Le Diable aux champs/3/Scène 11

Calmann Lévy (p. 152-154).



SCÈNE XI


Dans le Jardin


EUGÈNE, JENNY.

EUGÈNE. — Oui, mademoiselle, je viens de la part de Florence pour vous dire ce seul mot : Espérez.

JENNY. — Ah ! merci, monsieur ; c’est une chose qui me tourmente bien, une chose qui m’est toute personnelle, je vous assure.

EUGÈNE, souriant. — C’est vous qui avez des lettres compromettantes dans les mains d’une ennemie ?

JENNY. — Moi ?… Eh bien ! oui, monsieur, c’est moi !

EUGÈNE. — Vous êtes généreuse, mademoiselle Jenny ; mais nous savons bien qu’il ne s’agit pas de vous, soyez tranquille.

JENNY. — Comment, vous savez…

EUGÈNE. — Nous ne savons rien. Nous n’avons pas voulu entendre la lecture des lettres, et nous avons laissé Florence aux prises avec le démon. Nous espérons, à voir comme il s’y prend, qu’il en triomphera comme l’archange.

JENNY. — Ah ! il est… avec elle ?

EUGÈNE. — Et je vous assure qu’il a bien dressé ses batteries. C’est à mourir de rire. Je ne croyais pas que ce brave garçon-là pût être si malin à l’occasion. D’abord, il lui a persuadé qu’il était millionnaire, et il faut qu’elle soit trompée par une ressemblance, car elle prétend l’avoir vu riche, ayant des chevaux, allant aux Italiens, etc., etc. ; et il joue son rôle, lui ! Il fait le lion, le dandy, c’est superbe à voir.

JENNY. — Mon Dieu ! comme cela m’étonne, tout ce que vous me dites là !

EUGÈNE. — Et elle se figure qu’il est ici sous un faux nom, sous un déguisement, et qu’il est au mieux avec madame de Noirac. Il fait le jaloux et il demande que les lettres lui soient confiées, afin de les montrer à monsieur Gérard. Oh ! c’est intrigué comme une comédie !

JENNY. — Et elle va lui donner les lettres ?

EUGÈNE. — Ah ! voilà le hic ! elle se méfie. Elle est parfois au moment de tout croire, et puis elle s’aperçoit, car elle est fine, qu’on se moque d’elle. Mais il regagne toujours autant de terrain qu’il en a perdu ; et comme nous avons vu, en fin de compte, que ce prétendu millionnaire l’occupait beaucoup plus que nous, et que nous n’aurions pas beau jeu tant qu’il ne serait pas redevenu jardinier, nous les avons laissés ensemble dans une conversation fort animée, et après beaucoup de Champagne bu de part et d’autre.

JENNY. — Ah !… ils boivent du champagne ?

EUGÈNE. — Nous avons tous commis ce crime, et je crois que cela me rend un peu expansif, car il n’était peut-être pas nécessaire de vous dire tout cela.

JENNY. — Si, si, je suis bien aise de le savoir. Est-ce que vous y retournez ?

EUGÈNE. — Non pas ! Comme nous commencions à nous griser et à employer des ficelles un peu trop grosses, il nous a priés, dans la vue du succès de la pièce, de rentrer pour quelque temps dans la coulisse, et nous allons faire un tour de promenade en bateau, car il n’y a pas moyen de travailler après le champagne ! Cette diable de princesse nous a fait perdre notre journée, avec son déjeuner et ses cancans ! Aimez-vous la promenade en bateau, mademoiselle Jenny ?

JENNY. — Non, monsieur, j’ai peur de l’eau.

EUGÈNE. — Si vous aimez mieux le feu, nous vous ferons voir un incendie, et nous vous mettrons à la chaîne. Voilà un plaisir !

JENNY. — Je ne m’y mettrais pas pour mon plaisir, mais pour être utile.

EUGÈNE. — Ah ! pour être de chaîne à côté de vous, j’ai envie de mettre le feu au village.

JENNY. — Comme vous y allez ! J’espère que vous ne buvez pas de Champagne tous les jours, car on ne serait pas en sûreté dans le pays !… Mais on m’appelle. Merci pour vos renseignements, monsieur. Je suis votre servante.