Le Diable aux champs/2/Scène 8

Calmann Lévy (p. 83-87).



SCÈNE VIII


MYRTO, dans une chambre du château de Mireville ; JENNY, frappant doucement à la porte.


MYRTO. — Qui est là ?

JENNY. — Quelqu’un qui demande si madame n’a pas besoin d’une femme pour l’aider à s’habiller.

MYRTO. — Non, je suis habillée, merci ! Le marquis est-il au château ?

JENNY. — Non, madame, il n’est pas encore rentré.

MYRTO. — Mais je connais cette voix-là… Qui êtes-vous donc ?

JENNY. — Je m’appelle Jenny.

MYRTO. — Jenny quoi ?

JENNY. — Jenny Vallier.

MYRTO. — Ah ! mon Dieu ! c’est toi, Jenny ?

(Elle lui ouvre la porte.)

JENNY. — Comment ! c’est toi, Céline Tarentin ?

MYRTO. — Oh ! je ne m’appelle plus comme cela. On a joué sur le nom de mon père, qui était, comme tu sais, un marchand de médailles prétendues antiques, et qui était d’origine plus italienne que ses médailles. Un beau jour, quelqu’un a rappelé un vers de… de qui donc déjà ? n’importe ! Ça disait :

    Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine !

Ça m’a plu, ça a plu à ceux qui étaient là, et me voilà baptisée Myrto la Tarentine, et non plus Céline Tarentin.

JENNY. — Eh bien, Céline…

MYRTO. — Non pas, Myrto ! Je ne me reconnais plus quand on m’appelle autrement.

JENNY. — Eh bien, Myrto, mon ancienne camarade de magasin, que fais-tu donc ici ?

MYRTO. — Eh bien, et toi, ma petite ? J’allais précisément t’adresser la même question, comme dit Robert Macaire. Est-ce que tu es entretenue par le marquis, à présent ? Est-ce que c’est pour toi que je suis flouée ? Tu es bien assez gentille pour ça. Oh ! comme tu es embellie… Mais il t’habille mal ; tu as l’air d’une femme de chambre !

JENNY. — Je suis une femme de chambre, en effet, et, Dieu merci, je ne suis entretenue que par mon travail.

MYRTO. — Ah ! tu es restée vertueuse ? Eh bien, tu as bien fait, mon enfant. Je ne t’en veux pas pour ça, au contraire ; mais enfin, que fais-tu chez le marquis ?

JENNY. — C’est la première fois que j’y mets les pieds, et c’est en cachette de lui. Je te dirai tout simplement la vérité, Céline… Myrto, comme tu voudras. Je venais savoir qui tu étais, et maintenant je te demande ce que tu comptes faire.

MYRTO. — Ah ! je devine, tu es la soubrette adroite de ma rivale.

JENNY. — Moi, adroite ? Tu vois bien que non, puisque je vais droit au fait.

MYRTO. — C’est vrai ! Oui, je me souviens, tu es une bonne fille, franche comme l’or et d’un cœur excellent. Eh bien, je vais te répondre comme tu m’interroges. J’étais la maîtresse de monsieur Gérard, et je viens l’enlever à la comtesse de Noirac.

JENNY. — Pourquoi veux-tu faire une pareille chose ? Tu n’aimes donc pas monsieur Gérard ?

MYRTO. — Comment ! puisque je suis jalouse, apparemment que je l’aime ?

JENNY. — Mais tu l’aimes pour toi-même, et pas pour lui.

MYRTO. — Pardié !

JENNY. — Tu l’aimes d’une manière égoïste ? Tu as tort !

MYRTO. — Voilà une drôle de fille ! Toujours la même, Jenny ! tu as donc toujours quatorze ans ?

JENNY. — Non, j’en ai dix-neuf. El moi aussi, j’ai aimé, va ! et je me suis sacrifiée au bonheur… au repos, du moins au bien-être de celui que j’aimais.

MYRTO. — Eh bien, c’est très-joli, ça ! J’en serais capable aussi, si j’aimais Gérard ; mais tu avais raison, je ne l’aime pas.

JENNY. — Eh bien, alors… c’est donc par méchanceté ! Oh ! Céline, tu étais moqueuse, un peu coquette, mais tu n’étais pas méchante !

MYRTO. — Je le suis devenue. Si tu savais comme on change quand… Mais tu ne comprends pas ça, toi. Au fond, je ne suis pas mauvaise, mais j’aime un peu à me venger. Gérard m’a trompée, comme un sot qu’il est. Quel besoin avait-il de me tromper ? Est-ce que je lui demandais ça ?

JENNY. — Il t’a promis de t’épouser ?

MYRTO. — Oh ! non pas ; mais de m’aimer plus que personne, et j’apprends qu’il se marie sans ma permission ! Je sais que ta baronne de Noirac se donne des airs dégagés dans le monde, et je n’entends pas que ces dames-là empiètent sur nos droits. Il nous est permis de faire les lionnes, et il ne leur est pas permis de faire les lorettes.

JENNY. — Oh ! Céline, que dis-tu là ? Tu es donc ?…

MYRTO. — Eh bien, mon Dieu, oui ! Tu ne le savais pas ?

JENNY. — Non.

MYRTO. — Et tu ne le devinais pas à ma toilette ? Qu’en dis-tu ? Regarde ! ce n’est pas des dentelles comme ça que nous vendions à notre petit comptoir ?

JENNY. — Oh ! mon Dieu, pauvre fille ! que je te plains ! Je te croyais entretenue par le marquis. C’était une faute… Mais enfin, quand on aime, on trouve si naturel de partager… Mais ce que tu es !…

MYRTO. — Allons, tu ne sais pas même ce que c’est qu’une lorette ; tu connais le nom et non la chose. Ce n’est peut-être pas si révoltant que tu crois, et si nous avons des travers, nous avons aussi des qualités.

JENNY. — Céline, je ne te juge pas, je te plains ! Voyons, rentre en toi-même, et puisque tu n’aimes pas le marquis, ne fais pas de scandale ici, ne fais pas rire et causer à propos de madame ! Si tu savais comme elle est bonne, tu n’aurais pas de dépit contre elle, va ! Elle n’a rien fait, elle pour t’enlever ton amant ? Elle ne te connaît pas, et quant à prendre des airs de lorette, comme tu dis, je t’assure qu’elle ne sait pas ce que ça veut dire.

MYRTO. — Ah ! c’est qu’il y a, vois-tu, lorettes et lorettes. Il y a des lorettes lionnes, comme je te le disais, et des lionnes lorettes. Tout le monde peut être lionne. Il suffit de s’habiller d’une certaine façon, d’être crâne à cheval, de fumer crânement, enfin d’avoir de la crânerie en tout, sauf en amour ; mais, en amour, il n’est pas donné à toutes les femmes d’être lorettes, et j’ai ouï dire que beaucoup de femmes prétendaient agir comme nous.

JENNY. — Comment donc, mon Dieu ?

MYRTO. — Sous couleur de mariage (puisqu’on les épouse, ces femmes-là), elles prétendent exploiter le cœur et la bourse de leurs lions. Et puis, elles les renvoient et se promettent à d’autres. Eh bien, je dis que c’est intolérable, parce que ces dames-là ne donnent pas toujours, comme nous, des droits sur elles. Elles pêchent en restant ce qu’on appelle vertueuses. Elles ont des vices, elles n’ont pas nos hontes et nos misères. Nous sommes donc fondées à les détester et à leur faire une guerre à mort, toutes les fois que l’occasion s’en présentera.

JENNY. — Ma chère, tu ne sais pas ce que tu dis. Je ne sais pas comment sont les dames du monde, je ne les connais pas, moi ! Mais je sais que madame n’exploite la bourse de personne, et que c’est une infamie de dire cela. Elle est riche dix fois comme ton monsieur Gérard, et elle est si peu intéressée, d’ailleurs, qu’elle donne à tout le monde, à pleines mains, sans compter.

MYRTO. — Elle l’aime donc ?

JENNY. — Je ne sais pas.

MYRTO. — Ah ! tu ne sais pas ? Tu as rougi ! Elle ne l’aime pas ! Elle est entichée de son nom.

JENNY. — Pas du tout, je t’assure.

MYRTO. — Mais voilà trois mariages qu’elle rompt !

JENNY. — Je n’en sais rien, cela ne me regarde pas.

MYRTO. — Elle veut plaire et briser, voilà son plan. Elle est coquette, conviens-en !

JENNY — Elle est bonne, je te jure qu’elle est bonne !

MYRTO. — Une coquette n’est pas bonne. Je veux la voir, la juger, lui pardonner, ou lui donner une bonne leçon, selon qu’elle se conduira bien ou mal avec moi.

JENNY. — Tu veux la voir ? Y songes-tu ?

MYRTO. — Pourquoi pas ?… Parce qu’elle est comtesse et que je ne le suis pas ? Elle a eu de la chance, voilà tout ! mais j’aurai celle de la mortifier si elle me reçoit mal. J’ai de ses nouvelles, vois-tu, et je peux lui en faire avaler, des couleuvres !

JENNY. — Toi ? je t’en défie !

MYRTO. — Tu te fâches ? tu fais ta comtesse aussi, toi, camériste ?… Nous verrons, nous verrons !

JENNY. — Céline, je t’en prie, sois raisonnable, sois bonne ! pour les autres, pour toi-même, pour moi, qui étais ta camarade préférée. Tu oublies donc que tu m’aimais un peu ?

MYRTO. — Ah ! c’est que tu étais si bonne ! Non, je ne l’oublie pas. Aussi, toi, pauvre fille, sois tranquille, ce n’est pas de vous autres que nous sommes jalouses !… Mais j’entends le pas d’un cheval… c’est mon marquis ! Va-t’en, Jenny, si tu ne veux pas qu’il te voie.

JENNY. — Je me sauve ; et que dirai-je à madame ?

MYRTO. — Tout ce que je t’ai dit.

JENNY. — Je n’oserai jamais !

MYRTO. — Si tu ne le lui dis pas, ce sera pire !