Le Disciple de Pantagruel/1875/03

Attribué à
Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. 9-12).

Comment Panurge envoya en la Basse Bretaigne pour avoir ung truchement qui sceust parler tous langaiges.

CHAPITRE III.


QUAND je vy ma navire toute équipée, munye, avitaillée de toutes choses, et que j’avoye gens de bien et de deffence, et qu’il ne restoit plus qu’avoir ung bon truchement qui sceust parler toutes langues, j’en envoyay quérir ung cinquante lieues de là, en la Basse Bretaigne (car c’est de là que viennent les bonnes langues et disertes), lequel parloit septante et deux langues, auquel je donnay si bons gaiges qu’il se tint pour content. Luy venu, je feis lever les voilles et appareil de ma naif, pour transfreter et naviger à toute diligence. Si eusmes le vent à gré, lequel vint incontinent donner à la pouppe de nostre naif, de sorte qu’en moins de troys heures nous feismes plus de trente lieues en content tout, et vinsmes aborder en une isle d’environ cinquante lieues de long et trente de large, en laquelle avoit une moult belle forest, pleine de plus beaulx chesnes que l’on eust peu veoir, les plus chargez de glandz que je veisse jamais ; au moyen dequoy nous pensions bien que ce fust terre ferme, et pource que les aultres forestz du pays d’environ avoient esté toutes gelées et peries.

Les habitans d’environ icelle mer avoyent esté advertizde la fertilité et abundance du gland qui estoit en la dicte forest ; parquoy ilz avoient faict mener et passer tous leurs porcz pour engresser, non advertiz ny expers de la perte et dommage qui leur advint par inadvertence : car icelle forest n’estoit aultre chose qu’une baleine grande et merveilleuse, sur le dos de laquelle avoit creu la dicte forest ; parquoy une grande veille truye et un grand verrard, ayant les gueulles eschauffées à cause du gland, se mirent à fouyr et à foiller aux racines des feuscheres si avant en terre qu’ilz parvindrent jusques au dos de la dicte baleine et la mordirent, par dessus l’eschine, si fort que, de la douleur qu’elle sentit, elle donna, de sa queue et de son baillay, si grand et si merveilleux coup contre l’eau qu’elle la fist sortir et saulter en l’æer plus d’une lieue hault, en sorte que nous, qui estions en ladicte forest, pour enquérir de ce quy y estoit, cuydasmes estres tous noyez.

Et pareillement tous ceulx que nous avions laissez en nostre nef pour la garder, de laquelle nous avions mis et attaché l’ancre à la dicte isle, en laquelle estoit la dicte forest, que nous pensions bien terre ferme et solide, laquelle ysle fut si fort esmeue et esbranslée du coup qu’en moins de vingt et quatre heures nous fusmes portez plus de cent mille lieues, à cause que ledict verrard et ladicte truye ne cessoyent point de mordre ladicte baleine.

Au moyen dequoy nous fusmes transportez es aultres pays d’Inde la majeur, et pareillement nostre nef et ceulx qui estoient dedans, lesquelz pensoient estre tous periz, et nous aussi, pource qu’elle alloit de telle impétuosité que, si elle eust rencontré en sa voye une demy-douzaine de petis enfans, elle les cust tous jectez sur le cul, et croy que, si vous y eussiez esté, que vous n’eussiez pas eu moindre peur que nous eusmes.

Je prie à Dieu qu’il vous veuille préserver d’ung tel péril. Je vous advertiz que les bonnes gens à qui estoient les porcz les perdirent tous ; parquoy ilz furent contrainctz de manger leurs rostz sans larder, et leurs pois sans lard, qui leur fut bien dur et blea estrange, et aussi à d’aulcuns frians comme moy. Toutesfoys, grâces à Dieu, finablement elle s’arresta par laps de temps.

Au moyen dequoy nous levasmes notre ancre et rentrasmes tous en nostre nef, si fort affamez que nous n’en povyons plus. Et après que nous eusmes reprins nostre rapas, nous regardasmes en quelle mer nous estions par nostre directoire et specule, et par nostre sonde : si congueut nostre patron et nostre gouverneur là ou nous estions ; parquoy nous prismes si grand couraige, esperans encores retourner à port de salut, et que de tout ne pouvoit que mal advenir.