Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 229-233).


CHAPITRE XVI

(150)

Des maux qui découlent de la possession ou du désir déréglé des richesses temporelles.

Hélas ! ma très chère fille, vois donc quelle honte pour ces hommes si misérablement avides des biens de ce monde, et qui ne suivent même pas les indications de la lumière naturelle, pour l’acquisition du bien suprême et éternel ! Ils ne font même pas ce que faisaient ces philosophes, par amour de la science. Dés qu’ils avaient compris que les richesses étaient un obstacle pour eux, ceux-ci s’en dépouillaient, et ceux-là de leurs richesses veulent se faire un dieu, ni plus ni moins ! N’est-il pas évident qu’ils ont plus de douleur de la perte de ces biens temporels, que de me perdre, moi, le bien suprême, l’éternelle richesse.

A y regarder de près, tu découvriras que c’est dans ce désir désordonné, dans cette volonté déréglée de devenir riche, qu’est la source de tous les maux. De là vient l’orgueil, qui veut dominer les autres. De là, l’injustice envers soi-même et envers autrui. De là, l’avarice, qui fait que par soif de l’or on se met peu en peine de savoir si pour s’enrichir l’on dépouille son frère, ou si l’on grossit ses propriétés des biens de la sainte Église, acquis par le sang du Verbe, mon Fils unique ; de là, ce marché où l’on met à l’encan la chair de son prochain ; de là, ce trafic du temps, où l’on vend ce qui n’est pas à soi, comme le font les usuriers ; de là, cette gourmandise provoquée par l’abondance des mets, cette avidité gloutonne qui mène à l’impureté. Sans les facilités que leur donne la fortune, en verrait-on si souvent qui vivent dans le dérèglement et dans la honte. Que d’homicides, que de haines, que de rancunes, que de cruautés à l’égard du prochain, que d’infidélités envers moi ! Ils s’attribuent à eux-mêmes tout le mérite d’avoir fondé leur fortune, sans reconnaître que les talents qu’ils y ont déployés, c’est de moi qu’ils les tiennent. Ce n’est pas à moi que va leur confiance ils n’en ont plus que dans leurs richesses.

Combien vaine pourtant cette espérance ! Et combien aveugles ceux qui ne s’aperçoivent pas de sa fragilité ! Ces richesses, il n’est pas rare qu’ils les perdent dès cette vie, par une dispensation spéciale de ma bonté, et pour leur bien ; tout au moins, est-il certain qu’ils les perdront à la mort. Ils en verront alors l’inconstance et le vide ! Elles tiennent l’âme en continuelle inquiétude, elles la tuent. Elles rendent l’homme cruel à lui-même, elles lui font perdre cette dignité de l’infini, pour le ramener au fini. Ce désir de la volonté qui doit l’unir à moi, qui suis le bien infini, l’homme le détourne de moi, pour l’abaisser à des choses finies et l’y attacher de tout son amour. Il y perd le goût de la vertu, il n’en perçoit plus la saveur, comme non plus le parfum de la pauvreté. Il y perd la maîtrise de soi-même, en se faisant l’esclave de l’or. Il en est insatiable, parce qu’il aime une chose qui est moins que lui et incapable par conséquent de le satisfaire. Car toutes les créatures ont été faites pour l’homme, pour le service de l’homme, non pour que celui-ci se fasse leur serviteur. L’homme ne doit servir que moi qui suis sa fin.

A combien de périls, à combien de privations, et sur mer et sur terre, ne s’expose pas l’homme pour amasser la grande fortune, et revenir ensuite dans sa cité, pour y vivre dans les plaisirs et les honneurs ! A-t-il quelque souci d’acquérir les vertus ? supporte-t-il la moindre peine pour leur possession ? Ce sont pourtant les richesses de l’âme. Son cœur, qui devrait être dévoué à me servir, est comme immergé dans cet amour des richesses, et sa conscience est écrasée sous le poids des gains illicites. Vois à quel abaissement il en est réduit, et la triste condition de son esclavage !

Si encore, sa fortune était stable ; mais rien de plus mobile. Riche aujourd’hui, demain pauvre ! Maintenant, sur le faîte, et tout à l’heure dans la poussière ! Le voici honoré et respecté du monde à cause de ses richesses ; et voilà que le monde le raille de les avoir perdues, il l’accable de ses sarcasmes, il lui fait honte de sa ruine, il est sans pitié pour sa chute ! Cet homme se faisait aimer et on l’aimait, uniquement pour ses richesses ! S’il s’était appliqué à mériter et à s’attirer l’affection et le respect, par de véritables vertus, l’estime et l’amour des hommes lui fussent demeurés dans le désastre de sa fortune, qui eût laissé intact le trésor de ses vertus.

Et combien lourds les fardeaux qui pèsent sur cette conscience ! Elle en est si écrasée, qu’elle ne peut courir dans le chemin où elle doit cependant accomplir son voyage, ni passer par la porte étroite.

Dans le saint Evangile, ma Vérité vous a dit qu’il était plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans la vie éternelle ! Ces riches, ce sont ceux qui, par un attachement déréglé pour les biens de ce monde, possèdent ou convoitent les richesses. Nombreux sont ceux comme je t’ai dit, qui, pauvres en réalité, par leur attachement désordonné n’en possèdent pas moins le monde entier avec la volonté, s’ils pouvaient, de s’en rendre maîtres. Impossible à ceux-là de passer par la porte qui est étroite et basse ; à moins qu’ils ne jettent leur charge, en retirant leur cœur de l’amour du monde, et qu’ils ne courbent la tête par humilité.

Or, c’est par cette porte qu’il faut passer : il n’y en a pas d’autre qui donne accès dans la vie. Il y a bien une grande porte ; mais c’est sur l’éternelle damnation qu’elle s’ouvre ! Et c’est par elle, que ces aveugles vont passer, sans voir la ruine où ils s’engagent, et ayant déjà un avant-goût de l’enfer. De toutes parts, ils sont entourés de tourments. S’ils désirent ce qu’ils ne peuvent avoir, ils se rongent de ne le point posséder. S’ils possèdent ce qu’ils désirent, il leur arrive d’en être dépouillés, et ce n’est pas sans déchirement qu’ils perdent ce qu’ils détenaient avec tant d’amour : leur douleur est égale à leur avidité. Ils perdent aussi la charité du prochain, et ne se mettent point en peine d’acquérir la moindre vertu.

O pourriture du monde ! Saines, en vérité, sont en elles-mêmes les choses du monde, que je créai, moi, bonnes et parfaites, mais pourri, celui qui les possède ou les recherche avec un amour désordonné ! Ta langue serait impuissante à redire, ma fille, tous les maux qui découlent de cet attachement déréglé et en proviennent tous les jours. Et ces malheureux esclaves de la richesse ne veulent pas voir ni reconnaître leur misérable sort.