Texte établi par [s. n.],  (p. 1-80).





LE DIABLE AU CORPS.


QUATRIÈME PARTIE.


La Marquise, incapable d’avoir ce que les gens à sentiment nomment de l’amour, (qu’elle fait profession de regarder comme la chose la plus ridicule, et sur-tout la plus dangereuse,) ne laisse pas d’être sujette à des caprices d’une vivacité particuliere, qui leur donne, à bien peu de chose près, le caractere de cet amour, par elle si détesté. C’est une de ces fantaisies extraordinaires (rares au surplus chez cette Dame) que Belamour lui fait sentir. En se montrant, il a plu : les preuves qu’il a faites ont assuré sa conquête ; et les réflexions de la nuit n’ont pas peu fortifié les dispositions plus que favorables de la veille. C’est pour l’heureux Belamour que la Marquise, lubrique à l’excès, et des moins capable de négliger une occasion, quelle qu’elle soit, d’avoir du plaisir, a pourtant refusé les offres galantes de Philippine et de Nicole. — Il est midi : c’est l’heure où la Dame fait ordinairement sa toilette. C’est donc le moment charmant où, sans affectation, on peut faire appeller Belamour. — Démêler les cheveux, les rafraîchir, mettre des papillottes, faire une coiffure étalée, voilà de la besogne taillée, et du tems pour reprendre un roman des plus intéressans : voilà l’occasion de garder bien long-tems auprès de soi, sans s’abaisser autant que la veille, un être auquel on craint d’avoir déja laissé voir trop de faiblesse. Cette extrême liberté de la veille était bonne, s’il n’eût été question que d’une passade ; mais il s’agit de garder un homme qu’on prise et auquel on destine (Dieu sait pour combien de tems) un rôle à peu près principal… Tout cela calculé, le lecteur ne sera point étonné s’il voit aujourd’hui la Marquise, d’abord beaucoup moins vive, revenant même un peu sur ses pas, et mettant une sorte de dignité dans ses propos. — On a sonné. Belamour est appellé : on a signifié à tout le monde que, sous aucun prétexte, on ne voulait voir, jusqu’à nouvel ordre, qui que ce soit du dehors. Pour écarter les femmes elles-mêmes, on occupe Philippine, dans sa chambre, à faire une longue et pressante besogne ; et Nicole, envoyée pour six commissions, va courir, en fiacre, toute la ville pendant plusieurs heures. — Belamour paraît, dans le cabinet de toilette, en veste du matin, en tablier blanc ; en un mot, dans le costume complet de son emploi. Il ne laisse pas, malgré beaucoup de respect apparent, d’interroger les yeux de la Marquise, afin de prendre en quelque façon l’air du bureau. La Dame, soit orgueil, soit crainte d’être trop pénétrée, baisse la vue, et ne répond que par un léger mouvement de la tête à l’hommage de son nouveau domestique. — On supprime les propos vagues qui n’ont rapport qu’aux apprêts de la coiffure ; et, tout le long de la scene qui suit, on n’en dira rien non plus, à moins que quelque mot, à ce sujet, ne se lie essentiellement à quelques objets de la conversation.





LA MARQUISE.

Ce que vous me contiez hier. Belamour, n’a pas laissé de me revenir la nuit ; et j’en ai ri toute seule, comme un enfant.

BELAMOUR, à son ouvrage.

Je craignais bien au contraire, Madame, que tout cela ne vous eût fort ennuyée.

LA MARQUISE.

Si je vous ai bien compris, vous aviez à peu près… deux ans d’apprentissage, quand vous eûtes cette bonne scene avec votre Chanoine ? «t vous deviez avoir alors quatorze ans ?

BELAMOUR.

Six mois de plus, Madame.

LA MARQUISE.

Ainsi, puisque vous avez vingt-un ans, il y a près de sept ans que vous connaissez le bien et le mal, pour me servir des termes passés en proverbe ?

BELAMOUR.

Votre calcul est juste, Madame.

LA MARQUISE.

Vous avez vu bien du pays et des gens, depuis ce tems-là ?

BELAMOUR.

Pas mal.

LA MARQUISE.

Vous connaissez Dijon, à ce qu’on m’a dit ?

BELAMOUR.

C’est à Dijon, Madame, que j’avais été amené dès mon enfance, et j’y ai fait l’apprentissage de ma profession.

LA MARQUISE.

Cela se rapporte : on me l’a dit de même.

BELAMOUR.

M.lle Nicole, sans doute ? J’ai eu l’avantage de la connaître, bien enfant, là-bas ; et ce n’a pas été un médiocre plaisir pour moi que de la retrouver dans une maison où mon heureuse étoile me destinait l’honneur de servir.

LA MARQUISE, rougit et voit
dans son miroir, que Belamour peut avoir surpris cette
marque trop frappante d’un intérêt jaloux.

Allez doucement : j’ai la tête d’une extrême sensibilité. Ce dernier coup de démêloir m’a fait grand mal.

BELAMOUR.

Pardon, mille fois, Madame. Je suis un mal-adroit : je vais faire plus d’attention.

LA MARQUISE.

Nicole est de Dijon ; vous m’y faites penser. — J’avais la plus grande envie de savoir à fond toutes vos aventures, mon cher Belamour ; mais vous m’avez si positivement prévenue qu’elles se ressemblent à peu près toutes…

BELAMOUR.

Je me suis donc mal expliqué, Madame ?

LA MARQUISE.

Mais, si j’en juge par ce que vous m’avez raconté du Chanoine-musical, et parce que j’ai eu, hier, la bêtise de vous voir faire avec le Comte, et par l’aveu que vous m’avez fait de votre résignation à tous les événemens de ce genre, je ne sais plus trop si je dois entreprendre la corvée de vous suivre dans tous ces détails, qui ne sont guere le fait des Dames.

BELAMOUR.

Comme il vous plaira, Madame. Il est assez humiliant pour moi d’avouer toutes ces choses-là, pour que je sois enchanté si vous voulez bien m’en dispenser… Hier, j’obéissais : vos ordres seront toujours ma loi… Les divins cheveux ! quelle couleur ! quelle longueur ! quelle quantité ! et d’une douceur à manier !…

LA MARQUISE.

On m’en fait assez volontiers compliment. — Je voudrais pourtant savoir comment, après le premier faux-pas que vous aviez fait dans le monde, vous aurez trouvé la bonne route ? Car enfin, ce n’est pas être sur la voie du bonheur, que d’avoir été suborné par un dégoûtant suppot de bas-chœur, et d’avoir appris de lui que vous aviez un nouveau sens, dont vous pouviez à la sourdine vous faire un petit amusement.

BELAMOUR.

Je ne devais pas tarder long-tems à acquérir de nouvelles lumieres, Madame. Il ne faut qu’avoir la clef…

LA MARQUISE.

C’est cela qui m’intéresse. Où la trouvâtes-vous ? Que devîntes-vous après votre escarmouche canonial ?

BELAMOUR.

Je végétai pendant quelque tems encore sans qu’il m’arrivât aucun accident, sauf qu’ayant un petit ami du même état, et qui logeait dans le voisinage, je ne pus, un jour, lui taire ce que j’avais tenu secret si long-tems. Il était d’un an plus âgé que moi, plus grand, plus formé, et paraissait d’autant plus avancé, qu’étant fort brun, cette couleur vieillit toujours les jeunes gens, comme elle produit l’effet contraire lorsqu’on est sur le retour.

LA MARQUISE.

L’observation est juste.

BELAMOUR.

Ce jeune camarade se nommait Gauthier. — Un dimanche que nous étions à la promenade au parc, c’est-à-dire un peu loin de la ville, en habit de poudre, il me contait diverses histoires de ses pratiques. — Quelques-uns (disait-il) ont, le matin, des filles quand je vais les accommoder, et ils me font voir bien des polissonneries, dont ils m’invitent même quelquefois à me mettre de moitié… — Vas, vas, (lui dis-je) tout ce que tu peux voir là n’approche pas sans doute de ce qui m’est arrivé chez M. un tel (mon Chanoine.) — Je racontai tout : il m’écouta fort tranquillement jusqu’à la fin. Quand je me tus… — Parbleu, mon cher Cascaret (me dit-il, en m’embrassant avec vivacité) tu viens de me mettre bien à mon aise avec toi ! Je vois, mon enfant, que le même destin nous est commun, et que nous ne sommes pas amis sans sympathie…

LA MARQUISE.

Il croyait à la sympathie, ce morveux-là ?

BELAMOUR.

Pourquoi non, Madame ? Elle existe…

LA MARQUISE.

Poursuivez.

BELAMOUR.

— Tu connais bien M. un tel ? (Il nommait un fort honnête avocat.) — Oui, sans doute, je le connais. — Eh bien ! camarade… mais n’en parle jamais, il me le fait aussi, lui.

— Bon ! — Sans doute. C’est lui qui a eu l’étrenne de mon derriere, comme sa femme a eu de ma part celle du devant.

LA MARQUISE.

La confidence était saugrenue, par exemple.

BELAMOUR.

À la lettre, Madame. Mais, pour ne pas vous ennuyer d’une histoire étrangere qui ne peut avoir rien de piquant pour vous, il suffit de vous dire que cet avocat, ayant une femme fort laide, la négligeait ; que celle-ci, qui avait un tempérament de louve, et voulait du plaisir à toute force, s’arrangeait avec le premier venu, qu’elle payait comme elle pouvait. Sur ce pied, un jeune perruquier, novice et gueux, était d’autant mieux son fait, qu’il y mettait de la bonne foi, et ne coûtait pas grand’chose, car elle avait séduit Gauthier, qui se croyait encore bien honoré d’avoir les bonnes graces d’une Dame de cette considération… Vous savez qu’en province…

LA MARQUISE.

Peste ! une femme d’avocat ! Je me représente assurément très-bien tout ce que cela peut valoir à Dijon.

BELAMOUR.

Un jour que mon ami lui rendait ses intimes devoirs, le mari, qu’on croyait à l’audience de relevée, rentra brusquement, et les surprit au plus fort de la besogne.

LA MARQUISE.

Et sans doute les releva d’importance ?

BELAMOUR.

Point du tout, Madame. Loin de s’échapper à rien de mal-honnête : — Ne vous dérangez, pas, M. Gauthier, (dit-il) mais… — En même tems, il le joint ; et donnant l’explication verbale d’un procédé bizarre, mais bien pacifique, il veut faire comprendre à Gauthier que quand un mari a la complaisance de pardonner qu’on le fasse cocu, le larron d’honneur conjugal aurait mauvaise grace à refuser de satisfaire un petit caprice…

LA MARQUISE.

Cet homme était de bon sens ; et voilà ce qu’on appelle d’un mal savoir faire un bien… Après ?

BELAMOUR.

Le pauvre Gauthier, qui se croyait très-coupable, trouva la vengeance bien douce, et fit, ou plutôt laissa faire, tout ce que l’avocat voulut. Après s’être ainsi noblement vengé, le digne cocu se retira, laissant au couple adultere l’occasion de renouer le doux entretien que sa visite avait interrompu.

LA MARQUISE.

Combien de galans s’estimeraient heureux sans doute d’acheter à si bon marché la possession de leurs maîtresses ! — Continuez.

BELAMOUR.

La planche ainsi faite, tout alla le mieux du monde pour mon jeune ami. Payé par Madame payé par Monsieur, il nageait dans l’opulence ; c’est-à-dire, sans hyperbole, que toutes les fois qu’il avait besoin de six francs, il accordait quelque faveur soit à l’épouse, soit à l’époux : la premiere sur-tout était infatigable. Le sort de Gauthier me parut, je vous l’avoue, bien digne d’envie. J’osai le lui témoigner. — Eh bien ! (dit-il) qui t’empêche d’en faire autant ? Ne connais-tu pas, dans tes alentours, quelques amateurs ? — Cela me fit songer que presque toutes mes pratiques, et même des officiers, me faisaient des agaceries…

LA MARQUISE.

Des officiers ! de justice donc ! Dijon n’en a guere d’autres.

BELAMOUR.

Pardonnez-moi, Madame. L’hiver, des semestriers : là, de bons papas de majors, de lieutenans-colonels ; de ces Messieurs qui, sous la remise, ou n’ayant ni le goût, ni la routine de la galanterie, ni les agrémens par lesquels on réussit auprès des femmes, trouvent fort agréable d’avoir, sans soin et sans scandale, dans un jeune polisson, de quoi mater la chair. Combien d’eux n’ont, comme certain général, que de ces maîtresses auxquelles on dit, après l’affaire, prends ta canne et ton chapeau, et

LA MARQUISE, achevant.

Fous-moi le camp : l’anecdote m’est connue. — Sans doute qu’avec ses dispositions naturelles, M. Cascaret ne manqua pas de trouver admirable le conseil de son ami ?

BELAMOUR.

Pas tout-à-fait. La ressource d’amuser les hommes ne me souriait point : car enfin, (disais-je à Gauthier) quel plaisir ces gens-là trouvent-ils à pareille chose ? C’est bon pour une ou deux fois ; après quoi cela doit leur puer au nez…

LA MARQUISE.

C’est parler sans figure.

BELAMOUR.

Point du tout (repliqua-t-il.) Mon avocat ne se dégoûte nullement. Je suppose, moi, qu’il a, quand il me fait cela, le même plaisir que j’ai quand je caresse sa femme ; et sur ce pied, je ne crois pas voler son argent, car si Madame était moins laide, je lui donnerais volontiers ce que je reçois de Monsieur, au lieu de la faire aussi contribuer. — Hélas ! (interrompis-je) je t’écoute sans presque te comprendre, car je n’ai rien fait de ma vie à femme ni à garçon… J’ignore… — Faisons une chose, Cascaret ? Ne rentrons point ce soir chez nos bourgeois : j’ai de l’argent, si tu n’en as pas ; retournons vers le fauxbourg, nous souperons et coucherons dans le premier cabaret, et là, si tu veux, tu me feras ce que te fit ton Chanoine : tu sauras alors ce que c’est ; moi, je te le ferai à mon tour, et je saurai aussi si le plaisir que je donne à mon avocat vaut celui que je goûte avec sa femme.

LA MARQUISE.

Jolie partie de plaisir ! Vous acceptâtes ?

BELAMOUR.

Gauthier le reconnut bien au rouge foncé qu’il vit aussi-tôt sur mon visage. Il me tardait que nous fussions de retour ; j’aurais voulu commander au soleil de se plonger bien vîte sous l’horizon…

LA MARQUISE.

Voilà du libertinage bien poétiquement exprimé ! Vous arrivez enfin ?

BELAMOUR.

Au premier endroit où nous voyons une enseigne, nous demandons à souper. Nous mangeons à la hâte, et bientôt nous grimpons au modeste réduit qu’on nous avait préparé. Un mauvais lit, deux chaises, une petite table y sont pour tous meubles. Nous nous établissons là gaiement, sans nous occuper ni de l’intérieur ni des aboutissans : nous nous croyons seuls au monde. Nous jettons nos habits ; et comme, outre la chaleur de la saison, nous éprouvions encore celle de notre sang, brassé par le travail de l’imagination, nous ne gardons pas même nos chemises… Excusez, s’il vous plaît, l’indécence du tableau, Madame.

LA MARQUISE.

Allez votre chemin.

BELAMOUR.

Nous nous étions bien gardés d’éteindre la chandelle. Il était convenu entre nous que Gauthier souffrirait le premier l’essai qui devait m’instruire ; je le fis assez gauchement, ou pour mieux dire, je n’en serais pas venu à bout, sans la complaisance qu’il eut de m’aider du conseil et de la main ; car, grace à l’avocat, il entendait fort bien l’allure. Bref : je fis mon noviciat complet ; j’y pris un plaisir incroyable, et je crus bonnement, pour lors, que le nec plus ultra du bonheur terrestre était de jouir d’un garçon perruquier jeune et frais.

LA MARQUISE.

Eh bien ! je conçois ce que vous dites. Un enfant qui ne connaît point les femmes, peut et doit sentir ce que vous venez d’exprimer. C’est une méprise de l’instinct voluptueux. Mais ce que je ne conçois pas, c’est comment les gens du monde, qui connaissent tous les plaisirs que notre sexe peut donner… Comment, par exemple, le Tréfoncier, votre digne protecteur, jeune, riche, bien fait, libre, peut avoir l’infamie…

BELAMOUR.

Eh, Madame ! faut-il jamais raisonner avec le desir et le caprice ?

LA MARQUISE.

Je crois que vous dites le mot, en vérité. — Maintenant, je m’attends à voir l’ami Gauthier prendre sa revanche ?

BELAMOUR.

Hélas ! Madame, il n’eut pas cette joie. Je finissais à peine ma jésuitique expérience, que deux éclats de rire féminins, très-bruyans, faits si près de nous, qu’ils me semblerent partis de notre cabinet même, nous apprirent que ces rieuses devaient avoir tout vu.

LA MARQUISE.

Ces personnes, quelles qu’elles fussent, n’étaient pas des plus modestes.

BELAMOUR.

Vous allez savoir, Madame, que leur état les dispensait d’être plus circonspectes. — Voilà, comme vous l’imaginez aisément, deux petits drôles bien confus ! L’un court à sa chemise (c’est moi ;) l’autre trouve plus court de cacher sa turpitude sous les couvertures. En même tems une voix homasse profere, d’un ton délibéré… Mais ose-t-on, Madame, vous répéter cela ?

LA MARQUISE.

Dites, dites tout. Ce qui suit ne peut être plus fort que ce qui a précédé.

BELAMOUR.

— Parlez donc, eh ! Messieurs les bougres ! (nous dit-on :) Est-ce pour vous foutre de nous que vous venez vous enfiler à notre barbe, comme si l’on manquait jamais, dans ce logis, de ce qu’il faut pour donner aux gens qui bandent la monnaie de leur piece ? — Pas le mot de notre part. — À qui parle-t-on donc ? ajoute la même voix. — Laisse-moi ces… polissons… (Un autre mot pourtant plus conforme à la fois à notre état présent et à ce qui venait de se passer.) Laisse-les faire. Je suis bien garce. Dieu merci, (c’était l’autre rieuse qui parlait ;) mais, moi, je ne souffrirais pas, pour cent écus, qu’un sacré… (elle le nomma) qui sort d’un cul, eut l’honneur d’entrer dans mon… (encore le mot technique.)

Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T2-p.14
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T2-p.14
LA MARQUISE.

Charmant colloque, en vérité !

BELAMOUR.

Ce qu’il y avait, à travers tout cela, de très-plaisant, c’est que cette seconde femelle, qui n’était pas comme vous voyiez, la plus réservée dans ses propos, appuyait sur les mots, et croyait, j’en suis sûr, son ton beaucoup meilleur que celui de son agreste camarade. — Nous nous taisions encore. — Tu te fous de moi, (riposte celle-ci) laisse-moi faire : il nous faut ces deux galopins-là. Si tu es si délicate, je prendrai volontiers, moi, celui dont tu ne veux pas… Sus, sus, blondin. Nous allons voir si j’en aurai le démenti. — À ces mots, nous sommes fort étonnés de voir s’écarter un pan de mauvaise tapisserie, seule barriere entre nous et ces coquines, qui occupaient là derriere un lit pareil à celui de notre boudoir. En effet, celle qui s’était ainsi mis en tête de venir nous assiéger descendit, et, en deux pas, fut sur nous. Il est bon de dire ici ce que nous n’apprîmes qu’alors : c’est que ce cabaret n’était qu’un vulgaire bordel, où ces deux Demoiselles, et d’autres encore, étaient les plastrons attitrés de l’incontinence publique. Demander un lit dans cette caverne, c’était demander des filles ; et l’on nous avait servis, à notre insu, selon l’étiquette du lieu.

LA MARQUISE.

Je prévois maintenant que chacun de vous deux va prendre une de ces malheureuses, et faire sa partie ?

BELAMOUR.

Vous devinez, tout, Madame. — Celle qui m’échut, au refus déclaré de sa camarade, était une grosse et grande demi-paysanne d’environ vingt-cinq ans, qui, pour ma premiere découverte dans les domaines féminins, me fit voir… Dieux ! quels attraits ! quelle quantité de chair ! quels tetons énormes !… et le reste ! quand j’y pense ! Un faisceau de dix de ce dont je n’avais qu’un seul assez ordinaire à lui présenter, eût à peine comblé certain hyatus. Jonas n’eut, sans doute, pas plus de peur que moi, quand il vit s’ouvrir la gueule immense de la baleine, dont il allait être la proie. Je fis un saut en arriere, et pensai me signer… Cependant, un desir curieux me rapprocha. J’osai voir de plus près le monstre, et je m’y accoutumai. Ce qui m’encourageait, sur-tout, c’était de voir, sur l’autre grabat, l’ami Gauthier poussant déja sa pointe chez la camarade. Il était, comme vous savez, fort au fait. Ma championne avait trop d’acquit pour ne pas s’appercevoir, à ma premiere tentative, que je n’étais au fait de rien. Cela ne la rebuta point ; elle se mit fort gaiement en devoir de m’éclairer.

LA MARQUISE.

Voilà certainement une personne tout-à-fait accommodante.

BELAMOUR.

On ne peut pas mettre, à ces choses-là, plus de bonne volonté. Je lui en savais tout le gré possible. Elle avait, il est vrai, contre elle sa grosse voix de porteur d’eau, quelque reste de l’odeur de l’ail dont elle avait assaisonné sa salade, la couleur brune de son énorme embonpoint tant soit peu mou, et sur-tout la remarquable concavité de ses charmes secrets ombragés d’une fourrure oursine noire comme l’encre, qui s’étendait, en décroissant d’épaisseur, jusqu’à deux doigts des plus volumineux ornemens de poitrine ; mais ces défauts étaient en partie compensés par une vivacité séduisante, par une franche gaieté, qui me convenait tout-à-fait, et par un gros rire agaçant, qui laissait voir presque continuellement, dans une bouche, large à la vérité, mais très-vermeille, deux rangs parfaits de dents d’une extrême blancheur.

LA MARQUISE.

Voilà tout uniment M. Cascaret amoureux de sa tetonniere ?

BELAMOUR.

Je me conduisis du moins comme si cela eût été. Guidé par mon officieuse institutrice, j’imitai de mon mieux le cher Gauthier. Je ne m’apperçus toutefois que j’étais quelque part que quand, s’étant obligeamment pincée par dessous, ma belle eut ainsi retranché tout l’espace qui pouvait m’être inutile, c’est-à-dire, plus des trois-quarts et demie… Je lui plaisais apparemment…

LA MARQUISE.

La coquine eût été bien difficile… Achevez.

BELAMOUR.

Cette prévention favorable me valut d’être traité avec tout Le raffinement dont on peut être capable dans cette classe vulgaire. Il ne tint qu’à moi d’avoir la petite vanité de croire que mes faibles services étaient extrêmement goûtés ?

LA MARQUISE.

Et votre camarade ? quelle fortune avait-il ?

BELAMOUR.

Une pitoyable : sa maîtresse de rencontre était une petite blondine, aux cheveux filasseux, mince, maigre, visant, comme je l’ai déja dit, au précieux ; mieux coiffée de nuit, en chemise plus fine que ma luronne, à la bonne heure ; mais, sans feu, sans allure, sans gorge, sans cul, et pinçant si fort les lèvres (celles de la bouche, je veux dire) qu’il fallait nécessairement soupçonner qu’elle ne l’avait pas des mieux meublées. Elle favorisait décemment mon pauvre ami, tandis que ma bacchante semblait avoir le diable au corps, palpitait, bondissait, jurait, mordait, me secouait, me frottait, me maniait, me retournait, m’admirait… et me faisait admirer à mon tour ce qu’elle croyait avoir de superbe. — Vois, mon petit, comme cela est dodu ! prends-moi ce teton… et celui-ci… (l’un après l’autre, car il ne m’était pas possible, n’ayant que deux mains, de tenir ces deux Messieurs à la fois.) Baise-moi ce bouton. (J’en avais la bouche pleine.) — Puis se retournant vîte et la croupe élevée : — Tiens, mon bougre, puisque tu aimes les culs, voilà un cul, celui-là…

LA MARQUISE.

Je gage que l’eau vous vint à la bouche ?

BELAMOUR.

Pourquoi n’en pas convenir ? Je crus qu’il n’y avait plus qu’à pousser, moi : j’allais tout bonnement.

LA MARQUISE.

Quelle docilité !

BELAMOUR.

Mais aussi-tôt, crac… ma diablesse à plat-ventre ! — Comme il y va, ce petit merlan ! il ne faut que lui en montrer ! Pas d’ça, Lisette ! Quand ce serait un Prince ! Ça s’voit, mon ami : ça s’magne[1], passe pour ça ; mais dam ! on n’y met rien… — Je me contentai donc de ce qui m’était permis… Eh bien ! qu’en dis-tu ? voilà de la chair ? cela vous met son monde en train ? — Par malheur, ces dernieres réflexions se faisaient, soit par hasard, soit par malice, tandis qu’on avait les yeux tournés vers l’autre lit, où l’étique amie dérobait bien plus qu’elle n’étalait des appas bien différens. — Mon Dieu ! (dit celle-ci avec une aigreur qui décelait sa sotte jalousie) tu te fais diablement fiere de tes calebasses et de tes potirons ! On voit bien à qui tu as affaire : tout le monde n’aime pas ces monceaux de vilenie… — On ne la laissa pas continuer. La meilleure enfant du monde, se voyant apostropher ainsi, m’oublie, se met sur son cul, les poings sur les hanches, rougit de colere et dit : — Parle donc, Madame Latte ! à qui en veux-tu ? songe-t-on à toi ? que chacune ici foute à son écot : fais-toi cheviller en paix ta fichue mortaise de sapin, et prends garde que ça ne fende jusqu’au nombril, comme ça l’est déja jusqu’au cul. Dis-donc, peau de chien ? si ton gars était scrupuleux sur l’article, je lui conseillerais d’y voir : il n’est peut-être pas où il croit. Mais voyez un peu cette foutue épée de Charlemagne[2] ! — Un silence dédaigneux, de la part de la blonde, et quelques mouvemens d’épaules furent toute sa replique. Nous nous entremîmes obligeamment pour que cette bizarre contestation finît ; et bien en prit, je crois, à la merveilleuse, car elle paraissait n’être, à aucun genre de combat, de la force de mon amazonne.

LA MARQUISE.

À travers tout cela, je démêle fort bien que l’amour-propre de Mr. Cascaret se retrouve chez Belamour ; qu’il ne pardonne point encore à la blonde, et que, d’ailleurs, la brune l’enchantait.

BELAMOUR.

Assez, je l’avoue, pour que je regrettasse sincèrement, dans ses bras, la petite dépense de vigueur que ma sotte curiosité venait de me faire faire avec mon camarade…

LA MARQUISE.

Voilà de l’ingratitude : fi !

(Elle sourit.)
BELAMOUR.

J’abrege, Madame. — Ainsi, dans une seule nuit, je connus ce que le faux et le vrai pouvaient donner de plaisir. Dès la pointe du jour, nous nous levâmes. Un déjeuner restaurant nous réunit tous quatre : nos luronnes firent la paix le verre à la main. Gauthier fut assez heureux pour faire agréer à sa compagne nocturne l’hommage d’un petit écu ; mais cette insigne faveur me fut absolument refusée par la mienne. Nous rentrâmes de bonne heure en ville. Je fus vivement chapitré par le bourgeois. Par bonheur, cependant, sa femme avait déja pris le chemin du marché, ce qui me sauva d’être entre deux feux ; mais je n’en fus pas quitte à l’heure du dîner… — Quelques jours se passerent sans que je pusse rejoindre l’ami Gauthier… Le pauvre diable !

LA MARQUISE.

Que lui était-il arrivé ?

BELAMOUR.

Perdu, Madame ! il avait pris tout ce qu’on peut prendre…

LA MARQUISE, avec intérêt.

Et vous ?

BELAMOUR.

Rien, par miracle. Mais je faillis tomber malade de peur ; car, d’après ce que mon camarade me disait, et ce qu’il me faisait voir, je compris qu’autant pouvait m’en pendre à l’oreille. Je courus chez un chirurgien ; il me trouva sain et sauf : mais l’affreuse description qu’il me fit du péril que j’avais couru me pénétra d’horreur : je jurai de ne m’exposer jamais à rien de semblable ; et de renoncer plutôt à toutes les femmes, que d’avoir, un seul moment, l’inquiétude des suites attachées aux faveurs de quelques-unes d’elles. Mon Esculape, après l’effet de certaines drogues dont il m’avait enjoint de me précautionner, eut beau m’assurer que je pouvais bannir toute crainte, je ne recouvrai point ma tranquillité : à la moindre démangeaison, je me figurais que le mal destructeur, retardé seulement par mon régime, allait se déclarer tout-à-coup sous toutes les formes possibles. Frappé du malheur de Gauthier, presque mourant à l’hôpital, je maudissais notre funeste aventure. Le malheureux l’était d’autant plus que, dès le lendemain de son empoisonnement, il avait répandu ces germes de mort dans les flancs brûlans de la luxurieuse avocate, qui, loin de venir à son secours, avait eu l’inhumanité de lui faire dire que la moindre vengeance qu’elle se proposait de tirer de lui était de le faire chasser de la ville après sa cure, dont on n’osait pourtant le flatter.

LA MARQUISE.

Belle leçon pour la jeunesse !

BELAMOUR.

Elle me fut profitable, Madame. Cela me fit passer une année toute entiere dans l’oubli le plus absolu de toute espece de volupté. Je commençais à ne plus m’appercevoir presque que j’eusse rien de masculin. Il est incroyable combien, pendant cette année de sagesse, mon corps acquit de vigueur ; combien je me perfectionnai dans mon état, et combien, mettant à profit mes moindres instans de loisir, je poussai mes petits talens et augmentai, par la lecture, mes connaissances littéraires. Heureux si j’avais pu persister dans ce genre de vie utile et paisible ! mais…

LA MARQUISE, baillant.

Arrêtez : ceci commence à menacer de quelque chose de triste. Je vous préviens que je déteste le noir…

BELAMOUR.

Ne craignez rien, Madame. Un seul événement tragi-comique, qui va me délivrer de la maison Cornu, n’est pas de nature à vous embrumer. Cinq ou six coups de bâton, dont un sur la tête, et pour lequel il fut question un moment de me trépaner, voilà tout. Après cela, vous allez me voir fort content de ma destinée.

LA MARQUISE.

Passe pour cela. Voilà cependant une étrange porte pour entrer dans la carriere du bonheur !

BELAMOUR.

En peu de mots, voici le fait. — Me. Cornu, les fêtes et les dimanches, tandis que son époux s’enivrait au cabaret, gloutonnait volontiers chez elle, et s’enivrait aussi. Une fois sur-tout, je ne sais ce qu’elle avait mangé et bu, mais elle se trouva tout-à-coup attaquée d’une indigestion cruelle, avec des tranchées insupportables. J’étais seul avec elle au logis : il était nécessaire que je vinsse à son secours ; elle ne souffrit pas que j’en appellasse du dehors… Ce fut ma charité, Madame, qui faillit de me coûter la vie.

LA MARQUISE.

Gare : je vois déja d’ici le pauvre M. Cornu menacé de quelque déshonneur.

BELAMOUR.

Suspendez votre jugement, de grace, il me fait injure. Daignez vous rappeller que j’avais pour lors un systême, dont assurément les appas de M.me Cornu n’étaient pas de nature à me distraire.

LA MARQUISE.

Voyons donc.

BELAMOUR.

Elle imagine qu’un clystere lui fera du bien, et j’en demeure d’accord : j’en fais volontiers les préparatifs. Mais je suppose qu’elle saura le prendre elle-même ; qu’elle a, pour cela, le meuble convenable… Point du tout. De tems immémorial, on n’a pris de lavement, dans la famille Cornu, qu’au moyen d’une vessie remplie du fluide salutaire ; fortement liée ensuite à une canulle de bois, puis pressée, tordue, jusqu’à concurrence d’une transfusion totale dans les intestins du malade ; or, ce procédé, peu facile et peu commode, exige un second ; il faut absolument (ou M.me Cornu peut crever) que je sois ce second officieux. Je donne de bien bon cœur l’indigestion et la gourmande à tous les diables ; mais je suis Humain : voyons à soulager M.me Cornu. Sensible à ma complaisance, pressée du besoin de guérir, n’entendant pas apparemment finesse, dans un moment aussi sérieux, à dévoiler ce qu’il fallait qu’elle montrât, voulant me donner d’autant plus de facilité…

LA MARQUISE.

Pour être baisée, mon ami. Je ne suis point la dupe de cette indigestion-là. Cette femme brûlait d’envie que vous le lui missiez, et voilà tout.

BELAMOUR.

Si par hasard c’était son dessein, du moins je ne m’en doutais pas. Quoi qu’il en soit, la voilà postée, sans façon, jambe deçà, jambe delà, la face abaissée sur le lit, la croupe en l’air, troussée pardessus les reins, et le but en évidence.

LA MARQUISE.

Tous les deux, par conséquent. Faites-y bien attention. Mon idée est juste. Elle mettait l’événement au hasard, mais… n’allez cependant pas oublier qu’il ne s’agit que d’un clystere. Mons Cascaret est un peu sujet à caution…

BELAMOUR, souriant.

J’ai toute ma tête, Madame. — Je m’acquitte à merveille de mon nouvel office de matassin : déja le fluide benin a pris avec succès la route interne. J’acheve mon opération en exprimant bien la vessie, et pour lors mes mains réunies sont fort proche de la nudité, un peu mouvante, de M.me Cornu. Soit qu’elle se sente déja mieux, soit que la respiration se trouve gênée, il lui échappe quelques accens entrecoupés, par malheur assez semblables à ceux que cause aussi la douce sensation du plaisir…

LA MARQUISE.

Agacerie encore. C’était la derniere ressource. Le lavement était donné : si vous aviez essayé tout de suite quelque chose à deux doigts delà, vous auriez été le très-bien-venu…

BELAMOUR.

Du moins, Madame, il n’eut pas pu m’arriver pis que ce que vous allez entendre. — Mon mauvais génie n’a-t-il pas ramené l’ivrogne époux au logis, tout juste pendant que j’exerçais mon charitable ministere. On ne l’a point entendu ; il a vu quelque chose : il observe ; sa tête est échauffée des vapeurs du vin ; elle est bien autrement troublée d’un affreux transport de jalousie, auquel la circonstance peut si bien donner lieu. Les accens maudits complétent sa fatale illusion : il entre comme la foudre, et frappe de même ; du premier coup de sa lourde canne, je suis étourdi ; d’un second, qui porte sur ma tête, je suis terrassé : M.me Cornu, qui n’a pas eu le tems ou la présence d’esprit de changer de posture, est moulue de coups ; on revient contre moi ; on retourne contre elle… Ses cris affreux répandent une alarme générale : moi, gisant à la place où j’ai fait du bien, je suis couvert d’un déluge immonde, dont la plénitude et la frayeur de M.me Cornu viennent de causer l’éruption…

LA MARQUISE.

C’est trop de disgraces à la fois.

BELAMOUR.

Cependant on accourt : on voit l’enragé Cornu distribuant ses coups à la fois sur moi, sur sa femme et sur les meubles ; sa canne s’est brisée ; il continue à coups de poings, et frappe, s’estropiant les mains contre les ustensiles de verre ou de faïance, foulant aux pieds leurs débris, jurant, écumant… De quoi s’agit-il enfin ? — On l’a fait cocu, lui présent ! il a tout vu… — Deux mots de la mourante épouse ont bientôt tout éclairci : la vessie et sa pénétrante embouchure sont encore sous nos pieds ; les immondices dont je suis encore couvert, l’intégrité de mon vêtement, qu’assurément on ne m’a pas laissé le tems de rajuster, tout dépose en notre faveur, tout condamne la fureur homicide du visionnaire et nous justifie… Je suis aimé des voisins ; je jouis d’une réputation de mœurs qui ne permet aucun soupçon… M.me Cornu peut-elle être desirée ! Ce n’est pas sans peine qu’on fait toucher au doigt par le funeste époux l’évidence de ces preuves… Cependant je suis sans mouvement : e chirurgien du quartier, qui survient enfin, juge très-dangereuse la plaie de mon pauvre chef. La peur de m’avoir tué dégrise tout-à-coup le diable de perruquier ; elle convertit ses mouvemens de fureur en mouvemens de repentir et de compassion. Il maudit son aveuglement ; il se traite lui-même de chien, de monstre ; il se met aux pieds de sa femme et lui demande grace : elle, pour le consoler, l’assure que, pourvu que je meure, elle espere bien de le voir pendu.

LA MARQUISE.

L’heureux naturel !… Voilà pourtant un horrible mal-entendu, mon cher. Ou toutes les regles de l’astrologie judiciaire sont fausses, ou vous ne naquîtes pas sous un astre favorable à l’exercice de la médecine. Quel dénouement enfin eut tout cela ?

BELAMOUR.

Le chirurgien me fit porter dans sa maison. C’était un jeune homme nouvellement passé maître, et qui n’avait, je crois, jamais trépané personne ; il était donc bien tenté de saisir sur l’heure une occasion aussi solemnelle pour faire un coup d’essai qui pût le mettre en réputation ; mais, par bonheur pour moi, sa prétendue l’en empêcha. Le quidam était sur le point (croyait-il) d’épouser la fille de la propriétaire chez, laquelle il louait son logement. La jeune personne usa de son crédit dans cette importante conjoncture, et s’opposa fortement à ce qu’on m’opérât avant que cela fût indispensablement nécessaire, et que sur-tout un confrere plus ancien eût ratifié ce périlleux arrêt.

LA MARQUISE.

J’aime le bon sens et l’humanité de cette jeune personne…

BELAMOUR.

Elle me sauva la vie, Madame. — Un vieux routier d’ex-chirurgien-major fut prié de venir. Ma tête épongée, visitée, tonsurée, celui-ci ne dit que ce peu de paroles : « Il est saigné ? de la diete, une nuit tranquille, et, demain, large comme un écu de taffetas d’Angleterre. » — Il fronce ensuite le sourcil, lance sur le frater un regard farouche, plie les épaules, tourne les talons et disparaît. L’oracle était sûr. Dès le lendemain je me portais à merveilles. Ainsi voilà, d’un mot du vieil expert, et le trépan qui devait me travailler, oisif ; et la corde qui devait, selon la douce M.me Cornu, serrer la gorge de son trop ombrageux époux, coupée. Celui-ci, sorti d’un cruel embarras, fit d’abord quelqu’étalage de beaux sentimens ; s’engagea volontiers à payer le chirurgien, qui, pour donner plus d’importance à son traitement, trouva bon de me garder chez lui pendant quinze jours.

(Souriant.)


Bien lui en prit, ma foi !

LA MARQUISE, ayant vu ce
sourire dans la glace.

De quoi riez-vous donc ?

BELAMOUR.

J’aurai, tout-à-l’heure, l’honneur de vous le dire. — Mons Cornu, enfin, acheta pour moi du linge, un habit, par forme de dommages et intérêts ; appaisa sa vilaine femme comme il put, et parvint de la sorte à voir le tout terminé sans éclat. Quant à retourner chez lui, c’est ce qu’il n’osa pas même me proposer ; il y eût pris en effet une peine inutile.

LA MARQUISE.

Cette répugnance se conçoit aisément.

BELAMOUR.

J’avais plus d’un motif. D’une part, certain jeune officier fort aimable, aussi logé sous le même toit que nous, m’avait pris en affection dès le premier jour, et me pressait de le servir…

LA MARQUISE.

Quelque nouveau Gauthier, je gage ?

BELAMOUR.

Madame met un peu de malice à tout. — D’une autre part, la future du chirurgien m’avait pénétré d’une si tendre reconnaissance, et la pitié l’avait elle-même si tendrement disposée à mon égard…

LA MARQUISE.

Voilà bien de l’attendrissement !

BELAMOUR.

On s’attache par ses propres bienfaits : en un mot, nous nous aimions déja beaucoup au bout d’une huitaine. Un jour, nous nous le dîmes des yeux, le lendemain de bouche ; le lendemain nous traitâmes cette matiere à fond…

LA MARQUISE.

C’est-à-dire que vous fûtes entreprenant ; et que le lendemain vous fîtes à votre belle la façon d’un enfant ?

BELAMOUR.

Non, Madame. Je n’avais pas tout l’usage de la Trimouille[3] : mais ma jolie bienfaitrice m’assura qu’avant même de me connaître, elle avait, pour le suppôt de St. Côme, une répugnance insurmontable, qui, depuis que nous étions ensemble, était devenue l’aversion la plus décidée. Il est bon de vous dire, Madame, que certain parrain, jadis amant de la mere, (et peut-être un peu plus que parrain de la fille) voulait absolument le mariage en question, et donnait, en conséquence, deux, mille écus, avec cette clause pourtant (disait le généreux parrain) qu’on lui permettrait d’emmener sa filleule pendant quelques jours à la campagne, afin de la bien instruire en particulier des importans devoirs de son futur état. Cet arrangement avait l’approbation de la mere ; la fille l’avait appris en écoutant tout bonnement aux portes, mais il devait être un secret impénétrable pour le futur. Nous sommes au moment où la jeune personne, ainsi négociée, ne pouvait presque plus éviter cette mal-honnête absence, dont elle était assez pénétrante pour calculer tout le danger.

LA MARQUISE.

Quel fut l’avis de M. le conseiller intime ? car je vois clairement qu’une ouverture de cette espece n’avait d’autre but que de se procurer, de votre part, un plan de défense et de conduite utile à vos mutuels intérêts ?

BELAMOUR.

Sans contredit. Aussi conseillai-je à merveille pour nous… Vous dire que le charmant objet de mes vœux était… Nicole…

LA MARQUISE.

Nicole !

BELAMOUR.

Oui, Madame : la même qui a l’honneur de vous servir…

LA MARQUISE.

Je vous avoue… que je ne m’attendais pas à cet incident romanesque…

                  (Elle rougit et ne peut dissimuler un mouvement jaloux, dont Belamour surprend l’expression dans le miroir.)


Mais, mon cher Belamour, vous m’avez mis un régiment de papillottes ; cet accommodage ne pourra finir d’aujourd’hui.

BELAMOUR.

Je suis à l’avant-derniere, Madame ; cela aura été un peu long ; mais aussi vos cheveux seront frisés pour long-tems, et je me fais fort de leur donner une tournure admirable…

LA MARQUISE.

Je ne doute pas de votre talent. — Écoutez cependant, M. Belamour.

                  (Belamour, la derniere papillotte mise, donne une extrême attention à ce qu’on va lui dire.)


Vous êtes un charmant garçon… Vous voyez, que je gâte un peu les gens pour qui j’ai du goût, et vous ne pouvez douter de m’en avoir inspiré. J’ai peut-être mal fait de vous le prouver si vîte ; mais, si c’est une faute, il n’y a plus de remede.

(Voyant qu’il s’attriste.)


Ne vous alarmez pas, mon ami. Je n’ai rien de désagréable à vous dire.

                  (Elle donne, en souriant, à Belamour, une main qu’il baise avec transport.)

BELAMOUR, tombant à genoux.

Je serais bien malheureux, Madame, si…

LA MARQUISE.

Vous n’avez, je crois, rien gâté jusqu’à présent, mais gardez-vous de le faire. Le hasard vous fait retrouver, dans ma maison, une fille dont vous fûtes… et dont vous êtes peut-être encore aimé ?

BELAMOUR, se prosternant la
face sur les genoux de sa maîtresse.

Ah, Madame ! quel soupçon me faites-vous l’injure de concevoir ! Un mortel assez fortuné pour être élevé de mon néant jusqu’à vous, peut-il sentir le moindre mouvement…

LA MARQUISE, un peu soulagée.

Pour Nicole ! Mais cela est très-possible, assurément, car elle est charmante. N’en dites pas de mal, au moins : je l’aime beaucoup, mais beaucoup…

BELAMOUR.

Je peux lui rendre toute la justice qu’elle mérite, sans cesser d’avoir un cœur et des yeux…

LA MARQUISE, lui prenant le menton.

C’est pour moi qu’il faut en avoir.

                                                                                (Elle donne un baiser.)


Ne me trahissez pas, vous autres.

(L’expression infiniment flatteuse qu’elle donne à ces derniers mots, jette Belamour dans un redoublement de tendresse : il soupire, leve les yeux au Ciel, couvre de baisers les mains de la Marquise. Elle continue :)


Leve-toi… leve-toi, mon tendre ami.

(Elle l’oblige à changer sa posture et se leve aussi. Ils sont debout ; elle passe un bras pardessus l’épaule de Belamour, qui la tient aussi par le flanc. Ils s’entr’admirent dans la glace. La Marquise donnant brusquement un baiser de flamme :)


Ah oui ! je lis bien dans tes yeux, si parlans, toute la bonne foi présente de ton cœur… Oui, je suis convaincue que tu m’aimes, dans ce moment, autant qu’on peut aimer…

BELAMOUR, avec feu.

Ô mille fois aimable et juste maîtresse ! que vous avez bien la clef de ce cœur qui brûle pour vous !

                  (Ils se font face, se tenant debout et embrassés, leurs yeux et leurs bouches extrêmement proches.)

LA MARQUISE.

Tiens, Belamour tout ceci n’est peut-être, de ma part, qu’un torrent de tendre folie… mais…

BELAMOUR, avec surprise.

Dieux ! que dites-vous !

LA MARQUISE.

Écoute jusqu’au bout, mon bon ami : tu verras que je ne suis nullement tyrannique ; que personne n’ayant plus que moi besoin de l’indulgence d’autrui, personne aussi n’excuse mieux les écarts de l’inconstance humaine. Mon projet n’est assurément pas de m’emparer despotiquement de ton être, de t’enlever pour jamais à tous les goûts, de borner à moi seule l’immensité naturelle des desirs d’une créature aussi sensible que toi ; mais, jusqu’à ce que j’en ordonne autrement, tâche de ne desirer que moi ? de ne vivre que pour ta bien tendre et bien amoureuse maîtresse ?

BELAMOUR, après avoir reçu
et rendu un baiser passionné.

Il faudrait que je fusse un grand malheureux ! le plus lâche, le plus vil des humains, si… Mais vous ne pouvez en avoir le soupçon. Est-on vous, au monde !

(Baisers.)


Croyez, ah ! croyez bien fermement que jamais… C’est, pour le coup, le trait de sympathie le plus sublime… Non, jamais divinité de votre sexe, par moi si vénérée, si desirée, ne me fit l’impression que j’ai éprouvée en paraissant devant vous… Vous voyant, j’ai cru voir les Cieux ouverts ; et, dans vous seule, toutes les houris ensemble, que le voluptueux Mahomet promit à ses élus… Ô vous ! etc…

(Ce qui suit ne peut plus être jetté sur le papier sans perdre de son extrême chaleur. La Marquise, dont la tête s’est aussi montée, ne demeure point en reste avec le superlatif Belamour. Comme ils représentent, dans ce moment, des êtres enivrés d’une prodigieuse passion, ils se disent, à l’envi, toutes les extravagances que ce déréglement de cerveau peut suggérer. Le plaisir seul peut calmer cette tempête sentimentale. Cependant le cabinet de toilette n’est pas un théatre des plus commodes ; mais la Marquise, d’une propreté qu’elle porte à l’excès, n’a pas envie de salir les parquets, ni de semer sa poudre sur les meubles charmans des pieces voisines. Après bien des convulsions de baisers, de serremens de corps, et autres pantomimes passionnées, la Marquise s’accoude tout uniment sur la table de toilette en face du miroir. Le fortuné Belamour reprend avec délices ses droits de la veille ; il admire, en habilissime, les rondeurs encore inconnues que cette nouvelle situation lui fait observer : il y seme une grêle de baisers, puis il procede à la conclusion, sans l’ombre d’indécision, ce dont il semble que la Marquise veuille le remercier par un sourire tout-à-fait obligeant. Tandis qu’il est au vrai centre du bonheur, il a le surcroît de joie de voir, dans la glace, la physionomie enchanteresse de sa Dame, où se peignent, avec la plus vive expression, toutes les différentes nuances de la volupté ; les trésors de la gorge sont encore doublés par la glace, qui lui montre tout ce qu’il ne touche point. Leurs plaisirs sont inexprimables. Une seule éruption du fleuve de vie ne peut éteindre un incendie aussi prodigieux. C’est donc bien naturellement, et sans le moindre amour-propre, que Belamour double sans avoir marqué d’intervalle. L’amateur qui lira ceci (s’il est d’une certaine complexion et d’une certaine vivacité) sait bien que les reprises valent, pour l’ordinaire, infiniment mieux que le plus fougueux début. C’est là qu’on se possede, qu’on raffine, qu’en repoussant doucement les approches du plaisir, on en augmente infiniment le charme et la durée. — La Marquise et Belamour atteignent ce but fortuné. L’ame du charmant coiffeur se noie, pour la seconde fois, dans celle de sa voluptueuse maîtresse. Il craint de succomber sous le faix délicieux du plaisir ; sans se résoudre encore à la retraite, il recule vers le siege le plus à sa portée, et y entraîne sur lui la Marquise, qui ne s’est point efforcée de se dégager. Elle reste volontiers assise sur le dard bienfaisant qui la pénétre. Pour lors, elle enlace Belamour de ses bras, il l’enlace de même ; mille baisers sont donnés et rendus. Un silence de plusieurs minutes est plus éloquent que les plus belles paroles. Leur sang se calme enfin par degrés… La Marquise se leve avec un sourire divin, et dit en donnant le dernier baiser…)

LA MARQUISE.

Vas, Belamour, tu es le Dieu du plaisir.

BELAMOUR.

Et toi le plaisir lui-même…

                  (Il lui baise les mains : elle va se purifier. Quand elle revient, elle trouve Belamour (le coiffeur pour lors) qui la salue avec respect, et se tient prêt à continuer son office domestique…





À peine les papillottes sont ôtées, et le peigne dans les cheveux, qu’on entend grand bruit dans la piece voisine. Une grosse vilaine voix brusque (celle du Suisse) se mêle à de jolis accens féminins, (ceux de la petite Comtesse de Motte-en-feu.)

LA MARQUISE, avec étonnement.

Qu’entends-je ?… On se querelle !

BELAMOUR.

Quelques-uns de vos gens, peut-être…

LA MARQUISE.

Je reconnais d’abord les agréables accens de mon Suisse… Il se fâche… Écoutons…

                                                                                (La porte du cabinet de toilette est fermée.)

LE SUISSE, dans la piece voisine.

Non par mon foi, Matame, fous pas restir tans sti salle : né marchir de sti côté. Mon maîtresse il a moi fait téfentre de laisser personne entrir tans l’méson : fous tire à moi que fous fouloir parlir à M’zelle Flipine, et fous moi trompir !

LA COMTESSE DE MOTTE-EN-FEU.

Qu’est-ce que cela te fait, animal ?

BELAMOUR.

Ô Ciel !

LA MARQUISE

Qu’y a t-il donc ?

BELAMOUR.

Rien, Madame : c’est que je crois connaître cette voix-là.

LA MARQUISE.

C’est celle d’une de mes amies ; d’une petite folle, qui se nomme la Comtesse de Motte-en-feu.

BELAMOUR.

Je n’y suis plus.

LA MARQUISE.

Tant mieux. Vous ne connaissez peut-être pas l’univers ?

Passé ta porte, tu n’as plus rien à voir. Je te trouve bien osé de m’avoir suivie !

LE SUISSE.

Point tant te parlement, Matame. Il est là qu’on frice mon maîtresse. Fous n’entrir point : et pour M’zelle Flipine, recardez, il est au coin de sti champre, téhors l’escalier de sa quartir.

LA COMTESSE, en colere.

Va-t-en au diable, vieux Cerbere. Je me fiche de ton baragouin et de toi. J’ai passé ; c’est la Marquise que je veux voir, et si tu as l’insolence de me barrer le chemin, je jure de t’arracher tout un côté de tes moustaches de bouc.

LE SUISSE, en colere.

Ah ! qu’est-ça tonc, tiable ! moi tire à fous, Matame, qu’il y être point, pour ein Comtesse, ein choli comportement. Moi prav’homme qu’il y faire ma tevoir, et fous… si l’y être pas ein grand Tame, mort da mon vi… fous l’y faire voir tout t’abord…

LA MARQUISE.

C’est tout de bon !

(À Belamour.)


Je vais me débarrasser d’elle. Passez un moment là-dedans.

(Il obéit.)
LA COMTESSE, appellant.

Marquise ? ma chere Marquise ?

(Elle frappe à coups de poing contre la porte.)

Vîte ! eh vîte ! ouvrez-moi : votre

coquin de Suisse me manque : faites-moi raison de ce bélître-là.

                  (La Marquise, avant d’ouvrir, écoute encore pendant quelques instans.)

LE SUISSE, furieux.

Moi point coquin, Matame ; moi Chorche-Fridrick Imhoff, de la canton d’Underwald. Moi l’afoir serfit pendant vit ans tans l’régiment Fiespack : moi point pélibre, entente-vous.

(La porte s’ouvre.)





LA COMTESSE, se jettant dans
le cabinet de toilette.

Grand merci, ma chere, quoique vous veniez un peu tard à mon secours. C’est un rude homme, au moins, que ce M. Chorche-Fridrick Imhoff ?

(La Marquise sourit.)


Mais je vous boude : il est bien mal à vous de ne pas excepter… même moi, quand il vous plaît d’être en retraite.

LA MARQUISE.

Je vous demande pardon, ma toute aimable ; mais je ne comptais point sur vous : je vous croyais à la campagne.

LA COMTESSE.

Nous sommes en ville depuis deux jours.

LA MARQUISE.

Georges ? Vous avez fait votre devoir ; cela est fort bien : mais une autre fois, ne renvoyez point Madame. Je suis toujours visible pour elle.

LE SUISSE.

À la poun’heure, Matame. Moi pas content quand che tois faire affronte à l’monte… Mais sti Tante il a foulu moi forcir !

LA COMTESSE, gaiement.

Ne croirait-on pas que j’ai tenté de violer ce petit mignon !

(Au Suisse.)


Retenez bien, du moins, ce qu’a dit la Marquise… Toujours, visible pour moi.

LE SUISSE, gracieusement.

Fort pien. Moi, fous l’y connaître assez. S’il y être pien choli, tiable ! il y être aussi pien méchante… Afoir moi tit, coquin, pélître !

LA MARQUISE, à son amie.

Ce n’est pas trop bien, du moins ?

LA COMTESSE.

D’accord.

(Au Suisse.)


Sans rancune, ami Georges ? En repassant, je tacherai de faire ma paix.

LE SUISSE, souriant.

Le paix il est tout fait.

LA MARQUISE, au Suisse.

Laissez-nous. J’y suis maintenant pour tout le monde.

LA COMTESSE.

Non pas, s’il vous plaît.

(Au Suisse.)


Un moment.

(À la Marquise.)


Je viens m’emparer du poste ; et j’ai besoin de vous pour tout le reste du jour.

LA MARQUISE.

Je ne puis cependant pas vous le donner… D’abord… je veux voir l’opéra nouveau.

LA COMTESSE.

Qu’à cela ne tienne : j’ai le même dessein. Que comptiez-vous faire ensuite ?

LA MARQUISE.

Mais…

LA COMTESSE.

Rien de déterminé, je le vois. Vous cherchiez une défaite. Allons, Madame, laissez-moi vous gouverner aujourd’hui ; et je veux que demain vous me combliez d’actions de graces.

LA MARQUISE.

De quoi s’agit-il donc ?

LA COMTESSE.

C’est mon secret.

(Au Suisse.)


Allez, l’ami ; nous sommes inaccessibles…

LE SUISSE, avec gravité.

Il y être à mon maîtresse à tonner moi sa commantement.

LA MARQUISE, à son amie.

Je fais tout ce qu’on veut.

(Au Suisse.)


Je n’y suis pour personne.

LE SUISSE.

Il est pon.

(Il fait demi-tour à droite et s’en va.)





La Comtesse, après avoir donné quelques baisers libertins à son amie, et lui avoir caressé la gorge, s’apperçoit enfin, à l’état des cheveux et au désordre du cabinet de toilette, qu’on était après se faire coiffer.

LA COMTESSE.

Eh bien, ma chere, que je ne dérange rien !

(Elle cherche des yeux le coiffeur.)


T’a-t-on fait faux-bond à mon arrivée ?

LA MARQUISE.

Non : le coiffeur est à moi… Là-dedans je pense.

LA COMTESSE.

Rappelle-le donc bien vîte. — Mon ami ? Monsieur ?… Ah ! je ne voyais pas cette sonnette…

(Elle y court.)
LA MARQUISE, la prévenant.

Ne te donnes pas la peine, ma chere.

(Elle sonne : Belamour paraît.)





La surprise de la Comtesse et de Belamour (qui se reconnaissent au premier coup-d’œil) est extrême. La Marquise n’est pas considérablement flattée de ce nouveau coup de théatre.

LA COMTESSE.

Que vois-je ! Eh mais ! C’est bien lui !… Me tromperais-je ? C’est lui, ma foi !…

                  (Belamour a paru d’abord interdit ; cependant il se compose sur-le-champ.)


Comme il est devenu grand et beau !

BELAMOUR, rougissant et
saluant avec beaucoup de grace.

C’est avec bien plus de vérité, Madame. que je peux faire à votre sujet des réflexions avantageuses.

(Il coiffe.)
LA COMTESSE.

Mais ! je n’étais cependant pas mal quand nous nous sommes connus.

(à la Marquise.)


Que je vous fasse mon compliment, Marquise : vous avez là…

BELAMOUR, craignant quelque
indiscrétion et interrompant.

Puisque vous avez, la bonté, Madame, de vous souvenir que vous eûtes ailleurs celle de me protéger, souffrez que je vous prie de me recommander à Me. la Marquise, au service de qui j’ai l’honneur d’être depuis hier.

LA COMTESSE, avec intérêt.

À demeure ?

BELAMOUR, finement.

Ah ! je l’espere.

(Il consulte les yeux de la Marquise.)
LA MARQUISE.

Madame sait que je n’aime pas à voir souvent de nouveaux visages chez moi.

LA COMTESSE.

Oh ! quant à ses gens, je suis témoin qu’elle ne les renvoie que lorsqu’il n’y a plus moyen de les garder. — Mais, comme tu t’es formé, mon cher Cascaret ?

LA MARQUISE.

C’est Belamour aujourd’hui.

LA COMTESSE, avec espieglerie.

Belamour ! Oui : le nom lui convient.

(Elle sourit.)


N’y a-t-il pas… six ans, l’ami, que nous ne nous sommes vus ?

BELAMOUR.

Tout autant, Madame.

LA COMTESSE.

Es-tu toujours aussi bon-enfant ? aussi vif, aussi gai ?

LA MARQUISE, avec un peu d’humeur.

Comment voulez-vous qu’il fasse son propre éloge !…

LA COMTESSE, à Belamour.

Tu sais… ou ne sais pas que mon pauvre frere est mort ?

BELAMOUR, frappé.

Ô Ciel ! Que m’apprenez-vous !

                  (Se composant et continuant son accommodage.)


C’est bien dommage ! un si charmant cavalier !

LA COMTESSE.

Hélas ! oui, mon cher…

(Sourire malin.)

Je conçois que cette nouvelle a de quoi t’intéresser et t’affliger. On ne s’aime pas autant que vous faisiez, le pauvre Baron et toi, sans…

BELAMOUR, interrompant.

Il est vrai que M. le baron me faisait la grace de m’estimer à tel point…

LA COMTESSE, souriant.

Cette estime était bien réciproque de ta part.

(Avec malice.)


C’est donc estimer que cela s’appelle, entre vous autres ?…

LA MARQUISE.

Elle brûle de dire quelque méchanceté.

LA COMTESSE.

Comment donc ! on dirait que la Marquise y entend finesse ! Saurait-elle…

LA MARQUISE, gaiement.

Belamour est confiant : il a bien voulu me raconter quelques-unes de ses aventures, et moyennant cette clef…

BELAMOUR, à la Comtesse.

Vous devez être satisfaite, Madame ! On donne, comme vous voyez, à vos réflexions, peu flatteuses pour moi, l’interprétation satyrique, que vous auriez été bien fâchée qu’on n’y donnât pas.

LA COMTESSE, gaiement à son amie.

Je crois, ma foi, qu’il se pique tout de bon ?

LA MARQUISE.

Vous ne pouvez gueres y trouver à redire.

LA COMTESSE.

J’aurai donc tort de tout côté.

BELAMOUR, à la Comtesse.

Par quel malheur, Madame (s’il m’est permis d’interroger) le plus beau jeune homme, le mieux constitué a-t-il pu périr…

LA COMTESSE

Pour avoir été des vôtres, Messieurs : voilà ce qu’il en coûte de donner dans certains travers… Je veux dire de le laisser appercevoir. — Mon frere,

(à la Marquise.)


beau comme un ange, pétillant d’esprit, bouillant de santé,

(à Belamour.)


pour pouvoir soutenir à Paris le genre de vie très-dispendieux qu’il y avait choisi, s’était mis, pendant quelque tems, à gruger des femmes sur le retour ; mais, comme ce métier fatigant l’ennuyait et le privait de meilleures fortunes, il trouva plus avantageux d’avoir des complaisances pour quelques hommes, et notamment pour ce vieil abbé commandataire si riche, si affiché… Là ! comment se nomme-t-il déja ? Tu le connais parfaitement.

BELAMOUR, un peu confus.

Je sais qui vous voulez dire mais ne nommons point les masques.

LA COMTESSE.

Comme tu voudras. — Mon pauvre frere qui l’avait ensorcelé, le mettait à sec de toutes manieres. Une concubine honoraire, d’abord folle de mon frere, mais devenue bientôt son ennemie, parce qu’il dédaignait d’avoir pour elle des procédés qu’elle avait espérés, trouva mauvais à la longue de se voir tout-à-fait oubliée de l’abbé, méprisée du ganimede, et de voir encore l’immense revenu du prélat, se fondre sans qu’elle fût d’aucune façon indemnisée.

BELAMOUR.

La guenon ! Mr. le Baron était bien un morceau pour elle ! Je l’ai refusée, moi.

LA COMTESSE.

Comme il y avait derriere la toile, un faquin, tout prêt à prendre cette créature pour femme, aussi-tôt qu’une apoplexie, ou quelque indigestion, aurait brusquement congédié de ce monde le patron impur, au train dont allait la ruine de celui-ci, le couple intéressé prit l’alarme. Le quidam, militaire, et je ne sais comment officier, quoique de la lie du peuple, éclaira de près la conduite de mon frere, établit que l’abbé n’était pas le seul heureux, sema des bruits honteux (trop bien fondés par malheur) avec si peu de ménagement qu’ils parvinrent jusqu’à la garnison du Baron. On y lit des plaisanteries sur son compte, il le sut ; il prit de l’humeur et voulut remonter à la source des propos injurieux ; on la lui fit connaître. Outré pour lors d’avoir en tête le plus vif adversaire, et de se trouver dans l’alternative ou de le châtier cruellement, ou de perdre son état et l’honneur, il fit à ce détracteur le défi le plus vif. L’escogriffe, qui n’avait pensé qu’à intriguer et nullement à se faire querelle, plia, proposa de se rétracter, fit, en un mot, toutes les bassesses ; mais, mon frere… tu sais comme il était brave ?

BELAMOUR.

Jusqu’à l’excès : c’était son défaut.

LA COMTESSE.

Mon frere, donc, ne voulut entendre à aucun accommodement ; il fallut en découdre. Dans un combat à l’épée, il y eut trois lames de cassées, et plusieurs blessures de faites des deux parts, mais légeres en apparence. Ce n’était pas assez pour le Baron qui voulait absolument tuer son homme ou mourir. Il avait donc eu soin que des pistolets pussent aussi-tôt succéder à l’arme blanche : il força le quidam à tirer le premier ; l’amorce ne prit point : un second coup partit et effleura la tête du Baron, qui pourtant ne la perdit point. Tirant à son tour, il étendit sans vie le fatal auteur de tant de disgraces. On aimait assez mon frere à son régiment pour que d’avance on y fût désolé de l’avoir chagriné : sa bravoure lui ramena ceux même de ses camarades qui lui avaient été le plus défavorables. Mais le coup qu’il avait à la tête un peu trop négligé, ou quelque vice du sang, ces deux causes réunies peut-être, occasionnerent bientôt un principe de mort auquel il fut impossible de remédier efficacement : un mois après son duel honorable mon pauvre frere expira.

(Pendant ce récit, Belamour s’est insensiblement attristé jusqu’aux larmes : la petite Comtesse elle-même, qui avait infiniment aimé son frere, comme on le verra par la suite, a besoin de s’essuyer les yeux. La Marquise a suivi dans la glace tous les mouvemens de la physionomie de Belamour ; elle n’a pas remarqué sans une extrême satisfaction combien cette honnête créature a le cœur sensible. Elle l’en aime encore davantage. C’est d’attendrissement qu’elle pleure à son tour. Voilà donc, pour une histoire malheureuse, trois des plus foux personnages du monde, métamorphosés en élégiaques ! Mais ce deuil ne peut pas être long. — Après quelques momens de silence, c’est la Marquise, moins douloureusement affectée, comme de raison, qui cherche la premiere à renouer l’entretien.

LA MARQUISE.

Nous faisons ici, tous trois, une assez triste figure ! Quant à moi pourtant, semblable à ce paysan qui assistait à un sermon sur la passion, où tout le monde pleurait, excepté lui, j’aurais pu dire : « Pourquoi pleurerais-je moi, qui ne suis pas de la paroisse ! » Mais, quoique votre infortuné Baron ne m’ait été de rien, j’ai eu la bêtise, je crois, de le pleurer aussi ! En vérité, c’est à mourir de rire !

LA COMTESSE, assez gaiement.

Je ne sais pas, en effet, d’où m’est venue cette reprise de tristesse. Depuis dix-huit mois que le Baron est mort, je n’avais pas pensé quatre fois à lui.

LA MARQUISE.

Langage de veuve, ma chere Comtesse.

LA COMTESSE.

Que voulez-vous dire ?

LA MARQUISE, observant.

Oui : le ton, les expressions… Me voilà sûre, à n’en pas revenir, que le cher défunt et vous, avez été du dernier bien ensemble.

LA COMTESSE.

Si pareille chose pouvait se supposer, la tournure ne serait pas mal-adroite pour m’en arracher l’aveu. Mais non, Madame, non : je ne donnerai point dans le panneau.

LA MARQUISE, riant.

Eh ! vous y donnez, mon cœur, sans vous en appercevoir. Si je n’avais pas deviné, ne seriez-vous pas toute fiere de pouvoir certifier qu’il y eut du moins une personne de votre connaissance, avec laquelle vous n’eûtes jamais de particularités ! Vous avez, eu votre frere, Madame… et…

(Fixant Cascaret.)


Cascaret encore ?

BELAMOUR, étonné.

Moi, Madame !

LA COMTESSE.

Eh bien, ma chere, courage ! Vous avez, de moi, je le vois, une opinion fort avantageuse !

LA MARQUISE, lui donnant
la main avec un sourire amical.

Mon Dieu, Comtesse, nous nous connaissons assez, pour pouvoir plaisanter de tout ensemble sans nous fâcher.

…(Comme s’avisant tout-à-coup.)


Mais à propos. Je perds la tête, je crois ! J’allais oublier tout net de répondre à un billet fort pressant, par lequel on me demande, pour mes affaires, des papiers essentiels qu’il faut avoir encore le tems de chercher…

(Elle se leve.)


La coiffure se finira quand nous pourrons…

BELAMOUR.

Si Madame avait pu donner encore dix minutes, c’était fait.

LA MARQUISE.

Il ne m’en faut que vingt pour ce qui m’occupe en ce moment.

(Elle va sortir.)
LA COMTESSE, d’un ton badin.

Et vous me confiez, comme cela Belamour ? Nous allons demeurer tête-à-tête ?

LA MARQUISE, avec espieglerie.

Vous seriez bien attrapée, si je le renvoyais d’auprès de vous. — Au surplus, vous dînez avec moi ?

LA COMTESSE.

Quand vous ne m’en auriez pas priée.

LA MARQUISE.

Bon :

(Elle tient la porte pour sortir.)
LA COMTESSE.

J’aurai pourtant une course d’un quart-d’heure à faire, mais plus tard. C’est chez quelqu’un qu’on ne trouve qu’au moment de son dîner, et il n’est…

(à sa montre.)


qu’une heure.

LA MARQUISE, sortant.

Arrangez-vous.

(Elle ferme la porte du cabinet.)
LA COMTESSE, comme à part.

Oui, je l’espere, nous nous arrangerons.

(Si Belamour a entendu ces derniers mots dits en quelque façon pour lui, du moins il ne fait pas semblant d’y entendre finesse. Il paraît fort occupé des soins relatifs à son service.)





La Marquise sortie par une porte de dégagement, en a fermé encore une autre avec assez de bruit pour qu’on puisse croire qu’elle a passé plus loin ; mais elle est bien réellement demeurée dans le dégagement où elle est à portée d’entendre et même de voir tout ce qui pourra se passer dans le cabinet de toilette. Cette ruse féminine est un effet bien naturel de son caprice très-vif pour Belamour, et de la défiance que lui inspire la rouerie connue, de la Comtesse. En se mettant aux aguets, la Marquise s’est dit : « s’ils me trahissent, je chasse M. Belamour, et je me brouille pour la vie avec la Motte-en-Feu. » Le cœur lui bat en même tems bien fort, car elle est plus qu’aux trois quarts persuadée qu’on la trahira.





Après quelques instans d’un silence absolu, pendant lequel Belamour a paru, peut-être avec quelque affectation, s’occuper de ranger, de nettoyer : la Comtesse s’impatiente enfin :

LA COMTESSE.

Çà, Monsieur Cascaret, ou Belamour, comme on voudra, tâchez de ne pas oublier que vous êtes avec une personne qui mérite peut-être de votre part un peu plus d’attention.

BELAMOUR, saluant.

Ah, Madame ! Pouvais-je me flatter que vous daigniez, vous-même en faire à moi !

LA COMTESSE.

Tu te fiches de moi, je pense, avec ton ton complimenteur. Qui t’a rendu si poli ! Certainement, tu n’y gagnes pas, mon ami. Cascaret l’ingénu, le jovial, le fringant Cascaret était bien plus aimable que ne me paraît l’être le précieux Belamour. Quant à moi, je suis toujours Minette : faut-il me voir forcée à te le rappellera. Réponds…

BELAMOUR.

Me soupçonner capable d’oublier des jours semés de tant de bonheur, ce serait outrager mon ame. Mais depuis six années, Madame, il doit s’être fait bien du changement ! L’amitié de Mr. le Baron, qui m’avait assez enivré d’orgueil pour qu’à la fin je me regardasse presque comme son égal…

LA COMTESSE.

Et les folies de sa sœur t’avaient-elles moins gâté ?

BELAMOUR.

Ne doit-il pas me sembler maintenant que tout cela fut un songe !

LA COMTESSE.

Nigaud ! S’il était vrai que tu le pensasses, j’aurais bientôt fait de te désabuser… Laisse-moi reconnaître un seul trait de mon cher Cascaret, et je te fais bientôt retrouver toute ta Minette… Le voilà médusé !… Eh bien !… Le trait est neuf en vérité ! D’où peut vous venir, de grace, cet impertinent respect ?

BELAMOUR.

Vous m’éprouvez, Madame ? Vous voulez voir si ma tête pourra se monter comme autrefois, et si j’aurais l’audace encore de m’oublier jusqu’à ces familiarités coupables que votre excessive jeunesse pouvait seule vous donner alors la patience de tolérer.

LA COMTESSE.

Monsieur persifle !

BELAMOUR, joignant les mains.

Moi, Madame ! Si j’étais capable de semblable indignité !…

LA COMTESSE.

Là, là, Monsieur Belamour, moins d’extérieur : point d’imprécations contre vous-même, et sachez que je vous pardonnerais plutôt une rouerie adroite et spirituelle qu’une imbécille retenue… que vous affectez, au surplus… Je viens de vous deviner. Vous avez la Marquise ? ou vous êtes amoureux d’elle, et faites ici le petit Caton, avec moi, comme si elle était là pour vous juger, et triompher de votre indifférence à mon égard ?

BELAMOUR.

Quel étrange discours ! Moi, l’amant…

LA COMTESSE, impatiemment.

L’amant, l’amant ! vieux style : on n’a plus d’amant.

BELAMOUR.

Le complaisant : (ce qu’il vous plaira) de ma respectable maîtresse !…

LA COMTESSE, avec hauteur.

N’avez-vous pas été le mien !

BELAMOUR.

Mais, vous aviez à peine quinze ans alors : nous étions des enfans sans frein, sans connaissance de nos devoirs, sans notions de la distance de nos états et de la dangereuse conséquence dont pouvaient être nos folies… Nous étions égarés, corrompus par votre diable de frere qui avait la rage de vous livrer à moi, qui soufflait le feu de notre tempérament naissant qui jettait l’un dans les bras de l’autre, et venait s’y jetter ensuite, qui jouissait de nos jouissances ; et qui, ne connaissant ni les barrieres du sexe, ni celles du sang, voulait, en un mot, que tous trois nous ne fussions qu’un… Notre existence était alors un délire…

LA COMTESSE, soupirant.

Ah, oui, Cascaret, celui du parfait bonheur… Tu viens d’en retracer si vivement l’image ; viens donc, maudit philosophe, m’en donner aussi, du moins un moment, la réalité : viens…

                  (Elle ouvre les bras et prend la posture la plus indicative.)

BELAMOUR, levant les yeux au ciel.

Que voulez-vous de moi, femme trop dangereuse…

LA COMTESSE, piquée et
changeant d’attitude.

L’apostrophe est honnête ! —

(Belamour soupire
avec bruit.)


Mon Dieu, Monsieur : point tant d’histrionnage : ne dirait-on pas, avec ces bras exhaussés, et ces gros soupirs, un pere noble dans quelqu’un de nos drames larmoyans ! — Allez : vous n’êtes qu’un sot, mon ami. Si je ne me connaissais pas, Dieu merci, des charmes, de la jeunesse et tout ce qui fait enfin qu’on desire une femme, je serais, je vous l’avoue, fort humiliée de votre procédé… Mais, j’étais bien bonne, en vérité, de faire des avances à Monsieur !…

(Elle charge ironiquement
ce qui suit.)


Il idolâtre sa belle maîtresse… il soupire… il a fait vœu de fidélité…

BELAMOUR.

Cette idée est d’une… bizarrerie…

LA COMTESSE, naturellement.

J’en mettrais ma main au feu. Osez soutenir le contraire, Monsieur le réservé.

BELAMOUR.

Je vous jure, Madame…

LA COMTESSE, interrompant.

Que vous allez mentir si vous assurez que vos sentimens pour la Marquise se bornent au respect dû par un serviteur à sa Dame…

BELAMOUR.

Vous me mettez au supplice.

LA COMTESSE, avec douceur.

Entendons-nous, Cascaret. De la franchise, et tu peux encore espérer que je te pardonne. Confie-moi ton secret ; je suis incapable d’en abuser. Mais, persiste à vouloir me donner le change, je gâte tes affaires et te fais mettre à la porte.

BELAMOUR, excédé.

Que voulez-vous, terrible femme, que vous confie… celui qui n’a rien à confier !

LA COMTESSE.

Tu es amoureux ?

BELAMOUR.

De qui voulez-vous que je le sois !

LA COMTESSE, riant.

De moi dans ce moment, si j’ai le droit de choisir ; mais tu l’es de la Marquise ?

BELAMOUR.

Je ne dis pas cela ; mais si j’avais cette faiblesse coupable, je me la nierais à moi-même. —

                  (Cette fausseté discrete de la part de Belamour, et la duperie de la Comtesse font éprouver à la Marquise, dans son petit coin, un plaisir inexprimable.)

LA COMTESSE.

Tu n’es pas amoureux, soit ; mais si tu l’étais par hasard…

(Elle observe en souriant.)


Tu serais un grand sot, sur-tout si tu gardes le silence… Tiens, faut-il que je te parle à cœur ouvert ? C’est un conseil à la Minette, que je vais te donner. Les gens de bon sens foutent, et ne soupirent point…

BELAMOUR.

Quel acharnement à me supposer…

LA COMTESSE.

Épris de la Marquise ? Mais cela doit être. Tu ne peux t’en dispenser sans faire preuve de mauvais goût. Elle est charmante[4]. Hommes, femmes, tout ce qui la voit doit rafoller d’elle, et j’en rafolle aussi. Oui, ne vous en déplaise, M. Belamour, je suis ta rivale, et des plus décidées encore. Cela ne m’empêchera pas de te donner derechef le meilleur conseil… Ne soupire point : la Marquise est sensible : elle a le plus excellent cœur… mais elle déteste les gens à langueurs, à soupirs : tu n’es pas un homme d’une tournure ordinaire : il est permis à un grivois tel que toi de s’émanciper un peu…

(Elle lui prend la main.)


Viole, mon ami. Oui, dès que tu en trouveras l’occasion, viole, viole et reviole jusqu’à ce que l’on n’ait pas même la force de pouvoir feindre le moindre ressentiment de cette témérité.

BELAMOUR.

J’admire en vérité, Madame, comment votre imagination s’échauffe à tracer le plan d’une entreprise qui n’a pu seulement me venir en idée. Je sais trop ce que je dois à ma maîtresse et à moi-même[5].

LA COMTESSE.

Eh bien, sois une bête si tu veux. Je te dis, moi, qu’on doit à toute jolie femme, de l’avoir de gré, de force, ou par adresse ; elle doit à son tour d’en être enchantée quand l’objet en vaut, comme toi, la peine… Ne m’admires-tu pas cependant ! Toute autre, à ma place, t’aurait dévisagé. Point du tout : j’ai pour toi le plus excellent procédé du monde ! Je sers l’amour de qui se refuse au mien ! — Il soutiendra la gageure, et ne fera pas semblant de m’avoir entendue ! — Eh bien : nous allons voir comment on s’y prendra pour éluder. — M. Belamour.

BELAMOUR.

Me. la Comtesse ?

LA COMTESSE.

Nous sommes seuls. Je ne sais comment vous me trouvez ; mais je sais, moi, que je vous trouve toujours assez beau garçon pour que je ne me prive pas du plaisir de vous r’avoir.

BELAMOUR.

Vous n’y pensez pas, Madame ! Et cet amour que vous me supposez…

LA COMTESSE.

Je suis bien la très-humble servante de cet amour-là, mais…

BELAMOUR, interrompant.

Notez bien que je n’accorde pas qu’il existe ?

LA COMTESSE.

Tant mieux : moins d’obstacle à ma joyeuse fantaisie. — Venez. ?

BELAMOUR, s’approchant.

Que souhaitez-vous, Madame ?

LA COMTESSE, gaiement.

Il faut avoir la complaisance de me le mettre, mon ami. C’est parler sans énigme ?

BELAMOUR.

Rien de plus clair, assurément.

LA COMTESSE, avec tendresse.

Viens donc, Cascaret, viens recevoir, viens fêter encore ce joli con doré, qui reçut si souvent tes éloges et tes caresses…

(Elle le met au
jour.)


Le vois-tu ? donne-moi ta main. Reconnais qu’il brûle toujours de ce feu dévorant qui, (disais-tu) te faisait toujours craindre que ton boute-joie n’en sortît grillé, malgré la douche intarissable dont je l’inondais du moment de l’approche jusqu’à celui de la retraite.

— (Belamour ne pouvant, sans insulte, se refuser à l’invitation de la Comtesse, donne complaisamment une main qu’elle place sur le cratere du petit volcan. — Elle ajoute :)


Tout cela te paraît un peu changé, n’est-ce pas ? Il n’y avait pas alors cette épaisse garniture…

BELAMOUR, le maniant.

Chaque âge a ses beautés, Madame.

LA COMTESSE, comme à part.

Il sait vivre du moins. —

(À lui.)


La couleur même a varié ? Je suis pourtant fâchée qu’elle surpasse encore celle des cheveux. Tous les hommes n’aiment pas cette nuance.

BELAMOUR.

Tant pis pour eux : je suis plus juste.

LA COMTESSE.

Il est vrai que tu fis toujours profession d’indulgence pour le cas où je suis, et je me souviens que, dans notre bon tems, tu parus attacher beaucoup de prix au don de quelque échantillon de ma dorure : j’eus, comme tu sais, la malice de te faire desirer bien long-tems cette bizarre faveur…

BELAMOUR.

Dont, bien plus, ce n’est pas à vous, méchante, que j’eus enfin l’obligation.

LA COMTESSE.

Tu te rappelles donc encore cette plaisante scene ? Avoue que nous avions le diable au corps ce jour-là ?… Je voudrais qu’un peintre eût été présent pour saisir l’instant où, doublement chevillée entre mon frere et toi, je vis, tout-à-coup, ton ami s’armer de son épée, qui se trouvait à sa portée, et sentis que, de l’autre main il m’arrachait quatre ou cinq poils nouvellement développés… Cela me fit diablement mal, par parenthese, et faillit me faire estropier…

BELAMOUR.

J’en sais quelque chose, car vous reculâtes si brusquement contre moi, qui n’avais qu’à peine un demi-pouce d’introduit à l’opposite, qu’à l’instant je m’y trouvai fourré plus qu’à moitié.

LA COMTESSE, souriant.

Ce n’est pas ce que j’y trouvai de plus mal : mais la douleur !… Je me serais assurément fâchée, sans le comique du Baron, qui te frappant, d’un air grave, avec le plat de son épée, et te présentant les poils, te dit à haute voix d’un ton emphatique :

(Elle contrefait son frere.)


Salut et honneur, M. Cascaret. Nous vous faisons enfin chevalier de la Toison d’or

(Naturellement.)


Toi de fondre sur les attributs du nouvel ordre, comme l’épervier sur sa proie : de les baiser, de les porter sur ton cœur et par-tout… Tu valais quelque chose alors ; mais aujourd’hui !…

BELAMOUR, souriant.

Quel reproche avez-vous à me faire, si je suis encore à même de vous représenter ce précieux cadeau ?

Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T2-p.69
Nerciat - Le Diable au corps, 1803, T2-p.69
LA COMTESSE, avec feu.

Est-il bien possible ! Eh bien, mon tendre ami, cette preuve d’attachement me désarme ! je te rends toute mon amitié : que je te la prouve de toute mon ame… Embrasse-moi. —

(En même tems elle s’est levée, a jetté ses bras autour du cou de Belamour, collé levres sur levres, pénétré dans la bouche du séduisant coiffeur, agacé sa langue, et soufflé jusqu’au fond de sa poitrine le feu du desir. Pendant cette brusque accolade, une main effrontée assiege la ceinture, met au jour la virilité de Belamour, la parcourt, l’excite et met savamment en usage le moyen qui réveille infailliblement cet animal quand il s’est laissé surprendre assoupi. La Comtesse s’enflamme elle-même à ce jeu de main. Elle ne quitte la bouche du coiffeur que pour s’abaisser jusqu’à l’objet qu’elle excite, toujours intéressant pour elle, toujours nouveau, qu’elle brûle de comparer à ce qu’il pouvait avoir été six ans auparavant. Ce n’est pas sans difficulté que ce joujou, fatigué des travaux de la veille et de ceux du jour, atteint son degré ordinaire d’extension et de roideur. Il y parvient pourtant, graces au magique secours de l’experte Comtesse. Elle est pour lors à genoux, et si près de son ancien hochet, qu’elle ne peut se retenir d’y porter la bouche. C’est un de ses caprices favoris ; Belamour, qui ne s’en souvenait plus, n’a pas le tems de prévenir cette brusque attaque. Quand il reconnaît qu’il s’agit de plus qu’un baiser, il fait un léger effort pour faire démordre la Dame ; mais, si elle quitte prise pour un moment, ce n’est qu’en demeurant maîtresse du rebelle boute-joie, et pour dire du ton le plus vif : —


Ne vous jouez pas à me contrarier, Belamour, je suis femme à le trancher net entre mes dents s’il essaie de tromper ma fantaisie…

                  (Vîte elle se remet à sa besogne, toujours à genoux : Belamour debout, s’appuie des deux mains contre la boiserie. Pendant qu’on le travaille, il tourne çà et là la tête avec l’expression de la gêne et presque du dépit. Mais c’est ce que l’exaltée fellatrice[6] n’est point à portée d’observer. Bientôt pourtant ce singulier et lubrique moyen a son premier effet. Belamour est ému, laisse descendre ses regards sur la capricieuse Comtesse, ne réfléchit pas, sans un sentiment avantageux pour elle, à ce que le transport dont elle fait preuve a d’obligeant. L’amour-propre flatté, l’effervescence du sang, la vision agaçante d’un sein de neige palpitant, sur lequel planent les yeux ; les accens du plaisir, l’électricité sensuelle ; en un mot, tout concourt à la fois à séduire Belamour. La volupté le gagne insensiblement, elle circule de veine en veine, croît et va devenir extrême. Cette jouissance est d’autant plus délicieuse, qu’elle a d’abord été contrariée, et qu’elle est filée lentement. Il sent enfin que les écluses de la vie vont s’ouvrir, et croit qu’à ce terme du moins on va lui permettre la retraite ; mais au plus léger mouvement, les ciseaux d’ivoire se font sentir, et l’avertissent qu’il est dangereux pour lui de bouger. Il faut donc qu’il se résigne et darde dans cette bouche libertine le flot qu’on ne lui permet pas de répandre dehors. Avide de ce nectar prolifique, la Comtesse se garde bien de rien restituer. Cette premiere victoire remportée, elle se leve soudain, empoigne avec fermeté le trophée, se jette dans un fauteuil, entraîne sur elle le fortuné Belamour, et guide aussi-tôt le dard encore écumant contre certain orifice sur les levres duquel elle acheve de l’essuyer. Un frottement des plus vif obtient à l’instant un jet intérieur de cette liqueur dont la Comtesse porte des sources intarissables ; sur les bords ainsi lubrifiés, le boute-joie pressé, glisse et plonge à fond. Mais Belamour est délicat ; il n’est plus tems de faire le cruel ; cependant, il a l’amour-propre de vouloir toujours faire, avec distinction, l’office qu’exige de lui la position extrême où il se trouve. Fera-t-il les choses à demi ? C’est du plaisir réel qu’il doit à la généreuse Comtesse… Il prend son parti sur-le-champ ; il sait comment, au défaut des moyens ordinaires, (équivoques chez, lui pour le moment) il peut y suppléer, sur-tout avec la Comtesse, qu’il vient de reconnaître pour n’avoir perdu aucun de ses goûts. Belamour se dégage ; prompt comme l’éclair, tombe à ses pieds, prend sur chaque épaule une de ses cuisses d’albâtre, et lui rend, de la meilleure grace du monde, tout ce qu’elle vient de faire pour lui. — Ce dernier incident n’amuse pas infiniment le témoin caché (qu’on n’oublie point sans doute !) Cependant, la raison veut que la Marquise excuse cette infidélité forcée, et devenue nécessaire. La Comtesse, au moment de sa crise, bondit, se tord, sifle entre ses dents, sanglotte, mord un de ses bras, et mouille, selon son usage, la bouche du galant fellateur, qui, vaincu par l’exemple, n’ose avoir l’impolitesse de rejetter ce dont on lui fait part. — Cependant, de part et d’autre, l’ardeur du sang est appaisée : après cette chaude escarmouche, il ne reste aux combattans qu’un fond de mécontentement réciproque, qui fait que, toutes choses remises en ordre, ils seraient assez embarrassés de demeurer ensemble, si la Marquise ne les tirait pas d’affaire en reparaissant avec bruit, annoncé par la clôture simulée d’une porte, avant d’ouvrir celle par laquelle elle les rejoint.





LA COMTESSE, à son amie.

Enfin donc vous voilà ? Cette réponse a été bien longue !

LA MARQUISE.

Bien courte, voulez-vous dire ?

(Elle se remet
à sa toilette.)
LA COMTESSE.

Demandez au pauvre Belamour comme il s’est ennuyé !

LA MARQUISE.

Il ne répondra pas à cela y par exemple.

(Elle observe, dans son miroir Belamour, qui paraît un peu déconcerté. La Marquise, en passant par hasard la main dans la fente de ses juppons, a senti sa chemise humide. Pour s’assurer si c’est l’effet du superflu des ébats du matin, ou celui de l’arrivée de quelque chose que de légeres tranchées ont annoncé dès la veille, elle enjoint à Belamour de se retirer. Seule avec la Comtesse, elle s’éclaircit et trouve du sang.)

LA MARQUISE.

C’est tout de bon.

LA COMTESSE, avec humeur.

Peste de l’impromptu !

LA MARQUISE.

À la rigueur, j’irais bien encore à l’opéra. Je déteste pourtant d’être hors de chez moi les premiers jours de cette disgrace[7]. Mais ne voulant pas manquer à la parole que je t’ai donnée…

LA COMTESSE.

Eh, bon Dieu ! ce n’est pas l’opéra qui me tient au cœur : je n’y allais ce soir qu’à cause de toi ; oui, pour que tu ne m’échappasses point si je cessais de te garder à vue. Mais ce qui aurait suivi !

(Elle baise ses doigts.)


Ah ! pends-toi, ma chere, tu n’as pas le sens commun d’avoir cette saloperie-là précisément aujourd’hui.

LA MARQUISE.

De quoi s’agissait-il donc, enfin ?

LA COMTESSE.

Eh bien, puisqu’il faut vous le dire, Madame, la Couplet nous faisait souper ce soir, en façon de Filles, avec deux jeunes étrangers, Bienfaits (dit-elle) riches, bouillans de desirs, et qui ont demandé tout ce qu’il y a de plus libertin ; la… de ces femmes

(Elle sourit.)


comme nous serions en état d’en former, si notre sexe, doué de tant d’intelligence sur cet article, avait besoin pour cela d’aller à l’école…

LA MARQUISE, avec un peu d’ironie.

Et M.me Couplet nous avait fait la faveur de penser à nous !

LA COMTESSE.

Je tiens à grand honneur cette préférence, tandis que tant en coquines de profession qu’en amatrices (ou amateurs, pour parler plus correctement,) elle a sous la main les plus fortes, besogneuses de Paris.

LA MARQUISE.

J’avoue que je n’ai pas d’abord senti le beau côté de son projet.

LA COMTESSE, finement.

Je crois qu’elle a parlé aussi, mais à mots, couverts, de cinquante louis : cela ne vous regardait pas, vous qui, depuis que vous êtes veuve, regorgez d’or et ne travaillez plus que pour l’honneur ; mais moi, qui suis en tutelle, et ne réussis pas toujours a désenchanter les écus captifs de Mons Sourcillac, j’aurais fort bien, ce me semble, empoché ces cinquante louis-là. Vous voyez, ma chere, que la perte d’une occasion telle que celle de ce soir se répare difficilement.

LA MARQUISE.

J’en suis désolée à cause de toi, ma chere : quant à moi, j’aurais très-mal figuré là, je ne suis nullement en train…

LA COMTESSE.

On aurait su vous y mettre, Madame.

LA MARQUISE.

Mais, vous irez toujours ? Rien n’empêche.

LA COMTESSE.

Reste à savoir si cela ferait le compte de la Couplet, et si ces lurons, qui paraissent affamés de plaisir, se contenteraient d’une seule convive. Ce n’est pas qu’au besoin je ne me chargeasse bien de la commission. Ah, parbleu ! je voudrais vous mettre à sec les cassolettes de ces petits fanfarons et faire aller tête basse pendant huit jours leurs engins si fringans… Les trios ne me font pas peur.

LA MARQUISE.

L’aventure de Tournesol et compagnie[8] fait preuve même de votre goût pour les chœurs.

LA COMTESSE.

C’en était, cette fois, un à grand orchestre. Mais, je voudrais vous y voir, vous qui faites toujours un peu la sucrée ; je gage qu’en pareil concert vous feriez tout aussi bien qu’une autre votre partie à livre ouvert.

LA MARQUISE.

Cela est très-possible, et je veux même quelque jour m’en donner le plaisir. Jusqu’à présent je ne me suis signalée qu’en petit comité, mais j’imagine que quelque grande représentation ferait agréablement diversion à la monotonie de mes plaisirs, et donnerait un nouveau lustre à mon célebre savoir-faire.

LA COMTESSE, avec feu.

Je te ménagerai cela, moi. Mais, c’est qu’aussi tu ne sais profiter de rien : tandis que notre céleste confrairie existait, tu n’as pas eu le bon sens de te mêler dans les grandes échauffourées[9]. Je n’en ai pas. Dieu merci, manqué une. Tu n’aurais pas fait ton chemin, au moins ?

LA MARQUISE.

N’y pensons plus : puisqu’il n’y a rien de stable au monde, rien de doux dont la méchanceté des envieux ne vienne à bout de priver le petit nombre qui saurait parvenir à se rendre content, il faut bien s’accommoder aux circonstances et prendre du plaisir où l’on peut en trouver. Il y a vraiment des jours où j’envie le bonheur d’une fille de bordel.

LA COMTESSE, lui serrant la main.

Bravo, ma fille. Voilà de la bonne philosophie ; ce que tu viens de dire est presque digne de moi. Je te souhaiterais… par exemple, de tomber, comme cela m’est une fois arrivé, dans un essaim de moines !

LA MARQUISE, se récriant.

Fi donc ! J’ai toute cette race en horreur.

LA COMTESSE.

Doucement, s’il vous plaît : avant de juger une chose, il faut connaître ce qu’elle peut valoir. Écoutez, ce que je vais vous dire, et vous crierez, (si vous l’osez) après, fi donc. — À seize ans…

(La Marquise sonne.)


Vous ne voulez donc pas de mon histoire ?…

LA MARQUISE.

Je l’entendrai dans un moment avec plaisir, par la seule raison qu’elle vous intéresse, car rien au monde ne viendrait à bout de me faire goûter la moinaille.

(Belamour paraît.) (À lui.)


C’est pour achever…

                  (Belamour touche à peine d’un côté la chevelure de sa Maîtresse, que de l’autre la Comtesse met tout en désordre.)


Eh bien ! eh bien ! quelle extravagance !

LA COMTESSE.

Tu te moques, je pense ! Je suis faite comme un petit voleur, et tu crois que je vais te laisser adoniser ? Nous n’avons rien de marquant à faire, nous demeurons ensemble…

(À Belamour.)


Une baigneuse à Madame.

(Belamour n’a pas
l’air d’être fort content.)


Oui, Monsieur Belamour, c’est comme cela. Vous aurez tout le tems, une autre fois, de faire votre chef-d’œuvre.

(Belamour marque quelque dépit. La Comtesse chante les vers suivans, tirés d’une Ariette de la Servante-maîtresse.

« Eh bien ! ne fait-il pas la mine !
Comment ! Je crois qu’il se mutine !»

LA MARQUISE, rencontrant
un regard expressif de Belamour qui semble demander qu’elle lui fasse raison de la Comtesse, chante, en riant, la fin de la même Ariette.


« Minette le veut ainsi ;
Elle est maîtresse ici. »

(Belamour finit par rire de ces joyeux caprices.)

LA MARQUISE.

Et votre course donc, M.me la Comtesse ?

LA COMTESSE.

À propos ; je l’oubliais tout net.

(Elle regarde
à sa montre.)


L’heure est ma foi presque passée… Mais… Oui : je puis écrire, cela fera tout aussi bien. Fais-moi donner ce qu’il faut, je te prie.

LA MARQUISE, à Belamour.

Avancez cette table à Madame…

(À la Comtesse.)


Tout y est. Ce nouvel arrangement me plaît fort ; nous ne nous quittons plus.

LA COMTESSE.

Selon la réponse qu’on va me faire. C’est pour ce que tu sais que j’écris… Si…

LA MARQUISE, souriant.

Je t’entends à merveilles.

LA COMTESSE.

Mais, ne pourrions-nous pas dîner de bonne heure ?

LA MARQUISE.

Comme tu voudras.

LA COMTESSE.

Aussi-tôt que mon billet sera fini. Je me sens un appétit de diable.

LA MARQUISE, à Belamour.

Envoyez de la lumiere, et dites qu’on serve le plutôt qu’on pourra.

(La Comtesse est déja penchée sur son papier, et la Marquise croit pouvoir faire à l’heureux coiffeur une mine délicieuse, à laquelle (surprenant un regard furtif de la Comtesse, qui sourit) il ne peut répondre que par un salut profond, avec le sérieux du plus grand respect…

(Il se retire.)





Le billet s’acheve. Presque en même-tems on annonce à ces Dames qu’elles sont servies.

LA COMTESSE, s’en allant
avec son amie, lui dit :

Souvenez-vous pourtant que je ne vous tiens pas quitte de mon aventure Bernardine…

(Quelque chose qui se passe au même moment sous leurs yeux fait diversion…)


Fin de la quatrieme Partie.
  1. Pour, cela se manie.
  2. La Nymphe avait appris, d’un laquais d’officier, que son maître nommait ainsi les femmes larges et plattes.
  3. Voyez au poëme de la Pucelle de Voltaire, l’épisode de Dorothée.
  4. La Comtesse, qui ne sait point qu’elle est écoutée de son amie, la loue cependant devant un homme duquel elle vient de solliciter en quelque façon des complaisances qu’il lui refuse ! Ô femmes ! soi-disant vertueuses, qui ne parlez, gueres du prochain sans le déchirer, recevez d’une catin cette franche leçon, qui signale un cœur excellent, en faveur duquel on peut excuser bien des faiblesses. Oui : médisante et souvent calomniatrice honesta ! votre barbare austérité ne vaut pas le charitable relâchement de la Comtesse.
  5. Cette opiniâtreté de la part de Belamour à cacher qu’il est bien avec la Marquise, paraîtra sans doute ridicule à nos roués, qui, loin de taire leurs bonnes fortunes réelles, se vantent assez volontiers de celles qu’ils n’ont pas ; mais il est bon de dire à ces Messieurs que l’homme qui desire le plus les femmes, et qui en est le mieux traité, est nécessairement le plus discret, parce qu’il compte pour tout le plaisir de les avoir. Ceux qui ne savent, ou ne peuvent pas jouir de ce bonheur, se font, de la jactance, un pis-aller méprisable : delà tant de femmes affichées, précisément pour des travers qu’elles ne se sont pas donnés.
  6. Fellator, en latin, celui, et fellatrix, celle qui applique sa bouche à la partie sexuelle d’un objet desiré. Mart., épig. Horace.
  7. Voyez le Début de la 5e. Partie.
  8. Voyez cette Aventure au Ier. Volume.
  9. Voyez la note de la page 20 du Ier Volume. L’ordre avait souffert une révolution, et ces Dames, supprimées, le croyaient détruit.