Le Diable aux champs/2/Scène 6

Calmann Lévy (p. 67-79).



SCÈNE VI


Sur la rivière


MAURICE, EUGÈNE, DAMIEN, sur un petit bateau.

EUGÈNE. — Ta godille ne vaut pas le diable. J’aime mieux ramer.

DAMIEN. — Eh ! eh ! attention ! il y a là un arbre couché entre deux eaux qui barre la rivière. Tout l’équipage à la manœuvre !

MAURICE. — J’y suis ! Tous les hommes sur le pont !

EUGÈNE. — Où est le curé de Saint-Abdon, pour nous faire baiser les reliques du diable dans un pareil danger ! Fais donc attention, toi ! tu me flanques ta perche dans l’œil !

DAMIEN. — Ça ne fait rien.

MAURICE. — Y sommes-nous ?

EUGÈNE. — L’obstacle est franchi ! Remercions le Seigneur et allumons une cigarette.

DAMIEN. — Quelles aventures, quels périls, quelles émotions, messieurs, sur cette coquine de rivière !

MAURICE. — Pour une jolie rivière, c’est une jolie rivière ! Il ne lui manque qu’une chose, c’est d’être navigable, même pour un sabot !

DAMIEN. — C’est là le plaisir. Naviguer sur une rivière navigable ! c’est bon pour les épiciers ! Mais traîner son embarcation dans les trous, dans les rochers, à travers les branches, sur le gravier, dans les forêts de nénufars, sur le dos des écluses, sur la crête des barrages, voilà de l’intelligence, du talent et de la gloire !

EUGÈNE. — Et de la fatigue !

MAURICE. — Et de l’appétit, par conséquent ! Voyons, est-il une plus belle vie que la nôtre ? Pas beaucoup d’ouvrage, ni d’argent, c’est vrai ! mais fort peu de besoins ; rien pour la gloriole, tout pour le plaisir de vivre, des amusements tranquilles, intimes, qui ne font envie à personne, et dont nous nous lassons si peu qu’il nous faut toujours un rude effort pour nous en arracher quand la saison du loisir est finie !

EUGÈNE. — Oui, oui, profitons-en, et ne laissons pas perdre une miette de notre loisir occupé et de notre bohême champêtre ! Ma foi, c’est notre âge d’or. Vienne la vie sérieuse, et qu’elle soit ce qu’elle voudra, nous lui ferons face, et s’il faut souffrir, plus avancés que bien d’autres, nous pourrons nous dire que nous avons été heureux.

DAMIEN. — Alors, vivent les arts ! vivent la navigation, la liberté, le soleil, la jeunesse et l’amitié ! Faisons un serment : c’est, quand arrivera quelque débâcle sociale pire pour les ouvriers et les artistes que celles que nous avons déjà subies, de ne pas nous séparer, d’associer nos travaux, nos efforts, nos soucis et nos ressources.

MAURICE. — Ça va !

EUGÈNE. — J’en suis.

DAMIEN. Que ferons-nous ? Voyons ! Toi, Maurice, qui es un petit propriétaire avec pignon sur plaine et cuve au cellier, tu auras les dents aussi longues que nous, si l’agriculture chôme comme les arts et métiers. Un moment peut venir où la bohême s’ouvrira pour tout de bon devant nous, un moment que beaucoup de gens regardent comme très-prochain. Avisons à travers cette bohême honorable en braves enfants et en gentils troubadours.

EUGÈNE. — Il pourra bien se faire qu’en fait de guitare, on nous envoie à la frontière avec un fusil de munition sur l’épaule.

MAURICE. — Soit, nous connaissons tous cette clarinette, en France, à l’heure qu’il est ; mais enfin, si la chose tourne autrement, et si la faim est pour nous, comme elle l’est déjà pour tant d’autres bons garçons, le grand Cosaque qui nous flanquera sa lance dans l’estomac… il est certain que nos arts chéris, utiles dans les temps de prospérité, seront mis un moment sous la remise comme choses de luxe !

EUGÈNE. — J’ouvre une motion.

DAMIEN. — Et moi aussi.

MAURICE. — J’ouvre aussi la mienne.

EUGÈNE. — Je me suis inscrit le premier pour la parole. Je propose de promener notre théâtre de marionnettes dans toute la France.

DAMIEN. — C’est ce que j’allais dire !

MAURICE. — C’est curieux, j’allais le dire aussi !

EUGÈNE. — Aux voix ! messieurs !… Mais c’est déjà fait, et j’expose mon projet. Nous achetons une petite charrette.

DAMIEN. — Je propose un amendement : nous la faisons nous-mêmes.

EUGÈNE. — Accordé ! Nous y emballons notre scène, nos décors, nos acteurs, nos costumes, et nous la traînons alternativement sur les grandes routes.

MAURICE. — Je propose un amendement : nous achetons un âne.

DAMIEN. — Un âne !… millionnaire, laisse-nous donc ! Un âne, ça coûte !

EUGÈNE — Et puis, ça mange.

MAURICE. — Eh bien, nous dressons Pyrame et nous en faisons un cheval de trait. Qu’en dis-tu, Pyrame ? Tu nages là comme un cachalot, et tu ne t’intéresses pas au sort glorieux qu’on te réserve !

DAMIEN. — Un chien de cette taille-là, ça mange aussi, et ça ne se nourrit pas de chardons ! J’aime mieux l’âne.

EUGÈNE. — Ne disputons pas, messieurs. L’état de notre budget décidera de nos moyens de transport, et si la caisse est vide, nous serons nos propres bêtes de trait.

DAMIEN. — Oui, à condition que votre théâtre sera plus portatif ; je me charge de vous trouver une combinaison plus simple pour le démonter, le remonter, le dresser et l’emballer. Je commence mon plan ce soir ; j’adapte les proportions de la brouette ad hoc. Je fais un compartiment pour les coulisses, un pour les toiles de fond, un coffre à l’arrière pour les acteurs, un pour les costumes, un pour les accessoires, avec une étiquette sur chaque division…

EUGÈNE. — Sois donc le machiniste ! On te confie cette partie importante. Maurice et moi faisons mouvoir et parler les personnages. Toi, au dénoûment, tu dresses la foule des personnages muets sur le râteau, et tu fais les feux du Bengale et le murmure du peuple au fond du théâtre. Tu tires les coups de fusil et de canon dans la coulisse ; tu fais le tonnerre, les éclairs, la grêle, le tambour, le grelot des mules, le zing-zing des guitares, le roulement des voitures et le murmure harmonieux des vagues. Quel état, mon cher !

MAURICE. — Et les pièces, qui les fera ? Nous avons déjà un assez joli répertoire, mais nous n’aimons pas à nous répéter, et le génie s’élance toujours vers les horizons nouveaux. Il nous faudra des pièces de circonstance…

DAMIEN. — D’actualité.

EUGÈNE. — Et de localité ! Eh bien, nous travaillerons tous trois en collaboration, et nous inviterons les beaux-esprits des villes de province à nous confier des canevas que nous développerons en improvisant.

DAMIEN. — Si nous avons la liberté de la pensée et de la parole, et nous ne la tenons pas encore, la république des lettres !

MAURICE. — N’ayons pas d’idées noires. À chaque jour suffit son mal, et si nous devons faire un métier de chien tôt ou tard, que ce soit gaiement.

DAMIEN. — Je le veux bien, et figurons-nous que notre mal passager et celui de bien d’autres servira au contentement et au salut de tous. Ferons-nous de la politique avec le théâtre ?

MAURICE. — Remuer les passions ? Non ; mais élever les sentiments, voilà le but de l’art, et c’est pour cela qu’à travers les obstacles, les rigueurs et les méfiances, nous pourrons toujours glisser quelque vérité utile, sous une forme légère et divertissante.

EUGÈNE. — Savez-vous que cela pourrait être plus sérieux et plus utile que de brailler dans les assemblées politiques pour ne rien dire ?

DAMIEN. — Et de barbouiller du papier sans avoir une idée !

EUGÈNE. — Mais halte ! Amenez le canot ! Nous voici arrivés.

MAURICE. — Non, c’était plus bas.

EUGÈNE. — Non, non ; voilà le vieux saule, et je tiens à finir mon étude. Quel trognon de saule, hein ? Avec deux lapins rongeant les rejets de ses grosses racines, une corbeille par terre, peut-être un marmot barbotant dans la flaque d’eau, ou un canard majestueux… peut-être un dindon mélancolique perché sur cette branche… Voilà un Flamand.

MAURICE. — Attachons bien le bateau, le courant est rapide. Allons, je vais dessiner aussi ton arbre, ça me servira pour asseoir une Colombine sous l’ombrage, un Arlequin à ses pieds lui offrant des fleurs, et Pierrot caché derrière le saule, montrant sa tête blanche à travers les branches… Il est tout à fait Watteau, cet arbre-là !

DAMIEN. — Moi, je graverai tous les deux, si ça en vaut la peine, mais, en attendant, je vais grimper sur le saule pour chercher des chrysalides dans la poussière de son bois moisi. Diable ! il ne tient à rien, c’est de l’amadou !

MAURICE. — N’y monte pas, ne le casse pas avant que nous l’ayons dessiné. Tiens ! il craque déjà !

DAMIEN. — Eh bien, je vous laisse ! Donne-moi le filet, je vais attraper des arginnis, car j’en vois là-bas qui ont l’air de se moquer de nous.

MAURICE. — Non, non, nous en avons assez de ces papillons-là. Reste donc à chercher avec nous le sujet de la pièce que nous avons promise à Jacques et à son Anglais.

DAMIEN. — Eh bien, ce paresseux d’Émile qui avait si bien promis de s’en occuper !

EUGÈNE. — Ah bien oui ! Il n’a pas le temps, il est retourné à son étude, et il ne pourra revenir avec nous que samedi soir.

DAMIEN. — Eh bien, cherchons ! mais avant tout, je veux un beau public, moi ! Qui aurons-nous ?

EUGÈNE. — Le curé de Saint-Abdon, s’il n’a pas peur de se compromettre.

MAURICE. — Et le curé de Noirac, s’il n’a pas peur de se damner.

DAMIEN. — Ils auront peur tous les deux, et cependant il n’y a pas de quoi ! Si nous invitions les domestiques du château ?

MAURICE. — Oui, il y a une soubrette qui est jolie, et qui a l’air d’un petit ange.

EUGÈNE. — Alors, pas de légèretés dans le dialogue !…

MAURICE. — Oh ! toutes nos pièces sont morales. La morale avant tout !

EUGÈNE. — Et puis, il y a un nouveau jardinier qui m’a l’air d’un charmant garçon et avec qui j’ai fait connaissance ce matin. Quoique fleuriste, il entend la beauté du légume, et il m’a promis des géromons tachetés pour mon tableau de salle à manger.

DAMIEN. — Inviterons-nous le beau marquis ?

EUGÈNE. — Ce blondasse de Gérard ? Tu le trouves amusant, toi ?

DAMIEN. — Non ; mais ça fait nombre ! Nous le représenterons sans qu’il s’en doute. Nous habillerons le Léandre comme lui, et nous lui mettrons une barbe de peau de veau, il parlera en grasseyant et il soupirera pour la dame de Noirac, qui s’appellera Isabelle, et qui ne paraîtra jamais en scène que sur le cheval de carton.

EUGÈNE, — Une idée ! oh mais, lumineuse ! Si nous invitions la lionne de Noirac ?

DAMIEN. — Ah bah !

MAURICE. — Pourquoi non ? Je me charge de lui envoyer une invitation en beau style.

DAMIEN. — Elle ne viendra pas, elle est trop bégueule !

MAURICE. — Bah ! bah ! elle fait sa tête ; mais je ne la crois pas bégueule du tout.

EUGÈNE. — Allons l’inviter en corps ; Maurice fera le tambour ; moi, la trompette, et toi, Damien, tu porteras la parole.

DAMIEN. — Oui, pour nous faire flanquer à la porte.

EUGÈNE. — Qu’est-ce que ça nous fait ? Si elle n’est pas contente, nous lui chanterons la Marseillaise. Mais qu’est-ce qui nous espionne donc par là ? Tiens, je crois que c’est le paysan d’hier soir, l’homme au chapeau ! Pourquoi nous guette-t-il derrière ce buisson ? Il a l’air d’un chouan en embuscade.

MAURICE. — Il nous observe, parce qu’il est curieux, et il n’ose pas nous approcher, parce qu’il se méfie. Le paysan d’ici est comme cela ; il a cru pendant quarante ans qu’on levait des plans pour reprendre les biens nationaux ; à présent, il croit que c’est pour partager la terre.

DAMIEN. — Qu’est-ce que tu parles de partager la terre ? Eh bien, et moi qui en ai plein une caisse d’oranger sur le balcon de ma mansarde, à Paris ! Tu me lèveras un plan de ma terre, pour que je puisse la réclamer un jour !


GERMAIN et PIERRE, derrière le buisson.

GERMAIN. — Entends-tu ce qu’ils disent ?

PIERRE. — Non, j’attrape un mot par-ci par-là, ils parlent de terre, et le petit maigre a dit à monsieur Maurice : Lève-moi un plan de la mienne.

GERMAIN. — Je te disais bien ! Va donc voir un peu ce qu’ils font !

PIERRE. — Ma foi non ! Ils ont l’air de se cacher. Ils se sont mis dans les branches. Mêmement, il y en a un qui voulait monter sur l’arbre ! Ça ne serait pas honnête de vouloir les questionner.

GERMAIN. — Va donc, va donc, innocent ! Faut te mettre bien avec eux. Si c’est pour le partage et que nous n’y attrapions rien, faut pour le moins tâcher de ne rien y perdre ! Allons, allons, va leur z’y dire bonsoir, ça ne coûte rien ! Moi, je m’en vas tout doucement à la maison, et je ferai assavoir à la Maniche que ton bail est signé.

(Il s’en va. Pierre sort du buisson et avance un peu, puis s’arrête interdit.)

MAURICE. — Hé ! dites donc, maître Pierre, un mot ! Nous avons quelque chose à vous rendre.

PIERRE, approchant. — Ah ! c’est donc vous, monsieur Maurice ?

MAURICE. — Est-ce que vous ne me reconnaissiez pas ?

PIERRE. — Si fait bien ; mais je n’étais pas sûr.

MAURICE. — Je ne suis pourtant pas déguisé !

PIERRE. — Ah ! je le vois bien que vous n’êtes pas déguisé. Et, sans vous commander, qu’est-ce que vous avez à me rendre ?

EUGÈNE. — Votre chapeau, maître Pierre. Il est chez nous et nous vous l’enverrons ce soir.

PIERRE. — En vous remerciant, monsieur ; mais s’il vous fait plaisir, vous pouvez bien le garder.

DAMIEN. — Vous en avez encore peur ? Oh ! il n’est pas ensorcelé. C’est le curé de Saint-Abdon qui l’avait pris pour le sien en passant auprès d’une marionnette qui lui a cogné la tête, et que nous avions pendue là pour nous amuser.

PIERRE. — Ah ! c’était vous ?… Vous vous amusez donc à donner la peur au monde.

MAURICE. — Non, nous ne voulions faire peur qu’aux moineaux, et nous savons bien que le monde n’est pas assez simple pour s’effrayer d’une marionnette.

PIERRE. — Oh ! c’est bien vrai. Il n’y a pas de quoi avoir peur. Mais il y a du monde si bête !

DAMIEN. — Vous ne croyez pas aux bêtises, vous, n’est-ce pas ? Vous n’avez peur de rien ?

PIERRE. — J’ai peur comme les autres de ce qui est pour faire peur ; mais je ne m’embarrasse pas d’une marionnette. J’en ai vu à la foire d’Orval. Oh ! dame, c’étaient des belles ! et qui causaient, mon ami ? On aurait dit des personnes qui causaient pour de vrai !

MAURICE. — Ah çà ! dites donc, monsieur Pierre, on dit que vous épousez la Maniche ?

PIERRE. — Est-ce que ça vous fâcherait les uns ou les autres ?

EUGÈNE. — Est-ce que vous nous prenez pour des marquis, dites donc ?

PIERRE. — C’est-il que vous entendez que le marquis, mon maître, en voudrait conter à ma future ?

MAURICE. — Allons ! le voilà qui croit que nous tenons des propos ! Ni votre marquis, que je sache, ni aucun de nous n’en veut à votre honneur, maître Pierre. Pourquoi donc êtes-vous si méfiant ?

PIERRE. — Dame ! comment voulez-vous ? Par le temps où nous voilà, on se méfie quasiment tous les uns des autres.

DAMIEN. — Et vous croyez que c’est gentil, ça ?

PIERRE. — Les peines qu’on a ne sont pas gentilles. Ce qu’on a, on l’a gagné à grand’peine, et on y tient comme à sa peau. On a tant parlé de prendre, de rendre, de donner, d’ôter, qu’on ne sait plus quoi penser, nous autres. Qu’est-ce que vous en dites donc, vous ?

EUGÈNE. — Nous n’en disons rien, et nous n’en pensons pas davantage.

PIERRE. — Oh ! vous n’en pensez pas moins, que vous voulez dire !

DAMIEN. — Vous nous croyez plus fins que nous ne sommes.

MAURICE. — Oui, maître Pierre, c’est comme ça. Nous ne demandons rien, nous ne refusons rien, et ce que la nation jugera le meilleur pour le moment, nous dirons que c’est le meilleur pour le moment.

PIERRE. — Le diable soit de votre moment ! si on va toujours au changement !

MAURICE. — Il faut bien changer pour essayer d’être plus heureux d’une part et plus juste de l’autre. Nous ne savons pas ce qu’il faut faire, nous, et personne ne le sait plus que nous, je le crains bien ! Mais nous voyons de reste que tout le monde n’est pas heureux.

PIERRE. — Oui-dà ! vous l’êtes bien, vous autres ! M’est avis que vous ne voudriez pas changer avec moi.

DAMIEN. — Changer ? non ! personne n’y gagnerait. Nous ne saurions pas labourer, et vous ne sauriez pas dessiner. Mais dessiner un peu plus pour que vous labouriez avec plus de fruit, nous le ferions de bon cœur. Est-ce que vous ne voudriez pas labourer un peu plus pour nous faire mieux dessiner ?

PIERRE. — C’est ça des bonnes raisons, et si chacun en disait autant… Mais je ne vois pas comment ça arrangerait les choses.

DAMIEN. — Ni moi non plus ; mais quand on n’est pas plus savant que vous et nous dans ces choses-là, savez-vous ce qu’on fait ?

PIERRE. — Nenni, ma foi !

DAMIEN. — On tâche de s’élargir le cœur pour y faire entrer les bonnes intentions.

PIERRE. — Ah ! dame, on est si bête, nous autres gens de campagne !

MAURICE. — Non, non ! vous faites semblant. Vous avez des idées fausses souvent, mais vous n’êtes pas bêtes du tout, et ce qu’on vient de vous dire ne vous paraît pas faux.

PIERRE. — Qu’il faut penser à tout le monde, et pas à soi tout seul ?

DAMIEN. — Vous voyez que vous comprenez bien !

PIERRE. — Dame ! ça, c’est une vérité, et je sais bien qu’il faudrait être juste et franc chrétien. Mais on est toujours trompé ! On nous promet toujours et on ne nous tient jamais !

EUGÈNE. — On vous rend maîtres de votre sort, et vous ne savez pas l’être !

PIERRE. — Puisqu’on ne sait pas comment faire ! C’est-il notre faute, à nous ?

DAMIEN. — Pas tout à fait, mais beaucoup.

PIERRE. — J’entends bien, on devrait chercher à s’instruire ; mais ça fâche les nobles !

MAURICE. — Et vous ne voulez pas les fâcher ?

PIERRE. — Non, tant qu’ils seront maîtres ! Mais après… oh ! dame !… on leur dira tout !

DAMIEN. — Vous aurez du courage quand vous n’aurez plus peur, n’est-ce pas ? Eh bien, il aurait mieux valu savoir leur résister franchement, que d’être forcé d’en venir à les menacer tout bas.

PIERRE. — Oh ! je ne menace personne.

MAURICE. — Vous craignez tout le monde, c’est la même chose. La crainte, c’est la méfiance ; la méfiance, c’est la haine ; et la haine, c’est la menace ! Tenez, les hommes sont fous, maître Pierre. Avec un peu de franchise de part et d’autre, ils auraient pu n’en pas venir où nous en sommes. Mais, bonsoir, le soleil baisse trop, et il n’y a plus moyen de dessiner.

PIERRE. — Vous dessiniez donc ?

EUGÈNE. — Vous ne vous en aperceviez pas ?

PIERRE. — C’est donc ce vieux mauvais arbre à qui que vous faites le portrait ?

EUGÈNE. — Est-il à vous ?

PIERRE. — Non, mais j’en ai bien d’aussi vieux et d’aussi vilains. À quoi que ça peut vous servir de mettre des choses comme ça sur le papier ?

EUGÈNE. — Ah ! voilà ! Nous vendons ça comme vous vendez du blé.

PIERRE. — C’est-il Dieu possible, qu’on achète ça ?

EUGÈNE. — Oui, et plus cher que du blé.

PIERRE. — C’est donc que le gouvernement veut avoir l’image de tout ce qu’il y a dans le pays, mêmement les vieux cossons ?

EUGÈNE. — Non, le gouvernement ne sait rien du tout de ce qu’il y a dans le pays ; il ne sait ni comment sont faits les arbres, ni comment pensent les hommes.

PIERRE. — Alors à quoi ça sert, vos images ?

DAMIEN. — Vous avez bien des images chez vous ? Vous en avez deux qui sont gravées par moi.

PIERRE. — Ah ! c’est des militaires !

DAMIEN. — Eh bien, pour savoir faire un militaire, il faut regarder et imiter un militaire, comme pour savoir faire un arbre, il faut regarder et imiter un arbre.

PIERRE. — Tiens, tiens ! J’aurais cherché bien loin avant de penser à ça ! C’est vrai qu’il y a des images où on voit des arbres ! Voyez ce que c’est ! Si je ne vous avais pas connus, j’aurais jugé que vous étiez dérangés d’esprit, de faire ce que vous faites là ! et je vois à présent que vous y gagnez votre vie, comme je gagne la mienne à faire pousser le blé ! Allons, bonsoir, mes amis. En vous remerciant pour mon chapeau. J’irai le chercher chez vous, à ce soir. Ne vous dérangez point pour moi.

MAURICE. — Venez, vous boirez un verre de quelque chose avec nous.

PIERRE. — Vous êtes bien honnêtes, et vous m’avez dit des paroles… que je veux que vous me disiez encore une fois… Tenez, une poignée de main en nous quittant, tous les quatre !

DAMIEN. — Est-ce de bon cœur ?

PIERRE. — Oui ! Dieu me punisse si ça n’est pas de bon cœur !

(Il s’en va.)

DAMIEN. — Sont-ils tous comme cela ?

MAURICE. — Un peu ou beaucoup plus, un peu ou beaucoup moins. Sauf d’assez rares exceptions, le paysan offre partout, je crois, des contrastes que je ne me charge pas d’expliquer, mais que j’ai observés, moi qui ai été élevé au milieu d’eux. Ils sont à la fois très-crédules et très-méfiants, très-simples et très-intelligents, très-vindicatifs et très-bons. Mais voilà l’Anglais de l’autre côté de l’eau ! Hé ! monsieur Brown ! vous cherchez une passerelle ?

RALPH, sur l’autre rive. — Oui, et je m’aperçois que je me suis un peu égaré. Je viens de porter une lettre à la poste, et j’ai fait plus de chemin qu’il ne fallait. Je m’en console puisque je vous rencontre.

MAURICE. — D’autant plus que nous allons vous faire passer l’eau et vous remettre dans votre chemin.

DAMIEN, dans le bateau, traversant la rivière. — Hein ! que dites-vous de cette pirogue ? Ce n’est pas dans votre pays de sauvages que vous aviez des embarcations de cette tournure-là ! Je parie que vous n’en avez jamais vu d’aussi laide !

RALPH, entrant dans le bateau. — Je n’ai pas le droit de la dénigrer, puisqu’elle m’est secourable.

DAMIEN. — Oh ! vous pouvez en rire ! Nous l’avons fait à peu près nous-mêmes, ce bateau pittoresque. Il est tout de travers, aussi va-t-il de travers. C’est sa manière de voir. Nous lui avons cherché un nom flatteur tant qu’il a été sur le chantier ; le Cygne, la Mouette, le Phoque, la Flèche, l’Éclair, rien ne pouvait peindre la grâce ou la rapidité de son allure. Aussitôt qu’il a été sur l’eau, nous ne lui avons trouvé qu’un nom approprié à son infirmité, il s’appelle tout simplement le Mayeux.

RALPH. — Merci au Mayeux et à vous, surtout ! Si je ne vous suis pas importun…

EUGÈNE. — Tout au contraire.

RALPH. — Et si vous retournez à Noirac…

DAMIEN. — La faim nous y rappelle au plus vite.

RALPH. — Nous ferons donc route ensemble.

MAURICE — Oui, à condition que vous viendrez dîner avec Jacques chez nous, aujourd’hui.

RALPH. — De grand cœur, si Jacques n’a pas quelque empêchement.

MAURICE. — Et vous nous parlerez philosophie, car nous sommes dans une veine de raison.

DAMIEN. — Ou tout au moins de raisonnement. Ce sont les marionnettes qui nous ont suggéré des idées sérieuses.

EUGÈNE. — Fumez-vous ?

RALPH, — Jamais, mais j’aime à voir fumer.