Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 146-149).


CHAPITRE XIV

(44)

Comment le démon attire les âmes par l’apparence du bien. — Comment celles qui passent par le fleuve, et non par le pont, snt trompées, et en voulant fuir les peines, y tombent. Vision d’un arbre qu’eut une fois cette âme.

— Fille très chère, je t’ai dit que les démons invitent les hommes à venir boire l’eau de la mort, la seule qu’ils possèdent : ils les aveuglent avec les délices et les honneurs du monde, ils les prennent à l’hameçon du plaisir par une apparence de bien. — Ils n’y pourraient réussir autrement : les hommes ne se laisseraient pas prendre, s’ils n’y trouvaient quelque plaisir ou quelque avantage personnel.

Il est vrai que l’homme, aveuglé par l’amour-propre, ne connaît pas, ne discerne pas quel est le vrai bien, celui qui est profitable tout à la fois à l’âme et au corps. Aussi le démon, dans sa malice, voyant cet homme aveuglé par l’amour égoïste et sensuel, lui met devant les yeux les maints péchés à commettre aussi nombreux que variés, tous colorés de quelque avantage ou de quelque bien. A chacun il les propose, suivant son état, selon les vices principaux auxquels il le voit le plus enclin. Autre est le péché qu’il offre au séculier, autre celui qu’il présente au religieux. Il tente autrement les prélats, autrement les seigneurs laïcs, se conformant ainsi à l’état de chacun.

Je t’ai déjà parlé de ceux qui se noient, en passant par le fleuve, qui n’ont de pensée que pour eux, qui n’aiment qu’eux, en m’offensant ainsi moi-même. Ceux-là, je te conterai quelle fin est la leur. Je veux, pour le moment, te montrer comment, en voulant fuir les peines, ils tombent en de plus grandes. Il leur semblait qu’il est bien dur de me suivre, c’est-à-dire de passer par le chemin du pont, par la voie du Verbe mon Fils, et ils se rejettent en arrière, effrayés de quelques épines. Là est leur aveuglement. Ils ne voient pas, ils ne connaissent pas la vérité que je t’ai révélée au commencement de ta vie, quand tu me priais de faire miséricorde au monde, en le retirant des ténèbres du péché mortel.

Tu sais qu’alors je me montrai à toi sous la figure d’un arbre, dont tu ne voyais ni la racine ni la cime. De lui tu apercevais seulement que sa racine était unie à la terre : c’était la nature divine unie à la terre de votre humanité.

Le pied de l’arbre, s’il t’en souvient, était entouré d’une haie d’épines, dont ils s’écartaient tous ceux qui aiment leur propre sensualité, pour courir à un monceau de balle, qui représentait tous les plasirs du monde. Cette balle avait les apparences d’un grain, mais elle était vide, et pour cela, comme tu l’as vu, beaucoup d’âmes y mouraient de faim. Plusieurs, averties par là même des tromperies du monde retournaient à l’arbre, et traversaient la haie d’épines, c’est-à-dire la délibération de la volonté. Cette délibération, avant qu’elle ne soit achevée, apparaît comme un buisson d’épines sur le chemin de la vérité : c’est une lutte continuelle entre la conscience d’un côté, la sensualité de l’autre. Mais dès que, par haine et mépris de soi-même, l’on prend humblement sa résolution, et que l’on se dit : je veux suivre le Christ crucifié, on traverse d’un élan cette haie, et l’on éprouve une doceur inestimable, plus ou moins grande, en vérité, selon les dispositions et la générosité d’un chacun, comme je te l’expliquai.

Je te disais alors, tu le sais bien : Je suis l’Immuable, votre Dieu qui ne change pas. Jamais je ne me retire d’aucune créature qui veut venir à moi. Je leur ai manifesté la vérité, en me faisant visible, Moi l’Ivisible, je leur ai fait voir ce que c’est que d’aimer en dehors de moi. Mais eux, aveuglés qu’ils sont par les ténèbres d’un amour désordonné, ne me connaissent pas plus qu’ils ne se connaissent eux-mêmes. Vois donc quelle erreur est la leur ! Ils aiment mieux mourir de faim que de passer par quelques épines. Ils ne peuvent cependant éviter toute peine : en cette vie nul n’est sans croix, sinon ceux qui passent par le chemin du haut, non qu’ils n’y rencontrent des peines, mais pour eux les peines sont des consolations.

C’est à cause du péché, je te l’ai dit précédemment, que le monde produit des épines et des tribulations ; c’est lui, la source de ce torrent impétueux qui menace de tout emporter. C’est pour que vous ne soyez pas noyés dans les eaux du fleuve que je vous ai donné le Pont. Je t’ai montré combien se trompent ceux qui se laissent envahir par une crainte désordonnée ; je t’ai fait voir comme je suis votre Dieu qui ne change pas, qui ne regarde pas aux personnes, mais aux saints désirs. C’est ce que j’ai fait comprendre, par la figure de cet arbre.