Le Docteur Friedrich Nietzsche et ses griefs contre la société moderne



LE


DOCTEUR FRIEDRICH NIETZSCHE


ET SES


GRIEFS CONTRE LA SOCIÉTÉ MODERNE






Les détracteurs de la société moderne sont pour la plupart ou des réactionnaires ou des utopistes. Les premiers regrettent plus ou moins sincèrement l’ancien régime, le vieux monde, ces âges heureux, à jamais disparus, où les grands comme les petits se faisaient un honneur de croire et d’obéir ; ils pensent que la révolution a été une entreprise manquée, que les institutions fondées sur les principes de 1789 n’ont procuré aux hommes ni la vraie liberté ni le vrai bonheur, que, séduits par des chimères, les peuples ont fait fausse route et que la sagesse leur conseille de rebrousser chemin. Les autres, au contraire, se plaignent que, jusqu’aujourd’hui, on ait à peine commencé d’appliquer les principes de la révolution française ; ils déclarent que le moment est venu de remédier à toutes les misères sociales en établissant sur la terre l’absolue égalité et la parfaite fraternité, et ils regardent notre société comme un abri provisoire, comme une construction en planches, que le premier vent d’orage emportera et qui fera place à la grande maison de pierre, où tout le monde sera libre et content.

Personne ne veut plus de mal à la société moderne qu’un penseur allemand, le docteur Friedrich Nietzsche, ex-disciple de Schopenhauer en révolte contre son maître, et cependant ce mortel ennemi de toutes les institutions dont nous sommes si fiers professe un égal mépris pour les réactionnaires et pour les socialistes. On ne peut le soupçonner de vouloir restaurer l’ancien régime, et le moyen âge, saint Thomas d’Aquin, saint Louis, ne lui inspirent aucune admiration. Le christianisme n’est à ses yeux qu’un platonisme accommodé à l’usage de la populace, et il l’accuse d’avoir abêti l’Europe. Il considère les prêtres, à quelque confession qu’ils appartiennent, comme des malades qui se sont faits médecins et qui s’appliquent à adoucir les souffrances de leurs cliens par des opiats, par des sirops savamment composés, mais qui n’ont garde de les guérir de leurs maladies, attendu qu’ils en vivent et que, si le genre humain venait à se bien porter, ils n’auraient plus rien à faire.

Le ciel soit loué ! leur beau temps est passé, et leur Dieu se meurt. Mais pourquoi faut-il qu’on ait substitué aux vieilles superstitions de nouvelles idolâtries, qui sont en horreur à M. Nietzsche ? Si la croix est, selon son expression, le plus vénéneux de tous les arbres qui aient pris racine ici-bas, les arbres de liberté qu’on a plantés à la place de ce mancenillier ne répandent pas autour d’eux une ombre moins funeste. Rien n’égale l’aversion qu’éprouve M. Nietzsche pour Jean-Jacques Rousseau, « le premier homme moderne, canaille et idéaliste en une seule personne. » La révolution française fut son ouvrage ; comment s’étonner qu’infectée de son esprit, elle ait du même coup inauguré en Europe le règne de l’idéalisme et le règne de la canaille ? La liberté qu’elle nous a donnée et dont nous croyons jouir est le contraire de la vraie liberté, car on n’est vraiment libre que dans l’état de nature, et jamais nous n’en fûmes si loin. La révolution a oblitéré en nous les instincts innés qui sont le principe de toutes nos lumières, la seule règle sûre de notre conduite, et les dogmes menteurs qu’elle a promulgués d’une voix tonnante, la tête dans les nuées et les pieds dans le sang, sont aussi opposés à la loi naturelle que les dogmes chrétiens, qui d’ailleurs leur ressemblent beaucoup. Ainsi raisonne M. Nietzsche, et il est à croire que personne ne lui donnera raison, que chrétiens et libres penseurs, il se mettra tous les partis à dos. Peu lui importe ; il n’est pas de ces hommes qui se soucient de plaire, il a toujours trouvé son plaisir à déplaire.

M. Nietzsche écrit depuis vingt ans ; quelques-uns de nos jeunes gens qui savent l’allemand commencent à s’occuper de lui ; je crois savoir qu’ils se proposent de traduire les plus importans de ses ouvrages. On ne perd pas son temps à le lire ; c’est le penseur le plus original que l’Allemagne ait produit dans ces dernières années. Il a beaucoup de verve, beaucoup d’esprit, et il est écrivain ; il a des mots heureux, il trouve dans l’occasion des formules qui ne s’oublient pas. À vrai dire, ses livres, qu’il les intitule : Aurore ou l’Au-delà du bien et du mal, le Crépuscule des faux dieux ou la Généalogie de la morale, se ressemblent un peu trop et sont moins des livres que des recueils d’aphorismes. C’est une forme qui lui plaît et qu’il a choisie, il en convient lui-même, pour prouver « qu’il est capable de dire en dix phrases ce qu’un autre dit ou plutôt ne saurait dire dans un livre. » Ces recueils de morceaux détachés abondent en pensées ingénieuses, en aperçus subtils ou piquans, et il n’est pas besoin de chercher longtemps pour y trouver des pages d’une singulière éloquence. Malheureusement, M. Nietzsche, qui n’aime ni les malades, ni les garde-malades, est atteint lui-même d’une maladie qu’il n’a jamais songé à guérir : il est le martyr et la victime d’un amour déréglé pour le paradoxe, et c’est un goût dangereux que la passion d’étonner son prochain.

L’âge et la maturité ont pour effet naturel de nous tempérer, de nous calmer. La jeunesse ne croit qu’à son épée ; elle a le verbe haut, la parole incisive et tranchante ; on apprend peu à peu à baisser le ton, on n’est plus si sûr de soi-même, on rend plus facilement justice à ses ennemis et aux visages qui nous déplaisent. C’est tout le contraire qui est arrivé à M. Nietzsche. Il avait à ses débuts plus de penchant pour le style mesuré, des respects humains qu’il a perdus depuis. Autrefois, il savait sourire ; d’année en année son éloquence est devenue plus colérique, plus virulente, et, dans ses derniers livres, il ne raisonne plus, il se fâche sans cesse, il s’emporte, il aboie. Il lui en coûte peu de traiter ses adversaires « de tartuffes, d’eunuques, de punaises coquettes et puantes. » Ce n’est pas lui qui dirait comme Leibniz : « Je ne méprise presque rien. » Il méprise d’un mépris souverain les sots jugemens du vulgaire, et il déclare que, si la nature lui a donné des pieds, « ce n’est pas pour quitter la place aux gens qui lui déplaisent, c’est pour les écraser. »

Et pourtant dans cet homme terrible, qui se donne volontiers des airs de matamore, de tranche-montagne, il y a malgré lui, oserai-je le dire ? un fond de délicatesse nerveuse, de caprice, de fantaisie, de fragilité féminine, qui fait à la fois sa faiblesse et son charme. Je ne sais s’il n’aime pas les femmes ou s’il les a trop aimées ; le fait est qu’il les respecte peu et que cependant, comme beaucoup d’entre elles, il n’a d’autre règle de ses jugemens que ses goûts et ses dégoûts. Il les accuse d’être les grandes ennemies de la vérité, qu’elles sacrifient sans pudeur au culte des apparences et à la beauté des mensonges. Il oublie qu’il a reproché plus d’une fois aux libres penseurs de notre temps de n’être pas des esprits vraiment libres, parce qu’ils ont encore la candeur de croire à la vérité morale. Il oublie que plus d’une fois aussi, il a agité, sans la résoudre, la question de savoir si la vérité a plus de prix que l’apparence.

Selon lui, les vrais philosophes ne disent pas : « Cela est ; » — impérieux législateurs, ils disent : « Cela doit être. » S’il en est ainsi, il faut convenir que les vrais philosophes ressemblent beaucoup aux femmes. M. Nietzsche a beau les décrier, il y a de la femme en lui ; il a, lui aussi, le culte de la forme et un grand mépris pour les réalités qui ne sont pas d’accord avec ses désirs ou ses théories. Il ne parle qu’avec une commisération hautaine « des esprits objectifs, » qui se piquent sottement de voir les choses telles qu’elles sont. Il se vante d’être le plus subjectif, le plus ipsissime des hommes. Il souffre de cette exaltation du moi, qui conduit quelquefois à la folie. Une sibylle cachée habite en lui et rend des oracles infaillibles. Que ne les charge-t-on, lui et sa sibylle, de refaire le monde à leur guise et à leur image ? C’est un plaisir qu’il s’est donné. Il a écrit un livre ou un poème en quatre parties, intitulé : Ainsi parlait Zarathustra, — et ce divin Zarathustra n’est que M. Nietzsche lui-même, qui, retiré dans une caverne où il vit en compagnie d’un aigle et d’un serpent, juge du haut de sa montagne les morts et les vivans et donne à l’humanité des lois nouvelles, en mêlant beaucoup d’extravagances à de profondes sagesses. M. Nietzsche sait tout ce que vaut ce nouvel évangile : » L’humanité, nous dit-il, me doit le livre le plus profond qu’elle possède, » — et il affirme que pour se permettre de parler de ce livre, il faut avoir éprouvé en le lisant des déchiremens de cœur ou des transports d’enthousiasme[1]. J’avoue humblement que je l’ai lu avec un vif intérêt, mais sans être transporté ni de colère ni de joie. Je me permets cependant de croire que je l’ai presque compris. M. Nietzsche n’a-t-il pas dit quelque part que « si rien n’est vrai, tout est permis ? »

Si M. Nietzsche était chargé de refaire le monde, il commencerait par en retrancher beaucoup de choses, tout ce qui nous reste de christianisme, les principes de 1789 et toutes les idoles, les politiques idéalistes, les faiseurs de phrases et les punaises, sans oublier tout ce qui abêtit l’Allemagne, sa nouvelle constitution, sa fausse science, l’alcool, la bière et la musique de Wagner, qu’autrefois cet ingrat admirait beaucoup. Mais ce qu’il voudrait supprimer avant tout, c’est la morale, et voilà son premier grief contre la société moderne : il se plaint qu’aucun siècle n’a été aussi moralisant que le nôtre. N’allez pas croire là-dessus que M. Nietzsche prêche l’immoralité. Sans doute il reproche à la philosophie d’être l’ennemie de la chair, il préfère aux sombres brouillards du Nord le soleil des pays du Midi et leur aimable sensualisme, et il lui est arrivé une fois de jurer par saint Anacréon. Mais il n’est pas de la secte des hédonistes, des voluptueux ; il met les plaisirs de l’orgueil au-dessus de tout. Ce qui lui déplaît dans la morale telle qu’on l’a comprise jusqu’ici, c’est qu’elle entreprend sur la liberté humaine et sur nos instincts naturels. On se vante aujourd’hui de faire de la morale scientifique, laquelle n’est dans le fond qu’un ascétisme démarqué et adouci, et l’ascétisme, si mitigé qu’il soit, est un attentat contre la nature.

La seule vraie morale, la morale naturaliste, ne reconnaît pour principe que l’instinct de la vie. Toute force, si Schopenhauer a dit vrai, est une volonté inconsciente, et toute volonté est une force qui cherche à se connaître. La loi fatale de cette force est de travailler sans cesse à s’accroître, à s’étendre, jusqu’à ce qu’elle devienne une des réalités de ce monde et qu’elle acquière le sentiment joyeux de son existence. Schopenhauer a menti quand il a prétendu que, la vie étant un mal, nous devons aspirer à ne plus être. La volonté est une aspiration à la puissance, et la vie étant un bien, notre seul bien, nous devons tout faire pour la posséder dans sa plénitude, en nous délivrant de tout ce qui pourrait l’amoindrir, la resserrer, l’étouffer. C’est là ce que nous enseigne la vraie morale ; elle nous dit : « Vis le plus que tu pourras, deviens aussi fort que la nature te le permet. N’en crois pas l’ascétisme, obéis à ton instinct. Toute morale qui contredit cet instinct n’est qu’un mensonge, tout dieu qui t’ordonne le renoncement, les privations, l’anéantissement volontaire, est un faux dieu ennemi de la vie. Dis-toi que les saints sont des castrats, et que la vie finit où commence le royaume de Dieu. »

Mais, dira-t-on, l’homme qui se fait honneur d’obéir à son instinct, en savourant le plaisir d’être une force, n’a-t-il aucune règle à suivre, aucune loi à respecter ? Serait-il vrai que tout lui est permis ? N’y a-t-il vraiment ni bien ni mal ? Notre seule loi est l’instinct, et l’instinct des animaux ne connaît ni bien ni mal, ou pour mieux dire, le seul bien que connaisse une force est de parvenir à son maximum d’intensité et d’énergie, et nos soi-disant vices nous servent à cela autant que nos vertus. La dureté de cœur, la violence, la dissimulation, tous nos artifices, toutes nos diableries, tout ce qui reste en nous de l’animal de proie et du serpent, il n’est rien que nous ne devions employer au perfectionnement de la nature humaine en nous et dans les autres. Supprimez de ce monde ce qu’on a appelé jusqu’ici le mal, supprimez les passions criminelles, supprimez les pervers et les violens, et vos sottes vertus ne sauveront pas l’humanité. Ce n’est pas trop de tous nos diables pour venir au secours de notre Dieu.

En vain, la société moderne se glorifie de ses œuvres de bienfaisance, de tout ce qu’elle a fait pour rendre la loi plus clémente, les grands crimes plus rares et la vie plus douce. Si nos mœurs se sont adoucies, il n’y a pas là de quoi nous vanter ; c’est le triste symptôme d’un amoindrissement des caractères, d’un affaiblissement des volontés, et notre douceur n’est qu’une faiblesse mal déguisée, notre prétendu progrès n’est qu’une honteuse décadence. Nous n’avons plus l’instinct de la vie, et si nous nous comparons aux hommes de la renaissance, nous devons confesser qu’ils l’emportaient infiniment sur nous en vitalité. Nous ne sommes plus qu’une société de malades et de garde-malades, et nous nous croyons bien portans quand nous avons perdu les vices nécessaires à la santé. Un César Borgia est impossible aujourd’hui ; tant pis pour nous ! « C’est méconnaître, dit M. Nietzsche, l’animal de proie et l’homme de proie, c’est méconnaître la nature elle-même que de regarder les César Borgia comme des pestiférés ou de se figurer qu’ils portaient en eux leur enfer, quand ils étaient en réalité les plus sains des monstres et qu’on peut les comparer aux plus robustes végétaux des tropiques. Il semble que les moralistes aient pris en haine les forêts primitives et les régions torrides et qu’il faille discréditer à tout prix l’homme tropical… À qui cela profitera-t-il ? Aux zones tempérées ? à l’homme modéré ? à l’homme moral ? Cela fera l’affaire des médiocres[2]. »

Mais, dira-t-on encore, si la justice est un vain nom, s’il ne s’agit que d’être fort et si la force n’est soumise à aucune loi, quel accord pourrez-vous ménager entre toutes ces volontés déchaînées, qui se croient tout permis ? C’en est fait de la société, il faut retourner dans les bois. Cette objection tombe d’elle-même si l’on considère que les hommes vraiment forts, à qui tout est permis, ne sont ici-bas qu’une infime minorité et qu’ils ont affaire à des millions de faibles, nés pour obéir. La nature, selon M. Nietzsche, ne crée un peuple que pour mettre au monde cinq ou six individus, qui sont les vrais représentans de l’espèce humaine. Ce sont là ces tigres et ces lions, qui sont nés pour manger les brebis. Que n’a-t-on pas dit de l’exploitation de l’homme par l’homme ! Mais la vie n’est par elle-même qu’une exploitation. A-t-on trouvé jusqu’aujourd’hui le secret de vivre sans manger ? Pouvons-nous développer, exercer une seule de nos forces, sans causer quelque dommage ou quelque souffrance à tout ce qui nous entoure ? Il faudrait désespérer de notre espèce, si, abusée par de déplorables préjugés, elle refusait d’admettre qu’il y a dans ce monde une aristocratie d’élus, qui a le droit de sacrifier à sa destinée celle d’une foule de petits hommes, et de les rabaisser au rang d’esclaves ou d’instrumens. La société n’existe pas pour elle-même ; elle n’a d’autre utilité que de fournir à quelques créatures de choix le moyen d’être tout ce qu’elles peuvent être et de glorifier l’humanité dans leur personne. À qui ressemblent ces élus ? « À certaines plantes grimpantes de Java qui, amoureuses du soleil, enlacent dans leurs bras un chêne et appuyées sur lui, mais s’élevant au-dessus de lui, baignent leur cime dans la libre lumière et donnent leur gloire en spectacle. » De quoi pourrait se plaindre le chêne si le spectacle est beau ?

Hélas ! Rousseau et la révolution française ont perverti toutes nos idées, plongé l’Europe dans une inextricable confusion et compromis notre avenir. Désormais ce qui était dessous est dessus ; c’est le troupeau, ce sont les esclaves qui commandent, ce sont les maîtres qui obéissent. La morale des maîtres, la vraie morale, enseignait que la société doit travailler sans relâche à l’ennoblissement de notre espèce par les grandes personnalités et préparer ainsi l’avènement d’une race nouvelle, qui sera supérieure à l’homme que nous connaissons, autant que l’homme l’est au singe. La morale des esclaves, la morale du troupeau enseigne tout au contraire que la société ne doit servir qu’à procurer le plus de bonheur possible aux faibles, aux petits, aux infirmes, aux médiocres et aux imbéciles. Ce bétail demande à grands cris qu’on le conduise dans de gras pâturages, où il aura de l’herbe jusqu’au fanon. Il exige qu’on le délivre des animaux de proie, que ses chefs soient de bons bergers tout occupés de l’entretenir, de le soigner, de lui assurer sa pâture et ses aises. Il a proclamé l’égalité des droits ; il se refuse à comprendre que les élus ont des privilèges, qu’il y a des distinctions de rang entre les hommes, que la morale qui convient aux faibles ne convient pas aux forts. Tout ce qu’il y a de terrible et de sain dans la nature humaine lui fait horreur. Il ne veut plus souffrir, il veut que la souffrance soit abolie ; loin d’aimer la force, il en a peur ; loin de se soumettre aux puissantes volontés, il les regarde comme ses pires ennemies ; il les somme de se sacrifier au bien public, c’est-à-dire à l’intérêt des sots, aux scrupules des âmes viles et à la félicité de la canaille.

C’est le bétail humain qui a fait de la bienfaisance la première des vertus et inventé cette morale de la pitié que Schopenhauer a réduite en code. Est-il besoin d’avoir du génie pour comprendre que la pitié est le plus puissant agent de la dégénérescence de notre espèce, que la conservation des infirmes aux dépens des valides est une criminelle absurdité ? Ne sait-on pas que l’homme est le plus féroce des animaux de proie, que la cruauté est son penchant le plus naturel et le plus conforme à l’instinct de la vie ? Quelles ont été dans tous les temps ses plus grandes fêtes ? Des champs de carnage, des égorgemens de gladiateurs, des exécutions, des supplices, des auto-da-fé, des combats de coqs et de taureaux. Quel plaisir trouverait-il à la représentation d’une tragédie, s’il n’avait pas l’amour du sang, « ce breuvage magique de la grande Circé ? » C’est la cruauté qui a créé toutes les grandes civilisations ; c’est elle qui fait les hommes d’État, les soldats sans peur et sans reproche, les grands métaphysiciens, les grands artistes. « Dans tout acte de connaissance, dit avec quelque raison M. Nietzsche, il y a un grain de cruauté. » Mais est-il aujourd’hui un seul homme qui ait le courage d’être cruel ? En est-il un seul qui osât dire : « Pensez de moi tout ce qu’il vous plaira, j’ai l’esprit libre et le cœur dur ? »

C’est là le secret des profonds gémissemens qu’arrache au grand Zarathustra la vue de notre triste monde. Quand du haut de sa montagne il contemple cette vallée de misères et qu’il daigne confier ses chagrins à son serpent, à son aigle et aux rares disciples qui ont forcé l’entrée de sa caverne : — « Malheur, s’écrie-t-il, à ceux qui ne savent pas commander à leur pitié ! Rien ne nous a fait plus de mal que les extravagances des miséricordieux. » Et il ajoute : « Mais quoi ! ce sont les petites gens qui sont aujourd’hui les maîtres, et ces petites gens nous prêchent toutes les petites vertus qui peuvent contribuer à leur bonheur. Quiconque a une âme de femme, quiconque a une âme de valet, dispose désormais de nos destinées. Ô dégoût ! suprême dégoût ! Le principal souci de ces petites gens est de veiller à la conservation de leur petite personne, de la faire vivre longtemps et agréablement. Ces petits hommes, ces maîtres d’aujourd’hui, si on les laisse faire, ils aviliront notre espèce, et c’en sera fait de cet homme surhumain dont les forts s’appliquaient à préparer l’avènement. » Eh ! oui, ces petits hommes ne se contentent pas d’être plaints et secourus, ce sont eux qui désormais nous gouvernent. La démocratie a pas à pas envahi toute l’Europe, et partout elle détruit les grandes forêts pour les convertir en herbages. Qu’est-ce que la démocratie ? C’est le triomphe de la plus grossière des morales utilitaires. Elle sacrifie les grands intérêts aux commodités de la vie ; ne soyez point dupes de ses grandes phrases, elle n’a pas d’autre idéal que la vie grasse ; elle dit à l’homme : « Tu es un bétail et je te procurerai toutes les joies que peuvent ressentir les bœufs, les moutons et les porcs. » Comment naîtra l’homme surhumain si l’homme existant retourne avec joie à l’état d’animal ?

L’Europe est dangereusement malade. On n’y trouve plus trace de cette sagesse instinctive qu’on appelait le bon sens politique. Nos hommes d’État ne sont plus que les courtisans, les serviteurs de la foule, et ils vont chercher leurs inspirations dans les bas-fonds. Dans tout pays bien gouverné, les ouvriers forment une classe à part, grevée de certaines servitudes, dont ils prennent leur parti. Comme l’artisan chinois, ils sont humbles, endurans, résignés, contens de peu. On a eu, dans ce siècle, l’heureuse idée d’en faire des soldats, des citoyens et des électeurs. Dorénavant, ils sont devenus des personnages, leurs prétentions n’ont plus de bornes, et les dures nécessités qui pèsent encore sur eux leur font l’effet d’une horrible injustice. Ne sont-ils pas nos rois ? Est-il permis de traiter des rois comme des esclaves ? C’est ainsi que la démocratie a engendré le socialisme, et si la démocratie est la décadence, le socialisme est la mort.

Pour ajouter à nos malheurs, il n’y a pas seulement une question sociale, une question ouvrière ; il y a aussi une question des femmes aussi embarrassante, également insoluble. Comme les ouvriers, elles sont mécontentes de leur sort, elles réclament leur émancipation. Jusqu’ici elles s’étaient imaginé que les hommes sont faits pour gagner de l’argent et les femmes pour le dépenser. C’était une erreur innocente. Aujourd’hui elles entendent participer à tous les emplois lucratifs ; elles veulent être commis, agens comptables, avocats, médecins, et elles se promettent que dès demain on leur conférera les droits électoraux, qu’avant peu certaines fonctions publiques leur seront réservées. Les plus modestes se contentent d’exiger qu’on les instruise, qu’on leur donne une éducation plus virile ; elles se sentent de force à apprendre tout ce que nous savons ou ce que nous faisons semblant de savoir. L’animal à l’esprit court et aux longs cheveux consent à raccourcir ses cheveux pourvu qu’on lui permette d’élargir son esprit et d’allonger ses pensées. Cette faiblesse aspire à devenir l’une des forces dirigeantes de la société.

Encore un coup, je ne sais pas ce que les femmes ont fait à M. Nietzsche, mais je soupçonne qu’il mêle un peu d’amour à la haine qu’il leur a vouée, qu’il pourrait dire avec Shakspeare : I love and hate her. Si l’on en jugeait par certains passages de ses livres, on le prendrait pour un misogyne aussi déterminé que le grand pessimiste qui fut son premier maître. « La raison et l’intelligence de l’homme, disait Schopenhauer, n’atteignent guère tout leur développement que vers la vingt-huitième année ; chez la femme, au contraire, la maturité de l’esprit arrive dès la dix-huitième année. Aussi n’a-t-elle toute sa vie qu’une raison de dix-huit ans bien strictement mesurée. » M. Nietzsche en dit à peu près autant. « Le lion, écrivait encore Schopenhauer, a ses dents et ses griffes, l’éléphant, le sanglier ont leurs défenses, le taureau a des cornes, la sèche a son encre, qui lui sert à brouiller l’eau autour d’elle, la nature n’a donné à la femme pour se défendre que la dissimulation. Qui a rencontré une femme absolument véridique et sincère ? » C’est aussi l’opinion de M. Nietzsche. Mais Schopenhauer n’a jamais dit que ces créatures futiles, bornées et perfides fussent incapables de faire la cuisine, et M. Nietzsche soutient que leur cuisine pèche « par un manque absolu de raison, » que ces détestables cuisinières ont longtemps arrêté le développement, compromis les destinées du genre humain par toutes les ratatouilles qu’elles lui ont fait manger.

C’est le prendre bien haut, mais si sévère qu’il soit pour la cuisine des femmes, M. Nietzsche ne dirait pas comme le maître qu’il a renié : « Il a fallu que l’intelligence de l’homme fût obscurcie par l’amour pour qu’il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux larges hanches, aux jambes courtes. « Il ne méprise point ces jambes courtes, ces hanches larges, et il s’est plu à raconter qu’un jour le grand Zarathustra, étant sorti de sa caverne pour chercher un puits, rencontra en traversant une clairière des jeunes filles qui dansaient, et qu’il leur dit : « Continuez vos jeux, mes chères petites. Je ne suis point votre ennemi. Comment vos danses légères et divines pourraient-elles me déplaire ? J’aime les pieds de jeunes filles quand leurs chevilles sont belles. Croyez-moi, il y a des allées de roses sous mes cyprès, et voyez plutôt, le petit dieu que vous aimez est couché là, près du puits, les yeux clos ; mais il ne tient qu’à vous de les lui faire ouvrir. »

M. Nietzsche appelle la femme « une dangereuse et belle chatte. » Il la compare aussi à un oiseau tombé du haut des airs, qui nous apporte des nouvelles d’un monde que nous ne connaissons pas ; aussi faut-il l’enfermer bien vite, le tenir en cage, de peur qu’il ne s’envole. Mais souvent aussi il est plus brutal ; il traite la femme d’animal agréable, à la fois domestique et sauvage, que nous devons entretenir, caresser, ménager, mais réduire à l’obéissance, en ayant soin de nous en faire craindre et de le menacer du fouet : c’est un conseil qu’une vieille sorcière donna jadis à Zarathustra. Si nous consultions notre instinct naturel, la haute sagesse des Orientaux, qui tiennent la femme en servitude, nous paraîtrait admirable, et si les femmes étaient plus avisées, elles comprendraient que leur intérêt est de nous ressembler le moins possible. Ce que nous aimons en elles, c’est qu’elles sont plus près de la nature que nous ; il y a dans ces oiseaux toujours prêts à s’envoler quelque chose d’aérien, de léger, d’insaisissable et d’étrange, qui nous amuse et nous charme. Laissez faire nos nouvelles pédantes, dit M. Nietzsche, et la femme ne sera bientôt plus pour l’homme que le plus noir de ses ennuis.

L’Europe ne sait plus ce qu’elle fait, l’Europe ne sait plus où elle va. Elle marche à tâtons dans les ténèbres, les idées modernes l’ont affolée. Vous travaillez, dites-vous, au bonheur des petits. Insensés ! les idoles que vous adorez n’ont jamais fait le bonheur de personne. Ces faibles, ces infirmes que vous émancipez, croyez-vous qu’ils soient heureux ? On ne l’est jamais quand on se révolte contre son instinct, et leur instinct est d’obéir, d’aimer la main qui les conduit et même de bénir la main qui les frappe.

M. Nietzsche, qui ne craint pas de se contredire, a l’ascétisme en horreur, et il a écrit des pages admirables sur l’utilité de la souffrance. Ce sont les difficultés de la rime et la tyrannie de la mesure qui fournissent aux poètes leurs plus heureuses inspirations ; ce sont les dures contraintes, les longues obéissances qui fortifient les reins et les cœurs, c’est le profond labour de la douleur qui fertilise les âmes et transforme en champs et en prairies des friches où ne croissaient que d’inutiles broussailles. L’homme qui a toutes ses aises, et dont la seule occupation est de jouir de son bien-être, est une créature ridicule et méprisable, et s’il se rendait justice, il demanderait à mourir. La souffrance est la grande discipline. « La tension fortifiante de l’âme dans le malheur, le frisson qu’elle éprouve à l’approche des grandes détresses, la vaillance, l’industrie, l’esprit d’invention qu’elle est contrainte de déployer pour supporter, pour expliquer, pour utiliser son infortune, » — vous regardez tout cela comme des maux, ce sont nos biens les plus précieux. Résister aux injures du sort et des hommes, voilà ce qui fait les forts et les heureux. Il n’y a pas d’autre bonheur que le sentiment de la force qu’on possède, et pour devenir fort, il faut sentir le besoin de le devenir.

C’est ainsi que les aristocraties tyranniques de Rome et de Venise formèrent des peuples vigoureux et sains ; c’étaient de grandes serres chaudes, où la plante humaine acquit toute sa taille. La liberté qui rend heureux, ce n’est pas celle qu’on a, mais celle qu’on n’a pas, celle qu’on souhaite et qu’on s’efforce de conquérir. Ces peuples si durement menés goûtaient un bonheur que ne connaîtra jamais le troupeau à qui vous dites : « L’herbe t’appartient ; mange et engraisse-toi. » Si vert que soit leur pâturage, ces moutons, auxquels vous passez toutes leurs fantaisies, prendront en dégoût leurs bergers indulgens, qu’ils ne peuvent estimer. Ils mépriseront leur honteuse félicité, ils regretteront leurs tyrans, il leur tardera de sentir peser sur eux le joug d’une autorité respectable. « Napoléon, dit M. Nietzsche, fut le dernier grand enfantement des destinées, et raconter son histoire, c’est raconter l’histoire du plus grand bonheur dont notre siècle tout entier ait joui dans ses meilleurs momens. » Ô sûreté de l’instinct ! Le troupeau lui-même réserve ses adorations et sa reconnaissance à ceux de ses bergers qui l’ont fait le plus souffrir.

Il est peu probable cependant que dès demain les peuples se dégoûtent de leurs nouveaux pâturages, et que, dégrisés de leurs chimères, de leurs idoles, ils se jettent aux pieds d’un tyran pour qu’il les délivre de leur liberté. M. Nietzsche n’ose le croire, et il ne tient pas pour impossible que la démocratie accomplisse jusqu’au bout son œuvre malfaisante, et que l’Europe soit vouée à une irrémédiable décadence. Toutefois il pourrait se faire, selon lui, que de puissantes volontés ramenassent les hommes à leur état naturel. « Le problème de notre délivrance, dit-il, ne peut être résolu que par la formation d’une nouvelle caste digne de régner sur l’Europe ; c’est à ce prix que nous serons sauvés. » Quelque difficile qu’il soit de rétablir des castes dans une Europe pervertie par les idées modernes, Zarathustra ne ferme pas son cœur à toute espérance ; il ne gémit pas toujours, il lui échappe parfois des cris d’allégresse, qui étonnent son serpent et son aigle. — « Soyez comme moi de bonne humeur, dit-il à ses disciples. Moulez vos grains, buvez votre eau, vantez votre cuisine, si elle vous rend joyeux. Celui qui m’appartient doit avoir des os robustes et des pieds légers, aimer les guerres autant que les fêtes. Il ne doit pas être un hypocondre, un songe-creux, un rêveur ; il doit avoir le goût des entreprises difficiles comme des plaisirs, être sain et bien portant. Ce qu’il y a de mieux dans le monde, la meilleure nourriture, le ciel le plus pur, les plus fortes pensées, les plus belles femmes, appartient aux miens et à moi, et quand on refuse de nous le donner, nous le prenons. Ceux qui sont à moi ne sont pas les hommes du grand désir, du grand dégoût, du grand ennui et de tout ce que vous appelez le résidu de Dieu en nous. Ce sont d’autres hommes que j’attends dans ces montagnes, d’où je ne descendrai que lorsqu’ils seront venus. Les hommes que j’attends, ce sont les forts, les victorieux, les joyeux, ceux qui sont carrés de corps et d’âme ; ce qui doit venir, ce sont les lions qui rient[3]. »

J’ai découvert que nulle part on n’est si bien pour méditer les aphorismes du grand Zarathustra que sur une plage paisible de la Bretagne, une de ces plages récemment découvertes, comme celle de Trestraou, qui, n’étant pas des stations de chemin de fer, n’ont pas encore de casino. La tranquillité de l’endroit fait un heureux contraste avec l’éloquence fiévreuse, tourmentée, spasmodique du prophète, et les grandes falaises, rongées par l’Océan, semblent dire : « À quoi bon se fâcher ? Les choses sont ce qu’elles peuvent être. »

Près de là, parmi d’énormes blocs de granit rose confusément entassés, vous trouverez un village de pêcheurs. Ils sont beaucoup moins subtils que M. Nietzsche, mais peut-être comprennent-ils mieux que lui ce que dit la nature, car, bien qu’ils soient croyans et même superstitieux, ils vivent si près d’elle qu’ils ne font rien sans prendre ses conseils. Or, leur instinct naturel les empêche de tout remettre en question et de croire que tout soit permis. Ils éprouvent le besoin d’avoir des certitudes, et ils en ont. Ils sont certains que pour conserver les filets, il faut les laver et les sécher et que les sardines se pèchent surtout à l’époque du frai, parce qu’alors elles s’approchent des côtes. Ils croient être certains aussi que Notre-Dame de Clarté guérit les yeux malades, mais le culte qu’ils lui rendent n’obscurcit point leur bon sens, et leur bon sens leur enseigne que les vents, les saisons, les brouillards, les marées, sont des réalités avec lesquelles il faut compter, que leur destinée dépend de forces mystérieuses, et que l’homme le plus robuste est impuissant si ces forces ne lui viennent en aide. Ces pêcheurs ressemblent en cela aux grands hommes, qui croient, eux aussi, à des puissances occultes tour à tour propices ou fatales, et qui en concluent qu’il faut avoir l’esprit de son temps, qu’une force isolée n’est que faiblesse et néant, qu’on a beau être lion et même un lion qui rit, c’est bien peu de chose qu’un homme tout seul. Qu’aurait été Napoléon s’il n’avait pris à sa solde les forces vives créées par la révolution et mis son épée et son génie au service des idées modernes ?

M. Nietzsche est un esprit vigoureux, sagace, mais abstrait ; il voit le monde à travers les lunettes d’un idéologue. Non, il n’y a pas une caste des forts à qui tout est permis. Les plus forts ont leurs défaillances et leurs faiblesses, et il y a souvent beaucoup de force chez les faibles. On ne peut réussir sans les avoir pour soi, et si l’égalité absolue des droits est une chimère, croire à leur absolue inégalité est une autre erreur moins généreuse. Le prodigieux besoin que nous avons les uns des autres établit entre nous une étroite solidarité, et rapproche assez toutes les conditions humaines pour nous préserver de l’exaltation du moi et nous empêcher de croire qu’il y a deux morales, celle des maîtres et celle du troupeau. Nains ou géans, que sont nos courtes et incertaines destinées, si on les compare à celles de l’humanité ? Asseyez-vous sur la plage, à la marée montante, et regardez venir les vagues. Quelques-unes sont des montagnes d’eau, et elles déferlent avec un assourdissant fracas ; d’autres, plus modestes, se déroulent doucement, leur clapotis n’est qu’un léger murmure ; c’est à peine si on les a entendues, c’est à peine si le sable les a senties passer, — après quoi toutes ces vagues, les plus orgueilleuses et les plus humbles, celles qu’on entend et celles qu’on n’entend pas, celles qui jettent sur le rivage une abondante écume et celles qui n’en jettent point, retournent également se perdre dans l’éternel abîme.


G. Valbert.


  1. Götzen-Dämmerung, p. 129. — Zur Genealogie der Moral, p. xiii.
  2. Jenseits von Gut und Böse, Vorspiel einer Philosophie der Zukunft, 2e édition. Leipzig, 1891.
  3. Also sprach Zarathustra, IVe partie. Leipzig, 1891.