Le Disciple de Pantagruel/1875/14

Attribué à
Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. 29-33).

Comment Panurge fist faire la monstre de ses gens, pour sçavoir s’il en avoit beaucoup perduy et comme il arriva au pays des Lanternes et d’ung festin ou banquet triomphant que fist la royne des Lanternes.

CHAPITRE XIV.


VOYANS les perilz et dangers desquelz nous estions eschappez, je fis sortir tous mes gens de ma navire, pource qu’il me sembloit que nous estions en seureté, et leur fis faire la monstre, pour sçavoir si aulcuns avoient point esté mis à mort, et dévorez par icelles Andoilles, comme elles ont fait aultresfoys à d’aultres quand elles ont esté les maistresses ; parquoy je vous conseille que, si vous y allez, que vous portez vos espées à deux mains pour vous deffendre, car c’est ung fort bon baston en telle guerre. Lors je fis appeller et compter tous mes gens ; si trouvay que puis mon partement je n’en avoye perdu ung seul, dont je remerciay Dieu, lequel nous avoit tous saulvez et gardez de quelque péril ou adversitez que nous eussions jamais eu. Puis tirasmes oultre, et tant exploictasmes nuyct et jour que nous arivasmes à Lanternoys, qui est le pays là où les Lanternes habitent, duquel Lucian faict mention en son livre des Vrayes Narrations.

Or estoit il environ la my may, au jour propre que la royne faisoit la grande feste et solennité de son natal ; à ceste cause nous feusmes invitez et semondz au festin et banquet, qui fut si triumphant et si magnificque que je ne vous en ose pas bonnement descripre la pure vérité, de paour que j’ay d’en mentir : car à celluy jour estoient là assemblées toutes les Lanternes du monde, comme vous pourriez dire les Cordeliers en leur chapitre general, pour traicter des négoces et affaires desdictes Lanternes et de leur royaulme. Elles furent toutes en procession en bel ordre deux à deux, chantans si mélodieusement qu’il n’est possible de jamais ouyr plus doulce armonie.

Les unes jouoient des haulxboys, les aultres de saquebuttes, doulcines, clairons, trompettes, et cornetz d’y voire, et marchoient devant, sonnantz si doulcement que vous n’eussiez pas ouy le ciel tonner. Elles marchèrent toutes en tel ordre jusques à ce qu’elles fussent toutes entrées dedans la grand sale du palays de la royne, là où les tables estoient dressées et préparées pour le festia et banquet. Et après qu’elles furent toutes entrées, nous entrasmes par commandement en ladicte salle. Lors la royne nous fîst dire par nostre truchement, lequel parloit bon lanternoys ; que nous n’eussions aulcune craincte ; et, lors que nous fusmes tous entrez, les portes furent fermées. Puis fut baillé à laver à la royne, puis à chascun en son ordre, selon sa dignité, et à nous aussi pareillement.

La royne fut assise en ung hault throsne, eslevé en une chaire couverte de drap d’or, la couronne sur la teste, ung ciel de satin cramoysy broché de fin or de Cypre, enrichy de fines pierres précieuses, comme

Escarboucles,
Esmerauldes,
Rubis,
Dyamantz,
Ematistes,
Aquilins,
Birilz,
Grisolites,
Agattes,
Granatz,
Saphirs,
Gitrins,
Aletoires,
Coraulx,
Jacinte,
Balays et Turquoyses,
Crapauldines.

Icelle royne véoit de son throsne tous ceulx et celles qui estoient en la salle, en laquelle avoit à travers une table de marbre, en laquelle estoient assises les dames du sang et les plus prochaines parentes de la royne, chascune en son ordre, selon son degré et qualité, lesquelles il faisoit moult bon veoir. La royne et les dames du sang avoient toutes leurs robbes de fin voirre cler et resplendissant à grandes bandes de plomb.

Les aultres avoient robbes de fines cornes, bandées de bois bien uny et rabotté ; les aulcunes les avoient bandées de fer blanc, et les aultres avoient robbes de vessies de porc, ou de beuf, les aultres de boyaulx, et les aultres de toille, et les aultres de papier.

Quand elles furent toutes assises selon leurs dignitez, on leur apporta à chascune pour entrée de table la belle grosse chandelle de mouton, aussi blanche comme belle neige. Celle de la royne est plus grosse que nulle des aultres. Elles furent toutes allumées, et lors rendirent si grandes clarté et lumière qu’il sembloit que l’on fust en plain mydy. La royne fut servie la première de goabins, qui est une viande fort exquise au pays des Lanternoys, car je n’en veis jamais alieurs.

Les aultres dames du sang pareillement. Les aultres furent servies de bourboufles, qui ne sont pas si chères ne si fortes à trouver que les goabins.

Elles eurent des nudrilles bouUies en eaue froide, de peur qu’elles ne sentissent la fumée, et puis après des hannicroches rosties avecq charbon et glace, de peur qu’elles ne leur brûlassent les dens.

Et en après elles furent servies de triquedondaines frittes, et, cela desservy, on leur apporta des pastez d’agobilles, lardées de farouare, lequel est fort cher, car il n’en croist gueres en France. En après elles eurent des triquehouses farcies de triquebiles ; consequemment on leur présenta des marmelottes et des cancrevides rosties en la broche entre deux platz, avec des farsignolles sallées de pouldre à canon, de peur de la colicque, car elles font bon ventre.

Elles eurent aussi force mynehardes pouidrées de gringuenauldes fines ; et pour la quarte assiete elles eurent des halledosses aux grumelins, avec les dadiffles chauldes, puis les marrouffles et les croquignoUes, puis feurent apportez les barcotins et firelimouzes, et les barbelousses sucerez de poix raisiné fresche.