Le Diable aux champs/6/Scène 8

Calmann Lévy (p. 272-277).



SCÈNE VIII


Dans le parc de Noirac


FLORENCE, GÉRARD.

GÉRARD. — Ah ! c’est vous, Marigny ?… Écoutez, écoutez, je vous en prie !

FLORENCE. — Je vous croyais avec madame de Noirac.

GÉRARD. — Oui, elle était là, elle me parlait. J’ai été atterré… Elle me quitte blessée, elle me donne une heure pour réfléchir… et après cela…

FLORENCE. — Que me racontez-vous là, mon cher marquis ? Avons-nous jamais été assez liés pour que vous me preniez ainsi pour votre confident, surtout aujourd’hui que nos relations doivent être nécessairement changées ?

GÉRARD. — Pas du tout. Elles ne le seront pas par mon fait. D’ailleurs, vous savez tout ; on vient de me le dire, on m’a tout raconté.

FLORENCE. — Non ! Faites attention à ce que vous voulez me confier. Je ne sais pas tout, je n’ai pas voulu le savoir. Madame de Noirac vient de se confesser à vous ? Elle a bien fait. Cela répare tout à mes yeux et doit tout effacer aux vôtres. Taisez-vous donc ! vous n’avez pas le droit, dussiez-vous rompre avec elle, de trahir sa confession.

GÉRARD. — Oui, Marigny, vous avez raison. Vous êtes un galant homme, vous ! et c’est pour cela que j’ai raison aussi de vous demander conseil. Tenez, j’ai la tête perdue, et j’ai besoin de l’appui d’un esprit plus fort que le mien. Que feriez-vous à ma place ?

FLORENCE. — Je ne sais pas.

GÉRARD. — Oui, parce que vous ne connaissez pas les faits ; mais supposez-les tels… qu’ils ne sont pas ! Supposez-les bien mortifiants, bien irritants pour moi.

FLORENCE. — Sont-ils antérieurs à votre liaison avec madame de Noirac ?

GÉRARD. — Fort peu antérieurs, presque pas ! J’ai été pris comme un parapluie après l’averse.

FLORENCE. — N’importe ! vous n’avez pas été personnellement trompé, et le fussiez-vous d’ailleurs, il n’y a qu’un mot à se dire : J’aime ou je n’aime pas.

GÉRARD. — Vous voyez le désespoir où je suis. J’aime comme un fou.

FLORENCE. — Je le vois ; eh bien, pardonnez.

GÉRARD. — C’est mon premier besoin ; mais je crains pour mon honneur…

FLORENCE. — Où placez-vous votre honneur ? dans le cerveau, dans la fantaisie d’une femme ? Alors, ne vous mariez pas.

GÉRARD. — Quoi ! nos femmes ne disposent-elles pas, par leur conduite, de l’opinion qu’on prend de notre caractère ?

FLORENCE. — Si l’opinion n’est pas fixée d’avance sur votre caractère, vous n’en avez donc pas ?

GÉRARD. — J’espère que si ; mais le caractère d’un mari et celui d’un garçon, cela fait deux.

FLORENCE. — C’est vrai : le mariage nous fait revêtir un caractère plus grave et plus difficile à porter.

GÉRARD. — Eh bien, quel doit-il être, ce nouveau caractère ? Trompés, nous sommes ridicules ; complaisants, nous sommes vils ; jaloux, nous sommes insupportables ; vindicatifs, nous sommes odieux, et encore ridicules, par-dessus le marché, puisque nous publions notre mésaventure. Je ne vois pas le moyen d’être marié avec une femme légère et capricieuse sans devenir la victime du préjugé ou la proie du désespoir.

FLORENCE. — Je ne le vois pas non plus ; mais cela n’empêchera ni vous ni les autres de s’y exposer. Le mariage n’est pas susceptible d’améliorations sérieuses dans une société où règnent tant d’inégalité et tant de corruption ; et cependant le mariage est nécessaire, puisque sans lui point de famille. L’homme et la femme aimeront donc mieux passer par tous les risques d’un prétendu déshonneur et d’un malheur réel, que de renoncer aux joies et aux tourments de la famille. Si vous n’épousez pas madame de Noirac aujourd’hui, vous épouserez plus tard une autre femme du monde avec qui vous vous exposerez peut-être à de plus de mauvaises chances.

GÉRARD. — C’est vrai, cela, Marigny ! Que faut-il donc faire pour souffrir et rougir le moins possible en subissant les lois et les mœurs d’une société qui ne peut changer ?

FLORENCE. — Vous qui êtes précisément de ceux qui ne veulent rien y changer, vous devez être d’autant plus patient à supporter les maux qu’elle engendre. Eh bien, en me plaçant à votre point de vue, je ne vois que deux partis à prendre dans le mariage, en cas de jalousie fondée : ou être odieux à votre femme, et ridicule en même temps aux yeux du monde par vos fureurs ; ou la quitter sans bruit, et vous préserver ainsi d’assumer sur vous la responsabilité de ses fautes.

GÉRARD. — Et si on a des enfants ! Ici la loi n’a pas de lettre fixe : tantôt elle les adjuge au plus digne et tantôt au plus riche ; et il faut que la loi décide des cas, moyennant des enquêtes, des récriminations scandaleuses où les deux époux sont forcés, par tous les moyens, de se déshonorer l’un l’autre. Ah ! tenez, Marigny, le mariage est une impasse et la société un enfer !

FLORENCE. — C’est vous qui dites cela, Mireville ?

GÉRARD. — Oui, c’est moi ! Je ne l’avais pas encore compris comme en cet instant, où je me sens en train de me brûler la cervelle.

FLORENCE. — Vous aurez oublié demain tout ce qui vous frappe aujourd’hui. L’habitude et la croyance seront plus fortes que votre propre expérience, et vous ferez encore la guerre, une guerre à mort, Gérard ! à ceux qui parlent de réformer cette société détestable ! Vous serez un mari terrible ou débonnaire, un père désolé ou méconnu, et vous direz encore que tout est bien dans ce monde. Vous le direz d’autant plus, je vous en réponds ; et le mariage, tel qu’il est, vous paraîtra une arche sainte qu’il ne faut point parler de modifier.

GÉRARD. — Quelle modification, selon vous, serait donc possible ? Le divorce ?

FLORENCE. — Je l’ignore ; car, en fait, dans nos mœurs, ce serait peut-être aujourd’hui une porte de plus ouverte à la dissolution de la famille.

GÉRARD. — Mais quoi, alors ? L’abolition du mariage !

FLORENCE. — Non certes ! L’amour est la loi de Dieu, et la fidélité réciproque est l’idéal de l’amour, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus doux, de plus sacré, de plus nécessaire à l’humanité ; mais comment voulez-vous l’obtenir par la force ? Vous ne pourriez pas obtenir ainsi le choix de l’amour ; comment obtiendriez-vous la durée de l’amour ?

GÉRARD. — C’est donc par la douceur, la persuasion, le dévouement qu’on le pourrait ?

FLORENCE. — Il me semble que c’est ce que vous faites depuis que vous adressez vos hommages à madame de Noirac.

GÉRARD. — Oui, je vous entends, ce que je peux faire pour l’obtenir, je dois savoir le continuer pour le conserver.

FLORENCE. — Sans doute ! Cela ne changera rien au mal général ; mais si chacun faisait comme vous, les bonnes mœurs ramèneraient la sainteté dans le mariage religieux et dégageraient vite l’institution civile de ce qu’elle a de barbare. Tenez, votre cœur est large, mais votre esprit est fermé à la théorie du progrès général. Eh bien, essayez au moins de la pratique du progrès en vous-même. Vous êtes très-loyal, très-bon, très dévoué ; appliquez-vous à l’être tous les jours davantage. Si vous n’y parvenez pas, vous vous attribuerez peut-être le droit de dire que tous les hommes ne sont pas susceptibles de s’améliorer ; mais alors ce sera nier le christianisme ! Si, au contraire, vous réussissez à vous compléter et à vous perfectionner dans vos bons instincts, il y a cent à parier contre un que vous rendrez sage une femme étourdie, et tendre une femme froide.

GÉRARD. — C’est vrai, Marigny ! Je me suis dit vingt fois, en voyant des ménages orageux et troublés, que si l’un des deux époux était parfait, l’autre cesserait d’être détestable.

FLORENCE. — C’est une société difficile que celle où il faut être parfait pour n’être pas désespéré, vous en conviendrez ! Mais il faut que cette vertu religieuse sauve l’individu, en attendant qu’elle sauve la société.

GÉRARD. — Vous m’étonnez, Marigny ! Vous paraissez chrétien !

FLORENCE. — J’essaye de le devenir.

GÉRARD. — Ah ! alors vous cesserez d’être socialiste ?

FLORENCE, souriant. — Vous croyez ? Tenez, allez rejoindre votre maîtresse, et si vous voulez la conserver, tâchez de n’être pas trop absolutiste.

GÉRARD. — Nous ne serons jamais d’accord sur les mots, Marigny, mais nous pouvons l’être sur le fond des choses.

FLORENCE. — Cette anomalie se voit souvent dans ce temps-ci.

GÉRARD. — Quoi qu’il en soit, je vous sais obligé, mon cher ami. Vous m’avez donné un bon conseil, je le suivrai. Vous m’avez calmé, je vous en remercie.

FLORENCE. — Je ne vous ai conseillé qu’une chose, c’est d’agir dans la donnée de votre caractère et dans la tendance de vos sentiments.

GÉRARD. — Je vous dois aussi de la reconnaissance pour m’avoir délivré de cette malheureuse…

FLORENCE. — Ah ! ne parlons pas d’elle, je vous prie !