Le Docteur Herbeau



VIII.

Une fois dans le sentier de Riquemont, lorsqu’il eut perdu de vue le clocher de Saint-Léonard, le docteur Herbeau ne réprima plus les mouvemens tumultueux de son cœur ; une joie sauvage et presque farouche éclata dans ses yeux et rayonna sur son visage. Il allait se venger enfin de deux années d’outrages dévorés en silence. Avait-il assez long-temps souffert ? l’avait-on assez abreuvé de fiel ? avait-on assez abusé de sa résignation et de sa longanimité ? Ah ! certes, il était quitte avec sa conscience et se pouvait sentir en paix vis-à-vis de lui-même. Il avait largement payé le droit de représailles ; il pouvait en user sans crime et sans remords.

Sans remords ! En étiez-vous sûr, ô le plus charmant des docteurs ! et n’était-ce pas trop présumer de l’endurcissement de votre ame ? Ah ! sans doute, vous étiez justement irrité par le sentiment de l’injure ; mais étiez-vous sûr de ne pas sentir votre haine faiblir et vos rancunes s’apaiser en songeant à l’aimable victime que vous alliez froidement immoler ?

Il s’avançait au trot de Colette, le long de ces haies qui l’avaient vu passer tant de fois inoffensif, ne rapportant que de purs souvenirs ou ne caressant que de chastes espérances, éternelles prémices de l’amour ! Sur ce chemin si souvent parcouru en des intentions meilleures, il n’était pas un arbre, pas un hallier en fleurs qui ne fût consacré dans sa poétique mémoire, pas un coin de ce paysage qui ne fût peuplé de l’image saintement adorée, pas un brin de l’herbe qu’il foulait qui ne fût imprégné du virginal parfum de ses pacifiques tendresses. Sans y songer, Aristide avait laissé sa monture ralentir le pas, et déjà, à son insu, le calme de la nature descendait insensiblement dans son ame. Déjà ses traits avaient perdu l’expression féroce qu’ils avaient au départ ; on eût dit qu’une main invisible versait goutte à goutte un baume adoucissant sur ses blessures. Comme autrefois, les liserons de neige se penchaient sur les traînes pour le regarder ; les oiseaux le saluaient de leurs chants, les papillons d’azur voltigeaient dans l’air ; les menthes, échauffées par l’ardeur du soleil, répandaient sur son passage leurs exhalaisons enivrantes. Bientôt ses pensées, par degrés détournées de leur cours impétueux, suivirent des pentes moins alpestres, et, ramenées enfin dans leur lit naturel, s’égarèrent en gracieux méandres. Il allait lentement, déroulant dans son esprit la trame immaculée de sa liaison avec la jeune châtelaine, ressaisissant à chaque pas les honnêtes émotions de cet amour plus blanc que les liserons des haies, plus odorant que les menthes qui tapissaient les marges du sentier. Ses visites au château, les regards échangés à la dérobée, les pressions de main furtives, les entretiens voilés, les secrètes intelligences, tout ce riant passé, tous ces pudiques incidens, toute cette amoureuse histoire, bourdonnaient autour de lui comme autour d’une ruche un essaim de blondes abeilles. Cependant les pâtres, en l’apercevant, se découvraient avec respect ; les enfans des hameaux voisins lui envoyaient le bonjour accoutumé, et les jeunes filles qui gardaient leurs troupeaux, retenant leurs chiens hargneux qui s’élançaient après Colette, disaient : — Voici le bon docteur Herbeau qui va visiter ses pauvres.

Il passait, touché de ces témoignages d’affection et de déférence, rendant à tous leur salut, non sans adresser à chacun quelques paroles bienveillantes, ni sans demander aux uns et aux autres des nouvelles de la ferme, de la métairie et de la chaumière. Les pauvres gens de la campagne l’aimaient et le vénéraient, car il avait toujours été bon pour leur pauvreté. Non-seulement il ne leur vendait pas sa science, mais encore il les visitait avec une sollicitude toute spéciale, et sa bourse se vidait volontiers au chevet des indigens. Il allait donc, recueillant çà et là le prix humble, mais précieux, de ses soins et de ses bienfaits, récoltant, pour ainsi dire, sur sa route la dîme de la reconnaissance. Cette popularité à travers champs le vengeait et le consolait de la sottise et de la méchanceté de la ville. Son cœur s’amollissait et ses yeux se mouillaient de larmes. L’image de Louise se mêlait à tous ces naïfs enchantemens. Dans les pervenches épanouies sous les buissons, il croyait voir le bleu regard de l’objet adoré, il entendait sa voix dans le murmure des brises à travers le feuillage ; dans les émanations des plantes, il retrouvait le parfum de ses blonds cheveux, plus fins que les fils de la Vierge qui flottaient sur l’azur du ciel. Mais ce qu’il retrouvait surtout dans son ame attendrie, c’était le sentiment de pieuse adoration qui, depuis deux ans, faisait le charme de ses jours ; c’était l’amour profond et vrai qu’il nourrissait pour cette belle enfant depuis qu’il l’avait vue s’appuyer sur lui pour essayer de vivre ou pour achever de s’éteindre.

Ainsi rêvant et cheminant, le docteur approchait du château de Riquemont, et déjà il pouvait voir au loin les massifs de verdure sous lesquels se cachait la ferme de Saint-Herblain, quand tout d’un coup, ramené confusément au sentiment de l’heure présente, il s’examina des pieds à la tête, et, reconnaissant la peau de loup ravisseur qu’il avait endossée en partant, il arrêta brusquement Colette, et s’apostrophant lui-même avec indignation :

— Où vas-tu, malheureux ! s’écria-t-il. Quel démon t’agite et te pousse ? Tu vas flétrir la fleur d’amour et de beauté qui, depuis deux ans, embellit ta vie et réjouit ton cœur ! Tu vas immoler à ton orgueil ce qu’avait jusqu’ici respecté ta tendresse ! Ce n’est même pas la passion qui t’égare, c’est la vanité qui t’emporte. Tu veux te venger, malheureux ! mais est-elle coupable des affronts qu’on t’a fait subir, cette adorable enfant dont tu n’as pas craint de méditer la perte ? Ne l’as-tu pas vue sans cesse occupée à t’en adoucir l’amertume ? Tu veux te venger, et c’est là la victime que tu désignes à ta fureur ! Pour satisfaire un transport insensé, tu veux ternir la blancheur de cette ame, souiller la pureté de ce lis ! Ingrat ! c’est le lis qui parfume tes jours, c’est l’ame dont le souffle a rajeuni la tienne !

Il avait penché sa tête sur sa poitrine, comme pour cacher sa honte et ses remords.

— C’est donc là, poursuivit-il le cœur plein de confusion et le front couvert de rougeur, c’est donc là ce docteur Herbeau dont on vante l’honneur et la loyauté ! le bon docteur Herbeau, comme ils disent, qui va visiter ses pauvres ! Hommages usurpés ! menteuse renommée ! le bon docteur Herbeau va séduire l’innocence et déshonorer la vertu !

À ces mots, le brave et digne homme n’y tint plus : deux ruisseaux de larmes inondèrent ses joues et soulagèrent un peu sa conscience. Durant ce temps, Colette, d’abord immobile, avait fait volte-face, comme si elle eût deviné les pensées de son maître, et la noble bête regagnait Saint-Léonard d’un pied joyeux et tête haute.

Cependant, ce premier transport apaisé, Aristide sentit bientôt sa

haine et sa colère, un instant submergées par les larmes, s’agiter dans son cœur et remonter à la surface. Au souvenir des outrages qu’il avait si long-temps endurés, son sang s’alluma de nouveau, la voix du remords se calma, et celle de la vengeance prit encore une fois le dessus. Les plaies de son amour-propre s’étaient rouvertes et saignaient toutes vives. Les mauvais traitemens que M. Riquemont lui faisait subir depuis plus de deux ans, les sarcasmes de cet homme, ses paroles amères, ses procédés indignes, tout ce douloureux poème, tout ce cruel et long martyre, lui revenaient en mémoire. Il s’accusait de faiblesse et de lâcheté ; il était las de son innocence, et il se disait que son supplice lui semblerait moins dur dès-lors qu’il l’aurait mérité.

Ramenant donc Colette du côté de Saint-Herblain, il lui pressa les flancs d’un talon irrité.

Mais, dans cette belle ame, la conscience, un instant étouffée, ne devait pas tarder à reconquérir ses droits. Bientôt l’image de Louise, comme l’étoile des mers qui apaise les tempêtes et rend l’espoir aux matelots, perça une fois encore les nuages qui la voilaient, les éclaircit, les dispersa, et versa dans le cœur orageux d’Aristide ses calmantes et chastes influences. Toutefois, l’orgueil se débattait et ne voulait pas mourir. Les deux principes qui, depuis qu’il existe, se disputent le monde, étaient aux prises et se livraient des combats acharnés sous la perruque du docteur. Irait-il ou n’irait-il pas à ce rendez-vous criminel ? — Va, disait le mauvais principe. — Retourne, s’écriait le bon. — Il allait, mais flottant, indécis, ne sachant que résoudre, passant tour à tour de l’attendrissement à la fureur, se demandant s’il devait épargner ou frapper la victime. L’ange et le démon, que chacun de nous porte en soi, le tiraillaient en sens contraire, l’un par devant, l’autre par derrière, avec un égal acharnement. Le démon l’aiguillonnait et le poussait ; l’ange le retenait par les basques de son habit. L’un lui jetait Louise à dévorer, l’autre enveloppait la belle enfant de ses ailes. — Point de pitié ! s’écriait Satan. — Grâce pour elle ! disait l’ange d’une voix suppliante. — Venge-toi de deux années d’outrages ! s’écriait l’esprit infernal. — Ne renie pas en un jour deux années d’abnégation et de vertu ! disait le céleste esprit. — Cueille la palme de ton martyre, s’écriait le diable. — Conserve à ton amour, disait l’ange, sa couronne de roses blanches. — Le bon docteur suait à grosses gouttes et ne savait lequel des deux entendre. Tantôt l’ange terrassait le démon, tantôt le démon terrassait l’ange. Qui triompherait du ciel ou de l’enfer ? c’est ce que nul n’aurait pu décider.

À la même heure, Louise et M. Riquemont sortaient du château et s’en allaient chacun de son côté : M. Riquemont, escorté de ses chiens, son fusil sur l’épaule, et réfléchissant au moyen d’en finir avec son odieux rival ; Louise, son ombrelle à la main, triste, alarmée, rêveuse, et n’ayant plus d’espoir qu’en son vieil ami, le docteur Herbeau, pour échapper au danger qui la menaçait. Elle prit le sentier de Saint-Herblain, ce même sentier qui l’avait vue, quelques jours auparavant, appuyée sur le bras du jeune docteur, s’enivrant sans défiance de ce bonheur sans nom dont la source lui était alors inconnue. Louise ne put défendre son cœur de ces trop charmans souvenirs. Elle s’arrêtait de loin en loin pour contempler avec mélancolie les sites qu’ils avaient admirés ensemble ; ce n’était pas le soleil qui dorait les coteaux, mais l’image de ce jeune homme. Elle marchait lentement, cherchant sur le gazon les traces mêlées de leurs pas ; toutes les paroles qu’avait laissées tomber Savenay, elle les entendait s’éveiller sur son passage et chanter, comme des oiseaux, dans les haies. Vainement elle accusait sa mémoire de lâche complaisance, vainement elle s’efforçait de repousser les gracieux fantômes qui se venaient jouer autour d’elle ; pour un qui s’enfuyait, il en accourait mille, et mieux que jamais la pauvre enfant comprenait qu’elle ne devait plus revoir le jeune étranger.

À Saint-Herblain, les gens de la ferme s’informèrent du beau monsieur qui accompagnait leur jeune dame à sa dernière visite. Tous se louaient de son affabilité et de sa bonne grace. Les enfans s’étaient pris d’affection pour lui, et le plus mutin de la troupe, tout barbouillé de raisiné, dit à Louise que ce mari-là était plus à son gré que l’autre. Mme Riquemont sortit de la ferme pour aller visiter les pauvres familles du village ; elle découvrit qu’à sa dernière venue elle avait eu M. Savenay pour complice de sa bienfaisance. Tout semblait conspirer contre le repos de son ame. Émue, troublée, elle s’échappa du hameau et suivit un sentier bordé de sureaux, par où devait arriver Aristide. Que lui voulait le docteur Herbeau ? Pourquoi ce rendez-vous mystérieux, sollicité avec tant d’insistance ? Sans doute il avait surpris ce qui se passait en elle, et cet excellent ami venait pour l’aider de son appui, de son expérience et de ses conseils. Ah ! lui seul, en effet, oui, lui seul pouvait la sauver ! Ainsi, confiante, elle allait à la rencontre du loup cervier qui s’approchait pour la déchirer.

Mais que faisait le docteur ? L’heure du rendez-vous était passée. Déjà l’ombre des peupliers commençait à s’allonger sur l’herbe des prés. Aristide ne venait pas. Louise prêta l’oreille aux lointaines rumeurs ; au milieu des confuses harmonies de la campagne, hymne éternel de la terre au ciel, elle n’entendit pas le trot inégal de Colette. À quoi pensait le docteur Herbeau ? Louise sentait ses forces épuisées par la marche. Plus d’une fois elle avait tenté de s’asseoir sous la haie du sentier ; mais, par suite du dernier orage, les fossés étaient encore pleins d’eau, et vainement elle cherchait un tertre qui pût offrir un siége à sa fatigue.

À quelque distance de Saint-Herblain, sur le bord du chemin que suivait Louise depuis près d’une heure, était une masure dès longtemps inhabitée. Ouverte à tous les vents, les hirondelles en faisaient une volière durant les beaux jours. Le soleil et la pluie en avaient transformé le toit de chaume en un véritable parterre où les joubarbes, les campanules et les giroflées croissaient sur une mousse épaisse. On eût dit un tapis de velours vert broché des plus riches couleurs. Affaissé sous les ans moins encore que sous son propre poids, ce toit chargé de fleurs et de verdure offrait une pente presque insensible. Un noyer voisin étendait au-dessus ses feuilles odorantes. Aux alentours, les arbres fruitiers ployaient, comme aurait pu dire le docteur Herbeau, sous les dons luxurians de Pomone. Louise, prompte à saisir les poésies de la nature dans leurs révélations les plus humbles et les plus modestes, se prit à regarder cette pauvre cabane oubliée sur la lisière du sentier, comme d’autres regarderaient Saint-Pierre de Rome ou la colonnade du Louvre ; puis, lassitude et caprice d’enfant, elle eut la fantaisie d’aller chercher sur la toiture le siége et le lit de repos que lui refusait le chemin. Une échelle qui servait probablement à la ferme prochaine pour grimper dans les pruniers et dans les pommiers, était appuyée contre le mur et permettait une facile ascension. En moins de quelques secondes, Louise se vit assise sur un coussin de mousse au milieu des violiers et des campanules qui agitaient, comme pour la saluer, leurs clochettes roses et bleues : toute joyeuse et toute fière de sa conquête, car deux années de souffrance et d’ennui n’avaient pu flétrir entièrement en elle les graces naïves de l’extrême jeunesse, et, même au milieu des récentes préoccupations, il suffisait d’un rayon de soleil, d’une fleur, d’un nuage flottant dans l’air, pour égayer et pour distraire cette aimable et bonne nature.

Tout n’était autour d’elle que lumière, fraîcheur et parfum. Elle se tenait à demi couchée, mollement accoudée sur la mousse, sa tête reposant sur sa main, ses petits pieds, chastement voilés, dépassant à peine le bord de la toiture. Au bout de quelques instans, une volée de pigeons vint s’abattre auprès d’elle. C’étaient les pigeons de son colombier. Bien que ces oiseaux soient naturellement très sauvages, Louise était parvenue à les apprivoiser, et sa présence les attirait, au lieu de les effaroucher. Ils se groupèrent aux angles du toit, et, après avoir fait la toilette de leur plumage, se mirent à roucouler et à se becqueter les uns les autres. En même temps une compagnie de poules et de poulettes picorait au pied de l’échelle, sous la surveillance inquiète d’un coq amoureux et superbe. Le soleil déclinait à l’horizon, on respirait de toutes parts la senteur des foins nouvellement coupés ; on entendait au loin les chants des pâtres, lents et tristes comme tous les chants primitifs.

Mais que faisait donc le docteur Herbeau ? à quoi donc pensait le docteur Herbeau ? Il accourait, le bon docteur, bourrelé de remords, la conscience aux abois, plus humble et plus abattu que nous ne l’avons vu fier et conquérant au départ. Tandis que l’ange et le démon se disputaient son faible cœur, il avait, lui, le docteur Herbeau, fini par envisager la question sous son point de vue véritable. Qu’adviendrait-il s’il lâchait la bride à la passion de Louise, s’il brisait le dernier lien qui l’attachait à ses devoirs ? Certes, la vengeance avait son charme ; mais qu’amers en seraient les fruits ! D’une part M. Riquemont, de l’autre Adélaïde : deux jalousies déjà sur le qui-vive, il n’en pouvait douter, qui n’attendaient peut-être qu’une occasion pour éclater. S’il avait eu tant de peine à cacher un amour innocent, comment s’y prendrait-il pour cacher un amour criminel ? comment échapperait-il au châtiment d’un double adultère ? Que deviendrait Louise ? que deviendrait-il lui-même ? Deux ménages à jamais divisés, quatre existences à jamais flétries ! Quel exemple pour Célestin ! quel scandale pour Saint-Léonard !

Ces réflexions avaient singulièrement modifié les coupables desseins d’Aristide. Il ne savait plus et se demandait avec effroi où il avait pris l’incroyable audace d’implorer une si dangereuse faveur. Il fut tenté de rebrousser chemin ; mais la galanterie française, qu’il représentait en sa personne, lui imposait la loi rigoureuse de ne pas manquer à cet entretien qu’il avait sollicité lui-même. Ici, difficulté nouvelle : comment suppléer aux intentions qu’il avait emportées au départ ? quel prétexte trouver auprès de Louise pour justifier cette solennelle entrevue ? comment éluder le crime ? que mettre à la place du bonheur ? que dire enfin ? que faire ? qu’imaginer ?

Il allait, front baissé, au pas languissant de sa bête, quand tout d’un coup il s’entendit appeler par une voix qui descendait du ciel. Il leva la tête et resta le nez en l’air, dans une muette contemplation.

— Il y a place pour vous, lui dit Louise.

— Quelle folie ! certes, vous voulez rire ! répondit Aristide Herbeau.

Louise voulait rire en effet. La cruelle enfant se promettait un malin plaisir de voir son vieux docteur, en bas de soie et en culotte courte, monter à l’échelle et venir se percher sur le toit. La nonchalante se trouvait bien d’ailleurs et n’était pas pressée de descendre.

— Venez donc, lui dit-elle ; vous ne sauriez croire comme on est bien ici ! Nous aurons un coucher de soleil magnifique, et nous pourrons causer à l’aise, sans crainte d’être surpris. Vous chercheriez en vain un lieu plus solitaire, un endroit plus propice.

Mais le docteur Herbeau n’était que médiocrement tenté de se rendre à l’invitation de la jeune femme.

— Imprudente enfant, s’écria-t-il, vous êtes sous un mortel ombrage. Ignorez-vous qu’Hippocrate recommande aux voyageurs de ne jamais s’asseoir à l’ombre des noyers ! L’ombre du noyer est funeste.

— Allons ! dit Louise en l’attirant du geste et du regard.

— Je n’en ferai rien, je vous jure.

— Vous n’êtes pas galant, dit-elle.

Ce reproche alla droit au cœur d’Aristide. Et puis il regardait Louise, et Louise était charmante sur son trône de mousse et de fleurs. Le docteur la contemplait avec amour, et ne pouvait surtout détacher ses yeux de deux petits pieds qui, sous la robe que lutinait la brise, semblaient lui sourire et l’agacer.

— Eh bien ! vous ne venez pas ? dit Mme Riquemont. Ah ! si vous m’aimiez, vous seriez déjà près de moi.

Aristide hésitait.

— Louise, s’écria-t-il, vous compromettez étrangement la dignité de mon caractère !

— Quand vous m’avez demandé un rendez-vous, dit Louise, ai-je craint, moi, de me compromettre ? car c’est un rendez-vous, docteur, ajouta-t-elle en souriant.

Aristide regardait toujours les deux petits pieds qui le fascinaient, et de temps en temps la brise indiscrète qui jouait follement dans les plis de la robe de Louise, dévoilait à demi les trésors d’une jambe charmante, que pressait coquettement un brodequin de coutil gris. Cependant les pigeons piétinaient et roucoulaient amoureusement, au bas du mur le coq faisait merveilles, l’air embrasé par le soleil était chargé de parfums irritans, et le docteur sentait se réveiller en lui on ne saurait trop dire quelles velléités de vengeance.

Il mit pied à terre, attacha Colette par la bride à un anneau de fer scellé dans le mur de la maisonnette ; puis, après s’être assuré que l’échelle était d’aplomb et solide, il monta gravement, et prit place à côté de Louise. Les oiseaux roucouleurs, qui s’étaient enfuis à son aspect, revinrent presque aussitôt à la voix aimée de leur belle maîtresse.

— Voyons, êtes-vous donc si mal ici ? dit-elle en s’appuyant affectueusement sur son épaule.

Le docteur était au supplice. Il étouffait et ne savait que faire de son ventre. Le bord de la toiture lui coupait les jarrets ; ses jambes pendaient le long du mur, et, en moins d’un instant, il crut sentir dans ses souliers à boucles d’argent toute une fourmilière lui grimper de la plante des pieds aux mollets. Le soleil, qui baissait, lui envoyait obliquement tous ses rayons en plein visage. Colette, au bas de l’échelle, n’était guère plus à l’aise que son maître ; les mouches l’incommodaient à un point inimaginable ; elle s’agitait, hennissait, reniflait, secouait ses harnais à rompre sangles et courroies, et donnait de droite et de gauche des ruades à lancer un homme au quatrième ciel.

— N’est-ce pas que nous sommes bien ? demanda Mme Riquemont.

— Divinement bien, répondit en soupirant le pauvre docteur. Je crains seulement que l’ombrage de ce noyer…

— Et quel beau spectacle nous prépare le coucher du soleil ! ajouta-t-elle en l’interrompant.

— Un spectacle éblouissant, dit le docteur en clignant des yeux.

— Avouez, docteur, que j’ai eu là une heureuse idée !

— Une idée merveilleuse ; mais Hippocrate dit avec raison…

— Et que vous n’êtes pas fâché d’être venu vous asseoir près de moi ?

— Vous m’en voyez ravi, Louise, et n’était l’ombrage de ce noyer…

— Ce n’est pourtant pas sans peine que vous vous êtes décidé ! dit-elle en lui portant aux lèvres sa petite main à baiser.

Les gaietés de Mme Riquemont étaient pareilles aux dernières lueurs d’un foyer presque éteint, vives, imprévues, passagères. Le souvenir de M. Savenay, la prévision du danger qui pesait sur elle, toutes les préoccupations du moment, tout le trouble enfin de son ame, se réveillèrent brusquement et répandirent un nuage de tristesse sur son visage, un instant égayé. Comme elle ne doutait pas que le docteur Herbeau n’eût pénétré ce qui se passait dans son cœur, et qu’il ne fût venu tout exprès pour la secourir et pour la conseiller, elle attendait, confuse et tremblante, qu’il abordât le premier ce sujet, qu’elle n’osait elle-même entamer, tandis que le docteur, qui ne savait quel motif assigner au rendez-vous qu’il avait obtenu, gardait de son côté un silence morne et embarrassé.

Ils restèrent long-temps ainsi, les yeux baissés, n’osant se regarder l’un l’autre. Louise pensa que son vieil ami se taisait par délicatesse, dans l’attente d’une confidence qui l’autorisât à offrir l’appui de son expérience et le secours de sa sagesse. Elle fit donc effort sur elle-même, et d’une voix émue, sans lever les yeux :

— Je comprends votre silence, dit-elle enfin ; je sais quel sujet vous amène.

À ces mots, le docteur rougit, pâlit et se troubla.

— Oui, reprit-elle, il n’est pas besoin d’explication entre nous ; épargnez-moi la honte d’un aveu désormais inutile. Écoutez ; mais dites moi d’abord si je puis compter sur vous ?

Et comme le docteur, terrifié par ce préambule, ne répondait pas :

— Dites-moi, s’écria-t-elle avec fermeté et cette fois le regardant en face, dites-moi si vous m’aimez véritablement, sérieusement, courageusement ; si vous m’aimez enfin ?

— De la prudence ! Louise, de la prudence ! s’écria le docteur d’une voix éperdue.

— Vous ne répondez pas, dit-elle.

— Je vous aime, balbutia le bon Aristide ; mais, malheureuse enfant, songez à tous les ménagemens que nous avons à prendre et à garder.

— Soyez tranquille, poursuivit la jeune femme ; si vous m’aimez comme vous l’assurez, et comme il m’est doux de le croire, je ne crains rien et suis sauvée. Écoutez donc : vous savez l’histoire de mon cœur ; sachez ce qui se passe dans celui de M. Riquemont. Mon mari ne vous affectionne pas, c’est tout simple ; peut-être avez-vous remarqué qu’en ces derniers temps sa haine contre vous n’a fait que croître et redoubler. Avant-hier, après votre départ, il est entré dans ma chambre, et m’a signifié qu’il ne voulait plus de votre présence au château. Que vous dirai-je ? En un mot, il exige que vous cédiez la place à votre rival, et que M. Savenay devienne mon médecin.

— Tout est perdu ! s’écria le docteur Herbeau, plus blanc que la poudre de sa perruque, plus tremblant que les feuilles que le vent du soir agitait sur sa tête.

— Rien n’est perdu si vous m’aimez, dit Louise résolument. Je ne veux pas, entendez-vous bien, docteur ? je ne veux pas qu’on me sépare de vous ; je n’accepterai jamais d’autres soins que les vôtres. Puisque M. Riquemont refuse de m’entendre, je saurai résister à ses aveugles exigences. Si ce n’est mon droit, c’est mon devoir ; c’est mon devoir vis-à-vis de lui, vis-à-vis de moi-même, et aussi vis-à-vis de vous, cher et tendre ami, qui me prodiguez depuis deux ans les trésors de votre sollicitude.

Le docteur ne comprit qu’une chose en tout ceci, c’est qu’il allait se trouver pris entre l’amour de Louise et la jalousie de M. Riquemont comme entre deux plaques de fer rouge.

— Le cas est grave, mon enfant, répliqua-t-il ; M. Riquemont est votre maître, vous lui devez obéissance.

— J’aurai Dieu et mon cœur pour m’absoudre, dit Louise avec entraînement. J’ai compté sur vous pour me soutenir ; vous ne m’abandonnerez pas. Quoi que M. Riquemont puisse faire, vous resterez auprès de moi. Je mets solennellement entre vos mains mon existence et mon bonheur ; en acceptez-vous le dépôt, et vous sentez-vous le courage de le garder et de le défendre ?

— Tout est perdu ! répéta le docteur consterné.

— Ah ! s’écria Louise en pleurant, je savais bien que vous ne m’aimiez pas ! Tout me repousse, tout me trahit, tout m’abandonne ! Mon Dieu, ayez pitié de moi !

Le docteur allait protester de son amour et de sa tendresse, quand tout d’un coup il crut apercevoir à travers champs, au-dessus des haies, la tête de M. Riquemont, qui semblait se diriger de leur côté. Il est aisé d’imaginer ce qu’il dut éprouver à cette douce apparition, c’est-à-dire qu’il aurait vu avec moins de terreur s’ouvrir sous ses pieds la gueule d’un crocodile, qu’il aurait senti avec moins d’épouvante un serpent à sonnettes se glisser dans la poche de son habit.

— Louise, dit-il en avançant un pied vers l’échelle, nous reparlerons de cette affaire.

— Quoi ! vous partez ? s’écria-t-elle. Ainsi telle est l’assistance que vous êtes venu m’offrir ! En vérité, ce n’était pas la peine de nous déranger l’un et l’autre. Allez, vous n’êtes qu’un ingrat !

Le docteur n’existait plus que dans le point noir et mobile qu’il venait d’apercevoir au loin, et sur lequel il avait rivé son regard et sa vie tout entière. Il s’était flatté d’abord de l’espoir que ses yeux l’avaient abusé ; mais le point fatal se rapprochait de plus en plus. Aristide ne s’était pas trompé : c’était l’ogre.

Il se précipita vers l’échelle ; mais, ô contre-temps ! ô désastre ! ô amère dérision du sort ! ô fatalité sans exemple ! comme il allait poser son pied sur le premier échelon, Colette, que dévorait un essaim de mouches assassines, lâcha une ruade, dirigée et lancée de telle sorte, qu’elle envoya sauter l’échelle à vingt pas. Louise partit d’un franc éclat de rire. Mais ce qui se passa en cet instant dans l’esprit du docteur Herbeau, c’est ce que tous peuvent concevoir et ce que nul ne saurait exprimer. Il demeura comme frappé de la foudre, regardant tour à tour d’un œil hébété l’échelle qui gisait à terre et la tête de Méduse qui s’avançait au-dessus des haies.

— Mais, au nom de Dieu, qu’avez-vous ? s’écria Louise, qui ne comprenait rien à ce grand effroi.

— Ce que j’ai ? répondit le docteur les yeux hagards et la face livide. Mais vous-même, qu’avez-vous donc, grand Dieu ! que vous ne voyez pas là-bas votre mari qui s’avance ?

— Vous vous trompez, docteur, ce n’est pas lui, dit la jeune femme.

— C’est lui, c’est lui, vous dis-je ! s’écria le docteur en se frappant le front.

— En effet, reprit Louise en regardant avec attention, je reconnais ses chiens, et je vois briller sur son épaule le fusil qu’il avait en partant.

À ces mots, le docteur sentit une sueur froide lui couvrir le visage ; il fit un mouvement pour se jeter à bas du toit, mais Mme Riquemont le retint, et la crainte de se casser une jambe ou deux l’arrêta.

— Voyons, mon ami, dit Louise, calmez-vous. Je comprends ce que cette position peut avoir pour vous de désagréable, mais vous n’avez pas sujet de vous affecter de la sorte ; il ne s’agit plus à présent que de faire bonne contenance.

— Mais, au nom du ciel ! qu’êtes-vous venue faire sur ce toit ? s’écria-t-il avec désespoir.

— Remettez-vous, mon ami ; soyez sûr que vous vous alarmez au-delà de toute raison. D’abord, il est possible que M. Riquemont ne nous aperçoive pas ; ensuite, s’il nous aperçoit, eh bien ! nous en serons quittes pour essuyer la bordée de sa belle humeur ; ce ne sera pas la première fois.

— Mais, Louise, qu’êtes-vous venue faire sur ce toit ? répéta le docteur avec une anxiété croissante.

— Vraiment, mon ami, dit Louise en souriant, si mon mari vous surprend dans cet état, je ne sais trop ce qu’il n’imaginera pas.

Comme elle disait, M. Riquemont, le fusil sur l’épaule, escorté de toute sa meute, déboucha dans le sentier des sureaux, et se dirigea du côté de la maison.

— Décidément, dit Louise, voici l’orage qui s’approche.

— Ah ! maudit toit ! s’écria le docteur.

— Du courage, dit Louise.

— Mais, ventre-saint-gris ! s’écria-t-il encore, quelle idée avez-vous eue de me faire monter sur ce toit ?

M. Riquemont s’avançait au pas de charge, mais tête basse, le front incliné sous les préoccupations du moment, si bien qu’on pouvait raisonnablement espérer qu’il s’éloignerait sans s’apercevoir de rien. En effet, il allait dépasser la chaumière, et déjà le docteur Herbeau respirait plus à l’aise et se croyait sauvé, quand, par malheur, les chiens aboyèrent après Colette. M. Riquemont tourna la tête, et reconnut le noble animal ; il leva les yeux, et aperçut nos deux coupables juchés l’un près de l’autre. Louise ne put s’empêcher de rire en voyant l’étrange mine que firent le docteur et le châtelain. Mais Aristide ne riait pas, et volontiers il aurait donné sa part de bonheur dans l’éternité pour que la toiture sur laquelle il était perché s’abîmât à cent pieds sous terre. Il se tenait immobile, silencieux et blême, tandis que M. Riquemont, appuyé sur le canon de son fusil, le regardait avec une expression de visage indéfinissable. Louise riait à gosier déployé.

Eh ! bonjour, monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

s’écria M. Riquemont en ôtant sa casquette.

Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.

À ces mots, le docteur ne se sentit pas d’épouvante. Il ôta machinalement son chapeau et rendit au châtelain son salut.

— Ah çà ! monsieur, dit celui-ci d’un ton sévère, que diable faites-vous là ?

— Mon ami, dit Louise, qui continuait de rire comme une enfant qu’elle était, je vous conterai la chose ; mais veuillez d’abord relever l’échelle et la mettre contre le mur. Si vous n’étiez pas venu par aventure, nous courions risque de passer la nuit sur ce toit.

Au milieu de son trouble, de sa confusion et de son effroi, le docteur Herbeau ne pouvait s’empêcher d’admirer l’aplomb, le sang-froid et la présence d’esprit de Louise. Il allait même jusqu’à s’en affliger intérieurement ; il reconnaissait avec tristesse cette vérité, vieille comme le monde, qu’il n’est pas d’Agnès que l’amour ne change aussitôt en Rosine.

M. Riquemont se prêta d’assez bonne grace aux désirs de sa femme. Il releva l’échelle et l’appliqua contre le mur ; puis, reculant de quelques pas, il arma son fusil et se tint prêt à mettre en joue, comme un chasseur dont le chien vient de tomber en arrêt.

— Allons, monsieur, je vous attends, dit-il en regardant le docteur Herbeau.

L’infortuné docteur pensa sérieusement que son heure suprême avait sonné et que c’en était fait de lui ; de grosses gouttes de sueur ruisselaient de son front, et le jabot de sa chemise, répondant aux battemens de son cœur, ressemblait à un éventail agité par une main légère.

— J’espère, monsieur, dit-il enfin, que vous n’avez pas l’intention de recourir à un lâche assassinat ?

— De par tous les diables ! descendrez-vous, monsieur ? s’écria le châtelain avec impatience.

Aristide se mit à descendre ; mais il n’était pas au milieu de l’échelle que M. Riquemont le coucha en joue et lâcha la détente. Au bruit de l’explosion, Louise jeta un cri, les pigeons s’envolèrent, Colette tressaillit, toute la meute s’élança en aboyant, et le docteur glissa, comme un sac, jusqu’à terre. Il chancela, s’appuya contre le mur et porta la main à sa poitrine, tandis que le rustre arrachait de la gueule d’un de ses chiens le pigeon qu’il venait d’abattre.

— Vous êtes cruel ! s’écria Louise avec chagrin. Vous savez que j’aime ces oiseaux.

— Moi aussi, je les aime… à la crapaudine, répliqua le brutal enfourrant le pigeon dans sa poche.

Pendant que Louise descendait à son tour, il s’approcha du docteur et lui dit à voix basse :

— Monsieur, vous allez nous suivre. Vous dînerez avec nous, il le faut ; j’ai à vous parler. Offrez votre bras à madame…

Ces paroles furent dites d’un ton qui ne souffrait pas de réplique. Ils prirent tous trois le chemin du château, Louise appuyée sur le bras du docteur, M. Riquemont en avant, Colette par derrière, tous les chiens gambadant autour du cortége. Louise, bien qu’elle ne fût pas dans le secret des préoccupations de ses deux compagnons, était redevenue triste et silencieuse, car elle comprenait que ce nouvel épisode ne ferait qu’irriter l’humeur de son mari et l’encouragerait dans ses projets contre le docteur. Quant à celui-ci, il allait, soutenu par elle plutôt qu’il ne la soutenait, sur les pas du farouche Riquemont, dont le fusil, incliné sur l’épaule, semblait avoir au bout du canon un œil de cyclope qui le menaçait. Ils arrivèrent ainsi au logis sans avoir échangé une parole. Seulement, de loin en loin, la jeune femme pressait doucement le bras de son vieil ami, comme pour le plaindre et le consoler.

Le dîner fut médiocrement gai. Assise auprès du docteur, Louise ressemblait à la coupe, attribut d’Esculape, qu’entoure un serpent de ses anneaux entrelacés, et dans laquelle il plonge sa tête symbolique. Assis en face, M. Riquemont les tenait tous deux sous son regard d’épervier.

— Il paraît, monsieur, dit-il au docteur en lui servant du potage, que vous exercez la médecine à la façon dont les chats font l’amour, sur les toits. Le procédé est nouveau, ce me semble, car je ne sache pas que votre maître Hippocrate en ait jamais parlé.

M. Herbeau essaya de sourire. Louise raconta comment s’était passée la chose ; mais M. Riquemont ne répondit pas.

— Savez-vous, monsieur, que vous êtes superbe ? reprit-il en lui versant à boire. Je ne vous avais jamais vu dans un si galant équipage. Vous avez l’air d’un croque-mort. Vous aimez le noir : vous en avez le droit.

— Monsieur… murmura le docteur d’un air suppliant.

— Ne vous emportez pas, que diable ! Toujours vif comme un petit salpêtre. À propos, docteur, quel âge avez-vous ?

À cette question insidieuse, le docteur rougit et balbutia.

— Papa, quel âge avez-vous ? répéta l’impitoyable Riquemont.

— Monsieur, dit enfin Aristide, au mois de juillet de l’an passé j’ai dû compter quarante-neuf ans.

— En ce cas, monsieur, répliqua le bourreau, comme nous sommes au mois de juillet de l’année courante, tout bien calculé vous avez, sauf erreur, vos petits cinquante ans. C’est un bel âge pour marier ses enfans, ajouta-t-il en versant du vin dans son verre. Il serait difficile d’ailleurs de trouver un vieillard mieux conservé que vous. Vous avouez cinquante ans, mais vous n’en portez pas soixante. La perruque vous sied à ravir. Dans quelque vingt ans d’ici, je vous demanderai l’adresse de votre coiffeur.

Et, parlant de la sorte, il passait complaisamment sa main dans son épaisse et brune crinière.

— Pas vrai, Louison, que la perruque sied bien à papa Herbeau ?

— Mon ami, dit Louise, ces plaisanteries sont pour le moins de mauvais goût et n’ont pas même, dans votre bouche, le mérite de la nouveauté. Vous n’avez déjà que trop abusé de la patience de M. Herbeau, de son indulgence et de sa bonté.

— Je ne plaisante pas, mille diables ! et je vous le dis sérieusement, docteur : voici une trentaine d’années, je ne vous aurais pas confié volontiers ma femme.

Le docteur une fois encore essaya d’un pâle sourire.

— Dans votre temps, monsieur, reprit le féroce animal, vous avez dû avoir bien du succès auprès du beau sexe. Vous étiez un gaillard ; je suis sûr que vous avez fait avaler à la maman Herbeau moins d’anguilles que de couleuvres. On se souvient de vos prouesses à Saint-Léonard. Vous étiez la terreur des époux. Mais vous ne mangez pas, monsieur ? Mais, papa, vous ne buvez pas ? Vous êtes blanc comme un âne de moulin, et vous tremblez comme un moineau qui sèche ses plumes au soleil.

Louise, qui souffrait visiblement de la grossièreté de son mari et de la position d’Aristide, se leva de table avant le dessert et se retira dans sa chambre, non sans avoir jeté à son cher et pauvre docteur un regard de tendresse compatissante.

— On étouffe ici ! s’écria le docteur Herbeau. Baptiste, mon ami, ouvrez, je vous prie, la fenêtre.

Baptiste regarda le docteur d’un air ébahi. Depuis le commencement du repas, la fenêtre était toute grande ouverte.

Le repas achevé, M. Riquemont se leva, et, présentant au docteur Herbeau son chapeau et son jonc à pomme d’or :

— Si vous voulez bien, monsieur, nous irons respirer l’air du soir dans l’allée du parc. La soirée est belle, et l’exercice nous fera du bien.

Pour le coup, le docteur ne douta plus que sa dernière heure ne fût proche. Il prit sa canne et son chapeau, et suivit machinalement le châtelain.

Une fois dans la grande allée, M. Riquemont, pour prolonger son plaisir, pour savourer à longs traits sa vengeance, commença par entretenir le docteur de choses indifférentes. Il lui soumit plusieurs questions d’agriculture : il lui parla de la rentrée des foins, de l’espoir des regains, d’améliorations à tenter dans l’entretien des prairies artificielles. Il lui demanda tranquillement son avis sur le meilleur mode à suivre pour engraisser les bestiaux, à cette fin de balancer au marché de Poissy la prééminence des produits normands. C’était là son unique ambition, disait-il. Le docteur Herbeau n’en revenait pas et se croyait sauvé encore une fois, lorsqu’après avoir joui tout à l’aise de l’anxiété de sa victime :

— Monsieur, dit gravement M. Riquemont, vous m’avez conté l’autre jour l’histoire d’un jeune docteur de Montpellier ; cette histoire m’a vivement intéressé, et, pour vous rendre le plaisir que je vous dois, je prétends, à mon tour, vous conter l’histoire d’un vieux docteur de ma connaissance. Cette histoire est courte et vous amusera, je l’espère. Ce vieux docteur, ainsi que votre jeune docteur, était ignorant comme une carpe. Vous avez dit comme une carpe, je crois ? C’est d’ailleurs la seule ressemblance qui ait jamais existé entre votre docteur et le mien. Le mien était fort laid ; toutefois à sa laideur il joignait les prétentions du vôtre. Appelé auprès d’une femme jeune, belle et souffrante, il se vit accueilli par le mari avec une confiance dont il abusa. Le mari s’en aperçut et prit le parti d’en rire. Seulement, un soir qu’ils avaient diné ensemble, chez le mari bien entendu, car chez le docteur on ne dînait guère, l’amphitryon entraîna son convive dans une allée qui servait d’avenue à sa maison. La maison de ce mari était située comme la mienne, et l’allée dont je vous parle était pareille à celle-ci. C’était, comme aujourd’hui, par une belle soirée d’été, et mon docteur et mon mari cheminaient lentement, côte à côte, ainsi que nous faisons tous deux. Cette histoire vous ennuie peut-être ?

— Au contraire, répondit d’une voix éteinte le défaillant et malheureux Herbeau.

— Vous m’en voyez charmé. Mon mari et mon docteur cheminaient donc lentement entre deux haies de charmilles, par une belle soirée d’été. Le mari regardait le docteur absolument comme je vous regarde en cet instant. Le docteur était silencieux comme vous et quelque peu troublé, j’imagine, car il se doutait de quelque méchante affaire. Arrivés au bout de l’avenue, le mari, sans mot dire, ouvrit la porte à deux battans, ainsi que je fais à cette heure, et le docteur aperçut sellé, bridé et harnaché, son cheval, qu’il croyait encore dans les écuries de son hôte.

Aux pâles lueurs du crépuscule, le docteur Herbeau reconnut, en dehors du parc, Colette attachée par la bride à un arbre.

— Je pense, monsieur, s’écria M. Riquemont en croisant ses bras sur sa poitrine, qu’il est inutile de vous conter le dénouement de mon histoire : vous le devinez sans peine.

Sûr de son malheur, le docteur Herbeau reprit enfin toute la dignité de son caractère. À son tour il pouvait se venger, et d’une façon sanglante ; il pouvait réhabiliter d’un seul mot ses cinquante ans si indignement outragés, mais il ne songea qu’au salut de Louise.

— Monsieur, dit-il avec une noble assurance, ma vie est entre vos mains, vous pouvez en disposer à votre gré ; je n’attends ni grace ni merci ; l’unique faveur que je demande, c’est qu’il me soit permis d’espérer que vous épargnerez votre épouse. J’en atteste le ciel ! Mme Riquemont est innocente.

— Je le sais, monsieur, je le sais, répliqua le châtelain ; vous me diriez le contraire que je ne vous croirais pas, mon brave homme. Quant à votre vie, je n’en ai que faire, merci ; seulement, retenez bien ceci : tout le pays saura demain que vous avez perdu la clientèle du château de Riquemont. Dans votre intérêt, monsieur, dans l’intérêt de vos oreilles, je vous conseille de veiller à ce que le pays et ma femme surtout ignorent toujours le vrai motif de votre renvoi ; car, j’en atteste le ciel à mon tour, si je dois être ridicule, je ne le serai pas à demi.

À ces mots il ferma la grille et s’éloigna en sifflant, tandis que le docteur Herbeau, pareil au premier homme chassé de l’Eden par l’ange au glaive flamboyant, regardait pour la dernière fois d’un air consterné et d’un œil plein de larmes les célestes ombrages d’où il était à jamais exilé. Mais Eve suivait les pas de notre premier père, et tous deux, du moins, avaient mordu dans la même pomme.

Il faudrait une langue qui s’écrivît avec des larmes et se parlât avec des sanglots, pour pouvoir raconter en quel état le docteur Herbeau retourna à Saint-Léonard. Vers le soir, le ciel s’étant voilé de nuages, il faisait une nuit sans lune et sans étoiles, moins sombre toutefois que le cœur du docteur Herbeau. Quelle journée ! et quel dénouement à de si charmantes amours ! Aristide s’arrêta devant sa porte, et, s’étant laissé glisser jusqu’à terre, il entra pâle et défait dans sa maison. Aussitôt qu’elle l’aperçut, Adélaïde faillit se précipiter sur lui ; mais se contenant d’abord :

— Vous venez de dîner chez le curé de Savigny ? lui dit-elle avec un calme apparent.

— Sans doute, répliqua négligemment le docteur.

Après un silence durant lequel la lionne rugit intérieurement :

— Comprenez-vous rien, reprit-elle, au retard de l’arrivée de Célestin ?

— Rien assurément, répondit le docteur d’un air distrait.

— Il est fâcheux pour vous, dit l’épouse en grinçant des dents, que le curé de Savigny ait dîné aujourd’hui même chez le curé de Saint-Léonard. Deux heures après votre départ, vous avez reçu sa visite. Quant à l’arrivée de notre fils, la lettre que voici vous en expliquera peut-être le retard.

À ces mots, elle lui porta sous le nez le billet de contre-ordre qu’il avait lui-même écrit à son héritier.

Ainsi commença l’orage le plus violent et le plus terrible qui eût éclaté jusqu’alors sous le toit des deux époux. Mais qu’importait au docteur Herbeau ? que lui importaient désormais toutes choses ? Il demeura impassible et ne se donna même pas la peine de répondre aux emportemens de sa femme. Au bout de deux petites heures, force fut bien à la mégère d’adoucir l’éclat de sa voix. La foudre s’éteignit dans les larmes. L’ouragan apaisé, le docteur se leva gravement et sonna Jeannette. La grosse fille s’étant présentée :

— Notre fils Célestin, dit-il à haute voix en s’adressant à Mme Herbeau, sera de retour avant une semaine accomplie. Que tout s’apprête pour sa réception. Dès demain, je m’occuperai d’acheter un cheval qui lui fasse honneur. Vous, Jeannette, suspendez en lieu sûr et convenable ma selle et ma bride, et que Colette, soignée comme par le passé, achève en paix ses jours dans mon écurie ; vous la mettrez seulement à la demi-ration d’avoine. Aux malades qui m’enverront chercher, vous ferez répondre qu’à partir d’aujourd’hui le docteur Herbeau n’exerce plus la médecine, et qu’il a déposé sa clientèle entre les mains de son fils Célestin Herbeau, docteur-médecin de la faculté de Montpellier.

M. Herbeau se retira ensuite dans le salon, et s’y enferma pour le reste de la nuit. Là, seul et libre, le bon docteur cacha sa tête entre ses mains et répandit des larmes abondantes. Le sacrifice était consommé ! En moins d’un jour, il avait perdu deux couronnes. Pour ne pas compromettre Mme Riquemont, il venait d’abdiquer sa clientèle. Plus grand que son illustre homonyme de l’antiquité grecque, Aristide prévenait en même temps l’injustice de ses concitoyens et se condamnait lui-même à l’ostracisme. Ah ! ce n’était point là ce qui faisait couler ses larmes ! Ce dernier sacrifice, il l’avait accompli avec une sombre joie ; c’était comme une immolation de lui-même qu’il offrait avec bonheur au souvenir de la jeune beauté qu’il avait tant aimée, qu’il devait aimer jusqu’à son heure dernière : heureux de renoncer à la science, dès-lors qu’il ne pouvait plus l’exercer en vue de la santé chérie ! Non, ce qu’il pleurait, c’était Louise ; c’était le doux rayon qui dorait son automne, la voix qui chantait dans son cœur, la source qui coulait sous ses gazons flétris et conservait à leurs racines un reste de fraîcheur et de vie. Il pleurait aussi sur la destinée de cette enfant, qu’il avait brisée peut-être. Il tremblait enfin qu’égarée par la passion, elle n’embrassât quelque résolution funeste. Il se rappelait avec terreur qu’un jour cette jeune imprudente n’avait parlé de rien moins que de s’échapper du domicile conjugal et de venir le surprendre à Saint-Léonard. Aujourd’hui même, sur le toit fatal, toit à jamais maudit ! Louise n’avait-elle pas fait un appel formel à l’amour du docteur ? n’avait-elle pas, pour preuve de cet amour, demandé qu’il entrât avec elle en rébellion ouverte contre l’autorité de son mari ? À toutes ces questions, il sentait redoubler ses angoisses. Ce fut une cruelle nuit. Vers le matin, pour compléter son œuvre, il écrivit à Mme Riquemont une lettre ainsi conçue :

« Madame,

« Des raisons de haute convenance, que le monde doit ignorer, me font une loi de renoncer à l’exercice de mon art. Les dégoûts de tout genre dont je me suis vu abreuvé en ces derniers temps suffiraient d’ailleurs pour expliquer et justifier au besoin la détermination que je viens de prendre. Dans l’exil volontaire que je m’impose, il me reste cette pensée consolante, que mon dévouement ne saurait vous être suspect, et qu’en cherchant les motifs qui m’ont commandé, vous ne sauriez me soupçonner d’ingratitude et d’indifférence. Vous vous direz, madame, qu’il a fallu des motifs bien impérieux et bien légitimes pour que j’aie cru devoir confier à des mains étrangères le soin de votre personne, et me déshériter d’une tâche qui me rendait heureux et fier. Croyez, ah ! croyez bien que du fond de la retraite où je vais tristement achever de vieillir, ma sollicitude vous accompagnera sans cesse ; croyez que mon cœur continuera de veiller sur vous, et que le jour où j’apprendrai que vous avez retrouvé la santé sera jour de fête dans ma solitude.

« Recevez, madame, avec mes adieux, l’expression de tous les hommages.

« Aristide Herbeau. »

On imagine sans peine ce que cette lettre dut coûter au docteur Herbeau, et tout ce qu’il lui fallut étouffer pour s’en tenir à cet adieu froid et compassé. Vingt fois, en écrivant ces lignes, il sentit son cœur près de se fondre en flots de tendresse ; mais vingt fois il refoula les épanchemens de son cœur. Cependant, quoi que nous ayons dit plus haut, le sacrifice n’était pas consommé. Il lui restait à boire la lie de son calice.

Vers le milieu du jour qui suivit cette nuit désastreuse, on put voir dans Saint-Léonard un spectacle digne d’une éternelle pitié. Le docteur Herbeau sortit à pied de sa maison, pâle, abattu, se soutenant à peine, mais, dans son affaissement, plein de noblesse et de dignité. Il gagna la demeure de son rival et pria le domestique de M. Savenay de l’annoncer à son maître. Le jeune homme s’empressa d’aller le recevoir au bas de l’escalier, et l’introduisit dans sa chambre avec révérence. Après l’avoir fait asseoir :

— Monsieur, lui dit-il, quel que soit le sujet qui me procure l’avantage de votre visite, souffrez d’abord que je vous en exprime ma reconnaissance ; c’est le plus grand honneur qu’il me fût permis d’espérer.

Le docteur Herbeau demeura quelques instans silencieux ; il ne pouvait s’empêcher de penser avec quelque amertume que tous ses malheurs dataient de l’arrivée de ce jeune homme à Saint-Léonard.

— Monsieur, dit-il enfin, je me fais vieux. Unique médecin en ce pays, j’ai dû mener durant vingt-cinq ans une vie active et laborieuse. C’est un rude ministère que le nôtre ; jeune homme, vous le saurez plus tard. Que nous en revient-il la plupart du temps ? l’ingratitude, couronnement inévitable de toute existence vouée au bien public. Puissiez-vous, au bout de votre carrière, rencontrer moins d’épines que je n’en ai trouvé à la fin de la mienne !

— Quelle qu’en doive être la récompense, puissé-je, monsieur, répliqua Savenay, fournir une carrière aussi noble, aussi belle, aussi bien remplie que la vôtre !

— Je ne vous cache pas, poursuivit le docteur Herbeau, que depuis long-temps je me sentais succomber à la tâche ; et voilà longtemps que j’aurais en effet succombé, si le sentiment de mes devoirs ne m’eût imposé l’obligation de rester debout à mon poste. J’y suis resté, monsieur ; si je l’avais abandonné, que seraient devenus mes pauvres malades ? J’étais seul alors ; trop jeune encore pour me suppléer, mon fils Célestin n’avait pas achevé son cours. Dieu merci ! je n’aurai point failli à mes concitoyens ; durant les vingt-cinq ans qui viennent de s’écouler, personne en ce pays n’est mort ou n’a vécu sans mon assistance. Mais puisque je peux désormais, sans trahir la cause de l’humanité, me décharger sur vous et sur mon fils du pesant fardeau qui m’accable, je rentre dès à présent dans le repos et vous laisse à tous deux le soin de vous partager mes labeurs.

— J’espère, monsieur, se hâta de répondre M. Savenay, que vous ne persisterez pas dans cette résolution. Vous êtes dans la force de l’âge ; le pays ne saurait se passer de vos soins, de vos talens, de votre expérience.

— Le pays, monsieur, répliqua tristement le docteur Herbeau, s’inquiète peu de ses vieux serviteurs. Depuis Athènes jusqu’à Saint-Léonard, toujours et partout le peuple est le même, oublieux, inconstant, ingrat. Mon parti est pris irrévocablement. Dans peu de jours, mon fils Célestin m’aura succédé. Je souhaite que vous viviez fraternellement, sans haine et sans rivalité : Célestin est doux, timide, point avantageux ; il vous plaira.

— Croyez, monsieur, dit le jeune homme, que je serai heureux de me lier d’amitié avec monsieur votre fils, et que je ne négligerai rien pour me rendre digne de sa bienveillance.

— Cela vous sera bien facile. Vous le verrez, c’est un agneau. Mais souffrez, monsieur, que j’arrive au véritable but de ma visite.

M. Savenay redoubla d’attention. Après quelques instans de recueillement :

— Hier encore, reprit le docteur Herbeau d’une voix émue, j’avais dans ma clientèle une personne qui me sera éternellement chère. Cette personne, vous la connaissez ; je veux parler de Mme Riquemont. C’est un ange. Pour des motifs que je dois taire, je désire que Célestin n’entretienne avec le château aucun genre de relations. Mon fils est d’ailleurs, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, une nature timide, délicate, ombrageuse ; M. Riquemont l’effaroucherait infailliblement. C’est donc à vous, monsieur, qu’il appartient d’achever l’œuvre de guérison que j’ai commencée voici deux années. C’est entre vos mains que je dépose cet inestimable trésor. Je vous le confie. Jeune homme, j’appelle sur cette jeune tête votre sollicitude la plus constante et la plus assidue. Veillez sur elle sans cesse, à toute heure ; nulle créature ici-bas n’est plus digne de vos soins et de vos hommages.

— J’accepte avec orgueil et reconnaissance la tâche que vous voulez bien me transmettre, répondit M. Savenay. Votre confiance me touche et m’honore, je m’efforcerai de la mériter, et peut-être y réussirai-je, si vous daignez, monsieur, m’aider de vos conseils et m’éclairer de vos lumières.

— Vous trouverez sur ces feuillets, dit M. Herbeau en tirant de sa poche quelques papiers qu’il remit au jeune docteur, l’analyse du traitement que j’ai fait suivre à notre chère souffrante. C’est, ainsi que vous l’avez reconnu vous-même le jour où j’eus l’honneur de vous voir pour la première fois, l’application directe des théories que je développai devant vous sur les maladies chroniques en général. J’y ai joint sur le tempérament du sujet en particulier quelques réflexions qui pourront ne pas vous être tout-à-fait inutiles. Toutes les fois, d’ailleurs, qu’il vous plaira de vous adresser à ma vieille expérience, vous me trouverez prêt à vous communiquer mon sentiment en toutes choses.

À ces mots, le docteur Herbeau se leva.

— Adieu, monsieur, dit-il au jeune docteur. Vous avez servi de prétexte à la malveillance de mes ennemis, je suis convaincu que vous en avez plus souffert que moi, et je vous prie de me pardonner, ajouta-t-il avec bonté en tendant sa main au jeune homme.

M. Savenay, tout ému et tout attendri, s’empara de cette main avec effusion et la pressa respectueusement entre les siennes.

Ce dernier devoir accompli, le docteur Herbeau tourna sa pensée vers son fils, depuis deux ans trop négligé peut-être ! De retour au logis, il se mit aussitôt à son bureau et écrivit la lettre suivante à Célestin :

« Mon cher fils,

« L’heure est venue de tenir vos promesses et de réaliser les espérances que votre mère et moi avons placées sur votre tête. Mon cœur m’assure que vous reconnaîtrez dignement notre amour et nos sacrifices, et que vous ne serez pas au-dessous de la position qui vous est réservée. Je vous attends, mon fils, pour remettre publiquement ma clientèle entre vos mains. Je vous appelle pour me succéder. Hâtez-vous donc, car chaque jour qui s’écoule compromet vos intérêts et ceux de votre famille. Les temps sont bien changés, Célestin ! Il ne s’agit plus de vous asseoir paisiblement dans mon héritage et de régner sans rivaux sur le pays. Vous trouverez établi à Saint-Léonard un jeune docteur de la faculté de Paris qui vous disputera avec acharnement la succession de votre père. Vous saurez défendre vos droits. Que ce titre de docteur de la faculté de Paris ne vous intimide pas ! Rappelez-vous, mon fils, que l’académie de médecine de Montpellier est illustre entre toutes, et que ses titres de noblesse sont les premiers inscrits sur le livre d’or de la science. Vous ne démentirez pas la renommée de cette glorieuse école ; vous ajouterez un rayon de plus à cet astre resplendissant. Vous êtes bien jeune encore pour la tâche que je vous destine, mais j’ose croire que vous la remplirez avec honneur. Vous serez l’orgueil et la joie de notre vieillesse. Revenez avec confiance, et que la prévision des luttes que vous aurez à soutenir ne trouble point la sérénité de votre ame. Soyez fort. Je vous ai vu partir enfant, que je retrouve en vous un homme, l’homme à la fois élégant et sérieux que vos lettres m’ont permis d’entrevoir. Unissant, par un rare privilége, aux graces de la jeunesse l’expérience de l’âge mûr, vous marcherez d’un pas sûr et ferme dans la voie qui vous est ouverte. Depuis quelques années, mon cher fils, il s’accomplit autour de nous un mouvement fatal, qui, s’il n’est comprimé, conduira nécessairement la France à sa perte. Vous vous garderez du danger des idées révolutionnaires ; la gloire de tracer un sillon parallèle à celui qu’a tracé votre père suffira, sans doute, à vos honnêtes ambitions. En politique, fidèle à vos princes ; inaccessible, en littérature, aux doctrines insensées que le goût et la raison réprouvent ; soumis, en médecine, à la tradition des grands maîtres, vous pratiquerez en toutes choses le culte et la religion du passé. Vous aurez toujours présent à l’esprit cet axiome qui résume à lui seul ma vie tout entière : Meliùs est sistere gradum quam progredi per tenebras.

« Nous vous attendrons jeudi prochain, par la voiture de Limoges. Ce sera pour votre mère et pour moi, mon cher fils, un bien heureux jour, un jour trois fois béni. Nos cœurs sont altérés de votre présence. Vous trouverez ci-incluse une traite qui vous permettra de subvenir aux exigences du départ. Désirant réunir quelques amis pour fêter le jour de votre arrivée, votre mère vous conseille de vous reposer à Limoges et d’y faire un peu de toilette.

« Priez lord Flamborough d’agréer nos hommages, et croyez, notre cher enfant, à l’impatience que nous avons de vous presser tendrement dans nos bras.

« A. Herbeau. »


Le docteur fit jeter par Jeannette cette lettre à la poste. Celle qu’il avait écrite à Louise fut confiée au garde champêtre de Riquemont, qui venait tous les jours à Saint-Léonard chercher les journaux de son maître.

Louise ignorait absolument ce qui s’était passé la veille. Comme M. Riquemont n’avait plus reparlé de remplacer le docteur Herbeau, et qu’au contraire il semblait avoir renoncé à lui donner un successeur, elle avait retrouvé un peu de calme et de sécurité. La veille, après avoir mis le docteur à la porte, M. Riquemont était entré dans la chambre de sa femme. — Décidément, avait-il dit, papa Herbeau est un bon diable ; il prend bien la plaisanterie. Je l’affectionne au fond, et ne saurais me passer de lui. Puisqu’il te plaît, nous le garderons. Tu comprends bien que je tiens par-dessus tout à t’être agréable. D’ailleurs, tout bien calculé, je me soucie médiocrement de ce petit Savenay. Tu avais raison l’autre soir, papa Herbeau est plus convenable. C’est un brave homme. Il m’amuse, et, s’il ne revenait plus au château, je sens qu’il me manquerait quelque chose. Va donc pour le docteur Herbeau ! Je ne suis pas jaloux, moi. J’aime tout ce que tu aimes, et tes sympathies font les miennes. Je ne sais pas quelle lubie m’avait passé, l’autre jour, par la tête ! Tu ne m’en veux plus, n’est-ce pas ? On a ses mauvais momens, mais cela n’empêche pas qu’on adore sa petite Louison.

Louise avait remercié son mari de ses bonnes dispositions ; mais, par une contradiction que nous ne nous chargeons pas d’expliquer, le bonheur qu’elle en ressentit fut moins près de la joie que de la tristesse. Le lendemain, dans l’après-midi, elle reçut, en présence de son mari, la lettre du docteur Herbeau. M. Riquemont rôdait depuis le matin autour d’elle, inquiet de ne rien voir arriver, et curieux de savoir comment le vieux docteur se tirerait de l’impasse où il l’avait acculé. La jeune femme ouvrit la lettre, et, l’ayant lue :

— Vous triomphez ! monsieur, s’écria-t-elle les yeux remplis de larmes ; vous en êtes venu à vos fins. Vous avez si bien fait, que M. Herbeau m’abandonne. Quelle patience et quel dévouement n’a-t-il pas fallu pour résister si long-temps à vos indignes procédés !

M. Riquemont releva la lettre échappée des mains de sa femme ; puis, après en avoir pris connaissance :

— Comment, mille diables ! s’écria-t-il, le docteur Herbeau quitte les affaires ! le docteur Herbeau abandonne ses amis ! Il trahit l’amitié, le docteur Herbeau ! Mais c’est infâme, cela ! mais c’est impossible ! je ne le souffrirai pas ; j’irai plutôt me jeter à ses pieds, j’embrasserai ses genoux, je lui demanderai excuse à mains jointes. Baptiste, qu’on me selle un cheval ! Rassure-toi, Louison ; la résolution du docteur Herbeau ne tiendra pas contre mes prières. Je m’engage à te le ramener aujourd’hui même ; sois tranquille, je te le rendrai. Mais, ventrebleu ! il fallait donc me dire qu’il était susceptible à ce point ! Pouvais-je m’en douter, moi ? Je riais, je plaisantais, je folâtrais. Tu verras qu’il se sera piqué de ce que j’ai dit hier soir à propos de sa perruque. Tu conviendras aussi que c’est être par trop difficile à vivre.

— Allez, dit Louise en pleurant, vous avez été abominable. Quand je songe à la façon dont vous avez reconnu l’affection et les soins que m’a prodigués cet excellent homme, j’ai honte, et je rougis pour vous et pour moi-même. Mon pauvre vieil ami, toujours si bon, si tendre, si dévoué, un esprit si charmant, un caractère si doux, une humeur si facile ! Je n’avais que lui, vous me l’avez ôté.

— Je répète que je te le rendrai. Baptiste, mes éperons, ma cravache ! Je lui croyais un meilleur caractère. Je te promets, puisqu’il en est ainsi, de m’observer à l’avenir. Je prétends désormais faire assaut avec lui de politesse et de belles manières. On est campagnard, mais au besoin on sait son monde.

Ce disant, il avait, pour ajuster ses éperons, appuyé tour à tour ses pieds malhonnêtes sur le bras du fauteuil où sa femme était assise. Cette opération achevée, il s’élança, la cravache au poing, et partit au galop pour ne s’arrêter qu’à la porte de M. Savenay.

— Eh bien ! jeune homme, vous savez la nouvelle, s’écria-t-il en se frottant les mains. Le docteur Herbeau se retire des affaires. Il donne sa démission et se fait justice lui-même. Riquemont ne pouvait vous échapper.

— En effet, monsieur, dit le jeune docteur, je viens d’apprendre par M. Herbeau lui-même la nouvelle que vous m’apportez. C’est une grande perte pour la science et pour le pays.

— Allons donc ! allons donc ! s’écria M. Riquemont en faisant siffler sa cravache. Quoi qu’il en soit, la clientèle du château vous revient de droit ; et, à moins que vous ne désiriez la mort de ma femme, vous ne sauriez lui refuser vos soins. Il s’agit de savoir, jeune homme, si vous voulez la mort de Louison.

— Je connais mes devoirs et saurai les remplir, répondit gravement M. Savenay.

— Ce qui veut dire ?…

— Que je m’efforcerai, monsieur, de remplacer le docteur Herbeau auprès de Mme Riquemont.

— À la bonne heure donc ! s’écria le châtelain ; mais, mille diables ! ce n’aura pas été sans peine.

Là-dessus, il s’en retourna joyeux et triomphant, et certes il pouvait être fier de la façon dont il avait mené cette aventure. Grâce à sa perspicacité, grâce à son active intelligence, il avait, en moins de vingt-quatre heures, accompli toute une révolution. Il s’était vengé sans éclat et sans bruit, au-delà de ses espérances. Il avait, en moins d’un jour, ruiné un odieux rival dans ses prétentions et dans sa fortune, et, du même coup, installé dans sa maison un médecin qu’il aimait et auquel il voulait du bien.

De retour au château, il se laissa tomber lourdement dans un fauteuil, en poussant des exclamations lamentables.

— Qu’est-ce donc ? demanda Louise avec inquiétude.

Mais M. Riquemont se tordait, se roulait, se frappait le front et ne répondait pas.

— Louison, s’écria-t-il enfin, tu vois ton époux au désespoir. J’en ferai une maladie. Tout ce que j’ai pu dire a été inutile. J’ai prié, supplié : absolument comme si j’avais chanté ! Le docteur Herbeau est inflexible, une barre de fer ! Il a de la médecine par-dessus la tête, et ne veut plus entendre parler de malades. Au reste, il est bon que tu saches que je ne suis pour rien dans sa détermination. Il a coupé court à mes excuses, en m’assurant que je l’avais hier beaucoup diverti. Il dit qu’il est dégoûté de son métier, et qu’il a besoin de repos. Cela se conçoit. Colette a le trot dur, et, si tu l’avais eue pendant vingt-cinq ans entre les jambes, tu serais de l’avis du papa Herbeau ; tu éprouverais un vif désir de t’étendre dans ta bergère et d’y passer le reste de tes jours. Il faut que ce brave homme se repose. Voici long-temps qu’il tire à sa fin. J’ai voulu te l’amener ; mais il prétend avoir pour jamais renoncé au monde. Il te présente ses civilités. Nous nous sommes embrassés en nous quittant. Je pleurais, moi ; oui, j’en conviens, je pleurais comme une vieille bête. On a beau être fort, la nature ne perd jamais ses droits. Sur le pas de sa porte, je lui ai demandé ce que nous lui devions pour deux années de visites et de soins ; mais là-dessus le docteur Herbeau n’a rien voulu écouter, et, voyant que j’insistais, il m’a fermé la porte au nez. Il peut être sûr, par exemple, de recevoir le premier lièvre qui se trouvera au bout de mon fusil, et, si je puis y joindre quelques cailles et quelques perdreaux, je te jure, Louison, que je le ferai de grand cœur. Un bienfait n’est jamais perdu.

— Mais que vais-je devenir, moi ! s’écria Louise avec épouvante.

— Ce que tu vas devenir, Louison ? c’est tout simple. N’ayant pu fléchir le docteur Herbeau, je suis allé chez le docteur Savenay…

Louise tressaillit à ce nom.

— Mais, mon ami, s’écria-t-elle, je vous ai dit que je ne pouvais, que je ne devais pas…

— Allons-nous recommencer ? interrompit M. Riquemont avec colère. Comment, ventrebleu ! je me donne un mal d’enfer pour vous trouver un médecin ; je crève des chevaux, j’use le pavé de Saint-Léonard ; je vais de l’un à l’autre, du docteur Herbeau au docteur Savenay ; je néglige mes poulains, et vous n’êtes pas contente ! Vous attendez peut-être que M. Chomel ou M. Gendrin vienne de Paris s’établir à Riquemont tout exprès pour soigner vos gastrites ? À votre aise ! Vivez, mourez, cela vous regarde ; pour moi, je ne m’en mêle plus.

Il sortit. Demeurée seule, Louise s’agenouilla au pied de son lit. La pauvre enfant ne comprenait qu’une chose à la comédie qui venait de se jouer autour d’elle, c’est qu’elle restait sans appui, sans défense, et qu’en perdant le docteur Herbeau elle perdait son dernier refuge. Elle joignit ses mains, et les yeux pleins de larmes, et d’une voix suppliante :

— Mon Dieu, secourez-moi ! dit-elle.