Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 39-45).


CHAPITRE X

(11)

Comment la pénitence, et les autres exercices corporels doivent servir de moyens pour parvenir à la vertu, mais ne doivent pas être aimés principalement.

De la lumière de la discrétion dans la pratique des diverses œuvres extérieures.

Voilà quels sont les fruits et les œuvres que je désire trouver dans l’âme, voilà qui prouve la vertu dans les occasions où il est nécessaire de la pratiquer.

Je te l’ai dit déjà, si tu t’en souviens bien, il y a quelque temps, quand tu souhaitais de faire grande pénitence pour moi. « Que pourrais-je faire, disais-tu, que pourrais-je endurer pour vous, ô Seigneur ? » — Et je te répondis dans ton esprit par ces simples mots : « Je suis celui qui me complais à peu de paroles et à beaucoup d’œuvres », pour bien faire entendre que celui qui se contente de crier vers moi à son de voix : « Seigneur, je voudrais faire quelque chose pour vous », comme celui qui pour moi veut bien mortifier son corps par de nombreuses pénitences mais sans renoncer à sa volonté propre, a tort de croire qu’il m’est très agréable. Ce que je veux, ce sont les œuvres multiples d’une souffrance virile, effet de la patience et des autres vertus intérieures à l’âme, qui toutes sont actives et opèrent de dignes fruits de grâce. Toute œuvre découlant d’un autre principe que celui-là, je l’estime simple clameur verbale, parce qu’elle n’est rien qu’un chose finie. Et moi qui suis infini, je suis en quête d’œuvres infinies, c’est-à-dire d’un sentiment infini d’amour. Je demande donc que les œuvres de la pénitence et autres exercices corporels soient employés à titre de moyens, et qu’ils n’occupent pas dans l’affection la place principale. Si c’est là ce qu’on aime par-dessus tout, l’on ne m’offre plus que des œuvres finies. Il en sera comme de la parole qui n’est plus rien dès qu’elle est sortie de la bouche, si elle ne procède pas de l’affection intérieure de l’âme. C’est l’âme qui conçoit et engendre la vertu dans la vérité, et c’est par cette vertu intérieure que l’œuvre finie est unie au sentiment de la charité. Dès lors elle aura mon agrément et mes complaisances ; car elle n’est plus isolée, elle est accompagnée de la discrétion qui fait que l’âme accomplit ces actes corporels comme moyens et non comme but principal.

On ne doit donc pas mettre sa fin dans la pénitence ou tout autre acte extérieur, qui, je te l’ai déjà dit, sont des œuvres finies, parce que réalisées dans un temps fini et parce que, parfois même, il est sage que la créature les délaisse et qu’on lui fasse un devoir de ne plus s’y adonner. Tantôt l’âme les abandonne à cause d’une nécessité qui survient et l’empêche d’achever l’acte commencé, tantôt elle y renonce par obéissance sur l’ordre de son supérieur, et, dès lors, en continuant à s’y livrer, non seulement elle ne mériterait pas, mais elle pécherait : d’où il ressort que ce sont là des œuvres finies. Elles sont donc un moyen, non le principe. En s’y attachant comme au principal, l’âme se trouverait vide, dès qu’elle serait dans la nécessité d’y renoncer pour quelque temps. C’est ce que démontre le glorieux Paul, mon héraut, quand il dit dans une épître (Col 3, 1-6 citation libre ; Rm 6, 9) : Mortifiez le corps et tuez la volonté propre, c’est-à-dire tenez le corps en bride en macérant la chair, quand elle veut se révolter contre l’esprit ; mais la volonté, il la faut faire mourir tout à fait, la renoncer et la soumettre à ma volonté. C’est la vertu de discrétion qui tue ainsi votre volonté, en rendant à l’âme ce qu’elle lui doit, ainsi que je l’ai dit, en lui inspirant cette haine et ce mépris du péché et de la sensualité, que l’on acquiert par la connaissance de soi-même.

Voilà le glaive qui tue et met en pièces l’amour-propre fondé sur la volonté personnelle. Ceux qui en agissent ainsi ne m’offrent pas seulement des paroles, mais beaucoup d’œuvres dans lesquelles je trouve mes délices. Voilà pourquoi j’ai dit que je demandais peu de paroles et beaucoup d’actes. En te disant beaucoup, je n’en fixe pas le nombre, parce que le sentiment de l’âme fondé sur la charité qui donne vie à toutes les vertus et bonnes œuvres doit multiplier à l’infini. Je n’ai pas pour autant exclu les paroles, mais j’ai dit que je voulais peu de paroles, pour te faire comprendre que tout acte extérieur était fini ; c’est pour cela que je les ai traitées de peu ; mais elles ne laissent pas que de me plaire quand on y cherche un instrument, non le principe de la vertu.

Personne donc ne se doit laisser aller à juger que celui qui s’applique avec ardeur à mortifier son corps par de grandes pénitences, est plus parfait que celui qui en fait moins ; car, comme je l’ai dit, ce n’est pas en cela que consiste la vertu ni le mérite. Bien mauvaise alors serait la condition de celui qui, pour une cause légitime, ne pourrait accomplir ces œuvres et ces actes de pénitence ! Mais la vertu est toute entière dans la charité, éclairée de la lumière de la vraie discrétion. Sans la charité, elle est sans valeur. Cet amour, la discrétion me le donne sans fin et sans mesure, parce que je suis la souveraine et éternelle Vérité. Elle n’impose donc ni loi ni bornes à l’amour dont elle m’aime, mais elle le mesure à bon droit, suivant l’ordre de la charité, à l’égard du prochain. C’est un amour ordonné que la lumière de la discrétion — laquelle, ai-je dit, procède de la charité — accorde au prochain. C’est dans l’ordre de la charité de ne pas se faire tort à soi-même par le péché, pour rendre service au prochain. Quand il suffirait d’un seul péché pour délivrer de l’enfer le monde entier, ou pour produire une action de grande importance, ce ne serait pas d’une charité ordonnée avec discrétion de le commettre ; une semblable charité serait même dépourvue de toute discrétion, car il n’est pas permis de se rendre coupable de péché, même pour accomplir un grand acte de vertu, ou pour servir le prochain.

Voici l’odre qu’impose la sainte discrétion. L’âme dispose toutes ses puissances à me servir virilement en toute générosité, et l’amour qu’elle a pour le prochain est tel qu’elle est prête à donner la vie du corps pour le salut des âmes, et mille fois, s’il était possible. Il n’est point de peines et de tourments qu’elle ne soit disposée à subir pour assurer à autrui la vie de la grâce ; et tout aussi bien dépensera-t-elle ses richesses matérielles pour l’utilité et le soulagement corporel du prochain. Tel est le grand office de la discrétion qui procède de la charité.

Tu vois quelle règle elle trace et quel devoir elle impose, vis-à-vis de chacun, à l’âme qui veut posséder la grâce. Il faut qu’elle m’aime, Moi, d’un amour infini et sans mesure, et elle doit aimer le prochain avec mesure, avec une charité ordonnée, comme je t’ai dit, ne pas se faire mal à elle même en péchant, pour rendre service à autrui. C’est ce dont vous avertit saint Paul quand il dit que la charité doit se porter tout d’abord sur soi-même et commencer par soi. Agir autrement ne serait pas rendre à autrui un service parfait. Car lorsque la perfection n’est pas dans l’âme, tout ce qu’elle peut faire pour elle-même et pour autrui demeure imparfait. Et ne serait-ce point un désordre que, pour sauver les créatures qui sont finies et qui sont mon œuvre, l’on m’offensât, Moi, le Bien infini ? Cette faute serait beaucoup plus grave et plus grande que l’effet qu’on attendrait d’elle. Donc jamais et pour aucune raison, tu ne dois commettre le péché.

Elle sait bien cela, la vraie charité, qui porte en elle-même la lumière de la sainte discrétion. Elle est cette lumière qui dissipe toutes les ténèbres, détruit l’ignorance, et pénètre toute vertu, tout instrument et tout acte de vertu ; elle est une prudence qui ne peut être mise en défaut ; elle est une force que rien ne peut vaincre ; elle est une persévérance si grande, qu’elle dure jusqu’à la fin. Elle s’étend du ciel à la terre ; elle va de la connaissance qu’elle a de moi à la connaissance de soi-même, de l’amour qu’elle a pour moi à l’amour du prochain. Par son humilité vraie, elle évite tous les pièges du monde, elle échappe par sa prudence à toutes les séductions des créatures. De ses mains désarmées, je veux dire par sa longue patience, elle met e fuite le démon, comme elle triomphe de la chair, par cette douce et glorieuse lumière qui, lui en découvrant la fragilité, lui apprend en même temps à lui porter toute la haine qu’elle lui doit, C’est ainsi qu’elle a terrassé le monde : elle l’a mis sous les pieds de son amour, en le méprisant, en le tenant pour vil, en se riant de lui ; elle en est devenu le maître et le seigneur.

Aussi les hommes de ce monde ne peuvent-ils rien contre la vertu de l’âme. Toutes les persécutions ne font qu’accroître et affermir la vertu, qui est d’abord conçue par sentiment d’amour, comme il a été dit, et puis se prouve par sa rencontre avec le prochain et devient féconde vis-à-vis de lui. Je t’ai montré que si elle ne se manifeste pas, que si elle n’éclate pas devant les hommes aux temps de l’épreuve, c’est qu’en vérité elle n’a pas été conçue au fond du cœur. Car il est impossible que la vertu existe, qu’elle soit parfaite et qu’elle donne des fruits sans l’intermédiaire du prochain.

L’âme est comme une femme qui a conçu un fils dans son sein ; si elle ne le met au monde, s’il n’apparaît aux yeux, son époux ne peut dire qu’il a un fils. Et moi qui suis l’Époux de l’âme, si celle-ci n’enfante pas ce fils qui est la vertu, dans la charité pour le prochain, en la manifestant suivant qu’il est nécessaire, soit en général, soit en particulier, comme je t’ai dit, je te répète qu’en vérité elle n’a pas conçu en elle la vertu. Je dis la même chose des vices qui tous se font jour par leur rencontre avec le prochain.