Le Dix-Huitième Siècle (1775)

Le Dix-Huitième Siècle : satire à M. Fréron
s.n. (p. 3-21).


LE


DIX-HUITIÈME SIÈCLE.




SATIRE À M. FRÉRON.


Cest vainement, Fréron, qu’en tes ſages écrits
Dévouant nos Cotins à de juſtes mépris,
Tu prétens, du bon goût retarder la ruine ;
C’en eſt fait : ſur ces bords, où le Vice domine,
Plus puiſſante, renaît l’hydre des ſots rimeurs,
Et la chûte des Arts ſuit la perte des mœurs.
Par l’erreur & l’orgueil nommé Philoſophie,
Un monſtre, chaque jour, croît & ſe fortifie,
Qui, d’honneurs uſurpés, parmi nous revêtu,
Étouffe les talens & détruit la vertu :
C’eſt, en nous dégradant, qu’il brigue nos louanges ;

Précipité par lui du Ciel dépeuplé d’Anges,
Dieu n’eſt plus ; l’ame expire ; & Roi des animaux,
L’homme voit ſes ſujets devenir ſes égaux :
Ce monſtre toutefois n’a point un air farouche,
Et le nom des vertus eſt toujours dans ſa bouche.
D’abord, faible pigmée & novateur diſcret,
Pour mieux braver les loix, caché dans le ſecret,
Il prêchoit, ignoré, ſes maximes fatales :
Bientôt géant nourri d’intrigues, de cabales,
Il oſa, du public affrontant les regards,
Marcher ſur l’Hélicon, Juge & Dieu de nos Arts ;
Fermer à ſes rivaux le Temple de Mémoire
Ouvert aux ſeuls Auteurs, Apôtres de ſa gloire ;
Humilier les Rois, & Tyran des mortels,
S’aſſeoir ſur les débris du Trône & des Autels.
Jeune homme, il vous ſied bien d’inſulter la ſageſſe !
Attaquer ſes enfans ! quelle ſcélérateſſe !
Vous croyez donc en Dieu ? De quel ſiecle êtes-vous ?
Du moins, de votre honneur ſi vous êtes jaloux,
Gardez-vous de le dire, & reſpectez vos maîtres :
Croire en Dieu fut un tort permis à nos ancêtres ;
Mais dans notre âge ! allons ; il faut vous corriger ;
Éclairez-vous, jeune homme, au lieu de nous juger ;
Penſez : (à vos progrès ce défaut ſeul s’oppoſe ;)
Si vous ſaviez penſer, vous feriez quelque choſe :
Sur tout point de ſatyre ; oh ! c’est un genre affreux !

Qui vous a dit, parlez, Zoïle ténébreux,
Que des mœurs, parmi nous, la perte étoit certaine ;
Que les beaux Arts couroient vers leur chûte prochaine ?
Par-tout, même en Ruſſie, on vante nos Auteurs :
Comme l’humanité règne dans tous les cœurs !
Vous ne liſez donc pas le Mercure de France ?
Il cite au moins, par mois, un trait de bienfaiſance.
De la Philoſophie illuſtre défenſeur,
Ainſi, plaignant mon ſort, Damis, profond penſeur,
Éclaire humainement mon aveugle ignorance ;
De nos Arts, de nos mœurs garantit l’excellence ;
Et ſans plus de raiſons, ſi je réplique un mot,
Pour prouver que j’ai tort, il me déclare un ſot.
Mais de ces Sages vains confondons l’impoſture ;
De leur règne fameux retraçons la peinture ;
Et duſſai-je mourir dans mon obſcurité ;
Du Puits, ſans m’effrayer, tirons la vérité.
Eh ! quel temps fut jamais en vices plus fertile ;
Quel ſiècle d’ignorance, en vertus plus ſtérile,
Que cet âge nommé ſiècle de la raiſon ?
L’écrit le plus impie eſt un fort beau Sermon,
Sur l’amour du prochain l’Auteur crie avec zèle ;
Et l’on prêche les mœurs juſques dans la Pucelle ;
J’en conviens : mais, Ami, nos modeſtes aïeux
Parloient moins des vertus & les cultivoient mieux :
Quels Demi-dieux enfin nos jours ont-ils vu naître ?

Ces Français ſi vantés, peux-tu les reconnaître ?
Jadis peuple héros, peuple femme en nos jours,
La vertu qu’ils avoient n’eſt plus qu’en leur diſcours.
Suis les pas de nos Grands : énervés de moleſſe,
Ils ſe trainent à peine, en leur vieille jeuneſſe,
Courbés avant le temps, conſumés de langueur,
Enfans efféminés de pères ſans vigueur ;
Et cependant, nourris des leçons de nos Sages,
Vous les voyez encore, amoureux & volages,
Chercher, la bourſe en main, de Beautés en Beautés,
La mort qui les attend au ſein des voluptés ;
De leurs biens, prodigués pour d’infâmes caprices,
Enrichir nos Laïs dont ils gagent les vices,
Tandis que l’honnête homme, à leur porte oublié,
N’en peut même obtenir une avare pitié :
Deſtinés en naiſſant aux combats, aux alarmes,
Formés dans un ſerrail au dur métier des armes ;
Qu’ils promettent d’exploits tous ces héros futurs !
L’un ſait, armé du fouet, conduire dans nos murs
Son char prompt & léger qu’un ſeul Coursier promène ;
L’autre, noble Hiſtrion, délirer ſur la Scène :
Sans doute c’eſt ainſi que Turenne & Villars
S’inſtruiſoient dans la paix aux triomphes de Mars.
La plûpart, indigens au milieu des richeſſes,
Dégradent leur naiſſance, à force de baſſeſſes :
Souvent, à pleines mains, d’Orval ſème l’argent ;

Par fois, faute de fonds, Monſeigneur eſt Marchand ;
Et l’élegant Médor, pour éteindre ſes dettes,
Met ſa jeune tendreſſe aux gages des Coquettes :
D’Orimond, pour ſuffire aux frais de ſon amour,
Adjuge au plus offrant les faveurs de la Cour :
Que dirai-je d’Arcas ? quand ſa tête blanchie,
En tremblant, ſur ſon ſein ſe panche appeſantie ;
Quand ſon corps, vainement de parfums inondé ;
Trahit les maux ſecrets dont il eſt obſédé ;
Sultan goutteux, Arcas a, dit-on, vingt maîtreſſes ;
C’eſt l’uſage : & pour prix de leurs fauſſes careſſes,
Cent louis qu’il emprunte, à chaque Iris portés,
Chez elle, tous les mois, arrivent, bien comptés :
Mais tout ce Peuple, ami, de créanciers antiques
Qui, le long du chemin répétant leurs ſuppliques,
Vont toujours voir Arcas qui n’eſt jamais chez lui,…
Arcas, pour s’acquitter, leur promet ſon appui.
Plus de foi ; plus d’honneur. L’himen n’eſt qu’une mode,
Un lien de fortune, un veuvage commode
Où, chaque époux brûlé de contraires deſirs,
Vit, ſous le même nom, libre dans ſes plaiſirs.
Vois-tu parmi ces Grands leurs compagnes hardies
Imiter leurs excès, par eux-même applaudies ;
Dans un corps délicat porter un cœur d’airain,
Oppoſer au mépris un front toujours ſerein ;

Mêlant l’orgueil au vice, au faſte l’impudence,
Des plus viles Phrinés emprunter la licence.
Aſſiſe dans ce cirque où viennent tous les rangs
Souvent baîller en loge, à des prix différens,
Cloris n’eſt que parée, & Cloris ſe croit belle ;
En vêtemens legers l’or s’eſt changé pour elle ;
Son front luit, étoilé de mille diamans ;
Et mille autres encor, effrontés ornemens,
Serpentent ſur ſon ſein, pendent à ſes oreilles ;
Les arts, pour l’embellir, ont uni leurs merveilles :
Vingt Familles enfin couleroient d’heureux jours,
Riches des ſeuls tréſors perdus pour ſes atours.
Malgré ce luxe affreux & ſa fierté ſevère,
Cloris, on le prétend, ſe montre populaire ;
Oui : dépoſant l’orgueil de ſes douze quartiers,
Madame, en ſes amours, déroge volontiers :
Indulgente beauté, Sapho la juſtifie,
Sapho qui, par bon ton, à la Philoſophie
Joint tous les goûts divers, tous les amuſemens ;
Rit avec nos penſeurs, penſe avec ſes Amans,
Enfant Sophiſte, au fond coquette Pédagogue ;
Qui gouverne la mode ; à ſon gré met en vogue
Nos petits vers lâchés par gros in-octavo
Ou ces Drames pleureurs qu’on joue incognito ;
Protège l’univers, & rompue aux affaires,
Fournit vingt Financiers d’importans Secrétaires ;

Lit tout ; & même ſait par nos Auteurs Moraux
Qu’il n’eſt certainement un Dieu, que pour les ſots.
Parlerai-je d’Iris ? chacun la prône & l’aime ;
C’eſt un cœur, mais un cœur… c’eſt l’humanité même :
Si d’un pied étourdi quelque jeune Éventé
Frappe, en courant, ſon chien qui jappe, épouvanté ;
La voilà qui ſe meurt de tendreſſe & d’alarmes ;
Un papillon ſouffrant lui fait verſer des larmes ;
Il eſt vrai : mais auſſi qu’à la mort condamné,
Lalli ſoit, en ſpectacle, à l’échaffaut traîné ;
Elle ira, la première, à cette horrible fête
Acheter le plaiſir de voir tomber ſa tête :
Enfin dans les hauts rangs je cherche des vertus ;
J’y cherche un cœur honnête & je n’en trouve plus.
J’aurois pû te montrer nos Ducheſſes fameuſes,
Tantôt d’un Hiſtrion amantes ſcandaleuſes,
Fières de ſes ſoupirs obtenus à grand prix,
Elles-même aux railleurs dénonçant leurs maris ;
Tantôt, pour égayer leurs courſes ſolitaires,
Imitant noblement ces Grâces mercénaires
Qui, par couples nombreux, ſur le déclin du jour,
Vont aux lieux fréquentés colporter leur amour ;
Contens d’un héritier, dans les jours de leur force,
Les époux, très-amis, vivant dans le divorce ;
Vainqueurs des préjugés, les pères bienfaiſans
Du ſerrail de leurs Fils Eunuques complaiſans ;

Quelques Marquis, d’ailleurs doués de mœurs auſtères,
Polygames galans & vieux célibataires ;
Pluſieurs encor, vraiment Philoſophes parfaits,
En petite Gomorre érigeant leur Palais.
Mais la corruption, à ſon comble portée,
Dans le cercle des Grands ne s’eſt point arrêtée ;
Elle infecte l’Empire, & les mêmes travers
Règnent également dans tous les rangs divers.
Il faut voir ce Marchand, Philoſophe en boutique,
Qui déclarant trois fois ſa ruine authentique,
Trois fois s’eſt enrichi d’un heureux deshonneur,
Trancher du Financier, jouer le grand Seigneur :
Monſieur, pour ſes amis, entretient une Actrice ;
Madame, des beaux arts bourgeoiſe Protectrice,
En couvent d’eſprits-forts transforme ſa maiſon
Et fait de ſon comptoir un Bureau de raiſon.
Par-tout s’offre l’orgueil & le luxe & l’audace ;
Orgon, à prix d’argent, veut annoblir ſa race :
Devenu Magiſtrat de mince roturier,
Pour être un jour Baron, il ſe fait uſurier :
Jadis, son Clerc, Mondor envioit ſont partage ;
Tout-à-coup, des bureaux ſecouant l’eſclavage,
Il loge ſa moleſſe en un riche Palais
Et derrière un char d’or promenant trois valets,
Sous ſix chevaux pareils ébranle au loin la rue ;
Mais ſa fortune, Ami, comment l’a-t-il accrue ?

Il a vendu ſa femme, & ce couple abhorré,
Enveloppé d’opprobre, eſt pourtant honoré.
Hé ! quel frein contiendroit un vulgaire indocile
Qui ſait, grace aux Docteurs du moderne Évangile,
Qu’envain le pauvre eſpère en un Dieu qui n’eſt pas ;
Que l’homme tout entier eſt promis au trépas ?
Chacun veut de la vie embellir le paſſage ;
L’homme le plus heureux eſt auſſi le plus ſage ;
Et depuis le vieillard qui touche à ſon tombeau,
Juſqu’au jeune homme, à peine échappé du berceau,
À la Ville, à la Cour, au ſein de l’opulence,
Sous les affreux lambeaux de l’obſcure indigence,
La débauche au teint pâle, aux regards effrontés,
Enflamme tous les cœurs, vers le crime emportés :
C’eſt envain que fidèle à ſa vertu première,
Louis instruit aux mœurs la Monarchie entière ;
La Monarchie entière eſt en proie aux Laïs,
Idoles d’un moment, qui perdent leur pays ;
Et la Religion, mère déſeſpérée,
Par ſes propres Enfans ſans ceſſe déchirée,
Dans ſes temples déſerts pleurant leurs attentats,
Le pardon ſur la bouche, envain leur tend les bras ;
Son culte eſt avili ; ſes loix ſont profanées :
Dans un cercle brillant de Nymphes fortunées
Entens ce jeune Abbé : Sophiſte-bel-eſprit,
Monſieur fait le procès au Dieu qui le nourrit ;

Monſieur trouve plaiſans les feux du purgatoire ;
Et pour mieux amuſer ſon galant auditoire,
Mêle aux tendres propos ſes blaſphêmes charmans,
Lui prêche de l’amour les doux égaremens ;
Traite la piété d’aveugle fanatiſme
Et donne, en ſe jouant, des leçons d’Athéiſme.
Voilà donc, cher Ami, cet âge ſi vanté,
Ce ſiècle heureux des mœurs & de l’humanité :
À peine des vertus l’apparence nous reſte ;
Mais détournant les yeux d’un tableau ſi funeſte,
Éclairés par le goût, enviſageons les Arts :
Quel déſordre nouveau ſe montre à nos regards !
De nos Peres fameux les ombres inſultées ;
Comme un joug importun, les règles rejettées ;
Les genres oppoſés bizarrement unis ;
La nature, le vrai de nos Livres bannis ;
Un deſir forcené d’inventer & d’inſtruire ;
D’ignorans Écrivains, jamais las de produire ;
Des brigues ; des partis l’un à l’autre odieux ;
Le Parnaſſe idolâtre adorant de faux Dieux ;
Tout me dit que des Arts la ſplendeur eſt ternie.
Pareille à la Peinture & ſœur de l’Harmonie,
Jadis la Poéſie, en ſes pompeux accords,
Oſant même au néant prêter une âme, un corps,
Egayoit la raiſon de riantes images ;
Cachoit de la vertu les préceptes ſauvages

Sous le voile enchanteur d’aimables fictions ;
Audacieuſe & ſage en ſes expreſſions,
Pour cadencer un vers, qui dans l’âme s’imprime,
Sans appauvrir l’idée, enrichiſſoit la rime ;
S’ouvroit par notre oreille un chemin vers nos cœurs,
Et nous divertiſſoit, pour nous rendre meilleurs.
Maudit ſoit à jamais le pointilleux Sophiſte
Qui le premier nous dit en proſe d’Algébriſte :
De par Voltaire & moi, vains rimeurs, montrez-vous
Non peintres, mais penſeurs utiles, comme nous :
Dès-lors la Poéſie a vû ſa décadence ;
Infidelle à la rime, au ſens, à la cadence,
En proſe compaſſée elle va clabaudant,
Apollon ſans pinceaux n’eſt plus qu’un lourd pédant.
C’étoit peu que, changée en bizarre Furie,
Melpomène étalât sur la Scène flétrie,
Des Romans fort touchans ; car à peine l’Auteur,
Pour emporter les morts, laiſſe vivre un Acteur ;
Que ſoigneux d’évoquer des Revenans affables,
Prodigue de combats, de marches admirables,
Tout Poëte moderne, avec pompe aſſommant,
Fît d’une Tragédie un Opéra charmant ;
La Muſe de Sophocle, en robe doctorale,
Sur des treteaux ſanglans profeſſe la morale :
Là, ſouvent un Sauvage, orateur apprêté,
Auſſi bien qu’Arouet, parle d’humanité :

Là, des Turcs amoureux ſoupirant des maximes,
Débitent galamment Séneque mis en rimes :
Alzire au déſeſpoir, mais pleine de raiſon,
En invoquant la mort, commente le Phédon :
Pour expirer en forme, un Roi, par bienſéance,
Doit exhaler ſon ame avec une ſentence ;
Et chaque Perſonnage, au théatre produit,
Héros toujours ſoufflé par l’Auteur qui le ſuit,
Fût-il Scythe ou Chinois, dans un Traité sans titre,
Converſe éloquemment par geſte, ou par chapitre.
Thalie a de ſa ſœur partagé les revers :
Peindre les mœurs du temps eſt l’objet de ſes vers ;
Mais laſſe d’un emploi que le Goût lui confie,
Apôtre larmoyant de la Philoſophie,
Elle fuit la gaité qui doit ſuivre ſes pas
Et d’un maſque tragique enlaidit ſes appas.
Tantôt c’eſt un rimeur, dont la muſe étourdie,
Dans un conte annobli du nom de comédie,
Paſſe, en dépit du goût, du touchant au bouffon,
Et marie une farce avec un long ſermon :
Tantôt c’eſt un grimaud, dont le démon terrible,
Pleure éternellement dans un drame riſible :
Que dis-je ? Oſer blâmer un drame, un drame enfin !
La comédie eſt belle & le drame eſt divin :
Pour moi j’y goûte fort, car j’aime la nature,
Ces héros villageois, beaux eſprits ſous la bure

Et j’approuve l’Auteur de ces drames diſerts
Qui ne s’abaiſſe point jusqu’à parler en vers :
Un vers coûte à polir & le travail nous pèſe ;
Mais en proſe du moins on eſt ſot à ſon aiſe.
Par-tout le même ton : chaque Muſe en ſes chants,
Aux dépens du vrai goût fait la guerre aux Méchans :
Le plus lourd chanſonnier de l’Opéra-Comique
Prête à son Apollon un air philoſophique,
Et des vers ſont charmans, ſi peu qu’ils ſoient moraux.
Mais de la Poéſie uſurpant les pinceaux,
Et du nom des vertus ſanctifiant ſa proſe,
Par la pompe des mots l’Éloquence en impoſe :
Que d’Orateurs guindés qui ſe diſent profonds
Se tourmentent ſans fin pour enfanter des ſons !
Dans un livre où Thomas rêve, comme en extaſe,
Je cherche un peu de ſens & vois beaucoup d’emphaſe.
Un plaiſant, des dévots Zoïle envenimé,
Qui nous vend, par eſſais, le menſonge imprimé,
Des oppreſſeurs fameux développant les trames,
Met, pour mieux l’annoblir, l’Hiſtoire en Épigrammes :
Chaque genre varie au gré des Écrivains
Et ne connoît de loix, que leurs caprices vains.
Sans doute le reſpect des antiques Modèles
Eût au Vrai ramené les Muſes infidelles :
Eux ſeuls, de la nature imitateurs conſtans,
Toujours lûs avec fruit, ſont beaux dans tous les tems :

Heureux qui, jeune encor, a ſenti leur mérite :
Même, en les ſurpaſſant, il faut qu’on les imite :
Mais les Sages du jour ou d’heureux novateurs,
De leur goût corrompu partiſans corrupteurs,
Pour s’aſſeoir ſur le Pinde au rang de nos ancêtres,
Ne pouvant les atteindre, ont dégradé leurs maîtres.
Boileau, dit Marmontel, tourne assez bien un vers ;
Ce Chantre gazettier, Pindare des déſerts,
La Harpe, enfant gâté de nos penſeurs ſublimes,
Quelquefois, dans Rouſſeau, trouve de belles rimes.
Si l’on en croit Mercier, Racine a de l’eſprit ;
Mais Perraut, plus profond, Diderot nous l’apprit,
Perraut, tout plat qu’il eſt, pétille de génie :
Il eût pû travailler à l’Encyclopédie.
Périſſe Boſſuet ! quoi ! ton pinceau flatteur
Souilla de ſon éloge un papier impoſteur ?
Étoit-il philoſophe ? aveugles que nous ſommes !
Combien l’erreur publique a fait de faux grands hommes !
Enfin la raiſon luit ; leurs talens ſont jugés ;
Des affronts du ſifflet les Cotins ſont vengés :
Voltaire en ſoit loué ! chacun ſçait au Parnaſſe
Que Malherbe eſt un ſot & Quinaut un Horace :
Dans un long commentaire il prouve longuement
Que Corneille par fois pourroit plaire un moment,
Et tous ces Demi-Dieux que l’Europe en délire
A, depuis cent hivers, l’indulgence de lire,

Vont dans un juſte oubli retomber déſormais,
Comme de vains Auteurs qui ne penſent jamais.
Quelques vengeurs pourtant, armés d’un noble zele,
Ont de ces morts fameux épouſé la querelle :
Delà, ſur l’Hélicon, deux Partis oppoſés
Règnent, & l’un par l’autre à l’envi dépriſés,
Tour-à-tour s’adreſſant des volumes d’injures,
Pour le trône des Arts, combattent par brochures :
Mais plus forts par le nombre & vantés en tous lieux,
Les corrupteurs du goût en paroiſſent les Dieux :
Auſſi dans ſon Journal La Harpe les protège.
Eux ſeuls peuvent prétendre au rare privilège
D’aller au Louvre, en corps, commenter l’Alphabet ;
Grammairiens jurés, immortels par brevet :
Honneurs, richeſſe, emplois, ils ont tout en partage,
Hors la ſaine raiſon que leur bonheur outrage ;
Et le Public eſclave obéit à leurs loix :
Mille Cercles ſavans s’aſſemblent à leur voix :
C’eſt dans ces tribunaux galans & domeſtiques
Que parmi vingt Beautés, Bourgeoiſes empyriques,
Diſtribuant la gloire & péſant les écrits,
Ces fiers Inquiſiteurs jugent les beaux Eſprits.
Ô malheureux l’Auteur dont la plume élégante
Se montre encor du goût ſage & fidelle amante ;
Qui rempli d’une noble & conſtante fierté,
Dédaigne un nom fameux, par l’intrigue acheté,

Et n’ayant, pour prôneurs, que ſes muets ouvrages,
Veut, par ſes talens ſeuls, enlever les ſuffrages !
La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré ;
S’il n’eût été qu’un sot, il auroit proſpéré :
Trop fortuné celui qui peut avec adreſſe
Flatter tous les partis que gagne ſa ſoupleſſe ;
De peur d’être blâmé, ne blâme jamais rien ;
Dit Voltaire un Virgile, & même un peu chrétien,
Et toujours en l’honneur des tyrans du Parnaſſe,
De madrigaux en proſe allonge une préface :
Mais trois fois plus heureux le jeune-homme prudent
Qui de ces Novateurs enthouſiaſte ardent,
Abjure la raiſon, pour eux la ſacrifie ;
Soldat ſous les drapeaux de la Philoſophie.
D’abord, comme un prodige, on le prône par-tout :
Il nous vante ! en effet c’eſt un homme de goût :
Son chef-d’œuvre eſt toujours l’écrit qui doit éclorre ;
On récite déjà les vers qu’il fait encore :
Qu’il est beau de le voir, de dînés en dînés,
Officieux Lecteur de ces vers nouveaux nés,
Promener chez les Grands ſa Muſe bien nourrie !
Paroit-il ; on l’embraſſe : il parle ; on ſe récrie :
Fût-il un Duroſoy, tout Paris l’applaudit ;
C’eſt un Auteur divin ; car nos Dames l’ont dit :
La Marquiſe, le Duc, pour lui tout eſt Libraire ;
De riches penſions on l’accable ; & Voltaire

Du titre de Génie a ſoin de l’honorer
Par Lettres, qu’au Mercure il fait enrégiſtrer.
Ainſi, de nos tyrans la Ligue protectrice
D’une gloire précoce enfle un rimeur novice :
L’Auteur le plus fécond, ſans leur appui vanté,
Travaille dans l’oubli pour la poſtérité ;
Mais par eux, ſans rien faire, un fat nous en impoſe ;
Turpin n’eſt que Turpin ; Arnaud eſt quelque choſe.
Ô combien d’Écrivains, Philoſophes titrés,
Sur le Pinde Français parvenus illuſtrés,
Ont, par cet art puiſſant, uſurpé nos hommages !
L’encens de tout un peuple enfume leurs images :
Eux-même avec candeur ſe diſant immortels,
De leurs mains tour à tour ſe dreſſent des autels :
Sous peine d’être un ſot, nul plaiſant téméraire
Ne rit de nos amis & ſur-tout de Voltaire.
On auroit beau montrer tous ſes vers faits ſans art,
D’une moitié de rime habillés au hazard,
Seuls, & jettés par ligne exactement pareille,
De leur chûte uniforme importunant l’oreille,
Ou, bouffis de grands mots qui ſe choquent entr’eux,
L’un ſur l’autre appuyés, ſe traînant deux à deux ;
Et ſa proſe frivole, en pointes aiguiſée,
Pour braver l’harmonie, inceſſamment briſée :
Parfaite on croit ſa proſe, & parfaits ſes accords ;
Lui ſeul a de l’eſprit, comme quarante en corps :

Qui pourroit le nier ? Moi peut-être : j’avoue
Que d’un rare ſavoir à bon droit on le loue ;
Que ſes chefs-d’œuvres faux, trompeuſes nouveautés,
Étonnent quelquefois par d’antiques beautés ;
Que par ſes défauts même il ſait encor ſéduire :
Talent qui peut abſoudre un ſiècle qui l’admire ;
Mais qu’on m’oſe prôner des Sophistes peſans,
Apoſtats effrontés du goût & du bon ſens :
Saint-Lambert, noble Auteur dont la Muſe pédante
Fait des vers fort vantés par Voltaire qu’il vante ;
Qui, prêchant les Pervers, pour ennuyer les Bons,
En quatre Points mortels a rimé les Saiſons ;
Et ce vain Beaumarchais qui trois fois avec gloire
Mit le Mémoire en Drame & le Drame en Mémoire ;
Et ce lourd Diderot, Docteur en ſtile dur,
Qui paſſe pour ſublime, à force d’être obſcur ;
Et ce froid d’Alembert, Chancelier du Parnaſſe,
Qui ſe croit un grand Homme & fit une Préface ;
Et tant d’autres encor dont le Public épris,
Connoit beaucoup les noms & fort peu les écrits ;
Alors, certes alors ma colère s’allume,
Et la vérité court ſe placer ſous ma plume.
Ah ! du moins par pitié s’ils ceſſoient d’imprimer,
Dans le ſecret, contens de proſer, de rimer ;
Mais de l’humanité maudits Miſſionnaires,
Pour leurs triſtes Lecteurs ces Prêcheurs n’en ont guères :

La Harpe mille fois jura ſur Pharamon
De bien nous ennuyer, pour ſe faire un beau nom ;
Thomas eſt en travail d’un gros Poëme épique ;
Marmontel enjolive un Roman poétique
Et même Duroſoy, fameux par des Chanſons,
Met l’Hiſtoire de France en Opéras-Bouffons :
Tout compoſe ; & déjà de tant d’Auteurs manœuvres
Aucun n’eſt riche aſſez, pour acheter ſes œuvres.
Pour moi qui démaſquant nos Sages dangereux,
Peignis de leurs erreurs les effets déſaſtreux ;
L’Athéiſme en crédit ; la Licence honorée
Et le Lévite enfin briſant l’Arche Sacrée ;
Qui retraçai des Arts les malheurs éclatans,
Les ligues, le pouvoir des Novateurs du temps
Et leur fureur d’écrire & leur honteuſe gloire
Et de mon ſiècle entier la déplorable hiſtoire,
J’ai vû les maux, promis à ma ſincérité
Et devant craindre tout, j’ai dit la vérité.


FIN.