Le Diable aux champs/4/Scène 11

Calmann Lévy (p. 201-203).



SCÈNE XI


Sur la place du village de Noirac


Près d’une des portes du château


MANICHE, MARGUERITE.

MARGUERITE. — Allons, voilà que ça s’éclaircit un peu, et tu retrouveras bien ton chemin à c’te heure ?

MANICHE. — Tu viendras bien me conduire jusqu’après le cimetière ? Je n’aime point à passer par là le soir.

MARGUERITE. — Comment, une grande fille comme toi, si forte, si courageuse, tu as peur d’être seule ?

MANICHE. — Excusez, je n’ai pas peur du monde qui est vivant, mais de celui qui est mort.

MARGUERITE. — J’irais bien, mais après ça, faudrait m’en revenir seule, et je n’aime guère à y passer non plus.

MANICHE. — Hélas ! mon Dieu, faut-il ! Qu’est-ce que c’est que ça qui vient là avec une grande chandelle ?

MARGUERITE. — Ça vient sur nous ! Ah ! je me sauve.

MANICHE. — Non ! ça s’en va de l’autre côté ! Il y a un grand homme tout blanc, et puis une grande femme avec de la barbe… Ah ! c’est-il laid ! C’est des carnavals !

MARGUERITE. — Attends donc… Ça rit, ça cause, ça chante ! C’est du monde humain !

EUGÈNE, à Maurice. — Palsambleu, messeigneurs, la comtesse Diane est une agréable créature !

MAURICE. — Je ne la croyais pas si bonne enfant. Elle pose un peu, mais elle n’est pas sotte ; elle a goûté notre pantomime.

DAMIEN. — As-tu vu le père Jacques, comme il riait de bon cœur ? Il est décidément très-gentil, ce philosophe !

EUGÈNE. — Avec tout cela, vous riez, et notre ami le jardinier est tombé dans les pièges de Satan.

MAURICE. — Eh bien, tant mieux pour lui !

DAMIEN. — Croyez-vous qu’en effet, la Myrto l’ait pris jusqu’au bout pour un capitaliste ?

EUGÈNE. — Dame ! il a reconquis les lettres !

DAMIEN. — Heureux coquin ! Palsambleu, messeigneurs, il me vient une idée !… Si nous allions inviter aussi la lorette à notre représentation ?

MAURICE. — C’eût été un joli tour à faire à la lionne, si elle nous eût mal reçus ; mais elle été charmante, et nous avons juré sur le Rutly ! Et puis j’ai diablement froid en pierrot !

EUGÈNE. — Et moi en berger. N’importe ! nous sommes beaux dans le brouillard ! Je voudrais nous voir passer. Nous n’allons pas frapper à la maison blanche, pour voir ce qui s’y passe ?

DAMIEN. — M’est avis, mon bon, que nous y serions de trop. Crois-tu que Florence va trier et étiqueter de la graine de réséda, ce soir ? Il pense bien à autre chose !

(Ils passent)

MANICHE, à Marguerite. — Les voilà qui s’en vont du côté de la rivière. Je gage que c’est monsieur Maurice avec ces autres badins ?

MARGUERITE. — Oui, v’là ce que c’est ! Étions-nous sottes d’avoir une frayeur comme ça ! Tiens, vois ! ils passent au long du cimetière. Ça ne leur fait rien, à eux !

MANICHE. — Je vas m’en aller derrière eux. Tant que je les entendrai rire, je n’aurai point peur ! Bonsoir, ma vieille !

(Elle s’en va.)

MARGUERITE. — À demain, ma mignonne. (Marguerite fait quelques pas seule et s’arrête.) Allons ! qu’est-ce que c’est que ça, encore ?

MYRTO. — C’est moi, ma bonne femme. Avez-vous fait ce que je vous ai dit ?

MARGUERITE. — Votre paquet ? Oh ! il n’est pas gros, et il sera d’abord prêt.

MYRTO. — Apprêtez-le, rangez tout, et puis allez vous coucher. Je n’ai plus besoin de vous. Ah ! tenez, voilà pour le propriétaire de la maison, et puis pour vous.

MARGUERITE. — Vous partez donc cette nuit, comme ça, toute seule ?

MYRTO. — On viendra me chercher. Allons ! vous n’êtes pas trop curieuse, vous, j’ai vu cela ; vous devez être contente de moi. Ne vous occupez pas de moi davantage, si vous voulez me faire plaisir.

MARGUERITE. — À votre volonté, et en vous remerciant, mam’selle. (À elle-même, en s’en allant.) Elle a un drôle d’air ! Et qu’est-ce qu’elle fait là toute seule autour du château ? Si elle avait une idée de se périr ! Elle a ri ce matin, elle a pleuré ce soir, et m’est avis qu’elle est quasiment folle. Je ne me coucherai point que je ne l’aie entendue rentrer… Pauvre jeunesse ! Ça a pris le mauvais chemin, c’est à plaindre !