc plutôt par un simple sentiment de curiosité qu’il descendit jeter un regard dans la cour au moment même où Hyde disparaissait. Il aperçut, à la faible lueur du réverbère, le corps de lord Carew, s’approcha et demeura terrifié en constatant que ce n’était plus qu’un cadavre. Il courut au laboratoire dont la porte était demeurée entr’ouverte, appela vainement son maître, vit des meubles renversés, des traces de lutte, et donna l’alarme dans la maison, envoyant prévenir la police et chercher en hâte les amis du docteur, — Lanyon et John Utterson, — qui habitaient à proximité.

Ceux-ci arrivèrent rapidement ainsi que les détectives du poste voisin. Jack ne put que répéter le peu qu’il savait.

— Lord Carew est venu voir mon maître. Celui-ci l’a reçu dans le laboratoire. Je suis remonté vaquer à mes occupations. Au bout d’un certain temps, une demi-heure peut-être, je ne saurais dire exactement, j’ai entendu un cri. Je n’étais même pas sûr qu’il vînt de la cour. Je suis néanmoins descendu et il m’a semblé voir une ombre qui s’enfuyait : c’était, autant que j’ai pu distinguer, la silhouette de M. Hyde.

— Ah ! encore ce sinistre individu, murmura Utterson. Mais le docteur, lui, où est-il ?

— Je l’ignore. Comme je vous l’ai dit, il était là, il y a une heure ; ou il lui est arrivé malheur, à lui aussi, ou, pour une raison quelconque, il est sorti avant lord Carew.

Le laboratoire fut exploré. On n’y trouva nulle trace de Jekyll. Laissant toutes choses en l’état, en vue de l’enquête, le chef détective fit, en sortant, refermer la porte et y plaça un agent.

Lanyon et Utterson étalent atterrés. Ce meurtre inexplicable commis chez leur ami, l’absence de celui-ci, le mystère planant sur Hyde constituaient pour eux une tragique énigme. Et ils avaient encore la plus pénible des missions à remplir : celle d’aller prévenir Maud du malheur qui la frappait. Ils étendirent pieusement une couverture sur le corps de lord Carew et se dirigèrent, bouleversés, vers son hôtel.

Maud attendait impatiemment le retour de son père. Elle était tout à l’espoir qu’il allait lui ramener son fiancé. Elle s’était parée avec plus de coquetterie que de coutume, et se sentait heureuse comme elle ne l’avait plus été depuis longtemps.

Elle courut au vestibule dès qu’elle entendit le marteau résonner à la porte d’entrée, mais demeura tout à coup figée devant les visages graves et tristes des deux visiteurs auxquels elle était loin de penser en ce moment. Elle pressentait déjà un malheur.

Ce fut avec les plus grands ménagements qu’ils tentèrent de la préparer à la fatale nouvelle, lui disant d’abord que son père avait été blessé dans un grave accident, qu’on allait le ramener… Elle ne s’y trompa point et, dès les premiers mots, elle eut l’intuition que tout, hélas ! était fini. Elle éclata en sanglots, puis, au bout de quelques instants, maîtrisant sa douleur, elle exigea des détails. Les deux amis essayèrent de lui cacher le plus longtemps possible l’horrible réalité, mais, devant son insistance pour être menée sans tarder auprès du corps de son père, ils durent lui avouer qu’il avait été victime d’un meurtre inexplicable. Elle dut faire appel à toute son énergie pour ne pas défaillir, et, jetant un manteau sur ses épaules, elle les supplia de la conduire..

Pendant ce temps, Hyde s’était rapidement dirigé vers son repaire des bas quartiers. Et il riait sinistrement dans la nuit. Loin de ressentir le moindre remords de son crime, il savourait encore, en pensée, la jouissance qu’il avait éprouvée quand il avait tenu entre ses doigts le cou de sa victime pantelante, quand il avait senti sous lui, tandis qu’il serrait, les soubresauts de son agonie. Et son seul regret était de n’avoir pas pu tenir plus longtemps à sa merci ce corps, de n’avoir pas pu à loisir le meurtrir, le déchirer, se griser de la vue de son sang.

Mais il savait que les soupçons pouvaient se porter sur lui : sa récente rencontre avec Utterson, le jour où celui-ci était intervenu pour lui arracher l’enfant qu’il brutalisait, l’avait signalé à son attention et Jack ne manquerait pas, de son côté, de témoigner contre l’individu qui s’était installé mystérieusement au domicile de son maître. La police découvrirait rapidement son passage et viendrait perquisitionner dans son autre logement ; il importait de détruire au plus vite toute trace qu’il avait pu y laisser et qui fut de nature à compromettre « le docteur Jekyll ». Il y avait oublié, notamment, des lettres, un carnet de chèques. Il fallait ensuite rentrer rapidement chez lui, reconquérir sa personnalité, tâcher de répondre aux questions qui lui seraient posées, expliquer son absence, l’absence de Jekyll — au moment du meurtre, alors que Jack venait, peu auparavant, d’introduire lord Carew auprès de lui, dans le laboratoire.

Arrivé dans sa chambre, il alluma du feu, jeta pêle-mêle dans la cheminée tous les papiers qui lui tombèrent sous la main, essaya même d’y brûler son gourdin, et reprit rapidement le chemin de son vrai domicile. Il se souvint qu’il avait, en partant, oublié de refermer l’issue donnant de son laboratoire sur la cour. Il se glissa jusqu’à une fenêtre basse, constata que la pièce encore éclairée était vide. Avec précaution il y pénétra, tira les rideaux, alla donner un tour de clef à la porte de la cour où il percevait des bruits de voix, des sanglots.

Le temps pressait. Il rejeta son manteau, courut à son armoire secrète, puisa à longs traits au flacon qui devait lui rendre son aspect accoutumé. La transformation fut lente, cette fois, et quand le miroir renvoya à Jekyll son image, l’angoisse et le désespoir ravageaient ses traits.

Un vent d’épouvante passa sur lui… Il avait été Hyde malgré lui… et pour commettre un crime… quel crime, hélas !… Il avait assassiné le père de Maud !

Ses dents claquaient… Tout son corps était secoué d’un terrible tremblement… Et il entendait maintenant la voix désespérée de celle qui avait été sa fiancée, qui répétait :

— Frank ! Frank, où est Frank ?

Des pas se rapprochèrent… on essayait d’ouvrir la porte… on frappait. Jack disait :

— Le docteur est certainement rentré… il s’enferme toujours à clef quand il veut travailler.

Sous l’impérieuse nécessité d’agir, Jekyll, rassemblant tout son courage, et après un dernier regard affolé vers son miroir, ouvrit, parut sur le seuil.

Il lui fallut jouer la terrible comédie de la surprise, de la douleur. Il lui fallut subir l’épouvantable épreuve de voir Maud se jeter, en pleurs, dans ses bras, comme pour chercher auprès de lui le seul réconfort qui fût possible dans son malheur. Il lui fallut répondre aux questions de ses amis, à l’interrogatoire des magistrats qui venaient d’arriver :

Il ne savait rien… il avait reçu la visite de lord Carew qui venait le chercher pour le ramener auprès de sa fiancée… ayant une course urgente à faire, il l’avait prié de l’excuser quelques instants… il venait de rentrer… ne voyant plus lord Carew, il avait pensé que celui-ci s’était lassé de l’attendre… il s’enfermait pour travailler, quand il avait soudain remarqué le désordre insolite de la pièce… et il allait précisément sortir pour appeler Jack quand on avait frappé.

On ne songea pas à lui demander où l’avait appelé la course dont il parlait. La déposition de Jack avait déjà aiguillé tous les soupçons sur Hyde. Aux questions qui lui furent posées au sujet de ce dernier, Jekyll répondit qu’il ne l’avait pas vu depuis deux jours, que c’était un original, certainement aigri par ses difformités et par la maladie, mais qu’il ne pouvait admettre l’idée qu’il eût pu se rendre coupable d’un meurtre, à moins qu’il eût été frappé d’une crise subite de folie.


Il s’élança les mains en avant.

— Mais vous nous aiderez à le retrouver, Frank, s’écria Maud. Vous nous aiderez à découvrir l’auteur de ce crime abominable, n’est-ce pas ?

Il inclina la tête :

— Je vous promets, murmura-t-il, que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir.

Il fit le suprême effort d’accompagner le corps de su victime, lorsqu’un peu plus tard on la ramena à son domicile, et il lui fallut encore trouver le courage de prononcer, pour Maud, des paroles de tendresse et de consolation, pendant qu’en lui-même résonnait implacablement le mot « assassin ».

Ce mot le poursuivait tandis que, délivré enfin de cette contrainte, il rentrait en courant presque se jeter, s’enfermer dans son laboratoire, s’y terrer comme une bête traquée. Et ce qui le faisait trembler et frissonner, ce n’était pas tant son crime lui-même, quelque horreur qu’il en éprouvât, ce n’était pas la crainte de la justice des hommes, c’était d’être devenu en dehors de sa volonté, contre elle, le jouet inconscient et tragique du monstre qu’il avait tiré de lui-même. Ce qui s’était produit une fois, et avec quelles effroyables conséquences risquait fatalement de se reproduire à tout instant. Il ne dépendait plus de lui de ne pas devenir inopinément, contre sa volonté douloureusement tendue, et à la face de tous, « l’autre », l’être d’enfer qu’il exécrait et que, par surcroît, la justice recherchait.


Lanlyon allait se pencher sur son corps.

Il résolut de ne plus sortir de chez lui, pendant quelques jours du moins, pendant le temps nécessaire à expérimenter si l’ennemi, — c’était le nom que lui donnait maintenant son cerveau torturé, — viendrait encore se saisir de lui.

Que penserait Maud, à ne pas le voir accourir auprès d’elle dès le lendemain de cette nuit tragique ?…

— Ah ! qu’elle ne croie plus à l’amour du malheureux que je suis, se répondait-il, qu’elle me croie parjure, qu’elle méprise Frank Jekyll… mais qu’elle ne se trouve pas tout à coup en présence de Hyde !


… Maud auprès de la dépouille de son fiancé.

Trois ou quatre jours passèrent. Comme un homme qui met les barres à ses volets et à sa porte, qui explore les placards et les dessous de son lit avant de se coucher, il fit un effort surhumain pour barricader son âme à l’emprise de son double, et il en sondait à chaque instant les replis cachés. Et pendant ce court laps de temps, il resta Jekyll ; il put même, le jour où il dut subir une nouvelle visite des magistrats venus pour procéder à une dernière enquête sur place, les recevoir, répondre à leurs nouvelles questions concernant Hyde, apprendre d’eux que l’on avait retrouvé, puis reperdu sa trace le soir même du crime, qu’on avait perquisitionné dans un misérable hôtel où il avait une chambre, qu’on y avait découvert, à demi calciné, le gourdin dont il s’était probablement servi pour assommer sa victime, qu’une souricière était tendue dans tous les endroits interlopes qu’il avait coutume de fréquenter.

Il eut un moment, contre sa raison même, l’espoir qu’il était parvenu à se reprendre.

Mais une lettre de Maud lui arriva, dans laquelle la jeune fille lui reprochait, en termes tendres et douloureux à la fois, son abandon dans sa tragique épreuve, et lui demandait d’être du moins auprès d’elle, le lendemain, aux obsèques de son père.

Dans un éclair, Jekyll revit en pensée lord Carew ; il revit la scène du meurtre… ses mains se crispèrent dans un geste d’étranglement… et en même temps leurs ongles s’allongèrent en griffes… Hyde ! Hyde revenait ! D’un bond, le malheureux fut à son armoire, but à grandes gorgées au breuvage qui seul maintenant pouvait combattre, dominer l’emprise

Mais elle revint, se glissa, s’imposa dès le lendemain, plus impérieuse que jamais, et Jekyll, pour s’en dégager encore, se livra à une lutte désespérée. Cloîtré dans son laboratoire, il n’arrivait plus à se maintenir lui-même qu’en multipliant d’heure en heure les doses de son antidote.

Et le jour vint où il s’aperçut avec une terreur tragique que sa réserve arrivait à sa fin et qu’il lui manquait pour la reconstituer un élément essentiel qu’il lui avait été autrefois très difficile de se procurer.

Il envoya Jack dans tous les laboratoires, chez tous les pharmaciens, chez tous les droguistes de la ville pour essayer d’en trouver à tout prix. Chaque soir, le vieux domestique rentrait les mains vides, et lorsqu’il revint apporter enfin, après une dernière et laborieuse tournée, la promesse d’une fourniture dans le délai d’un mois, Jekyll venait d’épuiser la dernière goutte qui lui restât. Il poussa un tel cri de détresse en refermant brusquement la porte qu’il avait à peine entrebâillée pour tendre une main avide, que Jack en demeura épouvanté.

Je ne puis comprendre, dit-il en retournant à l’office pourquoi le docteur met un tel acharnement à vouloir à tout prix de cette drogue. On dirait que c’est pour lui une question de vie ou de mort. J’ai couru toute la ville sans pouvoir en trouver une parcelle, et lorsque je lui ai dit qu’il ne pourrait pas en obtenir avant quelques semaines, j’ai cru qu’il devenait fou de désespoir. On croirait vraiment que, depuis le meurtre de lord Carew, le regret d’avoir abrité ici le sinistre Hyde ait troublé sa raison. Il est temps d’intervenir pour l’arracher au tragique isolement dans lequel il se confine. Je prends sur moi d’aller chercher lady Maud et le Dr Lanyon qui, cette fois, forceront bien sa porte.

Lorsque le vieux domestique, faisant toute diligence, arriva chez la jeune fille, Lanyon se trouvait précisément auprès d’elle. Maud ne retenait pas ses larme en racontant une fois de plus le complet abandon de l’homme que malgré tout elle aimait encore et qui l’avait laissée à son deuil cruel sans même répondre à ses lettres ; et le médecin n’osait plus chercher de paroles pour la réconforter après les vaines tentatives qu’il avait faites pour revoir son ami. Il le sentait en proie à une crise terrible, mais il n’imaginait rien malgré tout, qui approchât de la réalité. Et il ne s’expliquait pas la mystérieuse disparition de Hyde, de l’assassin, que son signalement caractéristique ne pouvait laisser fuir inaperçu. Il en arrivait à penser avec horreur que Jekyll, pour quelque ténébreuse raison, le cachait peut-être encore chez lui.

Il écouta Jack, éploré, lui faire le récit de tout ce qui l’inquiétait si profondément et, accompagné de Maud, il le suivit sans hésiter, résolu cette fois à percer, coûte que coûte, le mystère.

Ce fut la jeune fille qui la première frappa à la porte du laboratoire, en disant :

— Frank, c’est moi, Maud… ouvrez-moi. Je vous en conjure…

Jekyll était à ce moment devant son miroir… Les yeux fixes, il interrogeait anxieusement ses traits, dans l’angoisse mortelle d’y voir, à tout moment, se substituer ceux de l’autre, qu’il n’avait plus aucun moyen de combattre…

Il sursauta en entendant l’appel suppliant qui arrivait à lui… Maud, malgré tout, venait, Maud, que tout son cœur adorait encore, et devant laquelle il eût souhaité pouvoir s’agenouiller… Son arrivée, au moment même où il désespérait, n’était-elle pas, peut-être, le gage, la possibilité dernière, la promesse du salut ? Il voulut le croire. Il voulut croire que le rayonnement de sa pureté ferait cette fois reculer le monstre qu’il voulait lui-même terrasser… Il courut vers la porte… Mais au moment où il allait ouvrir… ses mains… ses mains, une fois de plus, se transformaient, redevenaient les hideuses serres homicides.

Il les vit, il cria dans un râle :

— De grâce, Maud, si vous m’aimez, partez, partez au plus vite !… ne pénétrez jamais ici !

Et dans un dernier frisson d’horreur et de honte, avant d’être redevenu complètement Hyde pour la dernière fois, conscient de son impuissance définitive à maîtriser l’esprit du mal dont il était à jamais la proie, il ouvrit le chaton de la bague de Dolorès et absorba son mortel contenu.

Mais son organisme, saturé de substances toxiques, n’en ressentit pas immédiatement l’effet. Hyde s’était de nouveau substitué à Jekyll, et, grimaçant, hideux, déchaîné, il tira le verrou de la porte, appela Maud en se dissimulant derrière le battant. Maud entra d’un élan, s’arrêta étonnée de ne pas voir son fiancé, se retourna : elle vit le monstre s’avancer vers elle, les bras tendus pour l’agripper, un ricanement hideux sur sa face d’épouvante. Elle eut un cri d’agonie, bondit vers la porte, se heurta à Lanyon, s’enfuit éperdue dans la cour.

Au même moment, Hyde chancelait, tombait enfin foudroyé.

Lanyon allait se pencher sur son corps, mais il s’arrêta, la tête perdue : graduellement les traits de Hyde se transformaient, et en moins d’une minute ce fut Jekyll qui gisait devant lui, et son visage, dans la majesté de la mort, reprenait sa noble sérénité d’autrefois.

Et soudain, Lanyon se rappela, et il comprit, eut la brusque intuition de ce que son intelligence se refusait cependant à comprendre. Une immense pitié saisit son âme :

— Pauvre ami, murmura-t-il, tu as voulu violenter les mystérieux secrets de la science, et la nature s’est vengée…

Il sortit vivement, éloigna Maud…

Mais, une heure après, il retournait la chercher, la ramenait auprès de la dépouille de son fiancé tombé, lui aussi, comme lord Carew, victime de Hyde, lui apprit-il avec d’affectueux ménagements.

Son pieux mensonge n’était cependant que la vérité.

Maud veilla, en pleurs, celui qu’elle avait tant aimé.

… Et Hyde, condamné par contumace à la pendaison pour son double assassinat, demeura à jamais introuvable… Son fantôme sinistre erre partout où se trouvent le mal et le crime.

Maurice AUBYN.


Maud veilla en pleurs celui qu’elle avait tant aimé.