Le Disciple de Pantagruel/1875/28

Attribué à
Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. 67-69).

D’une petite isle ronde, toute close et environnée de fours chaulx qui sont pleins de pastez de diverses sortes, comme de chappons, de venaison, de pigeons, de veau, de bœuf, et de mouton..

CHAPITRE XXVIII.


QUAND nous eusmes tout bien visité et enquis toutes les merveilles d’icelles isles fortunées, bien garnyz d’argent et de tous vivres, nous tirasmes oultre, et à une petite journée de là, nous vismes une petite ysle toute ronde, qui n’est pas fort grande, car elle n’est pas de grande spaciosité, ny de grande estandue.

Laquelle est moult forte et quasi imprenable, pource qu’elle est toute environnée et close de fours chaulx, qui ont tous le cul tourné vers la mer, et les gueules vers la terre, et n’y peut l’on entrer que par une porte qui est grande et expesse et infrangible, car elle est toute faicte de frommage fondu, seiché et endurcy au soleil, plus dur que le plus dur acier du monde.

Les verroux sont tous de beurre de trois cuittes, qui sont plus gros que la jambe d’ung homme. Icelle porte nous fut ouverte par le portier, moyennant asseurance que nous luy promismes.

Iceulx fours sont tousjours pleins de pastez de diverses sortes :

Les ungs de chappons,

Les aultres de venaison,

Les aulcuns de veau,

De beuf,

De mouton,

Les ungs au verjus de grain,

Les autres à la ciboule, ou aux moyeulx d’œufz, desquelz chascun prend tant et si petit qu’il en veult. Et dés que l’on en a prins ung, il en sourt ung aultre de l’astre du four tout nouveau en sa place, parquoy leurs fours en sont tousjours pleins.

Il y a sur la gueulle de chascun four ung escripteau en grosse lettre, qui faict mention de la sorte dont sont les pastez, et dequoy, affin qu’on sache mieulx choysir ceulx qu’on veult prendre pour menger, avecq la foyre à boyre.

Quand nous feusmes entrez dedans icelle ysle, qui se nomme l’ysle de Pastemolle, je feiz sonner toutes noz trompettes, clairons, haultboys et saquebutes, si hault et si mélodieusement que, pour l’armonie et doulceur des sons divers, iceulx fours se prindrent à danser et à saulter si haut en l’aer qu’ilz faisoient les soubresaultz et les gambades plus hault en l’aer que les tours Nostre Dame de Paris : non pas justement si hault, mais il ne s’en falloit guère. De laquelle chose nous eusmes moult grand paour : car, s’ilz eussent saulté sur noz piedz, c’estoit assez pour nous escacher les arteilz, pource qu’ilz sont fort lourdz et pesantz. Et puis la saulce des pastez nous eust tous gastez noz beaux habitz et eschauldé noz visaiges.

Apres qu’ilz eurent bien saulté, dancé et balle, je feiz cesser mes gens de jouer, pource que iceuk tous estoient fort las et travaillez et quasi hors d’alaine ; et puis se meirent à chanter, de sorte que c’estoit une chose admirable de les ouyr, car ilz ont fort belles voix et grosses qui sont armonieuses et bien entonnez.

En icelle ysle, qui a esté aultresfois, comme je croy, séparée par la mer d’avec les susdictes Isles Fortunées, y a ung couvent de marmotz, comme vous diriez en l’ysle d’Oleron ou de Blanet ung couvent de bordeliers ; lesquels marmotz sont fort bons religieux et devotz, et n’y habitent nulles aultres gens.

Ilz vivent des pastez, qui sont tousjours chaulx esdictz fours, et font leur service en marmotin, tellement que nostre truchement ne les entendoit point, car il n’avoit jamais esté par delà. En icelle ysle nous ne veismes aultre chose de nouveau qui soit digne de mémoire.