Le Disciple (Bourget)/Un Philosophe moderne

Plon (p. 17-47).


LE DISCIPLE



I

UN PHILOSOPHE MODERNE


Une légende qui n’a pas été démentie veut que les bourgeois de la ville de Kœnigsberg aient deviné qu’un événement prodigieux bouleversait l’univers civilisé, à voir simplement le philosophe Emmanuel Kant modifier la direction de sa promenade quotidienne. Le célèbre auteur de la Critique de la Raison pure avait appris le jour même que la Révolution française venait d’éclater. Quoique Paris soit peu propice à d’aussi naïfs étonnements, plusieurs habitants de la rue Guy-de-la-Brosse éprouvèrent, par un après-midi de janvier 1887, une stupeur presque pareille à constater la sortie, vers une heure, d’un philosophe moins illustre que le vieux Kant, mais aussi régulier, aussi manique dans ses faits et gestes, sans compter qu’il est plus destructif encore dans son analyse, — M. Adrien Sixte, celui que les Anglais appellent volontiers le Spencer français. Il convient d’ajouter tout de suite que cette rue Guy-de-la-Brosse, qui va de la rue de Jussieu à la rue de Linné, fait partie d’une véritable petite province bornée par le jardin des Plantes, l’hôpital de la Pitié, l’entrepôt des vins et les premières rampes de la montagne Sainte-Geneviève. C’est dire qu’elle permet ces familières inquisitions du coup d’œil, impossibles dans les grands quartiers de la ville où le va-et-vient de l’existence renouvelle sans cesse le flot des voitures et des passants. Ici ne demeurent que de petits rentiers, de modestes professeurs, des employés au Muséum, des étudiants désireux d’étudier, de tout jeunes gens de lettres qui redoutent autour de leur solitude les tentations du pays Latin. Les boutiques sont achalandées par leur clientèle, fixe comme celle d’un faubourg. Le Boulanger, le Boucher, l’Épicier, la Blanchisseuse, le Pharmacien, — tous ces noms sont prononcés au singulier par les domestiques qui vont aux emplettes. Il n’y a guère place pour une concurrence dans ce carré de maisons que dessert la ligne des omnibus de la Glacière et qu’orne une fontaine capricieusement chargée d’images d’animaux, en l’honneur du jardin des Plantes. Les visiteurs de ce jardin s’y rendent rarement par la porte qui fait face à l’hôpital. Aussi, même dans les belles journées de printemps et quand la foule abonde sous les arbres reverdis de ce parc, asile favori des militaires et des nourrices, la rue Linné demeure calme comme d’habitude, à plus forte raison les rues avoisinantes. S’il se produit dans ce coin isolé de Paris une affluence inusitée, c’est que les portes de l’hospice de la Pitié s’ouvrent aux visiteurs des malades, et alors se prolonge sur les trottoirs un défilé de figures humbles et tristes. Ces pèlerins de misère arrivent munis de friandises destinées au parent qui souffre derrière les vieux murs grisâtres de l’hôpital, et les habitants des rez-de-chaussée, des loges et des magasins ne s’y trompent guère. Ils prennent à peine garde à ces promeneurs de hasard et toute leur attention se réserve pour les passants qui apparaissent tous les jours sur les trottoirs et à la même minute. Il y a ainsi, pour les boutiquiers et les concierges, comme pour le chasseur dans la campagne, des signes précis de l’heure et du temps qu’il fera dans les allées et venues des promeneurs de ce quartier, où résonnent parfois les appels sauvages poussés par quelque bête de la ménagerie voisine : un ara qui crie, un éléphant qui barrit, un aigle qui trompette, un tigre qui miaule. En voyant trottiner, sa vieille serviette en cuir verdi sous le bras, le professeur libre qui grignote un croissant d’un sou acheté en hâte, ces espions du trottoir savent que huit heures vont sonner. Quand le garçon du pâtissier-restaurateur sort avec ses plats couverts, ils savent qu’il est onze heures, et que le chef de bataillon retraité qui loge tout seul au cinquième étage de telle maison va déjeuner, — et ainsi de suite pour chaque instant du jour. Un changement dans la toilette des femmes qui promènent ici leurs élégances plus ou moins coquettes est noté, critiqué, interprété par vingt bouches bavardes et peu indulgentes. Enfin, pour employer une formule très pittoresque du centre de la France, les moindres faits et gestes des habitués de ces quatre ou cinq rues sont « dans les langues », et les faits et gestes de M. Adrien Sixte plus encore que ceux de beaucoup d’autres, on va comprendre pourquoi, par une simple esquisse du personnage. D’ailleurs les détails de la vie menée par cet homme fourniront aux curieux de nature humaine un document authentique sur une variété sociale assez rare, celle des philosophes de profession. Quelques échantillons nous ont été donnés de cette espèce par les anciens et plus récemment par Colerus à propos de Spinoza, par Darwin et Stuart Mill à propos d’eux-mêmes. Mais Spinoza était un Hollandais du dix-septième siècle. Darwin et Mill grandirent dans l’opulente et active bourgeoisie anglaise, au lieu que M. Sixte vivait sa vie philosophique en plein Paris de la fin du dix-neuvième siècle. J’ai connu dans ma jeunesse, et quand les études de cet ordre m’intéressaient, plusieurs individus aussi emprisonnés que lui dans l’atmosphère des spéculations abstraites. Je n’en ai pas rencontré qui m’ait mieux fait comprendre l’existence d’un Descartes dans son poêle au fond des Pays-Pas, ou celle du penseur de l’Éthique, lequel n’avait, comme on sait, d’autres distractions à ses rêveries que de fumer parfois une pipe de tabac et de faire battre des araignées.

Il y avait juste quatorze ans que M. Sixte, au lendemain de la guerre, était venu s’établir dans une des maisons de la rue Guy-de-la-Brosse, dont tous les indigènes le connaissaient aujourd’hui. C’était, à cette époque déjà lointaine, un homme de trente-quatre ans, chez lequel toute physionomie de jeunesse était comme détruite par une si complète absorption de l’esprit dans les idées, que ce visage rasé n’avait plus ni âge ni profession. Des médecins, des prêtres, des policiers et des acteurs offrent au regard, pour des raisons diverses, de ces faces froides, glabres, à la fois tendues et expressives. Un front haut et fuyant, une bouche avancée et volontaire avec des lèvres minces, un teint bilieux, des yeux malades d’avoir trop lu, et cachés sous des lunettes noires, un corps grêle avec de gros os, uniformément vêtu d’une longue redingote en drap pelucheux l’hiver, en drap mince l’été, des souliers noués de cordons, des cheveux trop longs, prématurément presque tout blancs et très fins sous un de ces chapeaux dits gibus qui se plient par une mécanique et se déforment aussitôt, — voilà sous quelles apparences se présentait ce savant, dont toutes les actions furent dès le premier mois aussi méticuleusement réglées que celles d’un ecclésiastique. Il occupait un appartement de sept cents francs de loyer, situé au quatrième, et composé d’une chambre à coucher, d’un salon de travail, d’une salle à manger grande comme une cabine de bateau, d’une cuisine, d’une chambre de bonne, le tout donnant sur le plus large horizon. Le philosophe voyait de ses fenêtres l’étendue entière du jardin des Plantes, la colline du Père-La-Chaise très au loin, dans le fond, à gauche, par delà une espèce de creux qui marquait la place de la Seine. La gare d’Orléans et le dôme de la Salpêtrière se dressaient en face de lui, et à droite la masse du cèdre noircissait sur le fouillis vert ou dépouillé, suivant la saison, des arbres du Labyrinthe. Des fumées d’usines se tordaient, sur le ciel gris ou clair, à tous les coins de ce vaste paysage, d’où s’échappait une rumeur d’océan lointain, coupée par des sifflements de locomotive ou de bateaux. Sans doute, en choisissant cette thébaïde, M. Sixte avait cédé à une loi générale, quoique inexpliquée, de la nature méditative. Presque tous les cloîtres ne sont-ils pas bâtis dans des endroits qui permettent d’embrasser par le regard une grande quantité d’espace ? Peut-être des vues démesurées et confuses favorisent-elles les concentrations de la pensée que distrairait un détail trop voisin, trop circonstancié ? Peut-être les solitaires trouvent-ils une volupté de contraste entre leur inaction songeuse et l’ampleur du champ où se développe l’activité des autres hommes ? Quoi qu’il en soit de ce petit problème qui se rattache à cet autre, trop peu étudié : la sensibilité animale des hommes d’intelligence, il est certain que ce paysage mélancolique était depuis quinze ans le compagnon avec qui le silencieux travailleur causait le plus. Son ménage était tenu par une de ces domestiques comme en rêvent tous les vieux garçons, sans se douter que la perfection de certains services suppose chez le maître une régularité correspondante d’existence. Dès son arrivée, le philosophe avait demandé simplement au concierge une femme de charge pour ranger son appartement et un restaurant d’où il fit venir ses repas. Ces deux demandes risquaient d’aboutir aux pires conséquences : un service fait à la diable et une nourriture de poison. Elles eurent ce résultat inattendu d’introduire dans l’intérieur d’Adrien Sixte précisément la personne que rêvaient ses vœux les plus chimériques, si toutefois un abstracteur de quintessences, comme Rabelais appelle cette sorte de songeurs, garde le loisir de former des vœux.

Ce concierge — d’après les us et coutumes de tous les concierges dans les maisons à petits appartements — augmentait le revenu trop faible de sa loge au moyen d’un métier manuel. Il était cordonnier « en neuf et en vieux », disait une pancarte collée à la vitre de la fenêtre sur la rue. Parmi ces clients, le père Carbonnet — c’était son nom — comptait un prêtre domicilié rue Cavier. Ce prêtre, âgé, retiré du monde, avait pour domestique Mlle Mariette Trapenard, une femme de quarante ans environ, habituée depuis des années à tout gouverner chez son maître, avec cela restée très paysanne, sans aucune ambition de jouer à la demi-dame, rude à l’ouvrage, mais qui n’aurait voulu à aucun prix entrer dans une maison où elle se fût heurtée à une autorité féminine. Le vieux prêtre venait de mourir presque subitement dans la semaine qui précéda l’installation du philosophe rue Guy-de-la-Brosse. Le père Carbonnet, sur la feuille de location duquel le nouveau venu s’inscrivit simplement comme rentier, devina sans peine l’espèce d’hommes où classer ce M. Sixte, d’abord à la quantité de volumes qui composaient la bibliothèque du savant, puis à un racontar d’une bonne de la maison, celle d’un professeur au Collège de France domicilié au premier. — Ainsi l’attestaient les affiches blanches posées contre le mur et qui donnaient le programme des cours de ce célèbre établissement. — Dans ces phalanstères du Paris bourgeois tout devient événement. La bonne avait nommé à sa maîtresse le futur voisin du quatrième. La maîtresse l’avait nommé à son mari. Ce dernier en parla aussitôt à table en des termes que la bonne comprit assez pour démêler que le locataire « était dans les papiers, comme Monsieur ». Carbonnet n’eût pas été digne de tirer le cordon dans une loge parisienne, si sa femme et lui n’eussent éprouvé immédiatement le besoin de mettre en rapports M. Adrien Sixte et Mlle Trapenard, d’autant plus que Mme Carbonnet, vieille et quasi impotente, se trouvait elle-même déjà trop occupée par trois ménages dans la maison pour prendre encore celui-là. Le goût de l’intrigue domestique qui fleurit dans les loges, comme les fuchsias, les géraniums et les basilics, induisit donc ce couple à certifier au savant que les traiteurs du quartier cuisinaient de la gargote, qu’il n’y avait pas une seule femme de charge dont ils pussent répondre dans le voisinage, que la servante de feu M. l’abbé Vayssier était une « perle » de discrétion, d’ordre, d’économie et de talent culinaire. Bref, le philosophe consentit à voir cette gouvernante modèle. L’évidente honnêteté de la fille le séduisit et aussi, cette réflexion que cet arrangement simplifiait de beaucoup son existence, en le dispensant d’une odieuse corvée, celle de donner lui-même un certain nombre d’ordres positifs. Mlle Trapenard entra donc au service de ce maître, pour n’en plus bouger, au gage de quarante-cinq francs par mois, qui devinrent bien vite soixante. Le savant lui donnait en outre cinquante francs d’étrennes. Il ne vérifiait jamais son livre, qu’il réglait, chaque dimanche matin, sans aucune contestation. C’était elle qui avait affaire à tous les fournisseurs, sans qu’aucune remarque de M. Sixte vint la troubler dans ses combinaisons, d’ailleurs presque honnêtes. Enfin, elle régnait au logis en maîtresse absolue, situation qui excitait, comme on le pense, l’universelle envie du petit monde sans cesse en train d’aller et de venir par l’escalier commun, qu’un frotteur nettoyait tous les lundis.

— « Hein ! mademoiselle Mariette, l’avez-vous mise la main sur le bon numéro, l’avez-vous mise ?… » lui disait Carbonnet quand la bonne du philosophe s’arrêtait une minute à causer avec son interlocuteur, devenu plus vieux. Il était obligé maintenant de porter des lunettes sur son nez carré, et il ajustait avec peine ses coups de marteau sur les clous qu’il enfonçait dans des talons de bottine, la forme serrée entre ses jambes, le tablier de cuir noué autour de son corps. Depuis quelques années, il élevait un coq appelé Ferdinand, sans que personne eût jamais su le motif de ce surnom. Cette bête errait parmi les cuirs, excitant l’admiration des visiteurs par son avidité à happer des boutons de bottine. Dans ses moments de terreur, ce coq familier se réfugiait chez son maître, enfonçait une de ses pattes dans la poche du gilet et cachait sa tête sous le bras du vieux concierge : « Allons, Ferdinand, dites bonjour à Mlle Mariette… » reprenait Carbonnet. Et le coq becquetait doucement la main de la fille, et son maître continuait :

— « Je dis toujours : Ne vous désespérez pas d’une mauvaise année, il en viendra deux tout de suite, et aussi des bonnes ; elles se suivent comme Ferdinand suit les poules ; n’est-ce pas, gourgandin ? »

— « C’est vrai, » répondait Mariette, « il faut en convenir, pour un brave homme, Monsieur est un brave homme ; quoique, pour la religion, c’est un païen, qui n’est pas allé une fois à la messe depuis ces quinze ans… »

— « Y en a tant qui z’y vont, » répliquait Carbonnet, « que c’est des gaillards qui vous mènent des vies de remplaçant entre quatre et minuit (catimini)… »

Ce fragment de conversation peut être donné comme le type de l’opinion que Mlle Mariette nourrissait sur son maître. Mais cette opinion demeurerait inintelligible si l’on ne rappelait ici les travaux du philosophe et l’histoire de sa pensée. Né en 1839 à Nancy, où son père tenait une petite boutique d’horlogerie, et remarqué de bonne heure pour la précocité de son intelligence, Adrien Sixte a laissé parmi ses camarades le souvenir d’un enfant chétif et taciturne, doué d’une force de résistance morale qui éloignait dès lors la familiarité. Il fit des études d’abord très brillantes, puis moyennes, jusqu’à ce que, dans la classe de philosophie, qui portait le nom de Logique, il se distinguât par des aptitudes exceptionnelles. Son professeur, frappé de son talent de métaphysicien, voulut le décider à préparer l’examen de l’École normale. Adrien s’y refusa et déclara d’ailleurs à son père que, métier pour métier, il préférait à tous un travail manuel. « Je serai horloger comme toi … » fut sa seule réponse aux objurgations de ce père, qui caressait, comme les innombrables artisans ou commerçants français dont les enfants fréquentent le collège, le rêve, pour son fils, d’un avenir de fonctionnaire. M. et Mme Sixte — car Adrien avait encore sa mère — ne pouvaient d’ailleurs reprocher quoi que ce fût à ce garçon qui ne fumait pas, n’allait pas au café, ne se montrait jamais avec une fille, enfin qui faisait leur orgueil, et aux volontés duquel ils se résignèrent, le cœur navré. Ils renoncèrent à ce qu’il prit aucune carrière, mais ils ne consentirent pas à le mettre en apprentissage ; et le jeune homme vécut chez eux sans autre occupation que d’étudier à sa guise. Il employa ainsi dix années à se perfectionner dans l’étude des philosophies anglaises et allemandes, dans les Sciences Naturelles et particulièrement dans la physiologie du cerveau, dans les Sciences Mathématiques ; enfin, il se donna, comme l’a dit de lui-même un des grands écrivains de notre époque, cette « violente encéphalite », cette espèce d’apoplexie de connaissances positives qui fut le procédé d’éducation de Carlyle et de Mill, de M. Taine et de M. Renan, de presque tous les maîtres de la philosophie moderne. En 1808, le fils du petit horloger de Nancy, âgé alors de vingt-neuf ans, publia un gros volume de 500 pages intitulé : Psychologie de Dieu, qu’il n’envoya pas à plus de quinze personnes, mais qui eut la fortune inattendue d’un scandaleux retentissement. Ce livre, écrit dans la solitude de la pensée la plus intègre, présentait ce double caractère d’une analyse critique, aiguë jusqu’à la cruauté, et d’une ardeur dans la négation, exaltée jusqu’au fanatisme. Moins poète que M. Taine, incapable d’écrire la magnifique préface de l’Intelligence et le morceau sur l’universel phénoménisme ; moins desséché que M. Ribot, qui préludait déjà par ses Psychologues anglais à la belle série de ses études, sa Psychologie de Dieu alliait à la fois l’éloquence de l’un à la pénétration de l’autre, et elle avait la chance, non cherchée, de s’attaquer directement au problème le plus passionnant de la métaphysique. Une brochure d’un évêque très en vue, une allusion indignée d’un cardinal dans un discours au Sénat, un article foudroyant du plus brillant critique spiritualiste dans une célèbre Revue, suffirent pour désigner l’ouvrage aux curiosités de la jeunesse, sur laquelle passait un vent de révolution, symptôme avant-coureur des bouleversements prochains. La thèse de l’auteur consistait à démontrer la production nécessaire de « l’hypothèse-Dieu » par le fonctionnement de quelques lois psychologiques, rattachées elles-mêmes à quelques modifications cérébrales d’un ordre tout physique. Cette thèse était établie, appuyée, développée avec une âpreté d’athéisme qui rappelait les fureurs de Lucrèce contre les croyances de son temps. Il arriva donc au solitaire de Nancy que son œuvre, conçue et composée comme dans une cellule, fut du premier coup mêlée d’une manière tapageuse à la bataille des idées contemporaines. On n’avait pas rencontré, depuis des années, une pareille puissance d’idées générales mariée à une telle ampleur d’érudition, ni une si riche abondance de points de vue unie à un si audacieux nihilisme. Mais, tandis que le nom de l’écrivain devenait célèbre à Paris, ses parents, ceux qui vivaient auprès de lui sans le connaître, ceux qui l’avaient élevé, demeuraient atterrés de son succès. Quelques articles de journaux catholiques désespéraient Mme Sixte. Le vieil horloger tremblait de perdre sa clientèle dans l’aristocratie nancéenne. Toutes les misères de la province crucifièrent le philosophe, qui allait prendre le parti de quitter sa famille, quand l’invasion allemande et l’épouvantable naufrage national détournèrent de lui l’attention de ses compatriotes et de ses parents. Ces derniers moururent au printemps de 1871. Dans l’été de cette même année, Adrien Sixte perdit encore une tante, et c’est ainsi qu’à l’automne de 1872, ayant réglé toute sa fortune, il vint s’établir à Paris. Ses ressources consistaient, grâce à l’héritage de son père et à celui de cette tante, dans huit mille francs de rente placés en viager. Il était résolu à ne pas se marier, à ne jamais aller dans le monde, à n’ambitionner ni honneurs, ni places, ni réputation. Toute la formule de sa vie tenait dans ce mot : penser.

Pour mieux définir cet homme d’une qualité si rare que cette esquisse d’après nature risquera de paraître invraisemblable au lecteur peu familiarisé avec la biographie des grands manipulateurs d’idées, il est nécessaire de donner un aperçu des journées de ce puissant travailleur. Été comme hiver, M. Sixte s’asseyait à sa table dès six heures du matin, lesté seulement d’une tasse de café noir. À dix heures, il déjeunait, opération sommaire et qui lui permettait de franchir à dix heures et demie la porte du jardin des Plantes. Il se promenait là jusqu’à midi, poussant quelquefois sa flânerie vers les quais et du côté de Notre-Dame. Un de ses plaisirs favoris consistait dans de longues séances devant les cages des singes et la loge de l’éléphant. Les enfants et les servantes qui le voyaient rire, comme il riait, silencieusement et longuement, aux férocités et aux cynismes des macaques et des ouistitis, ne soupçonnaient guère les misanthropiques pensées que ce spectacle soulevait dans le savant qui comparait en lui-même la comédie humaine à la comédie simiesque, comme il comparait à notre folie habituelle la sagesse de l’animal si noble qui fut le roi du globe avant nous. Vers midi, M. Sixte rentrait, et, de nouveau, il travaillait jusqu’à quatre heures. De quatre à six il recevait, trois fois la semaine, des visiteurs qui étaient presque toujours des étudiants, des maîtres occupés aux mêmes études que lui, des étrangers attirés par une renommée aujourd’hui européenne. Trois autres fois il sortait et faisait les quelques visites indispensables. À six heures il dinait, sortait encore, allant cette fois le long du jardin fermé jusqu’à la gare d’Orléans. À huit heures il rentrait, réglait sa correspondance ou lisait. À dix heures toute lumière s’éteignait chez lui. Cette existence monastique avait son repos hebdomadaire du lundi, le philosophe ayant observé que le dimanche déverse sur la campagne un flot encombrant de promeneurs. Ces jours-là, il partait de grand matin, montait dans un train de banlieue et ne rentrait que le soir. Il ne s’était pas une fois, durant ces quinze ans, départi de cette régularité absolue. Pas une fois il n’avait accepté une invitation à manger dehors, ni pris place dans une salle de spectacle. Il ne lisait jamais un journal, s’en rapportant pour le service de ses publications à son éditeur, et ne remerciant jamais d’un article. Son indifférence politique était si complète qu’il n’avait jamais retiré sa carte d’électeur, Il convient d’ajouter, pour fixer les traits principaux de cette figure singulière, qu’il avait rompu tout rapport avec sa famille, et que cette rupture se fondait, comme les moindres actes de cette vie, sur une théorie. Il avait écrit dans la préface de son second livre : Anatomie de la volonté, cette phrase significative : « Les attaches sociales doivent être réduites à leur minimum pour celui qui veut connaître et dire la vérité dans le domaine des sciences psychologiques. » Par un motif semblable, cet homme, si doux qu’il n’avait pas fait trois observations à sa servante depuis quinze ans, s’interdisait systématiquement la charité. Il pensait sur ce point comme Spinoza, qui a écrit dans le livre quatrième de l’Éthique : « La pitié, chez un sage qui vit d’après la raison, est mauvaise et inutile. » Ce Saint Laïque, comme on l’eût appelé aussi justement que le vénérable Émile Littré, haïssait dans le Christianisme une maladie de l’humanité. Il en donnait ces deux raisons, d’abord que l’hypothèse d’un père céleste et d’un bonheur infini avait développé à l’excès dans l’âme le dégoût du réel et diminué la puissance d’acceptation des lois de la nature, — ensuite qu’en établissant l’ordre social sur l’amour, c’est-à-dire sur la sensibilité, cette religion avait ouvert la voie aux pires caprices des doctrines les plus personnelles. Il ne se doutait point d’ailleurs que sa fidèle domestique lui cousait des médailles bénites dans tous ses gilets, et son inadvertance à l’endroit de l’univers extérieur était si complète qu’il faisait maigre les vendredis et autres jours prescrits par l’Église, sans apercevoir cet effort caché de la vieille fille pour assurer le salut d’un maitre dont elle disait quelquefois, reproduisant, sans le savoir elle-même, un mot célèbre :

— « Le bon Dieu ne serait pas le bon Dieu, s’il avait le cœur de le damner. »

Ces années d’un labeur continu dans cet ermitage de la rue Guy-de-la-Brosse avaient produit, outre cette Anatomie de la volonté, une Théorie des passions, en trois volumes, dont la publication aurait été plus scandaleuse encore que celle de la Psychologie de Dieu, si l’extrême liberté de la presse et du livre depuis tantôt dix ans n’avait habitué les lecteurs à des audaces de description que la tranquille férocité technique d’un savant ne saurait égaler. Dans ces deux livres se trouvait précisée la doctrine de M. Sixte, qu’il est indispensable de résumer ici, en quelques traits généraux, pour l’intelligence du drame auquel cette courte biographie sert de prologue, Avec l’école critique issue de Kant, l’auteur de ces trois traités admet que l’esprit est impuissant à connaitre des causes et des substances, et qu’il doit seulement coordonner des phénomènes. Avec les psychologues anglais, il admet qu’un groupe parmi ces phénomènes, celui qui est cliqueté sous le nom d’âme, peut être l’objet d’une connaissance scientifique, à la condition d’être étudié d’après une méthode scientifique. Jusqu’ici, comme on voit, il n’y a rien dans ces théories qui les distingue de celles que MM. Taine, Ribot et leurs disciples ont développées dans leurs principaux travaux. Les deux caractères originaux des recherches de M. Sixte sont ailleurs. Le premier réside dans une analyse négative de ce qu’Herbert Spencer appelle l’Inconnaissable. On sait que le grand penseur anglais admet que toute réalité repose sur un arrière-fonds qu’il est impossible de pénétrer ; par suite, il faut, pour employer la formule de Fichte, comprendre cet arrière-fonds comme incompréhensible. Mais, comme l’atteste fortement le début des Premiers Principes, pour M. Spencer cet Inconnaissable est réel. Il vit, puisque nous vivons de lui. De là il n’y a qu’un pas à concevoir que cet arrière-fonds de toute réalité enveloppe une pensée, puisque notre pensée en sort ; un cœur, puisque notre cœur en dérive. Beaucoup d’excellents esprits entrevoient dès aujourd’hui une réconciliation probable de la Science et de la Religion sur ce terrain de l’Inconnaissable. Pour M. Sixte, c’est là une dernière forme de l’illusion métaphysique et qu’il s’est acharné à détruire avec une énergie d’argumentation que l’on n’avait pas admirée à ce degré depuis Kant.

— Son second titre d’honneur, comme psychologue, consiste dans un exposé très nouveau et très ingénieux des origines animales de la sensibilité humaine. Grâce à une lecture immense et à une connaissance minutieuse des Sciences Naturelles, il a pu tenter pour la genèse des formes de la pensée le travail que Darwin a essayé pour la genèse des formes de la vie. Appliquant la loi de l’évolution aux divers faits qui constituent le cœur humain, il a prétendu montrer que nos plus raffinées sensations, nos délicatesses morales les plus subtiles, comme nos plus honteuses déchéances, sont l’aboutissement dernier, la métamorphose suprême d’instincts très simples, transformation eux-mêmes des propriétés de la cellule primitive ; en sorte que l’univers moral reproduit exactement l’univers physique et que le premier n’est que la conscience douloureuse ou extatique du second. Cette conclusion, présentée à titre d’hypothèse, à cause de son caractère métaphysique, sert de terme d’arrivée à une merveilleuse série d’analyses, parmi lesquelles il convient de citer deux cents pages sur l’amour, d’une hardiesse presque plaisante sous la plume d’un homme très chaste, sinon vierge. Mais le même Spinoza n’a-t-il pas donné une théorie de la jalousie qu’aucun romancier moderne n’a égalée en brutalité ? Et Schopenhauer ne rivalise-t-il pas d’esprit avec Chamfort dans ses boutades contre les femmes ? Il est presque inutile d’ajouter que le déterminisme le plus complet circule d’une extrémité à l’autre de ces livres. On doit à M. Sixte quelques phrases qui traduisent avec une extrême énergie cette conviction que tout est nécessaire dans l’âme, même l’illusion que nous sommes libres : « Tout acte,» a-t-il écrit, « n’est qu’une addition. Dire qu’il est libre, c’est dire qu’il y a dans un total plus qu’il n’y a dans les éléments additionnés. Cela est aussi absurde en psychologie qu’en arithmétique. » Et ailleurs : « Si nous connaissions vraiment la position relative de tous les phénomènes qui constituent l’univers actuel, — nous pourrions, dès à présent, calculer avec une certitude égale à celle des astronomes le jour, l’heure, la minute où l’Angleterre par exemple évacuera les Indes, où l’Europe aura brûlé son dernier morceau de houille, où tel criminel, encore à naître, assassinera son père, où tel poème ; encore à concevoir, sera composé. Tout l’avenir tient dans le présent comme toutes les propriétés du triangle tiennent dans sa définition… » Le fatalisme mahométan ne s’est pas exprimé avec une précision plus absolue.

Des spéculations de cet ordre ne semblent guère comporter que la plus affreuse aridité d’imagination. Aussi le mot que M. Sixte disait souvent de lui-même : « Je prends la vie par son côté poétique… » paraissait-il à ceux qui l’entendaient le plus absurde des paradoxes. Et cependant rien de plus exact, eu égard de la nature d’esprit spéciale des philosophes. Ce qui distingue essentiellement le philosophe-né des autres hommes, c’est que les idées, au lieu d’être pour son intelligence des formules plus ou moins nettes, sont vivantes et réelles, comme des êtres. La sensibilité chez lui se modèle sur la pensée au lieu que chez nous tous il s’établit un divorce, plus ou moins complet, entre le cœur et le cerveau. Un prédicateur chrétien a marqué admirablement la nature de ce divorce quand il a prononcé cette phrase étrange et profonde : « Nous savons bien que nous mourrons, mais nous ne le croyons pas. » Le philosophe, lui, quand il l’est par passion, par constitution, ne conçoit pas cette dualité, cette vie dispersée entre des sensations et des réflexions contradictoires. Aussi n’étaient-ce pas pour M. Sixte de simples objets de spéculation que cette universelle nécessité des choses, que cette métamorphose indéfinie et constante des phénomènes les uns dans les autres, que ce colossal travail de la nature sans cesse en train de se faire et se défaire, sans point de départ, sans point d’arrivée, par le seul jeu de la cellule primitive, que ce travail parallèle de l’âme humaine reproduisant, sous forme de pensées, d’émotions et de volontés, le mouvement de la vie physiologique. Il se plongeait dans la contemplation de ces idées avec une espèce de vertige, il les sentait avec tout son être, en sorte que ce bonhomme assis à sa table, servi par la vieille bonne qui cuisinait à côté, dans un bureau garni de rayonnage encombrés, la mine chétive, les pieds dans sa chancelière, le torse pris dans un paletot râpé, participait en imagination au labeur infini de l’univers. Il vivait la vie de toutes les créatures. Il revêtait toutes les formes, sommeillant avec le minéral, végétant avec la plante, s’animant avec les bêtes rudimentaires, se compliquant avec les organismes supérieurs, homme enfin et s’épanouissant dans les amplitudes d’un esprit capable de refléter le vaste monde. Ce sont ces délices des idées générales, analogues à celles de l’opium, qui rendent ces songeurs indifférents aux menus accidents du monde extérieur, et aussi, pourquoi ne pas le dire ? presque absolument étrangers aux affections ordinaires de la vie. Nous ne nous attachons qu’à ce que nous sentons bien réel ; or, pour ces têtes singulières, c’est l’abstraction qui est la réalité, et la réalité quotidienne une ombre, une épreuve grossière et dégradée des lois invisibles. Peut-être M. Sixte avait-il aimé sa mère. À coup sûr, là s’était bornée son existence sentimentale. S’il était doux et indulgent pour tous les hommes, c’était par le même instinct qui lui faisait, lorsqu’il déplaçait une chaise dans son bureau, prendre ce meuble sans violence. Mais il n’avait jamais éprouvé le besoin d’avoir auprès de lui une chaude et ardente tendresse, une famille, un dévouement, un amour, pas même une amitié. Les quelques savants avec lesquels il était lié lui représentaient des conversations professionnelles, celui-ci sur la chimie, cet autre sur les hautes mathématiques, un troisième sur les maladies du système nerveux. Que ces gens-là fussent mariés, occupés d’élever leurs enfants, soucieux de se pousser dans une carrière, il n’en tenait aucun compte dans ses rapports avec eux. Et si bizarre que doive paraître une telle conclusion après une telle esquisse, il était heureux.

Un pareil homme, un pareil intérieur et une pareille vie étant donnés, que l’on imagine l’effet produit dans ce cabinet de travail de la rue Guy-de-la-Brosse par ces deux faits survenus coup sur coup dans un même après-midi : d’abord une cédule de citation adressée à M. Adrien Sixte, pour qu’il eût à comparaître au cabinet de M. Valette, juge d’instruction, afin d’être interrogé, suivant la formule, « sur les faits et circonstances dont il lui serait donné connaissance ; » en second lieu, une carte portant le nom de Mme veuve Greslou et demandant que M. Sixte voulût bien la recevoir le lendemain vers quatre heures, « pour l’entretenir du crime dont était accusé à faux son malheureux enfant. » J’ai dit que le philosophe ne lisait jamais aucun journal. S’il en eût seulement ouvert un au hasard depuis quinze jours, il y eut trouvé des allusions à cette histoire du jeune Greslou que de récents procès ont fait oublier. Faute de ce renseignement, la cédule de citation et le billet de la mère ne lui offrirent aucune espèce de sens précis. Cependant, par le rapport entre cette citation et le mot de la mère, il se rendit compte que les deux faits étaient probablement connexes, et il pensa aussitôt qu’il s’agissait d’un jeune homme, d’un certain Robert Greslou, qu’il avait connu, l’année précédente, dans des circonstances d’ailleurs très simples. Mais, précisément, ces circonstances contrastaient trop avec toute idée d’un procès criminel, pour que ce souvenir guidât en aucune manière les hypothèses du savant, et il demeura longtemps à regarder cette cédule tour à tour et cette carte, en proie à l’inquiétude presque douloureuse que le moindre événement d’un ordre très inattendu et très obscur inflige aux hommes d’habitude.

Robert Greslou ? — M. Sixte avait lu ce nom pour la première fois, voici deux ans, au bas d’un billet qui accompagnait un manuscrit. Ce manuscrit portait comme titre : Contribution à l’étude de la multiplicité du Moi, et le billet énonçait modestement le désir que le célèbre écrivain voulût bien jeter un coup d’œil sur ce premier essai d’un tout jeune homme. L’auteur avait ajouté à sa signature : « élève-vétéran de philosophie au lycée de Clermont-Ferrand. » Ce travail d’environ soixante pages révélait une intelligence si prématurément subtile, une connaissance si exacte des théories les plus récentes de la psychologie contemporaine, enfin une telle ingéniosité d’analyse, que M. Sixte avait cru devoir répondre par une longue lettre. Un mot de remerciement était venu aussitôt, dans lequel le jeune homme annonçait qu’obligé d’aller à Paris pour ses examens oraux de l’École normale, il aurait l’honneur de se présenter chez le Maitre. Ce dernier avait donc vu entrer un après-midi un garçon d’environ vingt ans, avec de beaux yeux noirs vifs et mobiles qui éclairaient un visage un peu trop pâle. C’était le seul détail de physionomie qui fût demeuré dans la mémoire du philosophe. Semblable sur ce point à tous les spéculatifs, il ne recevait du monde visible qu’une impression flottante et n’en gardait qu’une réminiscence vague comme cette impression. Mais sa mémoire des idées était surprenante, et il se rappelait jusqu’au moindre détail son entretien avec ce Robert Greslou. Parmi les jeunes gens que sa renommée attirait chez lui, aucun ne l’avait étonné davantage par la précocité vraiment extraordinaire de l’érudition et du raisonnement. Sans doute il flottait dans l’esprit de cet adolescent bien de l’à-peu-près, l’effervescence d’une pensée qui s’est assimilé, trop vite, trop de connaissances diverses ; mais quelle merveilleuse facilité de déduction ! Quelle éloquence naturelle, et aussi quelle visible sincérité d’enthousiasme ! Le savant le revoyait, au cours de cette conversation, gesticulant un peu et lui disant : « Non, monsieur, vous ne savez pas ce que vous êtes pour nous, ni ce que nous éprouvons à lire vos livres… Vous êtes celui qui accepte toute la vérité, celui en qui on peut croire… Tenez, dans votre Théorie des passions, l’analyse de l’amour, mais c’est notre bréviaire à tous… Au lycée, on défend le livre. Je l’avais chez moi, et deux de mes camarades venaient copier ces chapitres, à la maison, les jours de sortie… » Et comme il se cache une vanité d’auteur dans l’âme de tout homme qui a fait imprimer de sa prose, fût-il aussi absolument sincère que M. Adrien Sixte, ce culte d’un groupe d’écoliers, naïvement exprimé par l’un d’eux, avait flatté particulièrement le philosophe. Robert Greslou avait sollicité l’honneur d’une seconde visite, et là, tout en avouant un échec à l’École normale, il s’était un peu ouvert sur ses projets. M. Sixte, lui, s’était laissé aller, contre ses habitudes, à l’interroger sur des détails intimes. Il avait appris ainsi que le jeune homme était le fils unique d’un ingénieur mort sans fortune, et que la mère l’avait élevé à force de sacrifices. « Mais je n’en accepterai plus, » disait Robert ; « mon intention est de passer ma licence dès cette année, puis je demande une chaire de philosophie aussitôt, dans un collège, et je travaille à un grand ouvrage sur les variations de la personnalité, dont l’essai que je vous ai soumis forme l’embryon… » Les yeux du jeune psychologue s’étaient faits plus brillants pour formuler ce programme de vie. Ces deux visites dataient du mois d’août 1885. On était en février 1887, et, depuis lors, M. Sixte avait reçu cinq ou six lettres de son jeune disciple. Une d’elles lui annonçait l’entrée de Robert Greslou comme précepteur dans une famille noble, qui passait les mois d’été dans un château situé près d’un des plus jolis lacs des montagnes d’Auvergne : celui d’Aydat. Un simple détail donnera la mesure de la préoccupation où M. Sixte fut jeté par la coïncidence entre la lettre émanée du cabinet du juge et la carte de Mme Greslou. Quoiqu’il eût sur sa table les épreuves à revoir d’un long article pour la Revue philosophique, il se mit à rechercher cette correspondance avec le jeune homme le soir même. Il la trouva tout de suite dans le cartonnier où il rangeait méticuleusement ses moindres papiers. Elle était classée, avec d’autres du même genre, sous la rubrique : « Documents contemporains sur la formation des esprits. » Elle formait environ trente pages que le savant lut avec un soin particulier, sans y rencontrer rien que des réflexions d’un ordre intellectuel, des questions sur des lectures à suivre, et l’énoncé de quelques projets de mémoires. Quel fil pouvait bien rattacher de pareilles préoccupations au procès criminel dont parlait la mère ? Il fallait que ce garçon, vu deux fois à peine, eût beaucoup frappé le philosophe, car la pensée que le mystère dissimulé derrière cet appel au Palais de Justice était le même que celui qui motivait cette visite subite d’une mère au désespoir le tint éveillé une partie de la nuit. Pour la première fois depuis des années, il brusqua Mlle Trapenard à cause d’une petite négligence de service, et quand il passa devant la loge à une heure de l’après-midi, son visage, d’ordinaire très calme, exprimait un si visible souci que le père Carbonnet, déjà mis en éveil par la lettre de convocation arrivée ouverte, suivant une coutume assez barbare, et qu’il avait lue, comme de juste, fit cette confidence à sa femme, — il avait déjà parlé de la chose dans tout le quartier :

— « Je ne suis pas curieux des affaires des autres, mais je donnerais bien vingt ans de la vie de la propriétaire pour savoir ce que la justice peut vouloir à ce pauvre M. Sixte, qu’il est là qui dévale à cette heure-ci comme un abohifou… »

— « Tiens, M. Sixte a changé son heure de promenade, » disait à sa mère la jeune fille, assise au comptoir dans la boutique de la boulangerie. « Il paraît qu’il va avoir un procès pour un héritage ? »

— « Pige-moi donc le père Sixte ; se défile-t-il, ce zèbre-là !… Il paraît que la justice le chicane, » racontait à son camarade un des deux élèves en pharmacie. « Ces vieux, ça n’a l’air de rien, et puis on découvre des tas d’histoires malpropres dans des coins… Au fond, c’est tous des canailles… »

— « Il est encore plus ours que d’habitude. Il ne nous saluera seulement pas. » C’était la femme du professeur au Collège de France établi dans la même maison que le célèbre philosophe et qui se croisait avec lui. « Tant mieux, d’ailleurs ; on prétend qu’on va poursuivre ses livres. Ce n’est pas dommage… »

Et voilà comment les plus modestes des hommes, et qui se croient les plus ignorés, ne peuvent bouger sans encourir les commentaires lancés par d’innombrables bouches, du moment qu’ils habitent ce que l’on est convenu d’appeler à Paris un quartier paisible. Ajoutons que M. Sixte se fût soucié de cette curiosité, s’il l’eût soupçonnée, comme d’un volume de philosophie universitaire. C’était pour lui le dernier terme du mépris.