Le Dilettantisme social et la philosophie du « surhomme »

Le Dilettantisme social et la philosophie du « surhomme »


LE DILETTANTISME SOCIAL
ET LA PHILOSOPHIE DU « SURHOMME »

Le problème capital de la morale sociale est celui des rapports de l’individu et de la société. — Aux différentes manières de résoudre ce problème répondent diverses attitudes de l’individu vis-à-vis de la société.

Parmi ces attitudes, il en est deux qui nous semblent particulièrement intéressantes, soit par elles-mêmes, soit par l’influence qu’elles tendent à prendre de plus en plus sur les esprits cultivés. L’une est celle que nous appellerons Dilettantisme social ; l’autre a été exposée par Nietzsche sous le nom de morale du « Surhomme ».

Nous voulons nous demander à quelle conception générale de la vie et de la société se rattachent le Dilettantisme social et la philosophie du Surhomme. Nous rechercherons ensuite quel est le lien qui unit ces deux conceptions ainsi que le rôle moral qu’elles sont appelées à remplir.

La question dont nous devons partir est celle-ci : Quelle est au fond la nature et la valeur de la société ? — La société est-elle bonne ou mauvaise, a-t-elle, oui ou non, un droit à l’existence antérieur et supérieur au droit des individus ?

Or, si nous examinons les diverses réponses qui ont été faites à cette question, nous voyons que ces solutions, si nombreuses qu’elles soient, peuvent être ramenées à deux types : l’un que nous désignerons sous le nom de Dogmatisme social, l’autre sous celui de Nihilisme social.

J’appelle du nom général de Dogmatisme social les doctrines qui attribuent à la société, en tant que telle, une existence antérieure et supérieure aux individus, une valeur morale objective et absolue. Telle est par exemple la philosophie sociale platonicienne qui subordonne absolument l’individu à la cité.

Ce dogmatisme est en même temps un réalisme social. J’entends par là que les Dogmatiques érigent la société en entité distincte des individus et supérieure à eux. — Dans cette conception la société a ses lois propres, distinctes de celles qui régissent les existences individuelles ; elle a aussi ses fins propres auxquelles doivent être sacrifiées sans hésitation les fins éphémères de l’Individu. Elle plane au-dessus des existences individuelles comme une puissance mystérieuse et fatale, comme une sorte de Divinité. C’est ce que Simmel met en pleine lumière quand il nous montre par une comparaison ingénieuse quelle est, aux yeux de certains sociologues, la nature des rapports qui unissent l’Individu à la communauté. « Simmel, dit M. Bouglé, compare la Société à Dieu et montre que le développement des sciences de la société nous fait apercevoir dans toute idée religieuse le symbole d’une réalité sociale. — Il déduit toutes les représentations qui vont se rencontrer dans l’idée de Dieu comme dans un foyer imaginaire, des rapports réels que la Société soutient avec l’Individu. — Elle est la puissance universelle dont il dépend, à la fois différent d’elle et identique à elle. Par les générations passées et les générations présentes, elle est à la fois en lui et hors de lui. La multiplicité de ses volontés inexpliquées contient le principe de toutes les luttes des êtres, et cependant elle est une unité. Elle donne à l’individu ses forces en même temps que ses devoirs : elle le détermine et elle le veut responsable. Tous les sentiments en un mot, toutes les idées, toutes les obligations que la théologie explique par le rapport de l’individu à Dieu, la sociologie les explique par le rapport de l’individu à la société. Celle-ci tient, dans la science de la morale, le rôle de la divinité[1]. »

Ce réalisme social est en même temps un optimisme social. — Diviniser la société, n’est-ce pas affirmer sa bonté transcendante ? N’est-ce pas croire à des harmonies sociales providentielles cachées sous les antagonismes de la surface ? — Le Dogmatiste social dira avec Leibniz qu’il ne faut pas facilement être du nombre des mécontents dans la République où l’on est. Il ordonnera à l’individu de s’incliner devant l’autorité sociale, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle commande, parce que les grandes œuvres sociales sont le symbole d’une Idée morale supérieure devant laquelle doivent disparaître les intérêts, les douleurs et les plaintes de l’individu.

En face de cette conception sociale dogmatique, réaliste et optimiste, on rencontre une conception diamétralement opposée, que nous pouvons désigner par antithèse sous le nom de Nihilisme social.

Dans cette conception nouvelle, l’existence et le droit de la société ne sont plus affirmés comme supérieurs à l’existence et au droit des individus. Au contraire, cette existence et ce droit de la société sont ici mis en doute ou même positivement niés.

On pourrait encore désigner cette attitude d’esprit sous le nom de Scepticisme social. — Le principe de ce scepticisme social est le même au fond que celui du scepticisme métaphysique dont il n’est qu’un aspect. Ce principe consiste en ce que le Moi individuel conserve toujours le droit de douter de ce qui n’est pas lui. Du point de vue du cogito ergo sum, moi seul suis une réalité ; mes semblables, la société qui m’entoure peuvent être regardés par moi comme une pure illusion ou tout au moins comme n’ayant qu’une existence purement hypothétique. De ce point de vue, rien ne m’empêche de rester sceptique en ce qui concerne l’existence de la société et de son prétendu droit sur moi. Telle semble d’ailleurs avoir été l’attitude de Descartes. Dans sa morale provisoire, il est vrai, il recommande au sage de se conformer aux lois et aux coutumes de son pays. — Mais il est aisé de se rendre compte que Descartes n’attribue pas à ce précepte une valeur objective et dogmatique. C’est un simple conseil de prudence pratique qui consiste, pour éviter des ennuis, à s’accommoder, sans y croire d’ailleurs plus qu’il ne convient, à la discipline sociale ambiante.

Ce scepticisme social est en même temps un nominalisme social. Tandis que tout à l’heure, dans le dogmatisme social, on regardait la société comme une entité réelle, on la regarde ici comme une abstraction. — La Société n’existe pas ; les individus seuls existent. Au lieu de cette mythologie sociale qui divinisait la société, nous nous trouvons ici en présence d’une conception sociale monadique qui ne voit plus que des individus évoluant suivant la loi de leur égoïsme personnel. — Ce qu’on appelle société n’est rien de plus que l’ensemble des rapports créés par le contact, le heurt ou la combinaison des diverses individualités.

Enfin ce nominalisme social est aussi un Pessimisme social. — Qu’on examine l’histoire ! Que d’attentats commis contre l’individu au nom de cette entité tyrannique : la Société ! Les rapports sociaux sont oppressifs et destructifs de l’Individualité. La société ne doit pas apparaître comme une puissance bienfaisante, un génie tutélaire auquel l’individu peut confier sa destinée, mais comme un génie malfaisant et cruel, sorte de Minotaure dévorateur des faibles et des souffrants. — Que de superstitions, de conventions et de mensonges entretenus sciemment dans le corps social pour duper l’individu et le faire servir aux fins de la collectivité ! — N’est-on pas en droit de dire avec J.-J. Rousseau que l’État de société est un état antinaturel et antimoral, et Tolstoï n’a-t-il pas raison également de nous crier : Fuyez les villes, renoncez à la religion du monde, échappez-vous du bagne social ! — Schopenhauer semble avoir eu raison aussi de regarder la vie sociale comme le suprême épanouissement de la méchanceté et de la douleur humaines. N’est-ce pas là que se donnent carrière toutes les passions, toutes les trahisons, toutes les lâchetés et les sottises dont est susceptible la nature humaine ? Dès lors, quelle sera la ligne de conduite de l’individu, sinon de se replier sur lui-même et de diriger toute son industrie vers ce but : échapper à la vie sociale, à ses exigences obsédantes, à ses prescriptions tyranniques ou grotesques ? — Tel semble en effet le dernier mot de la philosophie morale enseignée par Schopenhauer dans les Aphorismes sur la Sagesse dans la vie.

C’est ainsi que s’affirme l’antinomie des deux tendances que nous avons nommées l’une, Dogmatisme social, et l’autre Nihilisme social. Cette dernière tendance est la racine commune du Dilettantisme social et de la philosophie nietzschéenne du « Surhomme ». Que sont en effet le Dilettantisme social et la philosophie du Surhomme sinon une protestation contre les dogmatismes et les optimismes sociaux de toute espèce ? La principale différence entre ces deux conceptions nous semble consister en ce que le Dilettantisme social est surtout une protestation antisociale au nom de l’Instinct de la Beauté, tandis que la philosophie du Surhomme est une protestation antisociale au nom de ce que Nietzsche appelle l’Instinct de Grandeur. Par suite, si l’on veut se faire une idée précise du Dilettantisme social, on pourra le définir par la négation de tout ce qui, dans le Dogmatisme social, froisse l’Instinct de Beauté ; on pourra de même définir l’Individualisme nietzschéen par la négation de tout ce qui, dans ce dogmatisme, froisse l’Instinct de Grandeur.

Si l’on identifie, comme il semble qu’on doive le faire, le sentiment de la Beauté et le sentiment de la Vie, on sera frappé de ce qu’il y a d’inesthétique dans ces dogmatismes sociaux issus de cet Esprit logique que Nietzsche appelle l’Esprit de « lourdeur », dans ces définitions dogmatiques de ce qu’est et doit être une société, dans ces morales, ces pédagogies pédantes et étriquées. Un exemple actuel de cet esprit de pédantisme est cette doctrine du Biologisme social qui prétend trouver dans de pauvres métaphores développées jusqu’à la nausée une explication intégrale du monde social et moral. Tous ces dogmatismes méconnaissent ce qui fait l’essence même de la Vie ; je veux dire : la spontanéité des énergies vitales dont la fonction n’est pas seulement de s’adapter à un milieu donné, mais d’être des forces autonomes, de créer par elles-mêmes la vie et l’action. — Le Dilettantisme social est une légitime réaction contre cette incompréhension de la Vie. — Il cherche à retrouver sous les formalismes pédants la spontanéité et la mouvance de la vie.

Un autre caractère du Dogmatisme social est son plat réalisme. Le dogmatiste social veut croire à la société ; il la pose comme une réalité solide et respectable et il regarde comme un blasphème et un sacrilège de nier ou de mettre en doute cette divinité souveraine devant laquelle chacun doit s’incliner. Le dogmatiste social réalise ainsi la définition que Schopenhauer donne du parfait philistin. « Je voudrais définir les philistins en disant que ce sont des gens constamment occupés et le plus sérieusement du monde d’une réalité qui n’en est pas une[2]. » — Par opposition à ce philistinisme, le Dilettante a le sentiment intense du Mensonge social. Il voit dans le monde social un monde de rêve et d’illusion, une parade et une mascarade. Dès lors, il jouit de cette apparence sans y attacher plus d’importance qu’elle ne mérite. Il se laisse bercer doucement par son rêve et, aux heures où ce rêve devient douloureux et se transforme en cauchemar, il garde l’obscur sentiment que ce n’est pourtant qu’un rêve. — Gœthe a admirablement exprimé le néant de la vie sociale et des sentiments qu’elle suggère au dilettante. « Je t’accorderai volontiers que ceux-là sont les plus heureux, qui vivent au jour le jour comme les enfants, promènent leur poupée, l’habillent et la déshabillent, tournent avec un grand respect autour de l’armoire où la maman a serré les bonbons, et, s’ils finissent par attraper la friandise convoitée, la croquent à belles dents et crient « Encore ». — Ce sont là d’heureuses créatures… — Ils sont heureux aussi ceux qui donnent à leurs occupations frivoles ou même à leurs passions des noms magnifiques, et les portent en compte au genre humain comme des œuvres de géants entreprises pour son salut et son bonheur. — Heureux qui peut vivre de la sorte ! Mais celui qui reconnaît dans son humilité où toutes ces choses aboutissent, celui qui voit avec quelle ardeur le malheureux poursuit sa route, haletant sous le fardeau, celui-là est tranquille et se fait aussi un monde, qu’il tire de lui-même, et il est heureux aussi parce qu’il est homme. Et si étroite que soit sa sphère, il porte toujours dans le cœur le doux sentiment de la liberté[3]. »

Un troisième caractère du Dogmatisme social est l’implacable sérieux, l’allure pontifiante qu’il exige des acteurs de la comédie sociale. Rien ne déconcerte, rien n’indigne plus le dogmatiste social que l’irrévérencieuse ironie à l’égard de ce qui est socialement respectable. Par contre, le Dilettante social est un ironiste, un « rieur », suivant le vœu de Nietzsche. Un récent roman allemand[4] met en scène un dilettante social, disciple de Nietzsche, qui décrit un état social de l’avenir où régneraient des hommes vraiment supérieurs qui dédaigneraient de recourir aux mensonges par lesquels on dupe le troupeau humain. « Je rêve, dit-il, un roi qui répudierait toute crainte, qui aurait le courage d’être l’esprit le plus libre de son royaume et pour lequel ce serait un divin plaisir d’éclater de rire au nez de son parlement, de ses ministres, de ses évêques et de ses généraux[5]. » Le dilettante social s’amuse surtout de la pose et de la morgue, de l’affectation de respectabilité et d’honorabilité qui sont la forme bourgeoise du dogmatisme social.

Si nous réunissons les traits divers du dilettantisme social, nous voyons que cet état d’esprit est, comme nous l’avons dit plus haut, une protestation contre ce que renferme de grimaçant et de mensonger la mascarade sociale. C’est par instinct esthétique que le Dilettante social dit adieu à la cité humaine. Il dit avec Ariel : « Je ferai mon deuil de ne plus participer à la vie des hommes… Cette vie est forte, mais impure. Je serai l’azur de la mer, la vie de la plante, le parfum de la fleur, la neige bleue des glaciers[6]. » Gœthe a bien compris le caractère essentiellement artistique d’une telle disposition d’esprit quand il a dit : « La cause finale des luttes du monde et des hommes, c’est l’œuvre dramatique. Car autrement ces choses ne pourraient absolument servir à rien[7]. »

La constitution psychologique qui prédispose au dilettantisme social peut, semble-t-il, se résumer dans les traits suivants : une sensibilité fine, vite froissée au contact des laideurs sociales, une imagination encline au rêve ; enfin une certaine indolence de tempérament, à la Rousseau, qui détourne de l’action et fait qu’on n’éprouve aucun plaisir à faire du mal aux autres. On peut appliquer au Dilettante social ce que Rousseau dit de lui-même : « Je me trouve naturellement soumis à ce grand précepte de morale, mais destructif de tout l’ordre social, de ne jamais me mettre en situation à pouvoir trouver mon avantage dans le mal d’autrui. Celui qui veut suivre ce précepte à la rigueur n’a point d’autre moyen pour cela que de se retirer tout à fait de la société, et celui qui en vit séparé suit par cela seul ce précepte sans avoir besoin d’y songer[8]. »

Quelle est, dans la vie pratique, la situation d’un pareil homme ? Évidemment celle d’un déraciné ou plutôt d’un homme qui n’a jamais pris et ne prendra jamais racine dans aucun des compartiments soigneusement tirés au cordeau dont se compose la société. — C’est un peu la situation de Pierre Schlémyl, l’homme qui a perdu son ombre. — Car tout homme a dans la vie un fantôme qui le suit partout et qui n’est autre que la projection sociale de sa personnalité. Cette projection sociale, qu’on appelle réputation, estime d’autrui, etc., est l’ombre qui accompagne partout les pas du voyageur. Et s’il vient à la perdre, il subit le rire des valets. La plupart des hommes vivent et meurent pour cette ombre. Car, comme le dit Nietzsche, « ils ne font rien, leur vie durant, pour leur ego, mais seulement pour le fantôme de leur ego qui s’est formé sur eux dans le cerveau de leur entourage[9] ». D’ailleurs le Dilettante social est haï. Il commet le crime irrémissible de ne pas rentrer dans le mensonge général, de ne pas se grégariser. Il est l’objet d’une de ces haines violentes au delà du croyable qui assaillent « le type qui est l’antithèse de l’embrigadé, du bourgeois confit dans son sacerdoce, nous entendons nommer le spéculatif, esprit serein qui se joue de la mascarade sociale[10] ».


Le Dilettantisme social est une attitude provisoire. L’Instinct de la Beauté est incomplet sans l’Instinct de grandeur. C’est à la grandeur plus encore qu’à la Beauté que s’attache l’Amour. « Sois grand, dit M. Ravaisson, et l’amour te suivra[11] ». L’Instinct de grandeur est, plus encore que l’Instinct de beauté, révélateur suprême du secret de la Vie. C’est pourquoi le Dilettantisme social semble condamné à céder la place à une philosophie plus puissante, à une philosophie de la force ; capable d’étreindre et de dompter la réalité. C’est pourquoi aussi, dans l’œuvre de Nietzsche, l’esprit apollinien, adorateur des formes de la vie où se joue le rêve, laisse le dernier mot au prophète de l’Esprit de grandeur, à Zarathoustra.

Cette philosophie de l’Esprit de grandeur s’appelle, dans l’œuvre de Nietzsche, la philosophie du « Surhumain ». C’est, comme on sait, un Égotisme outrancier, une glorification de la force humaine prise à sa source véritable : Le Moi libre et s’élançant avec une énergie que rien n’arrête vers des horizons illimités de vie, de puissance et de bonheur.

Nietzsche a lui-même marqué la différence qui sépare cette attitude nouvelle de l’attitude que nous avons appelée le Dilettantisme social. Il parle quelque part de « la grande passion de celui qui vit sans cesse dans les nuées orageuses des plus hauts problèmes et des plus dures responsabilités, qui est forcé d’y vivre (qui n’est donc nullement contemplatif, en dehors, sûr, objectif)[12] ». Et ailleurs : « Autre chose est, dit-il, si un penseur prend personnellement position en face de ces problèmes, de telle sorte qu’il trouve en eux sa destinée, sa peine et aussi son plus grand bonheur, ou s’il s’approche de ces problèmes d’une façon « impersonnelle », c’est-à-dire s’il n’y touche et ne les saisit qu’avec des pensées de froide curiosité. Dans ce dernier cas, il n’en résultera rien ; car les grands problèmes, en admettant même qu’ils se laissent saisir, ne se laissent point garder par les êtres au sang de grenouille et par les débiles. Telle fut leur fantaisie de toute éternité ; une fantaisie qu’ils partagent d’ailleurs avec toutes les braves petites femmes[13] ». Non, l’attitude dilettante, olympienne, impassible d’un Gœthe n’est pas le véritable idéal humain. Pour vivre, il ne faut pas s’absorber dans la contemplation du monde ; il faut dépasser ce monde et se dépasser soi-même, il faut s’élancer vers la vie avec un subjectivisme exalté qui ne nie pas seulement l’ambiance par l’ironie et le dilettantisme, mais qui la brise — en fait — comme une chose désormais morte.

L’Instinct de grandeur, générateur d’une telle philosophie est, comme nous l’avons dit, en réaction fondamentale contre les dogmatismes sociaux régnants. — Il l’est sur deux points. D’abord tout dogmatisme social est une consécration de l’esprit grégaire. Il vise directement ou indirectement à l’asservissement de l’individu au groupe. — C’est contre cet aveulissement grégaire que proteste d’abord la philosophie du « Surhomme ». Le Surhomme doit se dépasser lui-même : mais il doit avant tout pour cela dépasser l’âme grégaire qui est en lui, cette âme par laquelle « on est peuple, public, troupeau, femme, pharisien, voisin[14] ».

Les dogmatismes sociaux choquent encore d’une autre façon l’Instinct de grandeur. Ces dogmatismes envisagent tous la vie sociale du point de vue statique. Ils représentent tous l’idéal social comme une chose immobile et immuable. Une telle philosophie sociale est une philosophie aux horizons étroits, une philosophie de passivité et d’inertie. Car ici, idéal est synonyme de contrainte et d’entrave. La loi suprême de l’individu est de s’adapter à l’idéal, jamais de le dominer, de le créer. À cette conception statique de l’idéal la théorie du « Surhomme » substitue une conception dynamique d’après laquelle l’idéal est en perpétuel devenir. L’Individu doit perpétuellement se surmonter lui-même ; s’élever sans trêve vers les cimes, en brisant sans cesse ses idéals pour en créer de nouveaux. « Pour bâtir un sanctuaire, dit Nietzsche, il faut détruire un sanctuaire. » Et Ibsen exprime aussi la même pensée. « On a dit que je suis pessimiste, dit-il, et je le suis en effet en ce sens que je nie la pérennité des idéals humains ; mais d’autre part je suis optimiste en ce que je crois à la puissance indéfinie de développement des idéals[15] ». On voit assez par quelle voie l’Instinct de grandeur conduit Nietzsche à l’amoralisme. « Mieux vaut, dit-il, faire mal que penser petitement[16]. »

L’analyse qui précède nous fait assez voir que la philosophie du « Surhomme », comme le dilettantisme social, n’est qu’une forme de cette philosophie que nous avons appelée Nihilisme social par opposition au Dogmatisme social. — Le dilettantisme est en quelque sorte la face passive, la philosophie du « Surhomme » la face active de l’Individualisme. Le dilettantisme se convertit à la fin, par un procès nécessaire, en glorification de la vie, de la libre et puissante individualité.

Cette philosophie qui présente comme deux stades successifs d’une même pensée peut-elle être approuvée sous réserve ?

Si l’on examine le dilettantisme social et la théorie du « Surhomme », on voit que ces deux philosophies ont pour caractère commun de se présenter comme une protestation de l’Instinct contre la Logique. C’est la révolte de l’Instinct, — Instinct de beauté et Instinct de grandeur — contre l’Esprit socratique, ainsi que l’appelle Nietzsche, l’Esprit de lourdeur symbolisé dans les dogmatismes sociaux et moraux de toute espèce. — Nous retrouvons donc ici l’antique et toujours renaissante antinomie entre la philosophie intellectualiste et la philosophie de l’instinct. L’antinomie se pose ici entre les morales rationalistes — celle d’un Kant par exemple — et les morales de l’instinct et de la vie, celles d’un Guyau, d’un Nietzsche, d’un Ibsen.

Les morales dogmatiques subordonnent l’évolution sociale et morale à une finalité intelligible, — qu’elles ont la prétention de définir. Les morales individualistes et instinctivistes soutiennent que l’évolution n’a pas de but ou plutôt qu’elle est son but et sa joie à elle-même. — Pour Nietzsche comme pour Guyau, ce que les morales dogmatiques appellent devoir n’est qu’une manifestation de l’instinct irrésistible de vie qui est en nous. « C’est notre fierté, dit Nietzsche, qui nous ordonne de faire notre devoir. Nous voulons rétablir notre autonomie en opposant à ce que d’autres firent pour nous quelque chose que nous faisons pour eux. Car les autres ont empiété dans la sphère de notre pouvoir et y laisseraient la main d’une façon durable si par « le devoir » nous n’usions de représailles, c’est-à-dire si nous n’empiétions sur leur pouvoir à eux[17]. »

Les Guyau, les Nietzsche, les Ibsen ont-ils eu raison d’opposer leur morale de l’Instinct aux anciennes morales dogmatiques ?

Oui : en un certain sens ; car en morale comme ailleurs, il était nécessaire de substituer à l’idée de l’Esse l’idée du Fieri. Il était nécessaire de briser les cadres immobiles et de se remettre en face de la féconde mouvance de la vie. Mais l’intelligence conserve, à côté de l’instinct et de la vie elle-même, ses droits imprescriptibles.

D’abord les partisans de la philosophie de l’instinct ne sont-ils pas tombés dans une contradiction ? — Le point de départ d’une philosophie de l’instinct est, semble-t-il, un acte de désespoir dans la puissance et l’efficacité morale de l’intelligence, un acte de renoncement absolu à la pensée : attitude pessimiste s’il en fut ; car la pensée n’est après tout qu’une forme de la vie. — Comment se fait-il que de ces prémisses découragées, ces philosophes tirent un optimisme final, une échelle nouvelle des valeurs, un hymne à la gloire de la vie ? — Schopenhauer est plus logique, semble-t-il, quand il aboutit à la négation de la vie et de la société. Étant donné le point de départ commun de Schopenhauer et de Nietzsche, on comprendra plus aisément l’échelle pessimiste des valeurs qui, chez Schopenhauer, fait de la faiblesse, de la souffrance et du renoncement la mesure du bien, que l’échelle optimiste de Nietzsche qui mesure le bien à la force, à la vie et au bonheur.

Cette échelle des valeurs que Nietzsche veut établir ne suppose-t-elle pas d’ailleurs l’intervention de l’intelligence, d’abord pour reconnaître la nécessité de cette échelle même, ensuite pour en fixer les degrés ? — Par le fait même qu’il essaie d’inaugurer une hiérarchie des valeurs morales et sociales, Nietzsche revient, ce semble, par un détour, à l’intellectualisme. Il sort malgré lui et à son insu de l’attitude du pur amorphisme moral. Car sérier les instincts, c’est les intellectualiser.

Sans doute les degrés de cette hiérarchie n’ont rien de fixe. Cette échelle est une échelle mobile, modifiée à chaque instant par les variations de l’individu et de ses rapports avec son milieu ; mais la fonction de l’intelligence n’en est que plus délicate. C’est à elle de comparer sans cesse ces conditions changeantes, d’en noter les variations et d’en tirer la ligne de conduite la plus appropriée. — Nietzsche ne nous dit-il pas que la sagesse ne sera pas uniforme, mais qu’elle consistera tantôt à lutter contre soi-même, tantôt à lutter contre autrui ? tantôt à exciter en soi la pitié (si l’on est dur), tantôt à y exciter la dureté (si l’on est pitoyable) ? Qui fera ce départ, qui saisira ces nuances, sinon l’intelligence ?

Nietzsche reconnaît lui-même cette intervention de l’intelligence dans la morale. « L’homme équitable, dit-il, a besoin sans cesse du toucher subtil d’une balance pour évaluer les degrés de pouvoir et de droit qui, avec la vanité des choses humaines, ne resteront en équilibre que très peu de temps et ne feront que descendre ou monter ; cet équilibre est donc très difficile et exige beaucoup d’expérience, de la bonne volonté et énormément d’esprit[18]. »

Cette intelligence ne sera pas, il est vrai, cette intelligence figée et comme immobilisée, invoquée trop souvent par les moralistes dogmatiques. Ce ne sera pas l’intelligence scolastique, sèche, abstraite et étrangère à la vie. Ce sera une intelligence souple et harmonieuse comme la vie elle-même ; ce sera l’esprit de finesse de Pascal, cet esprit auquel il faut toujours en revenir quand on cherche à pénétrer un peu avant dans les choses morales et sociales.

Cet esprit de finesse a peut-être manqué plus d’une fois à Nietzsche et on peut se demander s’il n’a pas lui-même sacrifié à l’esprit scolastique quand il a établi une distinction si absolue entre les forts et les faibles, entre les maîtres et les esclaves ?

L’aristocratisme de Nietzsche, opposé à ce qu’il appelle « le misarchisme moderne », ressemble beaucoup à l’un de ces dogmatismes moraux et sociaux contre lesquels il s’élève. Nietzsche semble oublier ici son principe favori de la relativité et de la mouvance des choses. — Il oublie que commander et obéir sont des attitudes qui n’ont rien d’absolu — en droit — ni même en fait. Aussi opposerons-nous à son idéal d’aristocratisme absolu l’idéal plus vrai exprimé par un personnage de Goethe : « Celui-là seul est heureux et grand, qui n’a besoin ni d’obéir ni de commander pour être quelque chose[19] ».

Au fond, le conflit de la morale intellectualiste et de la morale de l’instinct repose peut-être sur un malentendu. Prises à la rigueur, ces deux philosophies aboutiraient à une absurdité. La philosophie de l’instinct serait destructive de toute pensée, de toute réflexion et même de toute conscience ; elle aboutirait à un mécanisme moral et social dans lequel le désir et l’idée ne seraient que de vains épiphénomènes. — L’intellectualisme absolu, de son côté, aboutirait à la méconnaissance de ce qu’il y a de spontané dans le libre mouvement de la vie.

Ainsi posé, le problème serait insoluble. C’est qu’au fond il ne peut y avoir radicale et définitive antinomie entre ces deux forces qui constituent l’individualité humaine : l’instinct et l’intelligence. Leur double évolution est parallèle et harmonique. Par exemple lorsque Nietzsche pose ce précepte moral de lutter contre soi-même, de triompher d’un instinct qui prend trop de force par la culture de l’instinct opposé, ce précepte est-il autre chose qu’une transposition dans l’ordre intellectuel et conscient de ce qu’est dans le domaine instinctif la loi du rythme des passions.

Nous arrivons à cette conclusion qu’il y a un grave danger dans l’excès d’abstraction intellectualiste qui engendre les dogmatismes sociaux et moraux et qu’une grande part de vérité est contenue dans le nihilisme moral et social qui met à néant ces dogmatismes destructeurs de la vie et de l’individualité. Pour rendre entièrement vraie cette philosophie individualiste, il faut renoncer seulement à la faire reposer exclusivement sur l’instinct. — L’intelligence a ses droits imprescriptibles qu’elle ne peut abdiquer, surtout quand il s’agit de fonder l’individualisme. Car il ne peut y avoir d’individualisme sans la conscience claire que l’individu prend de lui-même et de son milieu social.


Georges Palante.



  1. Bouglé, Les Sciences sociales en Allemagne, p. 61.
  2. Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Alcan, p. 49.
  3. Goethe, Werther.
  4. Das dritte Geschlecht, von E. von Wolzogen, Berlin, 1899.
  5. Das dritte Geschlecht, p.62.
  6. Renan, Caliban.
  7. Gœthe, cité par Nietzsche (Considérations inactuelles).
  8. Rousseau, Dialogues, Dialogue II.
  9. Nietzsche, Aurore.
  10. Tardieu, L’Ennui (Revue philosophique, février 1900).
  11. Ravaisson, Rapport sur la philosophie en France, sub. finem.
  12. Nietzsche, Le gai savoir.
  13. Nietzsche, Le gai savoir.
  14. Nietzsche. Le gai savoir.
  15. Ibsen, Discours prononcé à Stockholm en 1897.
  16. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
  17. Nietzsche. Aurore.
  18. Nietzsche, Aurore.
  19. Goethe, Goetz von Berlichingen, acte I.