Le Diable aux champs/5/Scène 3

Calmann Lévy (p. 218-222).



SCÈNE III


Dans le boudoir de Diane


DIANE, JENNY.

JENNY. — Eh bien, madame, à quoi pensez-vous ? Vous êtes là comme une statue !

DIANE. — Ah ! c’est toi, Jenny ? Est-ce qu’il est parti, lui ?

JENNY. — Il vous a donc dit qu’il partait ?

DIANE. — Non ! Je voulais dire, est-ce qu’il s’est retiré ? Qu’est-ce que tu dis donc, qu’il part ?

JENNY. — Mais oui, il s’en va avec elle.

DIANE. — Avec qui ? avec cette fille ?

JENNY. — Céline, oui ! Elle l’attend pour partir.

DIANE. — Partir avec elle ?… Ah ! c’est pour l’emmener, sans doute pour lui faire quitter le pays et m’en débarrasser tout à fait ? C’est bien à lui cela ! Vois ! que de dévouement, que de prudence dans ce garçon-là !… Il va revenir tout de suite, demain, sans doute ?

JENNY. — Je ne le crois pas, madame.

DIANE. — Il s’absenterait ainsi, sans m’en prévenir ? C’est impossible. Je ne le veux pas. Cours après lui !

JENNY. — Mais vous ne pouvez pas l’en empêcher, madame.

DIANE. — Si fait ! il ne peut pas me quitter sans ma permission.

JENNY. — Mais s’il vous quitte tout à fait ?

DIANE. — Mon Dieu ! il te l’a dit ?

JENNY. — Non ; mais celle qui l’emmène espère le retenir.

DIANE. — Il ne faut pas souffrit cela. Qu’un homme comme lui soit le jouet, la proie d’une fille ? Je m’y oppose. Il ne doit pas quitter ma maison sans que j’aie pourvu à son remplacement. Il me doit au moins huit jours c’est l’usage ; et dans huit Jours il aura oublié cette Myrto, si tant est qu’il soit sa dupe aujourd’hui. Va donc, Jenny, dépêche-toi ! Faudra-t-il que j’y coure moi-même ?

JENNY. — Ah ! pour cela, madame, oui, je vous y laisserais courir plutôt que de m’en charger. Cela me répugne !

DIANE. — Pourquoi donc ? C’est pour son bien. C’est pour ma sécurité aussi !

JENNY. — Vous avez les lettres, vous ne craignez plus rien. Si Myrto parle, peu importe, elle n’a plus de preuves. D’ailleurs elle ne parlera pas ; elle est bien changée, allez ! Elle est bonne au fond, elle se repent, elle veut redevenir honnête ; elle aime Florence, et Florence la sauvera d’elle-même.

DIANE. — Il l’aime donc, lui ? C’est donc sérieux ? Il la connaissait déjà, peut-être

JENNY. — Oui, madame, ils se connaissaient depuis longtemps.

DIANE. — Ah ! je comprends l’influence qu’il a eue sur elle Comme c’est heureux pour moi, tout cela !

JENNY. — Alors tranquillisez-vous et ne trouvez pas mauvais qu’ils partent ensemble.

DIANE. — Qu’ils partent ensemble ! Non, je ne le veux pas. Cette idée-là m’est insupportable, odieuse !

JENNY. — Mais, mon Dieu, madame, qu’est-ce que cela vous fait donc, après tout ?

DIANE. — Cela ne le fait rien, à toi ? Ah ! que tu es heureuse d’être si calme et d’avoir dans le cœur un souvenir qui te rend invulnérable à toutes les émotions.

JENNY. — Madame, madame ! est-ce que vous pensez à ce que vous dites ?

DIANE. — Qu’est-ce que j’ai dit ? Je ne sais pas. Je ne m’entends pas. Jenny, je crois que je suis folle !

JENNY. — Vous vous exaltez beaucoup, madame, à propos de tout.

DIANE. — Cela te scandalise, toi ?

JENNY. — Non, mais cela vous fait du mal.

DIANE. — Du mal, oui ! et du bien aussi ! J’ai besoin de ces agitations. Ah ! Jenny, je suis toujours sur le point d’aimer, moi ! J’espère toujours que mon cœur va se fondre. Jacques me l’a dit, je ne suis pas froide, je ne suis pas forte. Il a raison ! Si je rencontrais un être qui sût et qui voulût se faire aimer de moi !

JENNY. — Mais à propos de quoi toutes ces idées-là ?

DIANE. — Eh bien, quoi ! à propos de Florence ! Est-ce que je ne te le dis pas ?

JENNY. — Florence saurait se faire aimer de vous !

DIANE. — Il le saurait, oui !

JENNY. — Et il ne le veut pas ?

DIANE. — Il affecte de ne pas le vouloir ; mais s’il le peut, c’est qu’il le veut, et je ne suis pas dupe de sa réserve, va ! On dit que les femmes sont coquettes ! Il y a des hommes cent fois plus habiles, et qui s’emparent de nous en ayant l’air de nous fuir. C’est la meilleure, la plus sûre des tactiques.

JENNY. — Mais quand on est habile, et un peu coquette soi-même… comme vous, madame, on n’est pas dupe de ce jeu-là ?

DIANE. — Il n’en plaît pas moins ; il est plus neuf et plus excitant que les fadeurs accoutumées.

JENNY. — Et cependant Florence part avec Céline !

DIANE. — Eh bien, qu’il parte ! Qu’est-ce que cela me fait, à moi, une fille ? Il reviendra, va ! C’est une nouvelle coquetterie de sa part, à lui, une véritable impertinence envers moi ! Mais elle est de bonne guerre… et je comprends maintenant tout ce que j’aurais dû comprendre, là, pendant qu’il me parlait, debout ! Figure-toi que je n’ai jamais pu le faire asseoir. Il affectait de se tenir planté sur ses jambes comme un domestique qui attend un ordre, et malgré lui cependant, il se posait à la cheminée ou contre la console, avec l’aisance d’un homme fort habitué au boudoir d’une femme. Il me donnait envie de rire et de me fâcher, et de pleurer aussi. Personne ne m’a jamais tant excité les nerfs !

JENNY. — Et vous aimez tout ce qui vous excite ?

DIANE. — Je n’aime que cela.

JENNY. — Ah ! pauvre monsieur Gérard !

DIANE. — Gérard !… Qui te parle de Gérard ?… Je te parle de Florence.

JENNY. — J’entends bien. Vous l’aimez ?

DIANE. — Non, mais il me plaît, et un peu plus, ce serait de la passion.

JENNY. — Vous vous vantez, madame ! Vous n’aimeriez pas votre jardinier !

DIANE. — Est-ce qu’il est mon jardinier ? Quelle plaisanterie ! C’est un plébéien, j’en conviens ; mais il y en a tant maintenant dans le monde, qui sont remarqués, goûtés, et qui dament le pion à tous nos freluquets ! Est-ce que tous les artistes ne sont pas des fils d’artisans ? Est-ce qu’ils manquent de succès ? Il n’y a plus de passions dans le grand monde que pour ces gens-là, et ils ont beau dire, les plus démocrates d’entre eux sont vivement flattés de plaire aux plus aristocrates d’entre nous. C’est le monde renversé, disent nos grand’-mères. Eh bien, il n’y a que le monde renversé qui procure des émotions et qui agite encore la pensée dans le cerveau et l’amour dans le cœur.

JENNY. — Mais il vous faudrait donc l’aimer en secret ? Vous ne l’épouseriez jamais ?

DIANE. — L’aimer en secret ? C’est ce qu’il veut, va ! et ce serait charmant ! L’épouser un jour ! Eh bien, pourquoi pas ?

JENNY. — Ah ! que vous m’étonnez, madame ! Plus je vous vois et moins je vous comprends ! Vous avez de pareilles idées, et voilà que vous riez, que vous faites des projets pendant que Myrto emmène ce jeune homme !

DIANE. — Bah ! que tu es sotte ! Entre une fille comme elle et une femme comme moi, tu crois qu’un homme de cet esprit-là va hésiter un instant ? S’il n’allait pas au rendez-vous qu’elle lui a arraché en échange de mes lettres, il serait un sot ; mais demain matin il sera ici.

JENNY. — Et il vous plaira encore demain matin ?

DIANE. — Eh bien, est-ce qu’un homme est déshonoré pour une fantaisie comme ça ?

JENNY. — Vous êtes donc bien différente de moi ! À votre place, cela me ferait l’effet d’une souillure, et il me semble que, l’eussé-je aimé aujourd’hui, je ne pourrais plus l’aimer demain !