Librairie de la bibliothèque démocratique (p. 9-24).


LE DIVORCE



La question du divorce est posée de nouveau.

Tous les esprits justes, éclairés, vraiment libéraux, réclament aujourd’hui cette réforme, en faveur de laquelle plaident plus éloquemment encore les nombreux drames que nous voyons chaque jour se dérouler devant les tribunaux.


Quels arguments valent les faits ?

Le terrible événement que nous allons raconter, quoique resté ignoré, prouve mieux peut-être que les procès les plus retentissants, à quelles fatales extrémités peut conduire l’indissolubilité du nœud conjugal.

Voici d’abord une lettre qui donne sur les antécédents des principaux acteurs de ce drame des détails indispensables à l’intelligence de notre récit.


I

LETTRE DE DANIEL DUCLOS À SON AMI X***.


« Ah ! mon ami ! quel malheur est le mien ! Un conseil, je t’en prie ; car je sens par instants que la raison, le sens moral même m’abandonnent.

« Pardonne mon long silence : viens à mon secours. Ta vieille affection peut seule m’aider à surmonter cette crise, la plus cruelle que j’aie encore traversée.

« Si depuis six ans bientôt j’ai cessé de correspondre avec toi, n’en accuse pas mon amitié. Le malheur d’un mari trompé, assez faible pour pardonner, n’excite pas grande pitié ; et tu es si sceptique à l’endroit de l’amour et du mariage, que j’ai craint de te faire sourire en te racontant mes douleurs intimes.

« Il y a quatre ans, tu le sais, que je suis séparé de la femme indigne que j’ai tant aimée. Qu’ai-je fait, que suis-je devenu depuis cette époque ? J’ose à peine te l’avouer.

« Tu connais mon cœur ardent, passionné. Eh bien ! ce cœur, que je croyais brisé, mort à jamais, vit encore ; cette ardeur, que je croyais éteinte, s’est ranimée avec une violence qui m’épouvante.

« J’aime comme je n’ai jamais aimé !

« Par une étrange moquerie du destin, autant j’ai souffert autrefois de la nature vicieuse de Berthe, autant je souffre aujourd’hui de la pureté de celle que j’aime.

« Si tu la connaissais, tu croirais à la vertu, tu comprendrais que depuis trois ans je n’aie pas encore osé lui avouer mon amour ; tu comprendrais que devant ce front noble et candide, je tremble comme un enfant, et que toutes les fureurs de cette passion sans espoir se calment au son de sa voix si douce et si pure, pour renaître plus impétueuses dès que je suis hors de sa présence.

« Celle que j’aime ainsi est précisément la femme de Raoul de Givry, de celui qui m’a enlevé l’amour de Berthe. Elle a donc souffert comme moi ; car elle aimait son mari comme j’aimais ma femme, de toutes les forces de son être, avec toutes les adorations de son âme religieuse et tendre.

« Cet homme, dont son amour exalté avait fait un dieu, l’a trompée, volée, couverte d’opprobre, comme la perverse créature que je croyais aussi un être parfait, presque divin, m’a trahi, ruiné, déshonoré.

« Comme moi, la chère âme a été cruellement déçue ; comme moi, elle a durement expié sa méprise. Souvent elle a été témoin de mes tortures, comme j’ai vu les siennes.

« Dès ce moment s’établit entre nous une secrète sympathie. Mais nous étions alors trop malheureux pour nous arrêter à cette impression, et songer à l’analyser.

« Nos idoles brisées, nous avions fait serment tous deux de ne plus aimer.

« Hélas ! elle a tenu son serment, elle ! L’affection qu’elle me témoigne ne s’est jamais écartée de la plus pure amitié, tandis que moi…

« Ah ! mon ami, chaque jour depuis trois ans, je sens avec un véritable effroi cet amour grandir dans mon cœur, envahir tout mon être. J’ai essayé de le dominer, de le vaincre. J’ai cru qu’en la voyant de plus près, qu’en vivant dans son intimité, l’amitié l’emporterait à la fin sur ce sentiment véhément. C’est ainsi que je m’abusais moi-même pour avoir un prétexte de rester auprès d’elle.

« Depuis que je suis séparé judiciairement de ma femme, depuis que madame de Givry a également obtenu la séparation, nous nous voyons presque chaque jour.

« J’ai voulu mettre un peu plus d’intervalle dans mes visites ; mais passer une semaine sans la voir, c’est au-dessus de mes forces ; et puis elle me fait sur mon absence de si tendres reproches, que je reprends mes visites quotidiennes, je recommence à m’enivrer du charme pénétrant qu’exhale sa chaste et suave beauté, son âme sereine, son cœur si tendre et si bon. Puis quand je la quitte, le vertige me saisit de nouveau, je retombe dans mon délire. C’est une fièvre qui me consume.

« — Les distractions, diras-tu, prends une maîtresse.

« Toutes les autres femmes me font horreur. Je suis absolument monogame. Aujourd’hui, je ne puis aimer que la douce, l’adorable Louise qui, elle, ne m’aimera jamais comme je l’aime.

« Tu me diras encore que pour savoir si elle m’aime, il faut lui déclarer mon amour.

« À supposer que je l’ose, elle est si pure qu’elle ne comprendrait pas mes tortures. Peut-être même me repousserait-elle avec mépris.

« Sans être superstitieuse, elle est religieuse, elle a surtout la religion du serment. Quels que soient les torts de son mari, elle lui a juré fidélité éternelle ; elle ne se croit pas déliée de son serment, parce que son mari n’a pas tenu le sien. Et puis elle a un enfant ; elle ne voudrait pas avoir à rougir un jour devant lui.

« Ah ! si le divorce était établi, peut-être arriverais-je à vaincre sa résistance ; mais nous sommes deux forçats du mariage, rivés à une chaîne odieuse que nous ne pourrons jamais briser, sans que mon adorée Louise perde l’estime du monde et l’estime d’elle-même.

« Cette inflexibilité de la loi est atroce. À quoi donc pensaient ces législateurs qui nous ont voués à un pareil supplice ? Sans doute ils n’ont jamais souffert comme nous.

« Quoi ! parce que je me suis trompé sur le caractère de la femme que j’ai épousée, je ne pourrai jamais réparer cette erreur.

« Quoi ! parce que cette femme indigne a eu des torts envers moi, parce qu’elle a été coupable, me voilà condamné, moi, innocent, à la souffrance, à l’isolement éternels ; je serai une sorte de paria dans la société. Aucune femme honnête ne pourra m’aimer.

« Et si je parvenais à me créer une famille en dehors du monde, en dehors des lois, il faudrait la cacher, il faudrait qu’elle rougît et souffrît à cause de moi. Comment exposer à la honte la femme qu’on aime, celle qu’on voudrait honorée, respectée de tous !

« Et ses enfants, mes véritables enfants, je ne pourrais les reconnaître devant la loi ; tandis que la fille de Berthe, cette enfant que j’ai adoptée par pitié parce que sa mère l’a donnée, mais qui n’est pas à moi, pourra porter mon nom et le déshonorer peut-être, comme sa mère,

« Voilà la justice humaine !

« C’est pour pallier tant d’inconséquences qu’elle est obligée, parfois, de tolérer l’assassinat…

« Que de fois je l’ai maudite, cette société despotique, absurde, qui vient s’immiscer dans mes affections les plus intimes, s’interposer entre moi et la femme que j’aime ! Et de quel droit me condamne-t-elle à la solitude, aux stériles regrets, au martyre ? Oui, je la hais, je la repousse. Que ne puis-je la fuir, aller chercher en pays étranger des lois plus humaines et plus sages ? Que ne puis-je la fuir surtout, pour échapper à la folie qui par instants s’empare de mon cerveau, de mes nerfs malades, la folie du crime ?…

« Crois-tu donc que le jour où je ne pourrais plus dominer la colère qui parfois bouillonne en moi, le jour où, malgré moi, je tuerais cette femme, le seul, l’odieux obstacle à mon amour, je serais bien coupable ?

« Non. La loi qui, sous prétexte d’ordre social, m’a enfermé à jamais dans cette cage de fer des liens indissolubles, a perverti ma bonté native et développé en moi les instincts féroces. Elle seule serait responsable de mon crime.

« Pourtant, comme il me serait facile de l’oublier, cette femme, et même de lui pardonner, si nous pouvions briser la chaîne qui nous lie !

« Si je pouvais retrouver avec une autre le bonheur d’une sainte affection et ces joies de la famille que je cherchais surtout dans le mariage, je n’aurais pas ces colères et ces désespoirs !

« Si seulement j’avais un enfant à moi pour me consoler, sur lequel reporter toute la tendresse dont mon cœur déborde, qui m’oppresse, qui m’étouffe ; si Juana était ma fille, peut-être supporterais-je mon malheur. Mais rien, rien, personne à aimer ! À cette pensée, les sanglots me suffoquent. Si ton amitié ne peut me guérir, mon parti est pris. La loi, d’ailleurs, ne me laisse pas d’autre alternative : le suicide ou le crime.

« Ton malheureux ami,
« Daniel Duclos. »