Le Divin (Félix Le Dantec - La Revue blanche)

La Revue blancheTome XXIX (p. 458-466).

Le Divin

à M. H. Houjon.

« Le mot Dieu, dit Renan, ayant pour lui une longue prescription, ce serait dérouter l’humanité que de le supprimer. »

Le mot Roi avait une prescription aussi longue, et cependant certains peuples ont réussi à s’en débarrasser sans paraître trop en souffrir. « C’est, dit l’abbé Marcel Hébert [1], d’après le type de gouvernement arbitraire, tyrannique, des barbares despotes de la Chaldée, que l’humanité primitive a conçu et que la grande majorité de l’humanité civilisée conçoit encore le gouvernement divin. Sans doute, en passant par la conscience des prophètes et du Christ, l’implacable Javeh est devenu le Père céleste ; mais que de fois, sous le père, réapparaît le despote oriental ! Aussi, l’humanité pensante proteste-t-elle énergiquement au risque de rejeter à la fois l’image et l’idée. » Et c’est pourquoi le courageux abbé croirait « commettre une faute contre la raison en n’habituant pas l’humanité, peu à peu, à une formule religieuse plus loyale et moins dangereuse dans ses conséquences pratiques, que celle du passé. » [2]

« Beaucoup, dit ailleurs le même auteur, n’arrivent à conclure à un Dieu personnel que parce qu’ils désirent, ils veulent a priori que Dieu soit personnel. » Et il démontre que les fameux syllogismes dont se composent les Preuves de saint Thomas d’Aquin ne sont que d’inconscients sophismes. Si tant d’hommes, doués de sens pratique, ont accepté ces Preuves comme suffisantes, c’est surtout parce qu’ils les considéraient comme inutiles, étant convaincus d’avance et, sans démonstration, de l’existence de Dieu.

Les raisonnements de l’abbé Hébert sont très justes, mais les docteurs en théologie ne seront pas embarrassés pour lui prouver qu’il se trompe grossièrement ; il leur suffira pour cela de substituer à certains mots dépourvus de sens d’autres mots d’une signification également inexistante, et pour peu que leur argumentation soit un peu longue, les plus malins n’y verront que du feu. Je crois qu’il est facile de mettre en évidence l’erreur fondamentale du raisonnement de saint Thomas en montrant qu’elle résulte d’une ignorance, fort légitime d’ailleurs, à l’époque où syllogisait le Docteur angélique.

Le point de départ de toute la Preuve est l’affirmalion suivante : Omne quod movetur ab alio movetur [3]. Une pierre qui gît sur le chemin se mettra en mouvement si je lui donne un coup de pied ; voilà la comparaison grossière de laquelle on conclut que si mon corps bouge, c’est parce que j’ai une âme qui le meut, que s’il y a du mouvement au monde, c’est parce qu’il y a, un primum movens qui est Dieu.

La pierre qui gît sur le chemin nous paraît sans mouvement, saint Thomas la croyait telle ; elle ne l’est pas, et c’est là ce qui fausse tout le raisonnement. S’il n’y avait au monde que des corps fluides comme l’air atmosphérique et l’eau des rivières, nous n’aurions peut-être, pas eu, aussi facilement l’idée instinctive que la matière est immobile par elle-même ; et cependant, l’eau d’une barrique, l’air enfermé dans une bouteille, nous paraissent au repos absolu, mais c’est surtout de l’observation des corps solides qu’est provenue cette notion funeste de l’immobilité des choses. Le corps des animaux, en particulier, nous paraît dépourvu de mouvement quand il est au repos, et c’est pour cela que nous lui attribuons la création d’un mouvement quand il se déplace pour donner un coup de pied à une pierre sur la route. Or, l’observation la plus grossière nous prouve que, même en repos apparent, le corps des animaux est le siège d’un mouvement incessant ; le cœur bat, le sang et la lymphe circulent dans tout l’organisme avec une grande rapidité, et, phénomène moins facile à observer mais non moins certain, des mouvements chimiques incessants (oxygénation, assimilation), ont lieu dans l’intimité de tous les tissus. Suivant les cas, ces petits mouvements microscopiques se traduisent, ou non, par des mouvements macroscopiques, mais le mouvement d’ensemble n’est qu’une synthèse de petits mouvements qui ne cessent jamais.

La matière vivante est donc le siège d’un mouvement incessant, la matière brute l’est aussi.

Je vois cette pierre, parce ses éléments vibrent sans cesse avec une effrayante rapidité et transmettent leur mouvement à mon œil ; cette pierre a une certaine température, parce que ses éléments vibrent sans cesse d’un mouvement qui se traduit chez nous par une sensation de chaleur ; cette pierre pèse, sans cesse, sur le sol, parce que ses éléments sont le siège d’un mouvement incessant dont la synthèse se traduit par une pression ; de même l’eau de la barrique presse sur les parois de la barrique, parce que ses éléments se meuvent sans cesse ; si je pratique un trou dans la paroi de la barrique, ces mouvements élémentaires, au lieu de déterminer une pression, produiront un mouvement d’ensemble ; l’eau s’écoulera par le trou.

Nous ne connaissons pas de matière immobile ; il en existe peut-être, mais nous ne pouvons pas la connaître, puisque nos organes des sens, par lesquels nous sommes avertis de ce qui se passe autour de nous, ne peuvent être impressionnés que par des mouvements. On a cru à l’immobilité de la matière avant de s’être rendu compte de la nature des phénomènes lumineux ; on a comparé grossièrement le caillou de la route à l’oiseau qui peut s’envoler, et on a considéré le premier comme inerte, le second comme créateur de mouvement ; l’un et l’autre sont le siège de mouvements incessants.

Il n’y a pas création de mouvement chez les animaux ; il y a seulement transformation de mouvement, mais cette transformation nous semble une création, comme tout ce qui est de nature chimique. Quand nous tirons un coup de canon, avec de la poudre qui paraissait immobile, nous transformons en un mouvement linéaire d’ensemble, savoir le transport du boulet, tous les petits mouvements qui, dans chacun des éléments au repos chimique, caractérisaient précisément la nature chimique de ces éléments. De même l’homme, nourri d’aliments et d’oxygène, transforme en activité humaine toutes les activités latentes de ces substances alimentaires :

Nous ne connaissons que de la matière en mouvement ; nous n’assistons qu’à des transformations de mouvement. Où donc pouvons-nous trouver la raison d’être de l’affirmation de saint Thomas : Omnes quod movetur ab alio movetur ? Uniquement dans l’histoire du caillou auquel nous donnons un coup de pied ; c’est peu de chose, et nous avons vu ce qu’il faut en penser. De même que les petits ruisseaux font les grandes rivières, de petits mouvements, que nous ne voyons pas, peuvent se synthétiser en grands mouvements que nous voyons et que nous croyons voir naître ; voilà la source de l’erreur de saint Thomas.

L’idée de mouvement est donc inséparable pour nous de l’idée de matière ; je pense que la plupart des théologiens continueront néanmoins, pour le besoin de la cause, à considérer la matière comme essentiellement immobile et ne pouvant être agitée que par l’esprit ; mens agitat molem ! Et cela démontre l’existence de l'esprit, puisqu’il y a du mouvement. Ce n’est pas plus difficile que cela.

Il y a de la matière en mouvement ; voilà ce que nous apprend la science ; les mouvements élémentaires se synthétisent de diverses manières et produisent des mouvements d’ensemble, mais nous ne constatons que des transformations, pas de créations de mouvement. Nous sommes nous-mêmes des agglomérations transitoires et perpétuellement changeantes de matière en mouvement ; le mouvement extérieur à nous retentit sur celui de nos éléments propres et voilà comment nous connaissons le monde.

Nous pouvons comparer entre eux certains phénomènes qui agissent sur nous d’une manière analogue ; toutes nos explications sont des comparaisons, mais toute comparaison n’est pas légitime ; nous venons de voir que la Preuve de saint Thomas repose sur la notion erronée d’une création de mouvement dont nous n’avons aucun exemple dans la nature. La fameuse Preuve de l’horloger est aussi peu valable. « De même que l’horloge nécessite un Horloger, de même le monde nécessite un Dieu. »

L’horloger n’a rien créé ; agglomération transformatrice de mouvements, il a transformé en horloge des matériaux préexistants et préparé une synthèse du mouvement de ces matériaux qui se traduisit par le mouvement de l’horloge ; au contraire, Dieu aurait fait le monde avec rien, ce qui n’est pas du tout comparable au cas de l’horloger. Mais justement, me dira-t-on, c’était bien plus difficile et cela prouve la toute-puissance de Dieu. C’était même trop difficile, répondrai-je.

C’est un travers de l’esprit humain que de se poser des questions comme celle de l’origine de la matière. Quelle réponse appelle cette question ? Évidemment une comparaison avec quelque chose de connu, avec l’origine d’un animal, d’un cours d’eau, etc… Or, il est certain a priori qu’aucune de ces comparaisons ne sera légitime ; on les fait néanmoins, beaucoup de gens trouvant cela scientifique, et c’est ainsi que les petits enfants des écoles religieuses sont plus instruits que les plus illustres philosophes qui refusent de se payer de mots.

L’abbé Hébert conclut donc que les Preuves de saint Thomas sont des sophismes ; il ne peut pas croire à un Dieu personnel : l’existence du mal lui paraît en contradiction avec celle de Dieu : « Il est devenu à jamais impossible de dire en les prenant à la lettre, ces mots : Je crois au Père céleste, à l’amour Infini créateur de la phtisie, de la peste, du cancer, des cyclones et des volcans [4]… » J’aime mieux le raisonnement que fait le même auteur quelques pages plus loin (p. 11) : « Conclure que le divin est personnel… c’est oublier… que la personnalité humaine (à laquelle nous le comparerions) nous apparaît comme quelque chose d’essentiellement variable qui se fait, se réalise sans cesse. Il s’ensuit donc que nous ne pouvons affirmer la personnalité de Dieu, pas plus que nous ne pouvons lui appliquer les catégories d’espace et de temps. » J’ai moi-même soutenu cette même idée dans le Conflit (pp. 251-252), et je pense que c’est un des meilleurs arguments contre ceux qui personnifient Dieu.

Mais je me sépare de l’abbé Hébert quand, au Dieu personnel, il veut substituer le Divin impersonnel.

« Avouons-le donc, dit-il (p. 6) : la Réalité, en tant qu’elle se manifeste comme puissance active, ne représente ni une toute-puissance, ni une toute-science, ni une toute-bonté, bien plutôt une gigantesque, une incommensurable force qui, à tâtons, sans jamais se lasser, poursuit à travers d’innombrables essais, son incessant effort vers le mieux, vers l’Idéal. Cet Idéal, loi vivante, vraie vie de toute vie et non loi abstraite comme celles d’un manuel de physique ou de chimie, la Réalité le porte en elle-même comme la loi propre de son évolution ; voilà pourquoi, en définitive, la résultante des forces du monde est orientée dans le sens du Bien. »

Enlevez de cette phrase les mots qui n’ont pas de sens précis, il n’en restera plus rien. Avoir nié l’existence d’une personnalité directrice du monde, pour admettre ensuite celle d’une force directrice, c’est se payer de monnaie bien légère ; car si l’on veut chercher aujourd’hui ce que signifie le mot Force, on est bien obligé d’admettre que ce mot représente précisément la personnification, dans le langage, d’une résultante de mouvements. La notion de force est venue de la constatation de l’effort produit par l’homme : elle a une origine anthropomorphique comme le notion de Dieu, et elle est du même ordre. Quand on parle de la force, appelée poids, qui, sans cesse, sollicite une masse vers la terre, on pense à une personne qui tire sur le centre de gravité de cette masse ; cela peut être commode, dans le langage, pour représenter une résultante de mouvements compliqués, mais c’est dangereux pour les discussions philosophiques ; dans la phrase précédente, l’abbé Hébert considère évidemment cette force gigantesque et incommensurable comme une personnalité à laquelle il refuse la toute-science et la toute-bonté, mais à laquelle il accorde néanmoins la notion du mieux, de l’idéal, vers lequel tend son incessant effort.

Et qu’est-ce que « cet Idéal, loi vivante, vraie vie de toute vie ? » Ce sont là de jolies expressions pour une période oratoire, mais qui ne signifient rien. Rechercher le but du monde, est le résultat d’un travers d’esprit analogue à celui qui pousse à vouloir expliquer l’origine de la matière ; c’est vouloir comparer le monde à une rivière, à un jeune animal, à une flèche lancée par un homme, toutes comparaisons notoirement illégitimes ; c’est vouloir appliquer au monde le langage destiné à raconter l’histoire de l’homme ; c’est une erreur anthropomorphique.

L’usage même du mot « Loi » expose à des erreurs analogues ; le mot loi a été emprunté à l’histoire de l’homme et a tiré son origine de la croyance à l’existence d’un homme immortel, d’un Dieu créateur et législateur du monde. Ce que nous appelons « les lois naturelles », cela se réduit en fin de compte à la constatation de transformations de mouvements, transformations qui se produisent en nous comme au dehors de nous et grâce auxquelles nous sommes et connaissons ; c’est sortir volontairement de la logique que de rechercher l’essence de choses dont nous sommes nous-mêmes une résultante, nous et notre, conscience investigatrice ; cela ne peut conduire qu’à des divagations sans fondement ; c’est métanthropique.

Ce qui est important, pour le philosophe, dit l’abbé Hébert, « c’est seulement affirmer la réalité, l’objectivité de l’Idéal. » (p.6). Cela est important, me semble-t-il, beaucoup plus pour le poète que pour le philosophe ; aussi est-ce à un poète que s’adresse l’auteur quand il veut trouver une justification de la substitution du Divin à Dieu :

« Dire le Divin au lieu de Dieu, c’est sacrifier l’image pour sauver l’idée. Question de mots, objectera-t-on ? Nous répondrons avec un penseur moderne (Maeterlinck) : « Il est bien rare qu’un mystère disparaisse ; d’ordinaire il ne fait que changer de place. Mais il est souvent très important, très désirable qu’on parvienne à le changer de place. D’un certain point de vue, tout le progrès de la pensée humaine se réduit à deux ou trois changements de ce genre ; à avoir délogé deux ou trois mystères d’un lieu où ils faisaient du mal dans un autre où ils deviennent inoffensifs, où ils peuvent faire du bien. Parfois même, sans que le mystère change de place, il suffit qu’on réussisse à lui donner un autre nom. Ce qui s’appelait « les dieux » aujourd’hui on l’appelle « la vie ». Et si la vie est aussi inexplicable que les dieux, nous y avons du moins gagné que personne n’a le droit de parler ou de nuire en son nom. »

Il s’agit de s’entendre sur le mot mystère. Les mystiques, comme l’auteur du Temple enseveli, aiment à en voir partout, mais il y a mystère et mystère ; il y a des choses restées encore inconnues dans le monde accessible à l’homme, et il y a en outre des questions, notoirement insolubles, que l’homme se pose dans des accès de fureur poétique ; l’existence des dieux était un mystère de la seconde catégorie ; la vie est de la première, et dire que la vie est aussi inexplicable que les dieux, c’est se tromper volontairement. La chimie ne nous permet pas encore de répondre d’un seul mot aux poètes qui nous interrogent sur la nature de la vie, mais nous sommes déjà en mesure d’affirmer que la vie consiste en transformations de mouvement exactement du même ordre que celles dont la matière brute est l’objet ; ces transformations on les étudie, et on les connaîtra un jour en entier. Il restera ensuite, pour la vie comme pour la matière brute, le mystère de l’existence même des choses, mystère de la seconde catégorie de tout à l’heure, et que les philosophes négligeront comme métanthropique. Cela ne les empêchera pas d’ailleurs de goûter la fiction des poètes et leur belle langue imagée, mais ils se défieront précisément de la magie de cette belle langue qui a souvent été si nuisible à la clarté des discussions [5].

L’abbé Hébert ayant démontré qu’il est illogique de croire à un Dieu personnel, y substitue le Divin qui guide le monde vers le mieux, vers le plus parfait. Croire que le monde s’améliore sans cesse, c’est une illusion agréable et susceptible de donner lieu à des développements littéraires, mais il n’est pas scientifique de faire de cette croyance le point de départ d’un raisonnement. Qu’est-ce qui est mieux ? Est-ce que la disparition des iguanodons et des plésiosaures a été une amélioration ? Est-ce que l’écrêtement des montagnes par les actions atmosphériques rend le monde plus parfait ? J’admets qu’il y a un perfectionnement de la condition des hommes à mesure que l’humanité vieillit ; je souhaite de toutes mes forces que ce perfectionnement aille croissant de jour en jour, mais ce n’est là qu’une notion purement anthropocentriste et qui ne permet pas d’affirmer avec l’abbé Hébert : « La résultante des forces du monde est orientée vers le bien. » Et même, si nous regardons plus loin, quelle nous paraît être la destinée de l’homme ? Les générations naîtront et mourront successivement, jusqu’au jour où il n’y aura plus d’êtres humains, les conditions de la vie humaine n’étant plus réalisées sur la Terre ; la Terre elle-même deviendra un astre froid comme la lune ; puis ce sera le tour du soleil ; est-ce là le parfait rêvé ? Un univers peuplé d’astres morts ! Trouvez-vous avec Erasme que ; « le Bien, c’est le repos, le silence et la nuit » ? Words ! Words ! Affirmer la « réalité, l’objectivité de l’Idéal, du Divin », c’est commettre une erreur de même ordre que de croire à la personnalité divine. C’est partir d’un postulat analogue à celui de Bernardin de St-Pierre admirant « l’Harmonie de la nature », Harmonie qui signifie simplement que « les choses sont comme elles sont et non autrement. » Et quant à l’adaptation des êtres à leur milieu, Lamark et Darwin nous ont appris à y voir un résultat fatal des mouvements naturels. Alors, quoi ?

Renan admet qu’il faut un Dieu pour le peuple, pour les simples ; « Dites-leur (aux simples) d’aimer Dieu, de ne pas offenser Dieu, ils vous comprendront à merveille… Mais c’est une faute contre toute critique que de prétendre ériger une telle méthode en méthode scientifique. » Je ne discute pas ici la question de savoir s’il est bon de tromper les pauvres gens et de leur raconter que « Dieu place son arc dans les nues », uniquement parce que Moïse, ignorant, a méconnu le phénomène de l’arc-en-ciel ; je crois qu’il est préférable d’éduquer le peuple de manière qu’il n’ait plus besoin de croquemitaine pour être sage, mais en dehors de cette question, il est bien évident que l’on doit écarter toute concession utilitaire de la discussion scientifique ; et ayant supprimé Dieu, maintenir « le Divin », c’est perdre le terrain gagné.

Il y a cependant de l’inconnaissable, me dira-t-on ; sans doute, je suis le premier à l’affirmer, et dans cet inconnaissable, il y a tout ce qui n’agit pas sur l’homme, tout ce qui est, par suite, indifférent à l’homme. Il y a aussi dans l’inconnaissable un certain nombre de réponses à des questions que l’homme se pose à tort et que son « mode de connaissance » même lui interdit de résoudre ; tel est par exemple le problème des origines ! « Mais, me disait récemment un ami, c’est là, précisément, le Divin ! » Le mot inconnaissable vaut certes mieux, car on ne pourra empêcher d’appliquer au mot « Divin », qui étymologiquement vient de Dieu, quelques-uns des attributs que l’on prêtait autrefois à Dieu (but, puissance directrice, d’après l’abbé Hébert).

La lune nous montre toujours la même face ; nous ignorons ce qui se passe de l’autre côté de notre satellite et ce qui s’y passe nous est indifférent. Dirons-nous que le derrière de la lune est divin parce nous sommes sûrs de ne jamais le voir ?
Félix Le Dantec.
  1. Abbé Marcel Hébert : La Dernière idole, Étude sur la Personnalité divine (Extrait de la Revue de Métaphysique et de Morale, p. p. 7-8-9.
  2. Op. cit. (p. 7) Je ne crois pas inutile de mettre en parallèle avec l’opinion de ce penseur libéré de la servilité intellectuelle exigée par l’Église romaine, le passage suivant emprunté à la « Lettre pastorale de Mgr  l’Évêque de Belley au clergé et aux fidèles de son diocèse » en « l’an de grâce 1902 » :

    « … Le plus petit enfant de nos écoles, la plus simple femme de la campagne, a des notions plus claires, plus certaines, sur Dieu, sur le monde, sur son âme, sur nos destinées futures, que les plus illustres philosophes.

    « La Foi m’apprend ce que c’est que Dieu. Être pur, excellent, éternel, tout puissant, infini dans son essence et dans sa perfection, il est le principe immuable de toute vérité, la source unique de l’être, par qui tout ce qui existe a été créé.

    « Elle m’explique le monde : C’est l’œuvre de Dieu qui l’a tiré du néant, qui le gouverne par les lois qu’il a établies. Avec cette notion d’un Dieu infiniment puissant, sage et bon, je me rends compte de l’ordre, de l’harmonie et de la beauté de l’univers, de la merveilleuse combinaison de ses lois, de la précision de ses mouvements, de l’admirable proportion des moyens à leurs fins et des organes à leurs fonctions.

    « Elle m’instruit sur moi-même : Mon âme est un esprit que Dieu a créé à son image immatériel, immortel, doué de raison et de liberté, uni à un corps avec lequel il compose une nature complète et une seule personne responsable de tous ses actes.

    « Elle me donne le sens de la vie : la vie est un temps d’épreuve, dont la mort est le dénouement et dont l’éternité sera la sanction. Remis aux mains de mon libre arbitre, je puis à mon gré vouloir le bien ou le mal, que Dieu me fait connaître par ses commandements et me fait observer par sa grâce. Si j’use de ma liberté pour le bien, une éternité de bonheur sera ma récompense ; si j’en ai abusé pour le mal, une éternité de malheur sera mon châtiment. Les maladies, la douleur, les afflictions de toutes sortes, je sais ce que c’est : ce sont des moyens dont Dieu se sert pour éprouver ma fidélité, me faire expier mes fautes, me fournir l’occasion de pratiquer la vertu et d’acquérir des mérites ; si je les supporte avec patience, après avoir semé dans les larmes ici-bas, je moissonnerai dans la joie au ciel.

    « Elle m’éclaire sur l’au-delà, et projette sur ses mystères les plus consolantes lumières ou les plus effrayantes lueurs ; bien loin que tout finisse à la mort, c’est au contraire alors que tout commence. Au delà de la frontière de cette vie, il y en a une autre qui sera la sanction de celle-ci, dont la vie présente doit être la préparation, vers laquelle je dois faire converger toutes mes pensées, toutes mes affections, tous mes actes.

    « Elle m’explique l’humanité : Composée de créatures libres, elle est en marche vers ses éternelles destinées. Son histoire est l’histoire de la cité de Dieu en lutte contre la cité de Satan. Suivant le parti que chacun aura embrassé dans le combat, il ira peupler dans l’autre vie la patrie de la béatitude ou le lieu des supplices et des pleurs éternels »

    « Telles sont, M. T. C. F., les réponses de la Foi. Elles sont complètes : Dieu, l’union, l’homme, la vie, le monde futur, elles m’instruisent sur tout. »

    Voilà donc un document officiel écrit « en l’an de grâce 1902 » et non au dix-septième siècle comme on pourrait le croire ; ce document s’adresse au clergé d’un diocèse, c’est-à-dire à des gens qui doivent être assez instruits pour se rendre compte de ce que c’est qu’un symbole, mais il n’y a pas là trace de symbole ; il faut croire à l’existence d’un être infini et créateur dont la cité est cependant en lutte contre celle de Satan, et qui s’amuse à faire souffrir ses créatures pour s’assurer qu’il leur a donné une trempe solide ; toutes ces absurdités admises, le plus jeune enfant des écoles religieuses serait en effet plus instruit que les plus illustres philosophes !

  3. Tout être mis en mouvement, est mis en mouvement par un autre être.
  4. Op. cit. p.5.
  5. Dans le Temple enseveli, ouvrage poétique mais philosophique aussi, Maeterlinck s’étonne que nous ne connaissions pas l’avenir qui, dit-il, doit exister aujourd’hui de même qu’existe une ville lointaine avant que nous l’ayons vue. Il y a des comparaisons dangereuses, et celle-ci en est une ; on ne saurait établir d’analogie entre la situation de l’homme dans l’espace et sa situation dans le temps. En particulier, ce que nous appelons le passé, c’est l’ensemble des mouvements desquels résulte le présent ; nous-mêmes, dans le présent, résultons d’un certain nombre des mouvements passés et c’est pour cela que nous connaissons quelques-uns des mouvements passés : au contraire, l’avenir, ce sont des mouvements qui résulteront des mouvements présents et qui, entre autres choses, feront que certains êtres connaîtront plus tard, des événements actuels. Vouloir connaître l’avenir, c’est oublier de parti-pris, le mécanisme même de la connaissance humaine.