Le Docteur Bruno Wille et sa Philosophie de la délivrance

Le Docteur Bruno Wille et sa Philosophie de la délivrance
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 217-228).
LE DOCTEUR BRUNO WILLE
ET SA
PHILOSOPHIE DE LA DELIVRANCE

M. Bruno Wille est un socialiste allemand qui a appris par son expérience que les chefs orthodoxes de la démocratie sociale sont fort durs pour les dissidences et les dissidens, aussi intolérans que certains hommes d’Église, aussi prompts à retrancher de la communion des fidèles quiconque leur paraît suspect d’hérésie. En 1890, il avait soutenu dans une conférence publique des propositions téméraires et malsonnantes, et de ce jour il fut en mauvaise odeur. Il avait osé affirmer que peu d’hommes ont le caractère assez indépendant pour professer hautement leurs opinions personnelles et ne recevoir de mots d’ordre que d’eux-mêmes, que nous sommes une engeance moutonnière, que c’est l’effet d’un atavisme préhistorique, que nous avons peine à oublier que nous fûmes jadis des bêtes vivant en troupe. Ce propos fut vertement relevé par M. Bebel dans une assemblée populaire : « Messieurs, s’écria-t-il, d’un bout de l’Allemagne à l’autre notre parti a les yeux fixés sur vous. Jugez selon vos convictions, car vous êtes des hommes de convictions, et quoi qu’on dise, vous n’êtes pas un bétail. »

Plus tard, un certain nombre de socialistes ayant été excommuniés dans le congrès d’Erfurt comme hétérodoxes et comme calomniateurs, M. Bruno Wille protesta contre leur exclusion ; il déclara qu’après comme avant, il les tenait pour des frères. On lui fit expier son audace. Deux de ses Livres, que la librairie populaire créée par le Vorwärts s’était chargée de mettre en vente, furent mis à l’index. Il demanda des explications ; on lui répondit qu’il s’était lui-même exclu du parti, « que la démocratie sociale n’est pas un assemblage d’élémens hétérogènes, mais un corps fondé sur l’unité de doctrine et de sentimens, que tous ceux qui lui appartiennent doivent en matière de discipline et de conduite soumettre leur volonté particulière à la volonté générale, que quiconque se soustrait à cette obligation déchoit de tous ses droits. » Il nous assure que dès lors il a été porté « sur la liste noire », qu’on a organisé contre lui la conspiration du silence, que toutes les fois qu’il prononce un discours, le Vorwärts en indique le sujet et tait soigneusement le nom du conférencier. « Telle est leur intolérance ! dit-il avec quelque amertume ; toujours prêts à frapper l’hérétique d’anathème, ils lui disent comme le poète : « Qu’il ne soit jamais parlé de toi, ni dans la chanson ni dans le livre ! Chien obscur, dans un obscur tombeau, tu pourriras avec ma malédiction. »

Cependant, si pour être digne de figurer dans l’état-major de la démocratie sociale, il faut nourrir une haine implacable contre la société actuelle, la tenir pour un régime d’oppression et de criante injustice et souhaiter ardemment sa destruction, M. Wille est un aussi bon socialiste que MM. Bebel et Liebknecht. Personne n’est plus guerroyant que lui, personne n’attend avec plus d’impatience le jour de la grande expropriation, qui mettra fin à tous les privilèges et à tous les abus, le jour où la terre et les instrumens de production appartenant à tous les hommes comme l’air qu’ils respirent, il n’y aura plus ni capitalistes ni salariés, ni exploiteurs ni exploités, ni riches ni misérables ; personne ne se fait une image plus douce, plus riante de la grande révolution sociale qui égalisera toutes les conditions, tous les lots et tous les bonheurs. « La haine et l’amour, nous dit-il, s’unissent en moi aussi intimement que la châtaigne et la coque épineuse qui l’enferme, mes amours sont des haines, mes haines sont des amours. »

Mais M. Bebel a raison, l’amour, la haine, le zèle ne suffisent pas ; il faut y joindre le discernement et l’esprit de discipline. M. Wille est un de ces indisciplinés, rebelles à toute consigne, à qui leurs opinions personnelles sont aussi chères que leur vie. Il a ses vues propres sur la conduite à tenir pour hâter l’avènement du messie, pour préparer la rédemption du genre humain. Les moyens violens lui répugnent ; il les juge sinon criminels, du moins inefficaces. Il blâme hautement un manifeste communiste où il est dit : « Qui ne connaît la puissance du feu ? Quelques incendies, et la société s’écroulera bientôt. On nous a souvent confisqué nos armes ; mais le feu, ce redoutable instrument de combat, personne ne peut nous l’ôter. Le mendiant lui-même a des allumettes, et il y a des lieux où l’on est toujours sûr de trouver du papier. » M. Wille ne croit pas à la puissance rédemptrice des allumettes, et dans quelque endroit qu’ils se procurent leur papier, il se sent peu de goût pour les brûleurs de maisons.

En revanche il est des moyens anodins qui lui paraissent illusoires. Les chefs de la démocratie sociale, fiers de leur importance parlementaire toujours croissante, se flattent qu’avec le temps ils auront la majorité dans les Chambres, et qu’un matin ils voteront la révolution comme on vote une loi sur les caisses d’épargne ou les droits de douane.

M. Wille estime que cette révolution décrétée en séance de parlement demeurera sans effets si au préalable les esprits n’ont été affranchis de leurs préjugés et de leurs misères, guéris des graves maladies qu’ils ont contractées durant des siècles de servitude. Il dit aux violens : « A quoi bon casser des têtes ? Occupons-nous de raccommoder les cerveaux détraqués et de rendre un peu de vigueur aux cerveaux infirmes. » Il dit aux socialistes parlementaires : « Que sert de décréter la révolution, tant que les hommes seront indignes du bonheur que vous leur promettez et incapables d’en jouir ? » Il dit à tout le monde : « Vous vous méprenez sur les vrais besoins des classes opprimées. Procurez-leur de bons livres, appliquez-vous à les instruire, employez la poésie, la musique, la peinture à ennoblir leurs pensées ; créez des sociétés pédagogiques, des associations de libres penseurs, des clubs de discussion, des théâtres libres, des bibliothèques populaires. Avant d’en venir au fait, transformons les esprits, révolutionnons les intelligences. » Il a prêché d’exemple. Il a fondé à Berlin deux théâtres libres et populaires, et il a souvent distribué le pain de la parole ; orateur et écrivain, il a fait avec succès des conférences publiques et composé des livres instructifs, dont le plus important est intitulé : Philosophie de la délivrance[1].

Ce n’est pas seulement dans les questions de méthode révolutionnaire que M. Bruno Wille est en dissentiment avec les chefs de son parti. Aussi désireux qu’ils peuvent l’être d’abolir la propriété personnelle et les privilèges des classes possédantes, la société de ses rêves ne laisse pas de différer beaucoup de celle qu’ils nous promettent. Il reproche à la démocratie sociale son caractère autoritaire. Loin de songer à supprimer l’État, elle entend le conserver précieusement pour le mettre au service de la révolution, et si on la laissait faire, elle imposerait à la société le joug d’une tyrannie plus pesante encore, plus tracassière que celle qu’elle veut détruire. Est-ce la peine de changer ce qui est, pour nous assujettir aux fantaisies, aux ingérences indiscrètes d’une administration omnipotente et omnisciente, plus curieuse de nos affaires que ne le sont les rois et les empereurs ? De quelque nom qu’ils s’appellent, tous les gouvernemens se ressemblent ; on verrait bientôt reparaître tous les abus, les injustices, les corruptions du temps présent, et comme leurs devanciers, les nouveaux gouvernans, sous couleur de travailler au bien public, travailleraient avant tout à leur bien particulier. Quelque estime qu’il puisse avoir pour MM. Bebel et Liebknecht, le docteur Wille ne croit pas à leur absolu désintéressement, il ne saurait admettre qu’il y ait à Berlin ni ailleurs ni nulle part « des altruistes angéliques. » On a raison de le traiter d’hérétique. Il pense, il affirme que la dictature du prolétariat serait encore plus funeste à la civilisation que le despotisme de la bourgeoisie, que toujours aveugles dans leurs choix et leurs préférences, les prolétaires ne confieraient pas le soin de leurs destinées aux plus capables ou aux plus honnêtes, mais aux grands parleurs, aux intrigans subtils, aux sycophantes, aux flagorneurs, aux charlatans. Il raconte à ce propos que lorsqu’on nomma la commission du théâtre libre qu’il avait fondé, des centaines d’électeurs donnèrent leurs voix à des candidats qu’ils ne connaissaient que de vue, mais dont le visage leur agréait. « Ils s’imaginaient sans doute, ajoute-t-il, qu’on peut juger sur la forme de leur nez que les gens ont l’esprit critique et des connaissances littéraires, et il ne serait pas impossible que dans la république démocratique et sociale, les masses souveraines choisissent un ramoneur pour diriger l’exploitation d’une mine ou un perruquier pour régisseur d’un théâtre. » Ce qui lui paraît certain, c’est qu’elles auront toujours une aversion naturelle pour les grands esprits comme pour les grandes vertus et un faible pour les saltimbanques, pour les bateleurs politiques qui ont appris de bonne heure à danser sur la corde et à parader sur des tréteaux.

Qui s’étonnera qu’un homme capable de commettre de telles irrévérences envers la démocratie ait été inscrit sur une liste noire ? Il déteste la royauté, l’Église et les capitalistes ; mais la doctrine de la souveraineté du nombre, cette nouvelle idolâtrie qui a remplacé les autres, ne lui est pas moins odieuse. Le nombre est à ses yeux un fait aussi brutal qu’un coup de poing ou d’épée. Qu’importe que le souverain soit un prince ou une foule, qu’on s’agenouille devant une couronne ou un bonnet de jacobin, l’esclavage est le même. La démocratie n’a jamais servi qu’à établir la domination des imbéciles sur les intelligens et le règne de la plate médiocrité. « Les seuls principes, dit-il avec Ibsen, pour lesquels les majorités se passionnent, et qu’elles nous recommandent comme une saine et bonne nourriture, sont de vieilles vérités, toujours horriblement maigres, semblables aux harengs salés de l’an dernier, à des jambons rances et moisis, et voilà l’origine du scorbut moral qui ravage toutes les sociétés. »

M. Bruno Wille a toutes les aspirations d’un vrai socialiste, il n’en a pas l’humeur, le tempérament. Il était né poète et contemplatif, et jadis il sentit le besoin d’exprimer en vers la joie qu’il éprouvait à fuir le regard de l’homme, à vivre dans l’intime commerce des arbres, des fleurs, des vents et des nuages : « Transportez-moi sur ces hauteurs escarpées où ne monta jamais la parole humaine ; mon âme blessée redoute le son de cette voix, et mes yeux roulent dans ma tête lorsqu’ils contemplent des hommes. Le rocher et la nuée sont mes muettes consolations, et quand la tempête gronde autour de moi, j’entends des chants sublimes[2]. » Il se vantait alors d’être un ermite, un anachorète, et sa solitude lui était chère. Mais une grande pitié l’a touché, les servitudes de la pauvre humanité l’ont ému de compassion et de colère, et il a résolu de travailler à sa délivrance, de prononcer les paroles qui guérissent les malades et font marcher les paralytiques. Toutefois il ne se croit point tenu de plaindre toutes les misères, de s’apitoyer sur toutes les souffrances ; il ne pense pas que l’universelle pitié soit la vertu suprême, qui rachète les âmes. Il ne s’intéresse qu’aux esclaves qui détestent leurs fers et leurs geôliers, il ne s’attendrit que sur les blessés qui appellent le chirurgien et le supplient de les opérer.

Il accuse les socialistes orthodoxes de n’avoir pas d’assez hautes visées, de placer trop bas leurs affections et leurs désirs, de rêver d’une société où tout le monde aura le dos au feu, le ventre à table. Il leur reproche de vouloir employer la révolution à l’engraissement de l’espèce humaine, et à lui assurer les joies du pourceau luisant d’embonpoint, dont l’étable est bien tenue et l’auge toujours pleine. Il se plaint qu’ils subordonnent tout à la question de l’estomac, qui pour lui est secondaire. Cet idéaliste fait passer les biens spirituels avant les autres, et s’il souhaite d’extirper la misère de ce monde, c’est dans l’espérance que tous les hommes, ayant leur pain cuit et pouvant employer leur vie à autre chose qu’à se procurer les moyens de vivre, se rassasieront de cette pure félicité qui ne réside que dans le cœur et dans le cerveau. A la vérité il ne méprise rien, ni l’honneur, ni l’argent, ni l’amour, ni les divertissemens. Mais l’honneur, pense-t-il, ne nous rend heureux que lorsqu’il est la récompense d’un noble effort, l’argent n’a d’autre utilité que de nous aider à être libres ; l’amour n’est un bien que quand il développe en nous la passion du beau et les nobles penchans ; aussi n’a-t-il tout son prix qu’à l’âge où le cerveau ayant acquis toute sa puissance, acquiert aussi la faculté d’idéaliser tous nos plaisirs. Enfin M. Wille estime que nous devons donner à nos amusemens le superflu de nos forces que nous ne dépensons pas dans le travail. Si le cœur vous en dit, dressez et montez des chevaux fougueux, ramez, canotez, faites des tours de force ou d’adresse ; quant à lui, le sport qu’il préfère à tous les autres est celui de l’évangéliste, du missionnaire, qui agit sur les âmes par sa parole et les convertit à l’idée qu’il se fait du bonheur.

Qu’est-ce que le vrai bonheur ? il consiste à se sentir parfaitement libre. Qu’est-ce qu’un homme libre ? c’est celui qui ne se laisse gouverner que par sa seule raison et la charge de conduire sa vie. La terre sera un paradis le jour où tous les hommes seront parfaitement raisonnables et parfaitement libres, freie Vernunftmenschen, où, ne voulant que ce que veut leur raison, ils feront tout ce qu’il leur plaira, sans recevoir d’ordres de personne, guéris à jamais de tous les respects superstitieux, de la peur des fantômes et de l’adoration des idoles. « Avant peu le soleil se lèvera, s’écrie cet Isaïe, et les peuples morts se lèveront aussi pour se baigner dans les flots d’une lumière dorée. Les corps seront beaux et robustes, les clartés de l’esprit rayonneront sur les visages. Honneur à toi, soleil, qui réveilles ceux qui dorment ! La terre brille parée et fleurie comme une fiancée ; au milieu des luxurians bocages se dressent des maisons de marbre. Honneur à toi, soleil, qui transfigures le monde ! »

Dans la société telle qu’elle existe, dans la terre de servitude que nous habitons, la raison est une ombre et la liberté une dérision. Nous n’avons pour la plupart d’autres règles de conduite que des traditions écrites ou orales dont le sens nous échappe, des coutumes reçues, des usages absurdes que nous tenons pour des lois inviolables et sacrées, et soumettant aveuglément notre volonté à la volonté des morts et aux fantaisies des vivans, nous ne voulons que ce qu’on nous contraint à vouloir. Pour surcroit de malheur, le troupeau a des bergers, et par l’effet d’un préjugé héréditaire le mouton respecte leur houlette et se plie à leurs caprices, persuadé que les obéissances sont le seul moyen d’assurer son bonheur dans ce monde comme dans l’autre.

Notre plus grand ennemi, c’est l’État, qui du commencement à la fin de nos jours s’arroge le droit de s’ingérer, d’intervenir dans nos affaires et à toute heure appesantit son bras sur nous. A peine sommes-nous sortis du ventre de notre mère, nous devons annoncer notre naissance à ce maître fâcheux qui veut tout voir et tout savoir, et il nous inscrit sur ses registres. Nous grandissons ; il exige que nous allions nous instruire dans ses écoles, et plus tard nous ferons connaissance avec ses casernes. Sommes-nous en âge de gagner notre pain, nous devons nous mettre en règle avec ses percepteurs ; une femme nous plaît-elle, elle ne sera vraiment à nous que s’il daigne y consentir et sanctionner notre union ; prenons-nous quelque liberté qui lui déplaît, il nous inflige des peines pécuniaires, afflictives ou infamantes ; nous vient-il quelque bonne idée que nous désirons communiquer à nos frères, il sera là, écoutant tout ce que nous disons et toujours prêt à placer son mot dans la conversation : « Traversez une rue, dit M. Wille, vous êtes sûrs de rencontrer un agent de police, un soldat, un huissier ou un écriteau comminatoire. Nous nous sentons comprimés, entravés dans toutes nos actions par des lois, des avertissemens, des règlemens, des interdictions. Partout l’État nous apparaît sous la forme de gendarmes, de juges, de palais de justice ou de prisons. Combien est vrai le mot du conscrit qui disait : « Ici tout est défendu, à l’exception d’un certain nombre de choses qui sont rigoureusement commandées ! »

Ce qu’il y a de pire, c’est que la plupart des hommes considèrent l’État comme un bien, d’autres comme un mal nécessaire, et qu’on a bientôt fait de compter ceux qui le tiennent pour un mal inutile, ceux qui se représentent sans effort et sans effroi un avenir social où il n’existera plus. Les socialistes eux-mêmes se proposent d’augmenter encore ses pouvoirs et ses compétences ; qu’il se charge de les nourrir, ils se donneront à lui pieds et poings liés, et on verra se renouveler l’histoire de Joseph, qui par d’habiles accaparemens réduisit les Égyptiens à la famine, jusqu’au jour où ils lui dirent : « Achète-nous contre du pain ; prends nos champs, prends nos personnes, nous appartiendrons à mon seigneur, nous et nos biens. Que nous ayons tous notre part des rosées du ciel et de la graisse de la terre, et il nous en coûtera peu de servir Pharaon. »

L’homme qui aspire à sa pleine et entière émancipation doit se dépouiller résolument de tous ses vains préjugés. On n’est vraiment libre que lorsqu’on s’est convaincu que l’État n’est point indispensable pour maintenir l’ordre dans les sociétés, et on ne cesse de croire à la nécessité de l’État que lorsqu’on ne croit plus à l’existence d’un Dieu personnel, nécessaire à l’administration du monde, qui, comme les gouvernans d’ici-bas, enrichit de ses dons ceux de ses sujets qui le courtisent et anéantit les rebelles par un froncement de ses sourcils. Rien n’est plus propre à amoindrir l’homme, à l’avilir, à diminuer l’estime qu’il se doit à lui-même et l’idée qu’il se fait de ses destinées, que l’adoration d’un être suprême, sans la volonté duquel aucun cheveu ne tombe de notre tête, et qui dispose de nous comme de marionnettes dont il tient les fils. Autant que les théologiens, les philosophes abusent de notre candeur et attentent à notre dignité, quand ils cherchent à nous démontrer l’existence d’un premier principe des choses et d’un ordre moral du monde. Quiconque croit à l’absolu fait acte de dépendance, humilie en lui-même la fierté humaine. Le vrai socialiste croit comme un article de foi que le monde et les sociétés peuvent se passer de gouvernement, et la seule philosophie qui affranchisse les esprits est celle qui proclame l’autonomie des plus chétifs habitans de ce grand univers.

— « Otez les dieux étrangers qui sont au milieu de vous, disait le patriarche Jacob aux gens de sa maison ; purifiez-vous et changez de vêtemens. » — « Renversez toutes les idoles devant lesquelles vous avez trop longtemps fléchi le genou, nous dit M. Wille, et du même coup vous aurez supprimé les armées, la police, les tribunaux, les fusils, les sabres, les fouets, les chaînes, les cachots, les privilèges, l’exploitation des pauvres par les riches, les tyrannies des capitalistes, les jalousies entre nations, les frontières, les chauvins, le patriotisme homicide qui lave dans le sang ses injures imaginaires. » Mais pour que les hommes reviennent de leurs idolâtries et se rendent dignes de leurs nouvelles destinées, il faut faire leur éducation et leur inspirer dès leur petite jeunesse le désir d’être parfaitement raisonnables et parfaitement libres. A cet effet réformez les écoles où ils contractent leurs premières habitudes d’esprit, où leurs caractères prennent des plis indélébiles. Abolissez la verge, les récompenses, les peines, les pensums, la discipline autoritaire, les règlemens et tout ce qui ressemble à une contrainte. Ne donnez à vos écoliers que des occupations qui les intéressent, ne leur apprenez que ce qu’ils aiment à apprendre ; traitez-les en adultes, et ne craignez pas de leur enseigner comment se font les enfans ; ne punissez jamais ; remplacez les châtimens par des avertissemens paternels ; corrigez les fainéans et les menteurs en leur représentant les fâcheuses conséquences de la duplicité et de la paresse, ou mieux encore, laissez-leur le temps d’en faire eux-mêmes l’expérience : l’enfant qui s’est brûlé le doigt à la flamme d’une bougie ne se brûlera pas deux fois. M. Wille nous assure qu’il a dirigé jadis une école, qu’il se faisait un devoir de ne punir aucun de ses élèves, et qu’il n’a jamais eu de désordres à réprimer. Comment s’y prenait-il ? C’est son secret. Les anarchistes font des miracles.

Il parait avoir conservé un déplaisant souvenir des violences qu’on lui fit dans ses jeunes années, des contraintes qu’on lui imposa. Il était de nature, nous dit-il, un enfant tranquille ; mais il avait ses lubies, ses vivacités, ses emportemens, et quand il mettait son bonnet de travers, il n’observait pas toujours les bienséances. On le trouvait impertinent, et de temps à autre on le punissait en le privant de sa liberté ou de son dîner ou on lui donnait sur les doigts. Il savait que ces peines étaient destinées à l’améliorer, et cependant il les tenait pour imméritées ; elles développaient en lui l’esprit de résistance, d’insoumission.

Il raconte qu’à l’âge de neuf ans, ayant fait je ne sais quelle sottise, on l’enferma seul à seul avec une bible, que son premier mouvement fut de démolir sa prison, qu’il se ravisa, qu’en fin de compte il ouvrit le saint livre et lut le discours sur la montagne : « Heureux les affligés ! heureux les débonnaires ! heureux les miséricordieux ! heureux les pacifiques ! » Il crut se reconnaître ; il était de la race des pacifiques ; c’étaient les punisseurs qui troublaient sa paix. S’ils voulaient le corriger de ses impertinences, pourquoi le mettre en retenue ? Que ne lui donnaient-ils des raisons convaincantes et persuasives ! Il les eût peut-être écoutés. « Ce fut alors, ajoute-t-il, que pour la première fois m’apparut l’image d’une société où tout le monde était libre et raisonnable, et que je sentis l’abîme qui la séparait de ce triste monde où nous vivons en servitude. »

Il me semble injuste et inconséquent. Il maudit la contrainte, il voudrait la proscrire de ce monde, et ses expériences particulières témoignent qu’elle a du bon. Il était né pour être un philosophe socialiste, et, de son propre aveu, les circonstances et les punisseurs l’ont bien servi. Il est heureux pour lui qu’ayant fait une sottise à l’âge de neuf ans, on l’ait enfermé avec une Bible ; sans cet incident et les réflexions qu’il fit dans sa prison, peut-être eût-il manqué sa vie. M. Wille, qui aime les miracles, devrait reconnaître que, comme les anarchistes, la contrainte en opère souvent, que non seulement elle forge à froid ou à chaud les volontés et les caractères, qu’elle nous révèle à nous-mêmes, nous aide à découvrir nos vrais goûts, nos talens, nos dons, notre vocation, notre vrai moi, nous fait aimer ce que nous haïssions, haïr ce que nous croyions aimer. On assure que dans son enfance Beethoven avait une telle horreur pour son clavecin qu’il fallait l’y traîner de force. Bénie soit à jamais la sainte violence qui lui fut faite et qui nous a tant profité ! « Je n’ai jamais aimé les verges d’osier ou de bouleau, me disait un artiste ; mais les dures nécessités qui pesèrent sur ma jeunesse ont fait de moi ce que je suis, et j’ai souvent baisé les verges de la destinée. »

M. Wille compte sur les.écoles sans discipline pour affaiblir dans les foules le pernicieux respect de l’autorité ; la diffusion des connaissances scientifiques fera le reste ; s’il faut l’en croire, elles sont plus propres que les études littéraires à affranchir les esprits. Autre illusion. Ce qui fortifie, ce qui trempe les intelligences, ce n’est pas la science, mais sa méthode. Il n’importe guère à notre émancipation que les planètes décrivent des cercles ou des ellipses autour du soleil ; ce qu’il faut admirer dans l’homme qui établit le premier que l’orbite de la terre est une ellipse dont le soleil occupe un foyer, c’est l’effort de génie par lequel il prouva ce qu’il avançait, et c’est par là que sa découverte mérite d’être célébrée comme une des grandes actions de l’esprit humain. Les méthodes rigoureuses ne seront jamais à l’usage du vulgaire ; il sera toujours incapable de comprendre les démonstrations mathématiques des physiciens ou de refaire leurs expériences ; il croit ce qu’ils lui disent parce qu’il les regarde comme des hommes sérieux, qui ne parlent pas au hasard, et qu’il les juge trop honnêtes pour vouloir l’abuser. Il est sincèrement convaincu que telle éclipse aura lieu au jour et à l’heure fixés par les astronomes ; ils sont au fait de cette affaire et leur autorité lui impose. La science n’est la science que dans l’esprit des savans ; elle ne sera jamais dans l’esprit des foules qu’un acte de foi, un acquiescement, une soumission, une obéissance aveugle et passive. Si j’étais comme M. Bruno Wille un philosophe anarchiste, je m’appliquerais à dissuader le peuple d’étudier l’astronomie, la physique, la chimie ; je ne voudrais pas qu’il s’accoutumât à croire quelque chose sur la parole d’un savant, je craindrais de fortifier en lui le respect de l’autorité par la foi qu’il ajouterait à des affirmations qu’il ne peut contrôler.

M. Wille est un habile homme ; il se retournera, il prendra d’autres biais ; il saura découvrir des moyens plus efficaces d’en finir avec les vieilles idoles sans leur substituer de nouveaux et jeunes fétiches : les chirurgiens qui nous opèrent d’un abcès, il en fait lui-même la remarque, ne se croient pas tenus de nous en fournir l’équivalent. Grâce à lui, un jour ou l’autre, tous les hommes seront dignes de vivre dans une société sans gouvernement, sans pouvoir coercitif, sans parlement, sans législateurs, sans magistrats, sans code pénal ; où les lois seront remplacées par des conventions librement discutées, les juges par des arbitres bénévoles, la police par des agences particulières, les pénalités par des châtimens moraux, tels que la mise à l’index, à l’interdit.

Ici nous entrons dans le pays des mystères. M. Wille a été vraiment trop avare de ses explications, et ses lecteurs se plaindront peut-être qu’il ne se soit guère mis en peine de répondre à leurs questions et de lever leurs doutes. Il affirme que sans qu’il soit besoin de recourir à aucune sanction pénale ou rémunératoire, les contrats libres seront plus fidèlement observés que les lois ; la bonne foi, nous dit-il, est l’âme du crédit, et la vie sociale est impossible à tout homme qui a perdu la faculté de se faire croire. Eh ! bon Dieu, on se serait dégoûté depuis longtemps du métier de fripon s’il était vrai que les trompeurs démasqués dussent renoncer à faire des dupes, ou que la honte fût un fardeau si lourd à porter ! Je ne vois pourtant pas que les fripons soient de ces saints qu’on ne fête plus. M. Wille affirme que les agences particulières s’entendront mieux que la police à faire rendre gorge aux voleurs et à faire rentrer les volés dans leur bien. Je veux le croire ; mais il ne nous dit pas comment s’y prendra un plaignant, pour avoir raison du criminel qui aura attenté à sa vie ou tué son fils ou sa fille. Les agences se chargeront-elles d’assassiner l’assassin, ou la partie lésée en sera-t-elle réduite à se faire justice à elle-même ? Il affirme que la mise à l’interdit remplacera avec avantage toutes les pénalités. Est-il absolument certain que cette peine morale sera toujours efficace et ne sera jamais inique, que les grandes associations propriétaires du sol n’en useront jamais pour mater un homme qui les incommode ou qui refuse de se mettre à leur discrétion ? Il est si aisé de donner un air de justice à des procédés iniques ! M. Wille ne le sait que trop ; la rédaction du Vorwärts a prohibé deux de ses livres, et il paraît avoir ressenti très vivement cette injure.

Je n’insiste pas ; il me répondrait que tant valent les institutions, tant vaut l’homme ; qu’elles sont responsables de ses vices ; que toutes les servitudes ayant été abolies, les méchans, les menteurs, les voleurs, les meurtriers seront infiniment rares ; que le peu qu’il en restera se laissera prendre par la douceur. « Hélas ! les sociétés changent, disait Cavour, mais ce coquin d’homme sera toujours le même. » Cavour était aveuglé par ses préventions ; dans la société nouvelle il n’y aura plus de coquins, plus d’instincts pervers, plus de passions furieuses. Il est difficile de raisonner avec les anarchistes : quand ils prétendent qu’en supprimant l’État et la propriété ils transformeront le cœur humain, ils fondent leur théorie sur une expérience qui n’a point été faite et qui peut-être ne le sera jamais.

M. Wille est tellement convaincu de l’action bienfaisante de l’anarchie sur les cœurs, qu’il ne lui suffit pas de nous délivrer de la verge et du code pénal, il veut nous affranchir aussi de la loi morale. C’est encore une tyrannie, et ce n’est pas la moins odieuse. L’impératif catégorique est un maître insolent et rude ; personne n’a le droit de nous parler en maître, et Kant était un oppresseur. Vous entreprenez sur la dignité de l’homme quand vous lui dites : « Il y a des choses que tu dois faire et d’autres dont tu dois t’abstenir. » Ce langage est insupportable à quiconque se respecte. Mais n’allez pas croire que M. Wille prêche l’immoralité. Tout au contraire, il entend nous persuader qu’on sera d’autant plus vertueux qu’on sera moins contraint de l’être. Toutes les plantes de jardin que nous cultivons à grand’peine, et qui malgré nos soins s’étiolent souvent et dépérissent, fleuriront à l’état sauvage sur la terre de promission ; on y cueillera des roses panachées dans les bois.

La loi morale sera remplacée par l’égoïsme intelligent, qui sait que l’intérêt bien entendu s’accorde avec le bien commun, et cet égoïsme avisé et sagace se combinera avec l’altruisme spontané, qui fait tout de cœur et d’affection. M. Wille nous certifie que dans les unions libres les conjoints auront l’un pour l’autre des égards et de fidèles tendresses inconnues dans le mariage légal ; il assure aussi que les pères se dévoueront davantage au bonheur de leurs enfans. Toutefois il en est moins sûr que du reste, car il ajoute par précaution « que dans ce temps de prospérité universelle, il sera plus aisé qu’aujourd’hui de créer des asiles pour les enfans abandonnés. » Au surplus, quand les habitans de ce paradis auraient le cœur moins sensible et moins aimant qu’il ne se plaît à le croire, peu importe. L’homme, nous dit-il, trouve toujours du plaisir à exercer ses forces ; il en dépensera moins pour sa subsistance lorsque sa vie sera devenue plus facile, et il éprouvera le besoin de dépenser l’excédent pour le bien des autres. Ce sera pour lui un exercice hygiénique, et la vertu deviendra le plus généreux, le plus noble des sports. Je crains cependant que les égoïstes intelligens et les altruistes libres ne découvrent bientôt qu’il est plus hygiénique de monter à bicyclette que de soigner des diphtéries ou des varioles ; je crains que les charités dangereuses ne soient de tous les sports le plus noble peut-être, mais le moins goûté ; que les amateurs de ce genre de divertissement ne soient plus rares encore que les malandrins et les escrocs.

J’ai une autre inquiétude. Ne pourrait-il pas se faire qu’en nous rendant parfaitement libres, M. Wille oblige des ingrats, que nous lui reprochions de nous gratifier d’une liberté très incomplète, que nous lui disions : « Tu m’affranchis de tous les jougs humains, affranchis-moi du joug de la nature, ou tu n’auras rien fait. » Je sais que dans la société idéale, les machines sans cesse perfectionnées étendront notre domination sur les forces naturelles ; que s’il en faut croire un autre socialiste allemand, M. Hertzka, les hommes auront des ailes comme les oiseaux ; qu’ils devanceront les hirondelles au vol, et que chaque jour, un géodrome aimanté, arrivant du cap Nord et passant à Paris à deux heures précises, nous permettra, s’il nous plaît, d’aller dîner le soir en Sicile[3]. Mais si admirables que soient ces progrès, il faudra toujours compter avec les accidens et avec le plus cruel de tous. Est-on parfaitement libre quand le lendemain n’est jamais assuré, quand on sait « que tout ce qui se mesure finit et que tout ce qui est né pour finir n’est pas tout à fait sorti du néant où il est sitôt replongé ? » Non seulement M. Wille nous laisse dans la dépendance de la nature ; il ne nous soustrait à l’empire de la loi morale que pour nous soumettre au despotisme de la raison. Qui n’a éprouvé, cent fois dans un jour, le désir de déraisonner librement ? Qui ne s’est senti gêné, contrarié, violenté par sa raison ? A qui n’est venue l’envie de chasser cette étrangère, qui nous fait la loi ? Rien n’est plus raisonnable que l’arithmétique, et quelle tyrannie que la sienne ! Elle nous contraint de croire que deux fois deux l’ont quatre ; quelle servitude que d’être obligé de reconnaître que deux sous ajoutés à deux sous n’en feront jamais cinq !

Plusieurs jours durant j’ai habité en imagination le paradis de M. Wille, et j’ai fait de sincères, mais vains efforts pour m’y sentir libre et heureux. J’y ai rencontré des égoïsmes intelligens, qui ayant eu des difficultés sérieuses avec les égoïsmes bornés, demandaient à grands cris qu’on relevât les prétoires et qu’on rétablît les juges dans leur emploi. J’ai causé avec des altruistes qui, ayant cultivé avec ardeur le noble sport de la charité, avaient été payés d’une noire ingratitude et disaient : « Délivrez-nous de notre vertu qui ne nous procure aucune joie. » D’autres disaient : « Délivrez-nous de notre bonheur ! Délivrez-nous de notre liberté ! » Et ces hommes parfaitement libres et parfaitement raisonnables se prenaient à regretter les vieilles idoles, qui souvent dures aux petits, insoucieuses de leurs peines, souffrent du moins qu’ils possèdent un champ et une maison et qu’ils les lèguent à leur famille. C’est un avantage plus doux peut-être que celui de ne pas recevoir les verges dans son enfance.


G. VALBERT.

  1. Philosophie der Befreiung durch das reine Mittel, von Dr Bruno Wille ; Berlin, 1894.
  2. Einsiedler und Genosse, soziale Gedichte von Bruno Wille ; Berlin, 1894.
  3. Entrückt in die Zukunft, sozialpolitischer Roman, von Theodor Hertzka ; Berlin, 1895.