Le Diable aux champs/3/Scène 6

Calmann Lévy (p. 132-138).



SCÈNE VI


Dans le Jardin de Noirac


JENNY, FLORENCE.

JENNY. — Oui, je vous cherche. Je ne sais si je suis folle, je ne sais si je fais mal, mais il me semble que c’est Dieu qui me pousse vers vous.

FLORENCE. — Mon Dieu, Jenny, quel chagrin avez-vous, et que puis-je faire pour vous ?

JENNY. — Ah ! mes propres chagrins, j’ai appris à les supporter… Il ne s’agit pas de moi. C’est ma maîtresse qui souffre tant, que j’en perds la tête. Je crains qu’elle n’en meure.

FLORENCE. — Mourir de chagrin, elle ? Je ne le crains pas.

JENNY. — Non, ce n’est pas un caractère à se laisser ronger par une idée fixe. D’ailleurs, on ne meurt pas de chagrin ! Mais, savez-vous ! elle a une tête si prompte, des idées si singulières ! J’ai peur qu’elle ne se tue, si d’ici à quelques heures je n’ai pas trouvé un moyen de lui donner au moins de l’espérance.

FLORENCE. — Le suicide ? Oui, ces cervelles-là en sont capables. Hâtons-nous, en ce cas. Que faut-il faire ?

JENNY. — Cette fille que vous avez vue tantôt…

FLORENCE. — Quoi ! vous la connaissez ?

JENNY. — Oui, je l’ai connue avant qu’elle se fût égarée, perdue ! Eh bien, elle est jalouse de monsieur Gérard ; elle a des lettres qui compromettent madame. Elle les a ici, elle veut s’en servir. Il faudrait les ravoir à tout prix. Comment faire ?

FLORENCE. — Impossible de vous le dire. Il y a mille manières et il n’y en a pas une seule. Tout dépend de l’occasion. Tous les moyens sont bons pour empêcher une créature humaine d’en tuer une autre…

JENNY. — Oui, n’est-ce pas ?

FLORENCE. — Dans le cas où nous sommes pourtant, vis-à-vis d’une femme, la violence est impossible.

JENNY. — Mais par adresse ? Cela ne vous répugnerait pas ?

FLORENCE. — Si, très-fort ; mais il faut savoir quelquefois vaincre sa propre répugnance.

JENNY. — Eh bien, alors, essayez donc vite.

FLORENCE. — La première chose à faire, c’est de s’attacher aux pas de cette fille et de ne pas la perdre de vue.

JENNY. — Il faudrait surtout l’empêcher de quitter trop vite le village et de parler à monsieur Gérard.

FLORENCE. — J’entends bien. Je cours m’habiller plus… agréablement, et je vais, où ?

JENNY. — À la maison blanche. — Je sais qu’elle y est maintenant avec les artistes, et je crains que déjà…

FLORENCE. — Les artistes sont d’honnêtes jeunes gens. Si le mal est fait, il n’ira pas plus loin, quant à eux.

JENNY. — Allez donc !

(Florence entre dans le pavillon où il demeure, dans le parc.)

GÉRARD, approche, agité. — Ah ! mademoiselle Jenny, je vous cherche. Je n’ai pas osé me présenter devant madame la comtesse avant de vous avoir vue. Vous connaissez cette folle de Myrto, à ce qu’il paraît ? Je la croyais partie pour Paris, et ce matin je lui ai renvoyé sa voiture à Sainte-Aigue, où elle m’avait dit qu’elle passerait la nuit. Eh bien elle s’est fait conduire ici par cet imbécile d’Antoine. Il s’est enivré sans doute, car je ne l’ai pas revu depuis hier, et la première personne que j’aperçois dans le village, c’est Myrto !

JENNY. — Ah ! mon Dieu ! elle vous a parlé.

GÉRARD. — Non. Je n’ai pas voulu qu’il pût être rapporté à madame la comtesse de Noirac que j’avais échangé un seul mot avec elle. Mais est-ce qu’elle est venue jusqu’ici ? Est-ce qu’elle aurait osé ?…

JENNY. — Je ne sais pas, monsieur ; je ne peux rien vous dire ; mais j’ai un conseil à vous donner, si véritablement vous aimez madame.

GÉRARD. — Si je l’aime ! en doute-t-elle ?

JENNY. — Oui.

GÉRARD. — Elle sait donc que Myrto est venue chez moi ? Vous le lui avez dit, Jenny, vous qui saviez bien…

JENNY. — Attendez, monsieur Gérard ; voilà Florence, à qui je veux parler. Ne bougez pas d’ici. (Allant à Florence, qui sort du pavillon.) Vous partez ? Ah ! mon Dieu, que vous êtes bien mis !… Vous m’intimidez comme cela ! Je vous aimais mieux en jardinier.

FLORENCE. — Et moi aussi ; mais en jardinier je n’aurais pas été aussi bien accueilli que je veux l’être…

JENNY. — Ah ! monsieur Florence, vous voulez donc plaire à cette… à cette pauvre Céline ?

FLORENCE. — Il faut bien que j’essaye la douceur avant d’en venir à la menace. Eh bien ! qu’est-ce donc, Jenny ? vous pâlissez !

JENNY. — Moi ? rien ! Je pense à madame… je suis si agitée de tout cela ! Allez, allez ! et ne quittez pas Myrto d’un instant. Moi, je vous avertis que j’enferme monsieur Gérard dans votre pavillon. Je ne veux pas qu’il la voie.

FLORENCE. — Ah ! Jenny…

JENNY. — Quoi donc ? Allez, Florence, et si vous sauvez ma maîtresse, je vous aimerai comme un frère !

FLORENCE. — Si je ne la sauve pas, c’est que je ne suis pas digne d’un tel bonheur.

(Il part.)

GÉRARD. — Eh bien ! Jenny, qu’est-ce donc ? Est-ce que le jardinier… est-ce que les gens de la comtesse savent quelque chose ?

JENNY. — Non, rien. Mais je vous avertis que madame est bien triste, et même malade, ce matin.

GÉRARD. — Serait-elle jalouse ?

JENNY. — Peut-être ! Malgré tout ce que j’ai pu dire pour vous excuser, elle parlait de rompre le mariage. Elle m’a même défendu de vous recevoir.

GÉRARD. — Quoi ! elle me chasse de sa présence ? Jenny, ma bonne Jenny, je suis désespéré ? Si la comtesse rompt avec moi, je me brûle la cervelle.

JENNY. — Vraiment, monsieur Gérard ! l’aimez-vous à ce point ? est-ce bien sûr ?

GÉRARD. — Oui, Jenny. J’ai eu une jeunesse frivole, absurde, comme nous l’avons tous dans le monde. Elle a plus d’esprit à elle seule que toutes les femmes du monde réunies, et je sais… oh ! je le sais, moi ! que je n’en ai pas du tout ! Myrto me l’a dit cent fois, et les Myrto nous rendent ce service-là, du moins, qu’elle ne ménagent pas nos travers et nos ridicules quand nous les offensons. Eh bien ? je suis si reconnaissant d’avoir été souffert aux pieds de Diane et presque encouragé à espérer sa main, que je me sens par là digne de l’obtenir. Je veux lui consacrer ma vie entière, être à jamais son esclave, sa chose, son souffre-douleur même, comme je le suis aujourd’hui. Qu’elle me taquine, qu’elle me raille, qu’elle me torture, j’y consens, pourvu que, de temps en temps, elle me relève et me sourie, et qu’un jour vienne où elle me dira : « Mon ami, je vous rends bien malheureux, mais cela m’a fait du bien, à moi, et, après tous, je crois que personne ne m’eût rendue aussi heureuse que vous ! »

JENNY. — Mais savez-vous que tout ce que vous dites-là est bien, monsieur le marquis ? J’avoue que je ne vous trouvais pas d’esprit, moi non plus ; mais, à présent, je vois bien que vous en avez assez, puisque vous avez tant de cœur.

GÉRARD. — Bonne Jenny ! tenez, personne ne m’a encore dit si crûment et si généreusement une parole qui me fasse accepter sans rougir mon ignorance et ma nullité.

JENNY. — Dites-moi donc tout ; je peux vous sauver de grands chagrins peut-être ! mais je ne veux pas avoir à me le reprocher ; êtes-vous ruiné, comme on le dit ?

GÉRARD. — Ah ! je vous entends, Jenny ! Vous croyez, comme bien d’autres, que la fortune de madame de Noirac… Le croit-elle ? Dites ! dites, tuez-moi ! Si elle le croit, je pars, je meurs, elle ne me reverra jamais !

JENNY. — Non, elle ne le croit pas. Elle est assez belle, assez aimable pour avoir le droit de se croire aimée pour elle-même. Mais enfin, pour votre honneur, à vous, pour l’acquit de ma conscience, à moi, j’aimerais mieux que vous ne fussiez pas ruiné.

GÉRARD. — Je le suis, Jenny. Est-ce que madame de Noirac ne le sait pas ?

JENNY. — Non ! vous ne le lui avez jamais dit.

GÉRARD. — Elle ne me l’a jamais demandé.

JENNY. — Vous auriez dû le lui dire.

GÉRARD. — Je n’ai jamais supposé qu’elle s’occupât de ma position ; elle paraît si indifférente à ces sortes de choses !

JENNY. — Oh ! bien certainement, elle n’y tient pas ; mais cela vous eût mis à l’abri du soupçon à tout jamais.

GÉRARD. — Dites-le-lui, Jenny, dites-le-lui aujourd’hui même ! moi, je n’oserais jamais, il me semblerait que je lui fais outrage ! Est-ce qu’on ne m’a pas dit, à moi, qu’elle n’estimait en moi que mon nom et mon titre ? Eh bien ! je ne l’ai jamais cru…

JENNY. — Vrai, vous ne l’avez pas cru un peu ?

GÉRARD. — Quand je l’aurais cru, et quand cela serait, c’est bien peu de chose à offrir à une femme comme elle ; mais si cela peut être du moindre prix à ses yeux, je dois m’estimer heureux d’avoir au moins cette misère à mettre à ses pieds, moi qui voudrais pouvoir y mettre aussi un grand cœur et un grand esprit !

JENNY. — Allons, monsieur Gérard, vous méritez d’inspirer la confiance, et me voilà décidée à vous sauver. Eh bien, tenez, il ne faut pas voir ma maîtresse aujourd’hui ; elle est mal disposée ; laissez passer l’orage. Il ne faut pas non plus voir Myrto, il ne faut pas seulement l’apercevoir.

GÉRARD. — Mais si cette folle s’attache à moi ! Je ne peux pas la battre, je ne peux pas la tuer ! Et cependant… tenez j’ai le sang vif, la tête faible ; il y a des moments où, si je croyais qu’elle osât se présenter ici…

JENNY. — N’ayez pas de ces idées-là et ne perdez pas la tête. Arrangez-vous de manière à ce qu’elle ne puisse pas vous voir, cachez-vous.

GÉRARD. — Mais où donc, puisque je ne puis ni rester ici, d’où l’on me chasse, ni rentrer chez moi, où elle peut toujours venir me trouver ? Je suis sûr qu’elle me guette et que je vais la retrouver en sortant. Je la connais, c’est un démon !

JENNY. — Ah ! monsieur le marquis, voilà ce que c’est que de livrer sa jeunesse à ces femmes-là ! Un moment vient où elles troublent votre repos, et menacent votre bonheur et votre dignité ! Vous pouvez défendre vos femmes légitimes contre tous les hommes, vous ne pouvez pas les garantir de la fureur d’une fille.

GÉRARD. — Vous avez bien raison, Jenny ! voilà notre châtiment ! il est rude, mais il est mérité. Que faire donc, mon Dieu ?

JENNY. — Tenez, entrez dans le pavillon du jardinier ; personne ne viendra vous trouver là ; vous y passerez la journée, la nuit, s’il le faut ; et si l’on vient rapporter à madame que vous avez vu mademoiselle Myrto, je lui montrerai cette clef que je vais mettre dans ma poche, et c’est elle-même qui viendra vous délivrer.

GÉRARD. — Ah ! Jenny, vous êtes un ange !

JENNY. — Ne vous ennuyez pas trop là-dedans. Il paraît que le jardinier a beaucoup de livres. Je tâcherai de vous apporter à manger.

GÉRARD. — Ne pensez pas à cela ; je n’y songerai guère, je vous en réponds !…

JENNY. — Fermez les volets, que le pavillon ait l’air d’être désert. Courage, monsieur Gérard ! je reviendrai vous parler, s’il y a quelque chose de nouveau.