Le Diable au XIXe siècle/XLI

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 798-874).

CHAPITRE XLI

Œuvres de Grand-Rite, et possédés à l’état latent


Il faudrait tout un chapitre et des plus longs pour exposer la question des possédés à l’état latent. Il y aurait, à cet égard, une très curieuse étude anatomique, physiologique et pathologique à présenter au lecteur ; mais ces genres d’étude ont déjà occupé une grande partie de mon ouvrage, quand j’ai parlé des hystériques et que je les ai présentés en opposition avec les démoniaques. On se rappelle que j’ai essayé de tracer une délimitation entre le naturel et le surnaturel et de montrer où finit l’hystérie et où commence l’obsession ou la possession, et réciproquement. Je me bornerai donc ici à quelques courtes observations, qui n’en seront pas moins claires ; mais je me restreindrai quant aux exemples et j’éviterai d’entrer dans l’examen et l’analyse. Une explication générale suffira ; puis, je citerai quelques cas, parmi lesquels celui très curieux de Sophie Walder.

Très souvent, si j’en crois mes notes et si je m’en rapporte aux témoignages de nombreux ecclésiastiques qui ont eu maille à partir avec le diable en la personne d’exorcisés, très souvent, dis-je, il y a chez ces personnes des phénomènes d’hystérie ou hystériformes, à travers lesquels il est parfois bien difficile de démêler ce qui est propre à la névrose et ce qui est particulier au démon ; pour discerner judicieusement, il faut alors une grâce surnaturelle, que seul l’exorciste autorisé peut recevoir. Arcs de cercles, bonds, hurlements, cacologie, scatologie, crises, attitudes, etc., etc., bien des choses, en un mot, d’apparence extraordinaire, surprenantes, se produisent également et dans l’hystérie et dans la possession, peuvent appartenir exclusivement à l’une, comme exclusivement à l’autre, et le diable peut parfaitement se servir d’une hystérie simple pour se manifester ou s’en servir pour tromper ; et ce n’est que lorsque certains phénomènes, dont l’Église a la clef, apparaissent, qu’il est permis de se prononcer nettement.

Je le répète, l’hystérie est du domaine médical, et la possession est du domaine de l’Église. Mais, quoiqu’il en soit, ce qui est capital en l’espèce, c’est que, chez hystériques comme chez possédés, la maladie ou l’état extra-naturel se manifestent toujours par des symptômes extraordinaires, une expression phénoménale spéciale, bruyante, hurlante, tapageuse, par exemple, qui appelle l’attention, met en éveil, et soumet le cas à l’examen et à l’appréciation. On peut se tromper sur ce qu’il y a ; mais sûrement il y a quelque chose : naturel ou surnaturel. L’hystérie ainsi que la possession ont une forme, un modus agendi. Chez le possédé à l’état latent, rien de tout cela. Il est calme, absolument calme, comme vous et moi. Pas de crises, pas de symptomatologie ; il n’est ni malade, ni indisposé ; il vit de la vie de tous et n’apparaît possédé que, lorsque, se mettant de sa propre volonté en état de crises, il commet ou peut commettre, grâce au démon qui est en lui, à l’état latent, des actes extraordinaires en opposition complète avec les lois naturelles. Tel était Cagliostro, par exemple, pour citer un cas historique, un magicien examiné par le Saint-Office de Rome, dont le procès rapporte des faits qui n’ont aucun rapport avec les actes accomplis par les possédées de Loudun ou autres exorcisées également bien connues.

Comment se fait-il que, chez les possédés ordinaires, le démon semble les posséder entièrement, être leur maitre, qu’ils soient en quelque sorte sa proie, son sujet à persécution, toujours et constamment jusqu’à délivrance, que le malin, en un mot, les fasse souffrir ou les laisse tranquilles, à sa volonté, sans que le possédé puisse de son autorité provoquer ses accès ou les ralentir ou les arrêter ? Et comment se fait-il que d’autres possédés ne soient nullement tourmentés, et paraissent même (ce n’est qu’une apparence) être les maitres du démon qui est en eux, et soient, non pas possédés à l’état parent, mais seulement à l’état latent ? — C’est là la question difficile à trancher, sur laquelle j’ai peut-être une opinion personnelle, mais que je ne saurais exposer dans une publication populaire comme celle-ci, parce qu’elle n’a pas encore subi le contrôle et la discussion des théologiens. Tout au plus dirai-je que, a priori, il se pourrait que les fils ou filles de possédés latents ou grands possédés, — ainsi il me semble comprendre le cas de Philéas Walder qui se mit en état de pénétration dans les circonstances à la suite desquelles naquit Sophia, — il se pourrait que ces êtres de naissance due à l’on ne sait quelle mystérieuse coopération diabolique, enfants de diable, si je puis m’exprimer ainsi, tinssent de leur origine ou de leur haute imprégnation originelle la propriété d’être d’une nature quasi-mixte, démoniaque par essence, et que, dès lors, diables incarnés, selon le terme souvent usité dans un autre sens, diables humains, mâles ou femelles, ils soient au diable d’enfer ce que le lard est au cochon, — on me pardonnera cette comparaison vulgaire, mais bien nette, — partie intégrante d’un tout, et réagissant, par conséquent, vis-à-vis de leur propre état d’une façon toute différente de celle des autres possédés, d’une façon plus calme et moins tangible pour nous.

En d’autres termes, le possédé ordinaire crie, se débat, vocifère et souffre physiquement ; le diable, qui est en lui accidentellement, le tourmente, le brûle, le pince, le mord, le roule ; et il se débat, regimbe contre cet état anormal, il a un être étranger en lui. C’est, en somme, un humain provisoirement et artificiellement possédé : il est malade ; son abcès crève, le pus immonde sort, il est soulagé, guéri. Le possédé latent, au contraire, ni ne se débat ni ne vocifère, ni ne souffre physiquement de son état ; il n’a pas en lui un être étranger, mais bien quelque chose ou quelqu’un qui est de lui et dont il est. Il n’est pas malade de son abcès ; il ne demande pas à ce qu’on le lui crève : il vit de son propre pus immonde, le porc infernal mange son propre lard. S’il souffre, c’est surtout moralement ; il souffre de la haine furieuse des démons contre Dieu. Là, par exemple, sa souffrance est intense, inouïe, si j’en juge par Sophie qui a par moments des crises morales effroyables et bien supérieures aux crises physiques.

Du reste, ce sont là de pures hypothèses ; le lecteur sait que je ne m’aventure pas sur ce terrain et que j’aime mieux rester dans le domaine des faits vus et contrôlés. C’est à ce titre que je vais parler de ce que j’ai vu, des faits auxquels j’ai assisté et de ceux que je tiens de personnes qui, me croyant en union d’esprit avec eux, me les ont rapportés fidèlement, n’ayant aucun motif de me tromper.

La Ingersoll, dont j’ai parlé à la fin du chapitre la Possession et les démoniaques (voir au premier volume, pages 954 et suivantes), me paraît être la transition entre les possédés au plus haut degré, entre les démoniaques extraordinaires, mais non latents, et les possédés à l’état latent. Les prodiges qu’elle opère, et dont quelques-uns ont été consignés par Albert Pike, atteignent au merveilleux obtenu par les possédés latents ; mais il y a entre elle et les démoniaques dont je vais maintenant m’occuper, cette différence tout à fait caractéristique : c’est que les possédés latents se mettent d’eux-mêmes à l’état voulu pour opérer le prestige, tandis que la Ingersoll a besoin du concours des Mages Élus.

Je crois bien avoir présenté la situation, en insistant sur ce que cette vocate américaine est, avant tout, un bon sujet de laboratoire luciférien. Elle est, ai-je dit, un des meilleurs types de l’élément expérimental. Les Mages Élus évoquent les esprits du feu, et c’est à leur appel qu’ils entrent en elle et se livrent à leurs prestiges, à leurs contrefaçons de miracles ; puis, ils la délivrent : mais ce n’est point là un exorcisme, bien entendu. Dans le cas de la Ingersoll, les Mages Élus sont de connivence avec le démon ; elle, la malheureuse, est un corps affectionné par le diable, une matière préférée.

Chez les possédés à l’état latent, l’opération n’est plus la même. Si des Mages Élus sont présents, c’est pour constater les faits prodigieux ; si l’on se trouve en tenue de grand triangle, leur présence n’est même pas indispensable. Le possédé latent agit même en isolé, fort souvent. C’est lui-même qui est pactisant avec Lucifer ou quelqu’un de ses plus importants sous-chefs. Le pacte a été signé depuis longtemps, et de telle façon qu’il n’est pas nécessaire de le renouveler. Alors, Satan, — quand Dieu le tolère, — agit dans toute sa puissance au moyen de ce possédé pactisant, et les faits produits confondent tout raisonnement.

Dans le démoniaque ordinaire, même au plus haut degré de possession, le corps reste toujours le corps ; il ne se fluidifie pas, malgré les transformations les plus surprenantes. Tout au contraire, chez le possédé latent, le diable est si bien mêlé à l’être humain, qu’il parvient à escamoter le corps matériel, que ce que l’on voit n’est plus qu’un trompeuse apparence, et ainsi Satan opère exactement comme il le fait quand il se livre à ses prestiges personnellement, comme démon évoqué et visible.

Cagliostro est à Paris, et ses disciples, réunis à Lyon, lui adressent leurs vœux. Possédé latent, Cagliosiro jouit du don de transport instantané à grandes distances : une sorte d’électricité diabolique lui apporte l’appel de ses disciples, et à la minute, à la seconde, quittant Paris, se transportant comme s’il était un esprit, il se présente, il arrive, il est à Lyon. Il n’existe pas de possédés ordinaires, de possédés victimes, qui aient opéré semblable prodige constaté ; Dieu ne l’a pas permis au démon. Mais, quant au possédé pactisant et latent, que le diable en fasse ce qu’il voudra ! C’est ainsi, il me semble, qu’il se produit une sorte d’identification ; le possédé latent devient diable ou quasi-diable. Telles sont les œuvres de Grand-Rite.

Ces opérations sont plus fréquentes qu’on ne le croirait ; mais les Vocates Élus qui peuvent s’y livrer sont rares. Les palladistes les proclament « incarnations des esprits de lumière ». Quant à moi, je vais plus loin : je me demande si, indépendamment des possédés à l’état latent, qui sont nés humains, il n’y a pas, parmi les palladistes et même en dehors des triangles, de vrais diables, des démons mêmes de l’enfer, se promenant parmi le monde sous une forme humaine, ayant l’air de mener une vie d’homme, pour mieux tromper.

Saura-t-on jamais, par exemple, ce que fut en réalité le mystérieux comte de Saint-Germain, vivante énigme, que l’on vit dans tous les pays d’Europe, durant le cours du siècle dernier ? Aucun historien n’a pu établir qui il était, et l’on s’est livré sur son compte à toutes les conjectures. Grand, bel homme, d’allures distinguées, possédant une de ces physionomies que l’on est convenu d’appeler méphistophéliques, il paraissait avoir de quarante-cinq à cinquante ans ; mais il porta toujours le même âge. À la cour de Louis XV, la vieille comtesse de Gergy, qui l’avait connu cinquante ans auparavant à Venise où elle avait été ambassadrice, fut stupéfaite lorsqu’il se représenta devant elle ; c’était encore le même homme ; elle déclara qu’il n’avait pas changé. Les témoignages semblables abondent, de gens qui le virent et le revirent à trente et quarante ans de distance. Il ne possédait aucune fortune personnelle, n’avait des intérêts dans aucun commerce, aucune industrie, aucune banque ; on ne put jamais découvrir personne lui fournissant de l’argent ; et cependant il vivait dans un faste tel que les princes royaux eux-mêmes en étaient éblouis.

Parlant le plus correctement du monde n’importe quelle langue, le mystérieux personnage allait et venait en tous pays. On le vit surtout à Paris, de 1750 à 1760. Rameau affirmait l’avoir rencontré en 1710 et lui avoir donné alors une cinquantaine d’années ; mais il n’en paraissait pas, davantage au bout de cinquante ans encore, lorsqu’il quitta définitivement la France. Un secrétaire de la légation danoise, qui l’avait connu en Hollande en 1735 et qui le retrouva vingt-cinq ans plus tard à Versailles, assurait que sa physionomie n’avait aucunement changé.

Il connaissait les secrets, de tout le monde, secrets politiques les plus cachés des hommes d’État aussi bien que secrets intimes des familles, et jamais personne ne put pénétrer le sien. Voltaire, qui était un sceptique, écrivait à Frédéric II : « M.le duc de Choiseul, M. de Raunitz, M. Pitt ne disent point leur secret ; on dit qu’il n’est connu que d’un M. de Saint-Germain, qui a soupé autrefois dans la ville de Trente avec des pères du Concile et qui aura probablement l’honneur de voir Votre Majesté dans une cinquantaine d’années. C’est un homme qui ne meurt point et qui sait tout. » Frédéric, longtemps railleur en matière de surnaturel, plaisanta fort au sujet de cet homme énigmatique ; puis, quand plus tard il le connut, il changea de ton et lui témoigna la plus grande déférence.

Rien n’est plus curieux que l’article qui fut consacré par le London Cronicle, numéro du 3 juin 1760, au comte de Saint-Germain, lorsqu’il quitta subitement la France pour n’y plus revenir.


« Les motifs qui ont amené le mystérieux étranger chez nous sont absolument ignorés, dit le journal anglais, ainsi que les raisons de l’éclat que la cour de France vient de faire à son sujet. Le merveilleux de sa vie, ce qu’on raconte d’extraordinaire de lui jettent de l’intérêt dans ses actions les plus communes, qui ont eu toute l’Europe pour théâtre.

« Il ne doit ni à sa naissance ni aux faveurs d’aucun monarque les litres honorables dont il se décore ; son nom même est an mystère, qui étonnera plus à sa mort que tous les évènements miraculeux de sa vie. Celui qu’il porte actuellement est emprunté et supposé.

« Le terme d’ « inconnu » sous lequel on le désigne est trop faible ; ceux d’ « aventurier » et de « chevalier d’industrie » offrent des idées de bassesse qu’exclut sa conduite. Ils lui pourraient convenir en nous bornant à signifier un homme, j’ai presque dit un seigneur, qui fait grande dépense, qui ne tient à rien, dont on ignore les ressources, qui ne fait aucun usage de celles qui soutiennent les escrocs, et que dans aucun pays personne n’a accusé d’avoir fait tort à qui que ce soit.

« Nos lumières sont aussi courtes sur son pays que sur sa naissance. Les conjectures les plus hasardées suppléent à ces lumières[1], et la perversité du cœur, qui suppose et voit partout le mal, a bâti sur ce fondement des histoires aussi ridicules qu’injurieuses pour celui qui en est le héros. Il serait cependant de l’équité de s’abstenir de juger avant que de connaitre, et de l’humanité de ne point adopter par prévision des contes absurdes et sans fondement. En se bornant à ce qu’on connaît, on ne peut voir en lui qu’un inconnu à qui personne n’a rien à reprocher et qui a des ressources particulières pour soutenir la figure qu’il fait depuis si longtemps.

« Il parut en Angleterre, il y a plusieurs années ; il a depuis parcouru les principales cours de l’Europe avec un train et l’éclat qui annoncent les étrangers de la première distinction.

« Le maître de Gil Blas ne manquait jamais d’argent, sans qu’on sût d’où il le tirait ; c’est l’histoire de l’inconnu qui nous occupe. Sa conduite étudiée et suivie dans les circonstances les plus délicates n’a rien offert que d’innocent et de régulier. Il y a cette différence entre le héros du roman et le nôtre, qu’il semble avoir tous ses trésors renfermés dans un mince volume d’une forme inconnue et que l’on pourrait comparer à la fiole où les alchimistes renferment les principes qui font la base de toutes leurs opérations ; on n’a jamais vu décharger à sa porte les tonnes d’argent dont il aurait eu besoin pour soutenir le train de sa maison.

« Habile à saisir le goût dominant de chacune des nations parmi lesquelles il s’est montré, il en a su profiter pour se rendre partout intéressant et agréable. À son premier voyage en Angleterre, il nous trouva fous de la musique et nous enchanta par ses talents pour le violon ; talents si marqués, qu’on pouvait dire, avec un de nos poètes, qu’il était né avec cet instrument à la main. L’Italie le vit égal à ses virtuoses et à ses premiers connaisseurs dans toutes les productions anciennes et modernes des beaux-arts. L’Allemagne le mit au pair de ses chimistes les plus exercés.

« L’étendue et la variété de ses connaissances ont été pour lui des recommandations d’autant plus puissantes, qu’en quelque part qu’il ait voulu briller il n’a jamais paru avoir su ni fait autre chose que ce qu’il faisait actuellement. En musique, par exemple, il exécutait et composait avec une égale facilité et le même succès ; sa conversation était toujours relative à cet art, il lui empruntait mille termes figurés.

« D’Allemagne il apporta en France la réputation d’un alchimiste consommé, possesseur de la pierre philosophale et de la médecine universelle ; on disait qu’il faisait de l’or ; propos accrédité et soutenu par l’éclat de son train et de sa dépense. La chose alla jusqu’au ministre, qui dit en souriant qu’il éventerait bientôt la mine d’où il tirait son or. Mais il fit inutilement les plus exactes perquisitions sur le papier et sur les lettres de change où il voyait cette mine. Pendant deux années que durèrent ces perquisitions, il vécut à l’ordinaire, paya partout en espèces sonnantes, et l’on ne put découvrir une seule lettre de change qui fût entrée pour lui dans le royaume ; tout semblait donc confirmer l’opinion qu’il possédait la pierre philosophale, et on en vint bientôt à penser qu’il possédait aussi la panacée universelle pour toutes les maladies et même pour ces infirmités, suites inévitables de l’âge et de la caducité.

« On raconte de lui, à ce dernier titre, des choses étranges. Une femme de la première qualité en voulut faire l’essai. Dévouée à la coquetterie, elle voyait avec douleur le commencement des ravages que faisait le temps sur son visage. Elle va trouver l’étranger. « Monsieur le comte, lui dit-elle, ce que je vais vous dire vous paraitra peut-être un peu crû ; mais vous êtes la complaisance même, et je vais au fait. On assure que vous avez un talent préférable au secret que vous y joignez de faire de l’or, le talent de réparer et même de prévenir les outrages de la vieillesse. Je suis encore à l’abri de ces outrages ; mais les années s’écoulent et je ne voudrais pas attendre le besoin. Parlez-moi franchement : possédez-vous cette espèce de remède ? Voulez-vous m’en faire part ? quelles sont vos conditions ? »

« L’inconnu, s’enveloppant dans une contenance mystérieuse, lui répondit que ceux qui possèdent ces secrets évitent qu’on le sache. « Je ne l’ignore point », réplique la consultante, qui l’assure de sa discrétion. Le consulté, vaincu, promet, et dès le lendemain il apporte à la dame une fiole de quatre à cinq cuillerées et lui dit qu’il faut prendre dix gouttes de cet élixir dans le premier quartier et dans le plein de la lune ; que ce remède était très innocent, mais infiniment précieux, et que, si on le prodiguait, il ne serait peut-être pas possible de le renouveler.

« La dame enferma la fiole en présence de ses femmes, et, soit pour leur cacher sa faiblesse, soit pour éluder leur curiosité, elle leur dit que c’était un remède pour la colique.

« Dans la soirée même, la première des femmes, saisie de violentes tranchées, court à la fiole, l’ouvre, la porte au nez, goûte la liqueur, et, en trouvant la saveur aussi délicieuse que l’odeur, avale toute la fiole. L’effet en est aussi heureux que subit. La liqueur était claire comme de l’eau ; pour cacher son larcin, la femme remplit la fiole d’eau commune, dans l’espoir que sa maitresse ne sera pas sitôt dans le cas d’en faire usage, et elle tombe dans un profond sommeil.

« Vers le lever du soleil, la dame rentre chez elle, monte à son appartement, fait appeler ses femmes pour la déshabiller, et, jetant les yeux sur celle qui avait avalé la fiole : « Que faites-vous chez moi ? lui dit-elle ; que demandez-vous ? d’où sortez-vous ? » La femme répondant par une profonde révérence : « Enfin, que faites-vous ici ? continue la maîtresse d’un ton d’humeur ; je ne vous ai point mandée, retirez-vous. — Madame me traite avec une dureté qui n’est pas ordinaire, réplique la femme ; je n’ai jamais manqué à mon devoir : j’ai eu le malheur de m’endormir, mais est-ce un crime ? — Vous voulez m’en imposer, reprend la dame ; je ne vous connais point, je ne vous ai jamais vue nulle part ; je n’ai point eu à mon service de femme aussi jeune que vous. » Elle sonne aussitôt et demande Radegonde {c’était le nom de la femme qui avait avalé la fiole). « Mais me voilà, madame, s’écrie cette fille, ne suis-je plus reconnaissable ? » Et, se regardant au miroir, elle voit avec la dernière surprise qu’elle paraissait à peine avoir seize ans, quoiqu’elle en eût quarante-cinq.

« Toute la France, frappée d’un évènement aussi merveilleux, a crié en miracle ; mais l’étranger était parti, et l’infortunée dame se trouva condamnée à figurer parmi les sexagénaires.

« C’est ainsi que ce fait se raconte à Paris et qu’on le contera sans doute pendant plusieurs générations. Etait-ce la liqueur de la fiole qui avait transformé en fille de seize ans la femme de quarante-cinq ? Cette métamorphose n’avait-elle pointé été arrangée par le comte ? Je n’entreprendrai pas de le décider. »


Ce récit, s’il est sincère, a une certaine valeur ; en tout cas, il est authentique. Il donné une idée de ce qui se racontait au sujet du comte de Saint-Germain. Quant au fait merveilleux produit par le contenu de la fiole enchantée, il faut ou le rejeter totalement, comme étant inventé à plaisir par un premier narrateur, ou l’admettre rigoureusement en tant que prestige diabolique ; il ne saurait y avoir de milieu, et la deuxième solution, indiquée par le London Cronicle, celle d’une comédie réglée par le comte et exécutée par la femme Radegonde, parait inadmissible, dès qu’on examine de près la possibilité d’une telle supercherie.

D’autre part, si le récit du journal anglais est discutable, il n’en est pas de même de ceux publiés à l’époque même par des gens connus et qui ont toute la valeur de vrais témoignages ; tels sont ceux qui émanent de Mme du Hausset et du baron de Gleichen, le diplomate danois. Grimm constate que ce que Saint-Germain obtenait par la chimie était extraordinaire. On sait que Louis XV lui confia un jour un diamant superbe, mais taché, estimé à 6.000 livres seulement à cause de la tache, que tous les joailliers se déclaraient impuissants à faire disparaître ; Saint-Germain le rapporta au roi dans une toile d’amiante ; la tache avait disparu, et le diamant avait doublé de valeur. Or, c’était en quelque sorte une épreuve qu’on avait fait subir au comte, sans qu’il s’en doutât ; le diamant, minutieusement examiné et pesé auparavant, n’avait pas été changé par le comte. Il savait fondre plusieurs petits diamants en un seul ; et, s’il y a là un simple secret humain, il faut reconnaître qu’il n’a pas été retrouvé. Entre ses mains, les perles grossissaient ; à des perles communes, il donnait la plus belle eau.

Mme du Hausset raconte dans ses Mémoires qu’il était toujours littéralement couvert de pierres précieuses. À Versailles, un jour de gala, il se présenta dans un costume enrichi d’une telle profusion de diamants qu’il était douteux que le roi lui-même pût en posséder autant. M. de Gontaut estima à un minimum de 200.000 livres ses seules boucles de souliers et des jarretières. Et il distribuait ses fameux diamants aux dames de la cour avec une telle munificence qu’on eût dit qu’il en avait une mine inépuisable dans son appartement.

M. de Gleichen ayant été reçu chez lui, le comte lui fit voir sa collection d’œuvres rares et de tableaux de maitres, tous empreints, raconta-t-il, d’un certain degré de perfection et de singularité qui les rendait plus intéressants que des morceaux de premier ordre. Il y remarqua, entre autres, une Sainte Famille de Murillo qui lui parut supérieure aux Raphaël de Versailles. Ce ne fut pas tout : le comte lui exhiba une telle quantité de diamants et de pierreries, de nuances et de grandeurs si surprenantes, que le baron crut voir tous les trésors d’un conte des Mille et une nuits, « Il y avait, entre autres, dit-il, une opale d’une grosseur monstrueuse et un saphir blanc de la taille d’un œuf. J’ose me vanter de me connaître en bijoux, et je puis assurer que l’œil ne pouvait rien découvrir qui fît même douter de la finesse de ces pierres, d’autant plus qu’elles n’étaient pas montées. »

Saint-Germain se borna à étonner les personnes qui le connurent. Il ne se livra pas, dans les salons, comme Cagliostro le fit, à des opérations magiques. Si l’histoire de la femme Radegonde est vraie, elle est un cas exceptionnel. Surtout, il intriguait et la cour et la ville par son origine mystérieuse et son faste royal. On a émis l’hypothèse qu’il pouvait être subventionné par une ou plusieurs puissances étrangères ; cependant, les auteurs s’accordent sur ce point qui dément cette supposition : c’est qu’on ne lui vit jouer nulle part le rôle d’espion diplomatique. En outre, il ne faut pas perdre de vue qu’il alla dans tous les pays et que, si, même en dépistant toutes les polices, il avait eu des missions de ce genre, des traces en, seraient restées ; or, cela aujourd’hui se saurait, les hommes d’État : aimant toujours à laisser des mémoires pour être publiés cinquante ou soixante ans après leur mort. Et relativement au comte de Saint-Germain qui a tant, et tant défrayé les chroniques au xviiie siècle, la postérité ne sait rien, absolument rien.

Il disparut aussi mystérieusement qu’il était venu. En dernier lieu, après avoir joué un rôle occulte dans la révolution de Russie, après : avoir séjourné vingt ans en Italie, en Prusse, en. Allemagne, il fut appelé à Eckernfærn, dans le duché de Sleswig, par le landgrave Charles de Hesse, prince passionné pour les sciences hermétiques. On n’a jamais su au juste ce qui se passa entre ces deux personnages ; ils vécurent d’une amitié mystérieuse pendant assez longtemps. On apprit enfin que Saint-Germain était mort à Eckernfœrn, quelques années avant l’éclosion de la révolution ; mais sa tombe resta aussi introuvable que son berceau. Jamais on ne put arracher à Charles de Hesse le moindre renseignement sur ce personnage énigmatique dont il avait été le seul confident ; c’est à lui que Saint-Germain légua ses papiers, lors de sa disparition définitive ; Charles les conserva quelque temps et finit par les détruire.

Mais il y a une chose que l’on sait : c’est que le prétendu comte de Saint-Germain fut un des plus actifs organisateurs de la franc-maçonnerie. Dans ses incessants voyages, il voyait partout les chefs, les stimulait, les inspirait, et, sans jamais se mettre en vedette, il jouait en tous pays le rôle de grand initiateur. D’aucuns en ont conclu que la maçonnerie fut peut-être la source de sa mystérieuse fortune. Mais il faut observer que la secte ne fonctionnait pas alors comme de notre temps, et que, s’il recevait d’elle tant d’argent pour suffire à ses dépenses inouïes, l’enquête de deux années qui fut exercée par la police royale aurait bien découvert au moins une lettre de change représentant un envoi de fonds. Or, c’est là ce qu’il ne faut pas perdre de vue : il n’alla jamais chez un banquier, personne ne vit entrer de l’argent chez lui, et c’est au contraire par sommes fantastiques que l’or, les espèces sonnantes, sortaient de ses mains. Chef franc-maçon, lui, il le fut ; mais, au point de vue pécuniaire, rien ne montre en lui un exploiteur de la secte.

Aussi, j’en reviens à ce point d’interrogation que j’ai posé tout à l’heure : le diable ne revêt-il pas parfois la forme humaine, pour se mêler plus directement aux nations et à leurs gouvernants ? le mystérieux et indéchiffrable comte de Saint-Germain ne fut-il pas une de ces manifestations énigmatiques du démon ?

Et, si l’on admet les manifestations de ce genre, — je ne pense pas que cela soit contraire à la théologie, — à plus forte raison peut-on admettre la possibilité d’incarnations, c’est-à-dire de possessions latentes, cas où le diable s’installe à demeure fixe chez un être humain, dès sa naissance ; telle est Sophie Walder.

Cependant, cette question est tellement délicate, qu’on ne saurait l’aborder qu’avec la plus grande réserve. En Sophie, il y a, en effet, le corps humain soumis à toutes les lois ordinaires de la nature (croissance, effets des années, maladies, etc.), et, d’autre part, en de certaines circonstances, ce corps bénéficie — si je puis ainsi m’exprimer — de certains privilèges extranaturels. Tels faits merveilleux, accomplis par les saints, sont reproduits identiquement, mais en vue d’œuvres mauvaises, par les possédés à l’état latent. Dieu veut que ses saints opèrent des miracles, afin de confirmer d’une manière éclatante, aux yeux des peuples, l’existence du surnaturel ; mais aussi, pour le châtiment des nations coupables, il permet parfois aux puissances infernales d’accomplir tels et tels prestiges.

Que Sophie Walder soit sujette aux maladies, comme le commun des mortels, cela ne fait pas l’ombre d’un doute pour moi qui l’ai étudiée de près et qui ai même eu à la soigner dans une occasion inoubliable. Que, d’autre part, son corps de possédée latente ait, quand Dieu le tolère, la faculté de produire certains phénomènes ou d’être pour ainsi dire un champ d’expériences de haute magie, cela ne me parait pas douteux non plus.

La maladie à laquelle je viens de faire allusion était un terrible avertissement du ciel ; la malheureuse ne l’a jamais compris.

Je dois parler de cet épisode de son existence, et l’on verra par là combien Sophia était audacieuse, quand, il y a quelque vingt mois de cela, elle écrivait à M. le chanoine Mustel cette lettre qu’il a reproduite (Revue catholique de Coutances, n° du 3 mars 1893), et où j’ai relevé tout de suite les passages suivants, attaque directe contre moi :


« … Le docteur Bataille, écrivait-elle, abuse d’une situation toute particulière. À l’époque où je le croyais mon ami, il me sauva d’une péritonite qui m’emportait. Je lui en eus une vive reconnaissance. Je m’aperçois aujourd’hui que de tette reconnaissance il profita outre mesuré. Mais de nous deux quel est l’indigne ? J’en fais juge le public. Je pensais avoir eu un frère qui m’avait arrachée à la mort, je me trompais ; le médecin était un faux-frère dont l’unique souci était de conserver un sujet qui lui paraissait curieux à étudier. L’espion se faisait sauveur de l’espionnée pour continuer jusqu’au bout son espionnage…

« … Si dans un excès de gratitude j’ai eu trop d’amitié pour cet homme, trop de confiance en lui, le blâmable est, non pas moi certes, mais lui qui a abusé de cette amitié et de cette confiance. Que dans leur conscience se prononcent les impartiaux !… Ils jugeront très sévèrement, j’en suis sûre, cette trahison, d’autant plus ignoble qu’elle est commise par un médecin vis-à-vis d’une malade qu’il a soignée et à qui il a pu arracher insidieusement quelques confidences ; c’est là une violation flagrante du secret professionnel. »


Le moment est venu de nous expliquer. Déjà, j’avais répliqué en toute hâte à ces insinuations, d’abord par une lettre à M. le chanoine Mustel, aussitôt publiée par lui, et immédiatement après par une note à laquelle le lecteur peut se reporter (premier volume de cet ouvrage, pages 324-325), et je m’étais réservé de donner des explications, dans la mesure du possible, quand j’en viendrais à étudier le cas spécial de Mlle Walder, et cela en dépit de ses menaces.

Le lecteur me rendra cette justice que, jusqu’à présent, dans tout ce que j’ai écrit sur Sophia, je n’ai rien dévoilé de ce qui est le secret d’une malade, en tant que femme et que malade. En vain, cette hardie demoiselle a essayé de faire prendre le change au public, en en appelant, sur un ton mélodramatique, à « la conscience des impartiaux ». Les impartiaux diront tout au contraire que je suis un fidèle observateur du secret professionnel, et que, lorsque, à l’appui d’une thèse, il m’est impossible de ne pas parler d’une personne, je vais mille fois moins loin que nos Salpêtriers dans ce qu’ils impriment relativement à leurs sujets d’expériences, Rosa ou autres.

Le secret professionnel consiste à garder la discrétion, par exemple, en matière d’accouchement, sur certaines irrégularités de la personne qui vient se faire soigner ; tels sont les cas d’une femme mariée ayant conçu dans l’adultère, ou d’une veuve, ou d’une fille. La malade confie son secret au médecin ; celui-ci doit tenir bouche close, comme un confesseur.

Mais le cas de Mlle Walder n’a rien à voir avec aucun de ce genre. Ce n’est nullement violer le secret professionnel médical, qu’exposer publiquement l’étude qu’on a faite, même en désignant la personne étudiée, d’une situation anormale où la nature joue un rôle, et le surnaturel, un autre rôle, attendu que ce cas-ci ne présente rien de déshonorant pour le sujet, Mlle Walder devrait même me savoir gré des circonstances atténuantes que je lui accorde, et que tout catholique lui accordera, précisément parce que, la considérant comme possédée, nous la plaignons, même dans les œuvres coupables qu’elle accomplit ; dans la rage infernale qu’elle déploie, elle n’est qu’un instrument du démon qui est en elle ; disons le mot, elle n’est pas responsable de ses diableries.

Du reste, si j’ai nommé Mlle Walder, c’est à raison à de son maçonnisme ; elle n’est pas la seule possédée que j’ai étudiée, et je ne nomme pas, je n’ai aucune raison de nommer celles que j’ai rencontrées en dehors des triangles, c’est-à-dire celles qui, bonnes chrétiennes, m’ont soumis leur cas, pour savoir s’il relevait du médecin ou du prêtre.

Dans l’épisode que je vais raconter, il importe de scinder en deux catégories de faits très distinctes ce que j’ai appris de la bouche de Mlle Walder. Sa maladie elle-même n’est nullement de celles qui constituent un secret, et, quant à sa confidence d’un acte très coupable qu’elle voulait, mais n’a pu commettre, c’était un secret maçonnique, et en aucune façon un secret de malade. Seulement, voilà ! Sophia a voulu prendre les devants et m’en imposer, en me traitant de violateur du secret professionnel, avant que j’aie parlé. Ceci indiquerait que, sur ce point, elle a conscience de sa culpabilité ; on ne craint pas les révélations, quand on croit intimement avoir agi pour le bien.

Donc, c’était en 1884, un mois après que Léon XIII promulgua son immortelle encyclique Humanum Genus. J’avais un congé, qui me permit de venir passer quelques jours en Italie ; mais, pour une raison particulière, je devais garder l’incognito : j’avais à m’enquérir, du côté de Naples, de certaines choses qui m’avaient été signalées par Carbuccia, depuis bon temps disparu pour ses ex-frères. Le 20 mai, j’étais à Rome, de passage, le temps de prendre, chez quelqu’un qui se tenait en dehors du mouvement maçonnique, sans être cependant dévoué à l’Église, une lettre de recommandation pour Naples, où, à aucun prix, il ne me fallait éveiller l’attention des Bovio et des Pessina. Cette affaire, dont je m’occupais et qui est étrangère aux événements et études, objet de cet ouvrage, me fit aller deux fois à Caserte, une fois à Frosinone et une autre fois à Roccasecca ; je dus me multiplier, revenir à Rome à plusieurs reprises, retourner chaque fois à Naples, qui était mon centre d’opérations. Le 1er juin, je me trouvais, inoccupé, dans la « douce Parthénope » ; j’attendais quelqu’un de Caserte, qui m’avait promis de venir par le train qui débarque à une heure et demie ; mon homme m’avait manqué de parole ou avait été retenu par quelque empêchement majeur imprévu. D’autre part, dans les conditions où je menais mon enquête, je n’avais pu donner à cette personne ni nom ni adresse où me télégraphier. Je n’avais qu’à renoncer à lui, et cependant son concours m’était bien utile ; alors, il me fallait, ne sachant comment employer mon temps, flâner en ville et venir à la gare à l’arrivée de chaque train. C’est à ce dernier parti que je m’étais arrêté ; de là, toute une après-midi complètement perdue. Au train de six heures moins quelques minutes (je ne me rappelle plus au juste), personne encore ; j’ai noté seulement que c’était un train omnibus, aussi je ne fus pas trop étonné de mon attente inutile. J’avais plutôt compté sur l’express.

Il faisait un temps superbe, un de ces grands jours d’été où le soleil de Naples a une vraie ardeur de Vésuve ; la chaleur était encore pesante, malgré l’heure déjà avancée et malgré la brise qui venait du golfe, toute humectée de senteurs marines. Je marchais au hasard, comme tout à l’heure. J’étais allé de la gare à la porte Capuana et de là au jardin botanique, en coupant à travers le faubourg, absorbé par mes pensées, ayant distribué aux mendiants braillards qui pullulent quantité de centimes dont on tient table de change aux carrefours.

Puis, j’étais revenu sur mes pas, harcelé par un gamin en guenilles, qui s’était attaché à ma poursuite, à ma sortie du jardin, sur la strada Foria, et dont je ne pouvais me délivrer, m’étant juré que c’en était fini pour aujourd’hui de jeter des piécettes à toute cette vermine d’éhontés quémandeurs.

Je fuyais, littéralement, agacé, énervé ; je me tenais à quatre pour ne pas envoyer l’enfant rouler d’un coup de poing… Oh ! ces mendiants de Naples ! une glu !… Depuis le jardin botanique, celui-ci ne me quittait pas d’une semelle, me regardant de ses yeux noirs brillants et m’hallucinant de son Datemi uno soldo, signor ! nasillé sans relâche, comme tombe sans relâche, de seconde en seconde, la goutte d’eau de l’acqueduc sur le sol ; et impossible de m’en débarrasser ! Puis, en même temps, il ajoutait : Io te cognosco, signor, io te cognosco, signor ; io re cognosco, signor !… J’en avais le mal de mer.

Je me précipitai dans la grande salle de la gare ; j’allai au guichet, comme pour prendre un billet ; il m’y suivit encore. Au fait, pourquoi ne prendrai-je pas un billet pour n’importe où ? pour la première station, n’importe laquelle ; cela me donnerait accès sur le quai. Justement, un train va partir dans quelques minutes, et celui que j’attends, l’express de Rome, est en retard… Enfin, ouf ! je respire ; les carabiniers sont entre moi et le morveux mendiant.

Je regarde mon billet ; il est pour Casalnuovo. Irai-je finir là la soirée, si décidément mon homme ne vient pas ?… J’étais perplexe. Je me rappelle alors ses hésitations à me donner sa parole, et j’ai comme un pressentiment que l’habitant de Caserte ne tiendrait pas sa promesse… Je me trompais : il vint, mais le lendemain, où je le rencontrai chez un ami commun qu’il savait que je devais visiter pour notre affaire ; son retard provenait d’une bonne nouvelle qu’il avait à m’apporter, et il avait télégraphié pour moi chez l’ami en question… Néanmoins, ce soir-là, je ne croyais plus à sa venue ; mais, par acquit de conscience, je voulus voir.

Justement, dix minutes environ avant le départ du train omnibus que j’avais la faculté de prendre, les employés font des signaux, des coups de sifflet retentissent au loin ; c’est l’express retardataire qui arrive.

On se range, on fait place. Les voyageurs débarquent ; je suis là au premier rang, et j’ai bientôt constaté que mon homme de Caserte est encore absent.

Tout à coup, mon attention est attirée par l’odieux gamin dont j’ai eu tant de peine à me délivrer. Comment at-il réussi à s’introduire jusque-là ? Sans doute, il s’est glissé, comme une couleuvre, au travers des employés. Quoiqu’il en soit, il est là, mais sans me voir ; ce n’est plus à moi qu’il en veut ; un voyageur de l’express sera sa proie.

En effet, il a bientôt trouvé sa victime ; c’est une femme, la première qui lui paraît devoir se laisser attendrir ; c’est une femme, une jeune femme, qui marche en tête d’une file d’arrivants, et malade encore, cela se voyait{{{2}}} Comment pourra-t-elle se dépêtrer du maudit gueux ?

Le flot la conduisait vers moi ; le gamin voit derrière elle une famille d’anglais et se rejette sur ceux-ci. Quelle chance pour la jeune voyageuse malade ! pensé-je. Alors, je la regarde mieux, tandis qu’elle lève les yeux sur moi, et un double cri de surprise retentit :

— Mademoiselle Sophie Walder !

— Le docteur… Bataille !

C’était bien elle, en effet, mais combien changée ! irreconnaissable presque. Je n’en revenais pas.

Elle n’eut pas une seconde d’hésitation :

— Ah ! béni soit le Dieu-Bon qui vous met ainsi sur mon chemin… Venez, venez… Sauvons nous !…

Et elle s’accrochait à mon bras, l’air désespéré, bouleversé.

— Voyons, voyons, ma chère demoiselle, lui dis-je… Voyons, voyons… Ah ! ça, mais qu’avez-vous donc ?

— J’ai… rien, répondit-elle… rien… Venez vite, sauvons-nous !… Oh ! je souffre !… Dieu-Bon, comme je souffre !…

Et, de fait, son visage s’altérait, ses méplats s’estompaient visiblement d’une douleur aiguë ; et elle se crispait à mon bras qu’elle avait pris ; des larmes roulaient dans ses yeux.

Je ne crus devoir en demander davantage. Je l’entraînai vers une carrozella. Nous devions avoir l’air de deux fous.

— Mais je vous croyais en Amérique ? ne pus-je cependant m’empêcher de lui dire encore.

— Oui… non… balbutia-t-elle… c’est-à-dire je vous raconterai cela… Oh ! je souffre !…

Je dus presque la hisser dans la voiture. Je dis au cocher de tempérer l’ardeur de son cheval, un de ces petits chevaux trapus qui volent plutôt qu’ils ne courent et qui sont infatigables, à l’opposé des rosses efflanquées de nos fiacres de Paris.

Maintenant, les questions se pressaient d’elles-mêmes sur mes lèvres :

— Pourquoi ici ? Comment ?… Mais enfin, m’expliquerez-vous ?… Que vous est-il donc arrivé ?…

— Oh ! je vous en prie, mon ami, ne me parlez pas… Je souffre atrocement…

En effet, malgré nos recommandations, l’endiablé cocher ne retenait guère son impatiente bête, qui avait pris le grand trot ; et l’imbécile, mêlant ses cris à ceux de ses tapageurs confrères, faisait claquer son fouet. Les soubresauts de la voiture secouaient ma malade et lui arrachaient comme des plaintes hurlées. Elle était livide, sur le point de perdre connaissance.

Ayant mes raisons pour ne pas faire connaître mon adresse, surtout à Mlle Walder, j’avais jeté au cocher le nom d’un hôtel du quartier neuf. Enfin, nous arrivons à temps ; elle était à bout de forces.

La faire monter dans une chambre, la coucher, allumer du feu, malgré l’été, parce qu’elle claquait des dents, fut fait, on le pense, combien rapidement. Le garçon me demanda s’il me fallait une chambre aussi pour moi, s’il devait aller chercher de suite un docteur. Je lui répondis que j’étais médecin moi-même et qu’étranger je demeurais en ville chez des amis ; j’allais donner son nom pour la faire inscrire, mais elle en eut l’intuition et un rapide regard qu’elle m’adressa me fit comprendre qu’elle se chargeait de ce soin, dès qu’elle irait mieux ; évidemment, elle avait déjà adopté son fameux système des pseudonymes de voyage.

Débarrassé du garçon, de la camérière, du propriétaire de l’hôtel, enfin de tous les importuns, nous restâmes seuls, — elle geignant dans le lit.

Je m’approchai.

— Voyons, ma chère amie, êtes-vous un peu remise ?… Racontez-moi ce que vous éprouvez…

Et je lui pris le pouls. Calme absolu, plutôt petit, pas de fièvre, pas de chaleur à la peau.

— C’est là, mon ami, dit-elle en me désignant son ventre ; des douleurs, comme si l’on me brûlait au fer rouge !…

— Permettez, fis-je ; — et je tâtai. L’abdomen était énorme, ballonné, résonnant comme une outre gonflée et extrêmement douloureux à la pression ; le contact même du drap et de la chemise devenait insupportable. De plus, le hoquet s’établissait par intervalles.

Mon diagnostic fut tout de suite posé. Je murmurai en moi-même : pas de fièvre, faciès hyppocratique abdominal, tympanite énorme, hyperesthésie, léger empâtement dans la fosse iliaque droite, hoquet, mal de cœur. Le mot m’échappa.

— Péritonite.

Elle me regarde, épouvantée.

— Péritonite ? fit-elle… Alors je suis perdue ! Ah ! Dieu-Bon ! Dieu-Bon !…

J’essayai de la calmer :

— Mais non, mais non, ma chère amie… pas même en danger… Mais, voyons, la cause ?… Un coup reçu ?… un arrêt mensuel ?… empoisonnée ?… quoi ?…

— Les maléachs, me dit-elle avec terreur, les maléachs ?… Ah ! Dieu-Bon : Dieu-Bon !…

Et elle se mit à pleurer.

— Laissez-moi donc tranquille avec vos maléachs ; ils n’ont rien à faire avec votre ventre !…

— Mais si ! mais si !… Laissez-moi quelques heures de repos et je vous raconterai.

Je sonnai ; un facchino vint. Je rédigeai l’ordonnance, la signai ; elle était telle que n’importe quel pharmacien l’exécuterait exceptionnellement, bien qu’émanant d’un médecin non-italien. Onctions belladonées, cataplasme, puis, glace ; champagne à l’intérieur, bouillon froid, etc., etc.

Le lendemain matin, elle allait mieux, quand je revins de très bonne heure. Son visage était revenu à l’état normal. Je la trouvai assise sur son lit.

— Pas péritonite ? me cria-t-elle, dès qu’elle m’aperçut.

Et elle ajouta, presque câline :

— Ah ! bon docteur, mon cher ami… Vous me sauverez, n’est-ce pas ?… Dites, dites, pas péritonite ?

— Si, répondis-je ; mais le diagnostic se précise maintenant… Fausse péritonique hystérique… Une violente émotion, alors ?

— Oui, mon très cher, violente, fort violente, et à un mauvais moment d’indisposition.

Alors, s’animant, elle me raconta.

Que me raconta-t-elle ?… Et d’abord, était-ce la malade qui faisait une confidence intime au médecin ?… Non ! jamais Sophie Walder n’eût narré son aventure au médecin quelconque qui fût venu à elle sur la réquisition de l’hôtel. C’était la sœur maçonne qui mettait un frère maçon au courant d’un crime qu’elle avait médité, qu’elle avait voulu commettre, et, palladiste enragée, elle attribuait aux maléachs l’insuccès de sa tentative. Au surplus les « impartiaux » vont en juger ; ils me donneront raison contre cette pauvre aveugle : je révèle un secret des triangles, un secret de haute-maçonnerie, et non un secret professionnel.

Trois années s’étaient écoulées depuis que j’avais vu Mlle Walder pour la première fois à Charleston. Elle m’avait appris alors son vif désir de venir en Europe ; mais elle n’était pas encore libre de réaliser son vœu, ou pour mieux dire, elle n’avait pas réussi à convaincre les Chambers, chez qui elle habitait, de l’avantage que la secte retirerait, si on l’autorisait à entreprendre ses voyages de prosélytisme, tant rêvés. Cependant, en 1881, son père, le vieux Philéas, était venu fonder en France le premier atelier palladique, la Mère-Loge le Lotus de France, Suisse et Belgique, qui, établie à Paris, devait bientôt rayonner sur les trois pays et y fonder d’autres ateliers triangulaires, Enfin, en 1883 ; Sophie avait obtenu l’autorisation désirée, et, sauf erreur, c’est vers la fin de l’année qu’elle quitta l’Amérique pour l’Europe ; en tout cas, elle était en 1884 à Paris, où son père avait chargé le F∴ Armand Lévy, premier Grand Représentant du Directoire Exécutif pour la France, de veiller sur elle. C’est en 1884 que fut constitué le triangle parisien Saint-Jacques. Sophie, qui, à l’âge de dix-neuf ans, avait déjà reçu toute l’initiation palladique, d’Albert Pike lui-même, vu son étonnante précocité, avait été nommée grande-maitresse du nouveau triangle, en vertu des pleins pouvoirs dont Philéas Walder disposait. On sait que le grand-maitre était le F∴ Bordone.

Dans le premier trimestre de 1884, je fus tout ailleurs qu’à Paris, et, lorsqu’au milieu de mai, je pus disposer d’un congé, ce fut pour venir en Italie, au sujet de l’affaire à laquelle j’ai fait allusion plus haut ; j’ignorais totalement où en était le palladisme en France, à peine dans sa première période d’installation et commençant seulement à prendre ses dispositions pour s’y développer, ainsi que dans les deux pays voisins (Suisse et Belgique).

Lorsque le Saint-Père promulgua l’encyclique Humanum Genus (20 avril), il y eut des cris de colère dans les loges ; dans les triangles, ce furent des cris de rage. Sophie était à ce moment à Zurich, où, munie de recommandations du F∴ Ruchonnet, un des membres du Suprême Conseil de Lausanne à qui elle avait été présentée à onze ans, ainsi que je l’ai raconté dans mon premier volume, elle sondait les diverses sœurs de la loge écossaise Modestia cum Libertate, pour voir celles qui seraient le mieux disposées à créer un premier triangle suisse ; là, le recrutement était des plus faciles.

L’encyclique de Léon XIII la mit dans une fureur indicible. Il y eut, à la loge de Zurich, une réunion en tenue androgyne, où la bulle pontificale fut brûlée solennellement. Sophie, qui était là comme visiteuse haut-gradée, avec ses patentes de Charleston, mais sans toutefois faire connaître son palladisme, — on travaillait seulement en troisième degré d’Adoption, — réclama et obtint l’honneur de jeter dans le feu le journal catholique suisse qui avait reproduit le document du Saint-Siège.


À la loge androgyne de Zurich, Sophie Walder réclama et obtint l’honneur de jeter dans le feu le journal catholique suisse qui venait de reproduire l’encyclique Humanum Genus.

Mais, dans sa rage toujours croissante, elle ne pouvait en rester là.

Elle avait connu, lorsqu’elle habitait les États-Unis, un certain médecin suisse, grand occultiste, venu en voyage à Charleston, et qui, retiré, s’était fixé en 1883 au bord d’un de ces lacs magnifiques, aux sites enchanteurs, dont les eaux baignent les rives helvétiques et les rives italiennes. Le docteur V** était bien fait pour comprendre et partager les sentiments de Sophia. Lui aussi, il était luciférien des plus fanatiques. Dans ma lettre du 26 février 1893 à M. le chanoine Mustel, je n’ai pas voulu le nommer. Ici, je ne le désignerai que par son initiale, non pas parce qu’il est mort, mais parce que son fils, aujourd’hui aussi lié d’amitié avec miss Diana Vaughan qu’il l’était, lui, avec Sophie Walder, a remis à miss un document des plus précieux, lequel m’a été communiqué, relatif au crime manqué dont je vais parler, et parce que cette communication ne m’a été faite que sous la condition expresse que le nom du docteur en question ne serait pas imprimé.

Mlle Walder, au comble de sa fureur satanique, quitta donc Zurich et vint trouver le docteur V*** dans sa retraite. Elle lui fit part de son projet, qu’il approuva. Il s’agissait, ni plus ni moins, d’assassiner Léon XIII, en pénétrant dans le Vatican n’importe comment. Néanmoins, l’essentiel était que le crime ne pût pas retomber sur la secte. Sophia se dévouait, pour le cas plus que probable où elle ne parviendrait pas à s’échapper, une fois le meurtre commis. Et voici comment le forfait avait été combiné :

Sophie Walder passa quelques jours chez le docteur, qui délivra un certificat, devant servir le cas échéant et attestant d’une façon discrète qu’elle ne jouissait pas de l’intégrité de ses facultés mentales. Puis, ils vinrent, elle et lui à Rome, sous deux faux noms qui ne m’ont pas été révélés. J’ignore aussi où ils descendirent, sachant seulement qu’ils se tinrent séparés l’un de l’autre ; mais j’ai tout lieu de croire que c’est à l’Anglo-American Hôtel, via Frattina, que le docteur V*** se logea ; car c’est cet hôtel qui procura un billet d’entrée au Vatican, évidemment sans que personne se doutât de l’usage qui devait en être fait. Le billet remis à Sophia, admise comme étrangère momentanément à Rome, celle-ci comptait qu’en se mêlant à la foule pieuse et privilégiée qui s’agenouille au passage du Pape, lors de l’audience publique, elle pourrait sans peine frapper le Souverain Pontife d’un coup de poignard.

La malheureuse égarée me dit qu’en dehors du docteur V***, cinq frères de la haute-maçonnerie furent mis au courant de cet exécrable projet, parmi lesquels Lemmi : la veille du jour qui avait été définitivement choisi, Lemmi donna un diner intime ; Sophia, le docteur V***, Hobbs, Pianciani, Cresponi, et aussi, m’a-t-elle assuré, Bordone, y assistaient. C’est là que Mlle Walder fit connaître son dessein au souverain grand-maître du Directoire Exécutif et à ses convives.

Toutefois, il est juste de dire que, sauf Hobbs, venu on ne sait pourquoi en Italie à cette époque, tous s’efforcèrent de la dissuader. Le docteur V***, qui avait tout préparé, recula presque, au dernier moment. Bordone et Cresponi eux-mêmes furent opposés à ce crime, quoiqu’en disant qu’ils s’en rapporteraient à la sagesse du grand-maître. Le comte Pianciani, lui, fut résolument contraire et fit valoir qu’un tel acte, accompli si peu de temps après l’encyclique, ne tromperait personne, quant à ses inspirateurs ; il fallait, dit-il, dédaigner la bulle et laisser vivre son auteur, en le couvrant de mépris.

Quant à Lemmi, il laissa d’abord Sophie longuement s’expliquer. Elle répéta qu’elle se sacrifiait volontiers ; qu’une fois prise, le coup mortel porté, il serait impossible de lui arracher le secret de son identité, et de cela tous étaient bien certains, on savait de quoi elle était capable ; elle exposa qu’elle donnerait seulement le nom sous lequel elle avait été censément en cure chez le docteur V*** et qu’elle ne le dirait qu’au bout de quelques jours, afin de donner à celui-ci le temps de regagner sa retraite ; enfin, elle fit ressortir que tout avait été bien combiné pour que, réussissant ou non, son crime passât sur le compte de la folie. Lorsqu’on viendrait à interroger le docteur V***, celui-ci la reconnaîtrait, non pour Mlle Walder, mais pour une jeune femme inconnue ayant fait appel à ses soins accidentellement et qu’il avait, au cours de sa cure, considérée comme complétement détraquée. Ainsi, la maçonnerie ne serait pas compromise.

Lemmi désapprouva tout, et en termes très formels : pour une fois dans sa vie, il parla le langage de la modération et du bon sens ; il mit tous ses efforts à calmer Sophia. Celle-ci fut désenchantée ; car elle s’attendait à avoir son approbation.

Ici, je dois ouvrir une parenthèse. J’ai eu, de deux côtés, le récit de ce débat intime du 31 mai, et il est indispensable, avant d’aller plus loin, de signaler les différences entre les deux versions, d’autant plus que sur un point il y a une contradiction très importante.

Je viens de relater là ce que Mlle Walder me débita à Naples, dans les circonstances que j’ai d’abord rapportées, c’est-à-dire le 2 juin au matin : les notes que je pris ensuite sont brèves, mais me parurent suffisantes, et je ne pense pas que ma mémoire m’ait trompé ni que j’aie mal compris. Il est évident, d’autre part, — est-il besoin de le dire ? — qu’aujourd’hui la triste héroïne ne se prêterait pas à une interview sur ce sujet. Or, il me semble bien certain qu’alors Sophia m’indiqua Bordone comme étant au nombre des convives et comme ayant combattu son projet, tout en disant s’incliner d’avance devant ce que déciderait Lemmi. Mais depuis lors, quand une preuve capitale de la présence du docteur V*** à Rome et de l’obtention réelle du billet d’entrée au Vatican m’a été communiquée, j’ai eu d’autres renseignements d’une source différente : quelqu’un en qui j’ai lieu d’avoir confiance et qui me parlait d’après le fils du docteur V*** ; celui-ci tenait les faits de son père même. Il me fit affirmer que Bordone n’était pas là. Pourtant, Mlle Walder m’a certainement signalé sa présence, sans y insister autrement il est vrai ; moi, je n’avais, on le comprendra, aucune raison, en arrêtant mes notes, de joindre son nom à ceux des autres. Le fils V*** sait que Bordone fut contraire au projet criminel ; mais il dit que Mlle Walder ne vint pas directement de Zurich à la résidence de son père, et il estime qu’elle dût regagner d’abord Paris, y voir Bordone, et que c’est sur le refus de celui-ci de s’associer à elle dans cette coupable entreprise qu’elle se rendit auprès du docteur.

Sur ce point, qui est-ce qui s’est trompé ? Je l’ignore. Le fils V*** n’était pas chez Lemmi ; mais il a eu du docteur son père des détails très précis, et ni son père ni lui ne peuvent être rangés dans la catégorie des cerveaux troublés. Par contre, quarante heures ne s’étaient pas passées depuis ce dîner historique, au moment où Sophia me le narra, et quel intérêt aurait-elle eu de m’énumérer cinq noms, s’il n’y avait eu que quatre convives en dehors de l’amphitryon et d’elle ?

On le voit, j’avais raison de dire que cette contradiction valait la peine d’être signalée. Elle ne peut, en tout cas, infirmer en rien la valeur du récit, à cause de tous les autres détails qui concordent dans les deux versions, à cause de la preuve qui m’a été communiquée du billet d’entrée obtenu par voie détournée, exactement à la date dont il s’agit. Mais j’avais le devoir de mentionner cette divergence de versions, parce que le souci de l’exactitude ne saurait être poussé trop loin en un aussi grave sujet.

Ce n’est pas tout ; mais ce qui va suivre n’est pas une contradiction.

Le fils V***, rapportant ce qu’il tient de son père, a complété, en ce qui concerne l’avis exprimé par Lemmi, ce que Mlle Walder m’avait répété. Lemmi fut entièrement de l’avis de Pianciani, quant au mépris apparent qu’il fallait opposer à l’encyclique pontificale ; il blâma la résolution de Sophia et lui développa ses arguments pour la faire renoncer à son dessein. Mais il ajouta que, si l’occasion se présentait de faire expier à Léon XIII par la mort sa déclaration de guerre à la franc-maçonnerie, il ne faudrait pas la laisser échapper. C’est à l’acte d’un isolé qu’il était opposé, surtout si pour accomplir la vengeance il était nécessaire de laisser croire que l’ultionniste ne jouissait pas de sa raison, et, par conséquent, de le renier ou de cacher son affiliation à l’Ordre. L’expiation, accomplie de cette façon, serait funeste à la cause sainte, expliqua-t-il. Au contraire, il était plus adroit d’entretenir la haine nourrie contre le pape par certains hommes résolus de la population romaine, jusqu’au jour où, arrivée à son paroxysme, elle éclaterait : alors, à la faveur d’une émeute savamment préparée, on pourrait faire envahir le Vatican, — cela entrait mieux dans le plan maçonnique, — et le massacre de Léon XIII, paraissant être un acte de justice populaire, l’Ordre n’en serait pas accusé devant l’opinion publique européenne.

Enfin, quelles qu’aient été les opinions ainsi formulées, Sophia n’en avait pas moins persisté dans son exécrable projet. Toutefois, sans dire qu’elle l’abandonnait positivement, elle avait déclaré qu’elle allait réfléchir et se coucher. « La nuit porte conseil, fit Pianciani ; notre jeune sœur renoncera à sa funeste équipée. » Hobbs, lui, ricanait.

Le lendemain, la fille de Philéas Walder se livra, dès son lever, à une consultation magique, brûla l’hostie consacrée, qu’habituellement elle porte, déjà profanée, sur elle, et conclut qu’elle devait agir. Puisqu’elle était en possession du billet d’entrée au Vatican, pensait-elle, c’est que le Dieu-Bon le voulait.

Elle écrivit quelques mots au à docteur V***, pour lui dire qu’elle prenait seule la responsabilité de ce qui pouvait arriver, mais qu’elle l’engageait à quitter Rome de suite, afin que sa présence n’y fût pas découverte et qu’il ne pût être accusé de complicité.

Entre nous, je crois que Sophia n’eût pas réussi à pénétrer jusqu’au pape, même avec son billet d’entrée, ni à se mêler à des pèlerins, aussi facilement qu’elle se l’était imaginé ; si habile qu’elle est, elle n’eût pas manqué, il me semble, d’éveiller des soupçons ; car, les premiers pas faits à l’intérieur du Vatican, elle eût été bientôt dépaysée. Mais, à cette époque, elle venait pour la première fois à Rome ; elle ignorait les usages de la demeure pontificale ; elle croyait bénévolement que, le seuil franchi, elle n’aurait plus qu’à circuler en toute liberté, montrer son billet aux gardes et se faufiler dans le premier groupe venu admis à une audience publique, après quelque attente.

Néanmoins, me raconta-t-elle, la pensée de ce qu’elle allait faire n’était pas sans lui donner une violente émotion. En outre, elle avait, ce jour-là, certaine indisposition naturelle aux femmes. Partie en fiacre, elle eut d’abord quelque malaise, qu’elle attribua alors aux secousses de la voiture ; mais, en descendant, ce fut bien autre chose.

Arrivée à la porte de bronze du Vatican, me dit-elle, elle avait ressenti comme un choc intérieur. Que se passait-il donc en elle ?… Une bouffée de chaleur lui envahit la face ; elle frissonne, claque des dents, va perdre connaissance, se soutient à grand’peine en s’appuyant n’importe où elle ne se rappelle plus ce qui s’est passé ; cela n’a duré, sans doute, que quelques secondes ; elle reprend le sentiment de la vie, comme si elle l’avait un instant perdue. La voilà assez effrayée, et ne comprenant rien à ce qu’elle éprouve.

Instantanément, elle sent son sang s’arrêter, en même temps qu’une douleur d’une violence inouïe se déclare-dans le côté gauche du ventre.

Voulant accomplir quand même l’acte qu’elle a si longtemps prémédité, elle essaye de réagir ; mais, à chaque pas, elle souffre davantage. Le côté droit, à son tour, se prend, et la voilà qui se tord dans des coliques indescriptibles.

Dans son trouble, elle jette autour d’elle des regards effarés. Tout cela a été bien bref ; car le cocher qui vient de la conduire s’éloigne à peine. Elle trouve la force de le rappeler ; sa résolution est subitement changée, elle se sent vaincue, terrassée, et, voyant que les gardes de l’entrée du palais viennent de l’apercevoir et semblent se consulter à voix basse à son sujet, elle s’éloigne rapidement, en leur jetant un regard chargé de haine. Le cocher est retourné vers elle ; elle lui déjà qu’elle est malade et de la ramener là où il est venu la prendre.

Là, elle trouve le docteur V*** ; celui-ci, ayant reçu sa courte lettre, s’était empressé d’arriver, voulant tenter un dernier effort pour la dissuader ; arrivé trop tard, il allait se retirer. Il remonte et l’accompagne dans sa chambre. « Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ? » Au premier moment, elle ne veut ou ne peut rien dire. Les douleurs ont redoublé et continuent de plus en plus fortes. Elle est prise de vomissements, elle se croit perdue.

Alors elle éclate en malédictions

— Maudits soient les maléachs, crie-t-elle, qui m’ont pénétrée, qui me torturent, qui m’ont empêchée et m’empêchent de remplir ma mission !… Oui, maudits, maudits les invisibles ! Mille fois soit maudit Adonaï !

Le docteur V*** veut la secourir, la soigner. Elle refuse ses services, elle est affolée, elle n’a plus confiance en lui.

— Ce n’est pas ici, rugit-t-elle, que je puis être délivrée des maléachs… Non, non, docteur, allez-vous-en, laissez-moi… Ou plutôt, faites comme vous voudrez ; restez à Rome, vous ; c’est votre affaire… Moi, je ne veux pas rester une heure de plus dans cette ville maudite… Adonaï et ses maléachs m’accablent… Retirez-vous, retirez-vous, je vous dis… Je ne veux personne à mon aide… Ah ! Dieu-Bon : Dieu-Bon ! luttez pour moi ; seul, vous me sauverez !…

Un moment, la douleur paraît s’apaiser. Le docteur V*** insiste ; elle le repousse, le menace. Il sort. — Il dit plus tard à son fils qu’il avait cru à une crise quelconque, vu son refus de s’expliquer sur ce qu’elle ressentait, et qu’il était allé prévenir ses amis, pour aviser aux moyens de l’empêcher de faire quelque esclandre et de les compromettre. — Elle, alors, règle ce qu’elle doit à son logeur, fait mander une nouvelle voiture, s’informe du premier train en partance, donne ordre de lui expédier ses bagages en gare de Naples, et gagne en fiacre l’embarcadère de Termini, munie seulement de ce qui lui est indispensable, pour prendre l’express, profitant du répit que le mal semble lui laisser.

Je l’avais écoutée, sans manifester mes sentiments, comprenant très bien que c’était là une maladie subite dont Dieu l’avait frappée au moins pour lui donner à réfléchir. Je ne crus pas utile de la prêcher ; j’avais encore à poursuivre mes enquêtes, et il ne fallait, à aucun prix, me démasquer à ses yeux ; du reste, je ne la voyais plus maintenant en danger immédiat de mort, quoique son état fût très grave. En moi-même, je priai Dieu de l’épargner ; mais je me promis, toutefois, au cas où je ne serais pas exaucé, de veiller plus attentivement que jamais sur elle, et, au moment nécessaire de lui amener un prêtre, à qui j’aurais tout révélé.

En attendant, je la rassurai entièrement, quoique moi-même assez perplexe. Encore une fois, j’avais été obligé de modifier mon diagnostic. Ce n’était décidément pas à une fausse péritonite hystérique que j’avais à faire, mais bien à une belle péritonite, ou plutôt métropéritonite.

Quelques heures après, en effet, elle était, reprise, et des accidents formidables se déclaraient. Elle resta un bon mois sur le flanc. Le tout : se termina par une salpingite suppurée… Mais il ne s’agit pas de médecine ici. J’ai voulu, principalement, montrer, par l’exemple de Sophie Walder, jusqu’où peut aller la rage de la haute-maçonnerie, et justifier, en même temps, ce que je disais plus haut, savoir qu’un possédé latent est bel et bien sujet aux maladies ; sa nature semi-diabolique ne l’en préserve aucunement.

Ainsi, voilà une personne qui est d’ordinaire comme vous et moi. Elle, n’a rien de l’hystérique, que j’ai décrit, et on ne saurait la prendre non plus pour une possédée telle que les victimes de Loudun et autres, passées en revue dans un long chapitre.

Le possédé latent produit des phénomènes plus étranges encore que, ceux des possédés ordinaires. Nicole de Vervins, avons-nous vu à la fin de sa possession, ouvrit sa bouche qui s’élargit démesurément, et un porc, un chien et un taureau vivants en sortirent. Ceci ne serait qu’un jeu, si l’on peut dire, pour un possédé latent. Dans aucune affaire d’exorcisation, par contre, on n’a constaté un cas pareil à celui du marabout sataniste Sidi-Mohammed Abderrhaman, que j’ai cité, dans le n° de juillet 1894 de la Revue Mensuelle (pages 202 à 204, Chronique du Surnaturel) : ce marabout, vivant encore, appartenant au village de Tifrit-nait-ou-Malek, des, Beni-Sedjour, commune d’Azazga, se coupe la tête à volonté, devant les gens ; il porte le couteau sur lui-même, se tranche le cou, le sang coule, la tête roule par terre, en grimaçant ; puis, après être resté quelque temps, ainsi décapité, il remet son chef en place ; une fois, le prestige ne put réussir, par l’effet d’un arabe chrétien, qui se trouvait là et récita mentalement des prières ; le marabout sataniste ne parvint qu’à s’entailler gravement, se fit une blessure atroce, et fut en traitement cinq ou six mois à l’hôpital de Tizi-Ouzou. Voilà un possédé latent.

Évidemment, il n’y a pas là miracle ; il y a supercherie du démon. De même, dans le cas de Sophia opérant, en grand triangle ou parfait triangle, des œuvres de grand rite. L’un de ses prestiges les plus célèbres est celui de la traversée du mur. Je l’ai indiqué ; M. De la Rive, d’autre part, l’a fait connaître, avec des détails fort précis, mais sans chercher à l’expliquer, ni au point de vue naturel, comme œuvre de prestidigitation, ni au point de vue surnaturel, comme œuvre de magie diabolique.

Mlle Walder, prétendant avoir la faculté de se fluidifier, a renouvelé cette expérience dans plusieurs capitales, et à diverses reprises, notamment à Paris. Toutefois, il faut une salle spéciale pour qu’elle opère, c’est-à-dire une selle où l’on a construit le mur à traverser, sauf à le démolir ensuite.

À Paris, un de ses locaux préférés est situé dans le quatorzième arrondissement. Elle y a donné, une fois, en 1891, sa séance de fluidification. C’est un immeuble admirablement bien placé pour les réunions maçonniques et occultistes ; loges de divers rites, arrière-loges et triangles y ont tour à tour leurs tenues.

Quand vous aurez l’occasion d’aller au cimetière Montparnasse, ressortez-en par le côté sud, et suivez la rue du Champ-d’Asile qui le borde dans toute sa longueur ; ou encore, c’est à quelques pas en entrant dans cette rue par l’avenue du Maine. À droite, des maisons ; à gauche, le mur du cimetière. Dès la nuit venue, cette rue est absolument déserte, surtout dans la partie qui va de l’avenue du Maine à la rue Gassendi : là, pas d’habitations proprement dites, mais surtout des immeubles occupés par des industriels ; la journée de travail terminée, les ouvriers des divers ateliers partis, plus personne : qui s’aventurerait d’ailleurs en un endroit aussi lugubre ?

Entre l’usine d’un constructeur-mécanicien et un immeuble d’angle occupé par un important relieur, vous remarquerez un édifice singulier, de la hauteur totale d’un rez-de-chaussée et d’un entresol ordinaires. De loin, en arrivant par l’avenue, il a tout l’air d’un hall annexé à l’usine du mécanicien, servant de hangar ou de remise aux machines, comme une sorte de garage pour locomotives. Mais approchez, et vous constaterez que cette construction énigmatique est parfaitement distincte de l’usine ; alors, vous vous rendrez compte qu’il y a là quelque chose, on ne sait quoi, qui, vu de l’extérieur, fait l’effet d’une immense salle qui n’aurait point de fenêtres. Il y a tout juste une porte, pour entrer, et, à droite de la porte, une unique fenêtre, dans tout l’immeuble, décèle le logement d’un concierge ; au-dessus, un fenestron, pour la chambre de ce gardien fidèle, aménagée ainsi sous la toiture. Approchez encore, et examinez de près la petite porte d’entrée : vous y verrez, dans les ornements en fer forgé, le triangle, l’équerre, le fil à plomb, le compas, emblèmes maçonniques. En outre, ce qui vous frappera davantage, maintenant que vous voilà observateur, ce qui vous crèvera les yeux, quand vous les promènerez sur cette longue et épaisse muraille en pierre et briques, dépourvue de fenêtres, et ce qui vous donnera à réfléchir, c’est une gigantesque lettre, également en fer forgé, répétée trois fois, s’étalant lourde et massive sur le monument mystérieux : l’S, c’est-à-dire l’initiale de Sophia[2].

Elle peut venir là, en effet, la grande-maîtresse luciférienne, sans être soupçonnée par quiconque ; elle sera là comme chez elle. Mais, si l’immeuble n’a qu’un étage au-dessus du sol, il en a deux en dessous. Un peu plus loin, au bout de la rue, vous apercevez l’entrée des catacombes ; c’est ainsi que les sectaires possèdent, souterrainement, plusieurs salles, dont l’entrée par une cave est ignorée des imparfaits initiés. Il y a, d’ailleurs, à Paris, principalement dans le quartier de la montagne Sainte-Geneviève, quelques maisons qui sont construites avec plusieurs étages de caves : telles, qui pourraient être citées, servent de lieu de réunion à des amateurs de cor de chasse ; grâce à la nature du sol, le dessous de la maison est creusé et solidement édifié, à d’étonnantes profondeurs ; un escalier en spirale permet de descendre à deux ou trois étages en bas, et là les sonneurs de trompe peuvent s’en donner à cœur-joie, tout le soir, sans réveiller les voisins. Au temple secret de la rue du Champ d’Asile, on n’a pas eu besoin d’édifier ; il a suffi de profiter telle partie des catacombes ; un mur de séparation, établi à une assez grande distance, sous terre, forme comme une enceinte qui rend inaccessible aux visiteurs ordinaires la superficie réservée aux dépendances de l’immeuble maçonnique ; il leur est même impossible de se douter qu’au delà de cette muraille il y a en quelque sorte des catacombes privées.

Là, donc, nos francs-maçons occultistes opèrent en toute sécurité. En premier lieu, leurs réunions commençant à huit heures et demie du soir au plus tôt, personne ne les voit entrer en cet asile si habilement dérobé à la curiosité publique ; en second lieu, une fois descendus dans leur deuxième sous-sol, ils peuvent s’y livrer à toutes leurs pratiques, sans craindre qu’aucun bruit ne trahisse leurs mystères[3].

C’est pourquoi, lorsqu’en 1891 Mlle Walder donna, en cette retraite ingénieuse, ses séances de fluidification, on n’eut que l’embarras du choix, parmi les salles souterraines, pour en disposer une comme il fallait.

Mais ne nous occupons pas uniquement de ce local ; voyons comment, en général et partout, s’effectue l’opération.

Un mur, épais de soixante centimètres au moins, a été bâti au milieu de la salle, la divisant en deux parties égales. Cependant, un espace, large d’un mètre, a été ménagé à droite et à gauche, afin que les assistants puissent circuler tout autour. C’est là ce qu’on appelle « le mur d’expérience ». Ce mur s’élève jusqu’au plafond, excepté au milieu, dans la partie supérieure où il est coupé de cinquante à soixante centimètres carrés ; dans cette échancrure, on a logé une grosse cloche, dont la corde prend du côté du mur opposé à l’entrée de la salle.


Sophie Walder, possédée latente. — La faculté de fluidification : Opération de la traversée du mur (Page 827).

La salle elle-même est rectangulaire ; l’entrée est à l’ouest et sur le tambour qui donne accès, il y a une sorte de tribune, par conséquent assez élevée, où se tient un projecteur, avec son appareil (lumière oxhydrique) dont les rayons sont dirigés vers le milieu du mur d’expérience. À l’autre extrémité de la salle, se trouve une tribune semblable, également avec un projecteur. Il n’y a pas d’autre éclairage de la pièce, de sorte que toute la lumière est vivement projetée et concentrée sur le mur d’expérience, sur chacune de ses faces. Au milieu, à hauteur d’appui de main, se trouve une balustrade en fer, demi-circulaire, de chaque côté du mur.

La séance va commencer. Frères et sœurs arrivent ; munis de leurs titres palladiques sans lesquels ils ne pourraient pénétrer. Ils se placent où ils veulent ; chaises et banquettes sont disposées en deçà et en delà du mur d’expérience, à un peu de distance de la balustrade. Naturellement, comme on va le comprendre, la majeure partie s’installe dans la partie ouest de la salle ; car le plus intéressant est de voir l’opérante se transformer peu à peu en spectre pour traverser la muraille de pierre. Les meilleures places seraient à droite et à gauche du mur, à l’endroit par où l’on peut aller de l’ouest à l’est ; mais là, il n’y a pas de chaises, afin que la circulation ne soit pas entravée et pour ne faire aucuns privilégiés. Aussi, quand la traversée est sur le point d’avoir lieu, tout le monde se presse pour venir en ces deux endroits. Les derniers venus se placent dans la partie est ; là ils verront seulement Sophia sortir du mur, auprès d’un Hiérarque, qui se tient debout dans le demi-cercle du côté est.

À l’heure fixée, Mlle Walder arrive, conduite par un Mage Élu. Elle est dans sa toilette habituelle de grande-maîtresse ; elle n’a apporté, ce jour-là, aucun serpent. On adresse au Dieu-Bon une courte invocation. Puis, Sophia met le genou droit en terre, devant le Mage Élu, qui la bénit, en récitant une formule cabalistique. Après quoi, les assistants sont invités à examiner le mur d’expérience, à le sonder. On constate qu’il est plein, qu’il ne cache aucun subterfuge ; en effet, nulle part il ne résonne creux ; la bâtisse massive est visible ; la lumière des projecteurs se promène sur les deux faces de façon à bien éclairer tous les détails de la construction. Comme si cela ne suffisait pas, on apporte des plaques d’acier, et des frères servants les vissent au mur, de façon à ce qu’elles se touchent toutes : il y a, en effet, de distance en distance, des tampons en bois, permettant de visser de part et d’autre ces plaques, qui forment un blindage complet, supplément de garantie.

Quand tout est prêt, Mlle Walder se place devant le mur d’expérience, au milieu, faisant face à la tribune de l’ouest ; la petite balustrade en fer la sépare de l’assistance. On ne la perd donc pas de vue, mais nul ne doit la toucher. Là, elle enlève l’un après l’autre tous ses vêtements, ne gardant même pas ses bas ni sa chemise ; il faut, explique-t-on, qu’elle soit complètement nue ; son corps ayant seul la propriété de se fluidifier, le moindre vêtement empêcherait, parait-il, la réussite de l’expérience.

Alors, commence une scène inoubliable pour celui qui en a été témoin.

Les Hiérarques présents unissent leurs voix à celles des Maîtresses Templières et entonnent, à demi-voix, le Gennaïth-Menngog. Sophia, le dos collé au mur, est inondée de lumière par le projecteur de la petite tribune de l’ouest. Debout et strictement immobile, les bras pendants, elle parle à peine du bout des lèvres ; elle semble réciter une leçon dans un murmure décroissant ; de fait, elle débite tout ce qui lui passe par la tête ; c’est une causerie de moribonde, narration monotone, conseils à ses amis, comme si elle allait rendre l’âme ; et la voix, sans accent, sans tonalité aucune, s’affaiblit de plus en plus ; à la fin, ce n’est plus qu’un souffle, les mots ne s’entendent plus, les lèvres ne remuent même plus bientôt, les yeux grands ouverts sont fixes, sans le moindre mouvement des paupières.

Cette première phase de l’opération, dit M. De la Rive, dure de quinze à vingt minutes d’ordinaire ; parfois, jusqu’à une demi-heure. Cette remarque est très exacte.

« Pendant ce temps, le corps pâlit progressivement ; le sang paraît se retirer ; exsangue, cadavérique, puis la chair prend une teinte jaunâtre, avec un ton flou. Peu à peu, les assistants n’ont plus qu’un fantôme devant eux, toujours immobile ; la voix s’est éteinte depuis un bon moment, tandis que le chant du Gennaïth-Menngog s’est élevé jusqu’à devenir éclatant.

« Le Hiérarque qui est de l’autre côté du mur sonne brusquement la cloche ; un coup sec, fort bruyant. Instantanément Sophie Walder a disparu, et son fantôme est passé auprès du Hiérarque sonneur, qui se retire hors du demi-cercle formé par la balustrade.

« Alors, il se produit, en sens inverse, ce qui a eu lieu durant la première phase de l’opération. Peu à peu le cadavre remplace le fantôme ; puis, la chair cesse d’être cadavérique, le sang revient, le corps s’anime, la voix se fait entendre, tandis qu’on chante autour de Sophie Walder le Vanériam Ohblerrak, éclatant d’abord, pour finir à demi-voix[4] ».

Pendant cette seconde phase, c’est le projecteur de la tribune de l’Est qui éclaire Sophie de son feu convergent. À la fin de l’opération, dont le maximum de durée totale est une heure, elle est redevenue telle qu’au début, lorsqu’elle était de l’autre côté du mur. Elle se rhabille ; toute l’assistance est alors passée dans la seconde moitié de la salle, si toutefois l’affluence ne s’oppose pas à ce déplacement. Enfin, les Mages Élus viennent lui donner le baiser en cinq points, et, les autres personnes présentes défilant tour à tour et mettant genou en terre devant elle, elle les bénit ésotériquement.

On se retire, c’est fini.

Maintenant, que dire de cette expérience de haute magie ? Y a-t-il vraiment œuvre de grand-rite, c’est-à-dire prestige diabolique de premier ordre, ou bien simplement œuvre de prestidigitation, tour de passe-passe à la Robert-Houdin admirablement exécuté ?

Les théologiens que j’ai consultés, sont d’avis que cette apparente traversée du mur n’est pas au-dessus de la puissance du démon.

Mais examinons d’abord l’opération au point de vue naturel, en supposant une supercherie humaine. Même parmi les palladistes, il y a des sceptiques, qui disent admirer l’adresse incomparable de Mlle Walder et ne croient pas à sa prétendue faculté de fluidification.

On objecte que les plaques d’acier ne sont nullement indispensables à la démonstration de la traversée du mur par les moyens extra-naturels ; ce surcroît de preuve d’absence de tout subterfuge fait croire précisément à un subterfuge. Un F∴ génevois, qui avait vu Mlle Walder opérer en Suisse, m’expliquait, un jour que nous discutions le prestige, une merveille de mécanique : un horloger de Genève avait fabriqué une pièce des plus étonnantes. L’objet consistait en un cube d’acier, mesurant dix centimètres sur chacune de ses arêtes ; le tout était poli avec une telle finesse, qu’on eût juré un seul bloc de métal massif. Cependant, on posait sur une table ce bloc ; un moment après, un petit oiseau, à peine plus gros qu’un oiseau-mouche, en sortait si instantanément, qu’il semblait une minuscule apparition ; impossible de dire d’où il était venu, on ne l’avait pas vu s’abattre de l’air sur le bloc d’acier, on n’avait vu non plus aucune ouverture lui livrer passage hors du bloc, tant l’écartement d’une ligne invisible de la face supérieure du bloc avait été rapide, spontané, ainsi que la fermeture. L’oiseau, alors, sans aucune attache de fil ou de métal le reliant à ce bloc qui était, en réalité une boîte, sautillait, comme s’il eût été vivant ; il allait, venait, voltigeait, descendait du bloc sur la table, y remontait, en battant des ailes, en faisant entendre de petits cris aigus, puis en chantant ; en fait d’automate, c’était merveilleux, et Vaucanson n’en construisit jamais d’aussi parfait. Enfin, après avoir sautillé, voleté et chanté, le petit oiseau se replaçait d’un saut sur le bloc d’acier, à un moment donné, et il disparaissait cette fois d’une façon aussi inexplicable qu’il avait effectué tout à l’heure son apparition ; il était rentré dans la boîte, sans que l’œil ait pu surprendre un écartement dans le métal. Il y avait cependant un point, ligne ou cercle, qui s’ouvrait et se refermait instantanément. Ce mécanisme était prodigieusement bien réglé et fonctionnait sans livrer aucunement le secret du constructeur. Or, me disait ce F∴ genevois, c’est justement l’acier qui par son poli se prête le mieux à dissimuler les jointures. En effet, dans le prestige de Mlle Walder, quand le mur est revêtu des diverses plaques que les frères servants y vissent, il semble avoir un blindage d’une seule pièce. N’y a-t-il pas, quelque part, à l’endroit même contre lequel Sophia adossée s’appuie, une partie qui s’ouvre et se referme instantanément, lors de l’assourdissant coup de cloche ?

La critique des incrédules s’attaque aussi à l’emploi de la lumière oxhydrique, dont l’effet est de fatiguer les yeux des assistants, tout le temps fixés sur un même espace limité au corps nu de l’opérante et seul vivement éclairé, avec une sorte de titillation continue des appareils projecteurs. Il se pourrait, dit-on, qu’à la faveur de cette titillation, agaçante pour les spectateurs, l’aide-physicien, churgé de la projection et ayant un appareil ad hoc, y fit passer, comme en une lanterne magique, des verres à teintes insensiblement graduées, donnant au corps immobile et éclairé cette pâleur progressive qui le fait peu à peu paraitre cadavre exsangue, puis jaunâtre. Enfin, on met également sur le compte d’un effet de lumière combinée le remplacement insensible du cadavre par la forme spectrale, et l’on dit qu’au moment où les assistants n’ont plus devant eux qu’un fantôme, Mlle Walder est déjà dans le mur ; alors, le fantôme serait produit, comme on le fait pour les spectres visibles, mais impalpables, sur la scène de l’Opéra. Le coup de cloche, tout en surprenant les spectateurs, donnerait le signal, au projecteur de l’ouest, d’interrompre sa manœuvre de verres gradués, et à celui de l’est, de commencer la sienne, en sens inverse. Sur ces verres serait la photographie de Sophia, nue, exactement dans la pose immobile qu’elle a adoptée et qu’elle ne varie jamais d’une séance à l’autre.

Voilà les remarques critiques de ceux qui croient à un tour de passe-passe. S’ils sont dans le vrai, il faut admettre que les compères nécessaires doivent être assez nombreux : le Hiérarque sonneur, les deux aides-physiciens chargés des projections, les frères servants qui vissent les plaques d’acier et qui ont à prendre garde à ne pas se tromper d’une pièce en procédant au blindage du mur ; il faut encore, alors, compter comme compères ceux des assistants qui se placent à droite et à gauche de Sophia, à niveau du mur ; car les spectateurs d’en face peuvent être, à la rigueur, le jouet d’une illusion d’optique, mais non ceux qui sont tout à fait sur les côtés. Il faut aussi des compères dans la construction du mur d’expérience, attendu que, pour que Mlle Walder puisse s’y tenir ne serait-ce qu’un instant, à l’intérieur, comme l’oiseau-automate dans sa boîte métallique, il est indispensable qu’une partie de la maçonnerie s’enfonce mécaniquement dans le sol par une trappe, et comme glissant entre les parois d’acier. Tout cet ensemble de trucs et de complicités est possible, en vérité ; mais, on le reconnaitra, c’est bien compliqué.

Mlle Walder ne se livre pas à son « travail » de fluidification, qui, dit-elle, la fatigue au plus haut point et oblige ensuite à garder le lit plusieurs jours, si le triangle qui désire la voir opérer ne lui verse au préalable la somme rondelette de cinq mille francs. C’est son dernier prix. On dira que cette somme sert en partie à payer les frais de l’expérience, y compris les compères. Mais on peut répondre, par contre, que des compères même bien payés finissent toujours par parler et que jusqu’à présent aucune mauvaise langue n’a expliqué catégoriquement un subterfuge.

D’autre part, les théologiens catholiques et les palladistes croyant à une œuvre de grand-rite dans cette singulière traversée du mur blindé ont peut-être raison, quoique différemment. L’argument des cinq mille francs ne prouve rien, Sophia étant bien connue pour ne jamais laisser échapper une occasion de faire recette ; elle est une dévote passionnée du veau d’or autant que de Lucifer dieu-roi. Mais, si réellement le passage au travers du mur est obtenu par elle en dehors de toute supercherie humaine, il constitue une des preuves que Mlle Walder est bien une possédée à l’état latent, une nature semi-diabolique, et non une possédée ordinaire, comme la plupart de celles qui figurent dans les procès célèbres d’exorcisation.

Elle s’intitule « première souveraine en Bitru », ce qui veut dire qu’en vertu d’un pacte formel, Bitru a promis de devenir, à son appel mental, la chair de sa chair. Ce Bitru, prince aux enfers, est un diable de haute puissance ; d’après les démonographes, il est à la tête de soixante-dix légions. M. De la Rive a noté qu’une des spécialités de Bitru est d’exciter les femmes à se dévêtir et de leur inspirer le mépris de toute pudeur.

Enfin, en ce qui concerne Mlle Walder, j’ai le devoir de dire que ce n’est pas uniquement sur son expérience du mur traversé que je me base pour la qualifier de possédée latente : si sa faculté de fluidification est contestée, il n’en est pas de même de son prétendu don de substitution, et ceci la dénonce indéniablement « fille du diable ».

Deux ans seulement avant que j’entreprenne la publication de mon enquête sur l’occultisme contemporain, un ami de miss Vaughan m’invita à l’accompagner dans un court voyage qu’il avait à faire à Milan, dans la haute Italie et jusqu’en Suisse, canton du Tessin. À mon grand regret, je ne pus lui promettre d’être son compagnon : je devais, au contraire, dans le peu de temps que j’avais de disponible, me rendre en une autre région plus au nord. Toutefois, je m’arrangeai pour faire coïncider ma fin de voyage avec la sienne, et il fut convenu que nous nous rencontrerions, à Lugano, quand il aurait quitté Côme, tandis qu’ayant traversé toute la Suisse et ne faisant qu’un court arrêt à Zurich, je viendrais le rejoindre par la ligne du Saint-Gothard et Bellinzona. De Lugano, nous reviendrions ensemble en France, en redescendant à Milan et traversant la frontière à Vintimille.

Cet ami de miss Vaughan avait à voir, au cours de sa pérégrination, le docteur V***. Nous fûmes exacts, l’un et l’autre, à notre rendez-vous. Il m’y apprit que Sophie Walder était arrivée, elle aussi, depuis quelques jours, et qu’il y avait grande liesse en son honneur parmi les frères et les sœurs du triangle la Profundità di Dio.

La tenue n’eut pas lieu comme à l’ordinaire, au local de la loge Il Dovere, mais dans une villa du mont Caprino, appartenant à un frère italien, très riche, grand admirateur d’Ettore Ferrari, qui lui a fait son buste, payé une somme folle. C’était au cœur de l’été. Ce frère avait invité à diner les principaux officiers du triangle et quelques sœurs de marque ; Sophia fut la reine du festin, auquel cependant je n’assistai pas, non plus mon compagnon. Nous arrivâmes seulement pour la réunion, qui devait suivre le repas et se tenir dans une des spacieuses grottes naturelles que la montagne recèle en ses flancs ; celle qui appartenait à cette propriété est réputée pour une des plus belles.

Ayant ce jour-là tout notre temps à nous, nous étions venus à pied, sans nous presser, admirant le long de la route les sites magnifiques du pays, ne pouvant nous lasser de contempler au soleil couchant le mont Generoso qui dominait devant nos yeux ravis le joli lac de Lugano et tout ce pittoresque panorama. Nous avions dîné à Paradiso, à une auberge quelconque, bien proprette, et maintenant nous sonnions au portail de la villa, insoupçonnée par les habitants du pays d’abriter souvent des réunions d’occultistes.

Les invités avaient quitté la table et prenaient le frais, achevant leur café. Mlle Walder vint à moi, toute joyeuse, et tint à me présenter elle-même à l’hôte de céans. Elle savait que j’étais à Lugano depuis deux jours.

— Mon cher docteur, me dit-elle, vous tombez à merveille ; nous aurons ce soir une tenue de grand-rite.

— Et c’est vous qui allez encore servir aux expériences ? interrogeai-je.

— Naturellement.

— Vous savez pourtant ce que je vous ai dit…

— Quoi donc, mon ami ?

— Je vous ai recommandé de vous ménager. Ces expériences continuelles finiront par vous jouer quelque mauvais tour.

En moi-même, je pensais à la mort subite du F∴ Shekleton.

Elle eut un éclat de rire.

Le propriétaire de la villa nous offrit, à mon compagnon et à moi, le café et des liqueurs ; je refusai, sous je ne sais plus quel prétexte poli ; mon compagnon accepta. Puis, tandis que notre hôte faisait aux nouveaux arrivants les honneurs de sa maison, Mlle Walder me prit familièrement par le bras, comme elle en use d’habitude avec les frères dont elle recherche l’amitié, et m’entraina, en s’excusant auprès des autres, disant qu’il y avait encore près d’une heure avant l’ouverture de la séance et qu’elle avait besoin d’une petite consultation, à l’amiable, en promenant.

— Profitons, me dit-elle, de ce qu’il fait encore jour ; je vais vous montrer la propriété, et nous causerons.

Nous voilà partis, tandis qu’à chaque minute d’autres palladistes arrivent. Elle connait l’endroit dans tous ses méandres : elle me conduit à travers les grandes allées de châtaigniers et de noyers à la verdure sombre.

Moi qui avais cru qu’elle avait à me demander quelques conseils dans l’intérêt de sa santé, je lui en parlai le premier.

— Mais non, fit-elle, jamais je ne me suis aussi bien portée ; c’est pour cela que vous m’avez fait rire avec vos grandes recommandations. Si je vous écoutais, je n’appellerais plus mes bons génies, n’est-ce pas ?

— Sans doute : ils ne sont pas toujours très commodes. Vous seriez bien avancée, si quelqu’un d’entre eux, un jour de mauvaise humeur, vous battait comme plâtre, ainsi que cela est arrivé à d’autres.

— Mon cher, je ne crains plus rien maintenant ; en tout cas, je n’ai rien à craindre aujourd’hui.

— Pourquoi cela donc ?

— Hier, en me couchant, j’ai invoqué Bitru et fait appel à son concours pour notre tenue de ce soir.

— Il est venu ?

— Oui, et il m’a dit que je serais pénétrée de plus puissant que lui.

— Vraiment ?

— Et Bitru ne m’a point trompée.

— Sur le concours de qui comptez-vous ?

— Je n’ai plus à attendre ; je me sens en état de pénétration depuis plus de trois heures.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

— Je le sens, et j’en ai eu des preuves. En dînant, les morceaux que je prenais se volatilisaient en quelque sorte, sitôt entrés dans ma bouche, le vin s’évaporait invisiblement au contact de mes lèvres ; pour tout le monde, je mangeais et buvais ; mais, moi, je sentais bien qu’aucun aliment, solide ou liquide, ne me servait de nourriture. Mes dents mâchaient le vide, et je vous assure que je n’avais pas la berlue ; les mets étaient réellement dans mon assiette, le vin dans mon verre ; cependant, tout s’évanouissait, dès que j’y touchais, sans que personne pût s’en apercevoir. J’aurais pu dévorer un bœuf tout entier, en apparence.

— C’est donc Bitru qui faisait tout disparaître ? insinuai-je, en ayant l’air de la plaisanter.

— Non, ce n’est pas Bitru, c’est le génie plus puissant qui m’a été annoncé.

— Savez-vous qui est-ce ? insistai-je.

Elle se plaça bien en face devant moi, me regardant dans les yeux. Les siens étaient effrayants à voir, quoique l’expression de la physionomie restât calme ; il me semblait voir des flammes, de vraies flammes, au fond de sa prunelle. Puis, la surprise fut plus forte ; je remarquai que ses pieds ne touchaient pas terre. Nous étions arrêtés. Toute mon attention était portée sur elle, et vraiment ses pieds étaient à quelques centimètres du sol ; elle était comme suspendue en l’air.

— Qui est donc en vous ? dis-je fortement.

Raide comme un automate, elle tendit vers moi sa main gauche grande ouverte. Alors, je vis successivement apparaître, sur la peau, en caractères de feu, les dix lettres suivantes : B, A, A, L, Z, É, B, O, U, B.

Elle est, en ce moment, possédée par Belzébuth lui-même, murmurai-je en mon for intérieur.

Une pensée me traversa le cerveau. Il était évident pour moi que le prince de l’orgueil se mettait en frais à mon intention, sans doute dans le but de m’éblouir, en me faisant constater sa puissance. Ne devais-je pas le rappeler à la réalité, c’est-à-dire à son infériorité devant Dieu, en d’autres termes l’humilier en le faisant fuir par un signe de croix ? Mais je me dis aussi que je n’étais pas digne d’engager une pareille lutte ; les prêtres à qui sont donnés les pouvoirs d’exorcisme sont toujours choisis parmi les plus vertueux, les plus irréprochables, et j’étais simple laïc, et j’étais loin de la perfection requise. Or, les exorcistes autorisés ne remportent pas toujours la victoire du premier coup ; cela n’eût-il pas été une présomption de ma part de vouloir chasser Belzébuth, sans être certain du résultat, non que je manquasse de foi, et en outre n’était-ce pas me faire connaître trop tôt à Sophia pour un catholique militant contre son palladisme ? En vérité, ma mission n’était pas de rappeler à l’ordre le malin, mais d’étudier ses manifestations. Eh bien, puisque les puissances de l’abîme étaient en veine de prestiges, je devais, en cette circonstance, ne pas chercher à les interrompre, mais poursuivre avec plus d’attention que jamais mon examen.

Du reste, le prestige diabolique se présentait dans des conditions exceptionnelles ; je me recommandai à la bonne Mère par une prière intérieure rapide, et je continuai à observer.

Pendant ces courtes réflexions, Sophia, ou plutôt le démon qui s’était incarné en elle, dardait sur moi son regard à la fois flamboyant et scrutateur. Je ne bronchai pas.

Maintenant, la possédée latente avait repris sa posture normale ; ses pieds foulaient le sol. Elle me dit : « Venez encore », me prit la main et m’entraîna de plus belle. Nous marchions à grands pas.

Tout à coup, au tournant d’une allée, un nouveau spectacle étrange s’offrit à ma vue. Un arbre, au passage de Sophia, subitement retroussa ses branches, disposant ses rameaux en forme d’éventail, et s’inclina dans une profonde révérence ; son bois, peut-être séculaire, avait perdu toute rigidité ; il était flexible comme du caoutchouc. Mais le plus fantastique, c’est ce que fit une grosse branche, cassée, à moitié sèche, presque sans feuilles ; de l’extrémité, comme par une floraison subite, un beau bouquet en sortit, où dominaient de superbes lys martagons, et ce bouquet était tenu et fut présenté à la possédée par une main, d’apparence humaine, qui avait surgi, terminant la vieille branche, comme si celle-ci eût été un bras.


Sophie Walder, possédée latente. — Au tournant d’une allée, un arbre retroussa subitement ses branches, s’inclina devant Sophie dans une profonde révérence, tandis qu’une main, surgissant au bout d’une grosse vieille branche cassée, lui offrit un bouquet.

Mlle Walder prit le bouquet diabolique avec joie ; elle était radieuse.

— Vous voyez, me dit-elle d’un ton de triomphe, vous voyez, les bons génies me protègent ; nous aurons ce soir des résultats merveilleux ; on obtiendra par moi tout ce que l’on voudra.

Je ne lui répondis pas ; j’étais pensif, je méditais sur toutes ces choses.

Notre promenade terminée, l’heure de la réunion allait sonner bientôt. Tous les invités, frères et sœurs, étaient présents ; aucun n’avait manqué à la convocation.

On se rendit à la grotte, qui avait été disposée comme il convenait pour us tenue triangulaire.

Le lecteur me saura gré de passer sur toutes les simagrées habituelles. Le clou de la soirée consistait uniquement dans les expériences de Mlle Walder. Chacun attendait avec impatience.

Sophia dit les Labah des Noms sacrés de Lucifer, l’assistance faisant les réponses en chœur. Après quoi, le président du grand triangle, qui alors déjà ne comptait pas moins de sept Maîtresses Templières dont une avait reçu la révélation d’Astarté, rappela à l’assemblée que la grande-maitresse inspectrice avait été choisie pour avoir dans sa descendance l’Antéchrist et qu’en témoignage de cette élection divine toute la hiérarchie céleste la comblait de ses faveurs ; l’Excelsus-Excelsior lui-même n’avait rien à lui refuser.

Nous assistâmes alors à une série d’apparitions par substitution.

D’abord, Mlle Walder, qui avait apporté son serpent favori, fit déposer à quelques pas devant elle le panier le contenant. Le couvercle à peine soulevé, le reptile se glissa sur le sol, rampant droit vers elle ; puis, se dressant sur sa queue, s’arc-boutant, se recourbant tel qu’un point d’interrogation, il lui présenta ses hommages par un sifflement formidable. Ensuite, il se dirigea vers la muraille de rocher et monta, monta le long de la paroi, comme eût fait une limace. Parvenu jusqu’à la voûte, d’où pendaient des stalactites, il se mit alors à grossir et s’allonger démesurément, rampant là-haut au-dessus de nos têtes ; il était devenu bien plus gros et plus long qu’un boa constrictor ; et son corps, déroulant des anneaux innombrables, faisait tout le tour du sommet de la grotte ; la tête et la queue se rejoignaient au-dessus de l’orient, le cercle était parfait.

Sophia était satisfaite de cette première manifestation et savourait l’admiration dont elle était l’objet de la part de l’assemblée, stupéfaite d’un tel prodige.

Quant à moi, je ne partageais pas l’ahurissement général ; je m’attendais à tout, rien ne pouvait m’étonner. J’étais convaincu, en effet, que nous avions affaire à Belzébuth en personne ; c’était, en somme, le lieutenant de Lucifer qui était là déjà, plutôt que Sophie elle-même.

Le serpent de la voûte poussa sept sifflements effroyables ; à la lueur des flambeaux nombreux qui éclairaient la grotte, je voyais plusieurs des assistants qui pâlissaient. Puis, les bougies s’éteignirent soudain, sauf quatre à chacun des points cardinaux, lesquelles ne donnèrent plus qu’une lumière tout juste suffisante pour nous permettre de nous distinguer les uns les autres.

À ce moment, nous eûmes tous la sensation d’un être vivant et invisible passant devant nous, faisant le tour de l’assistance et projetant sur le visage de chacun un souffle impétueux et brûlant. Frères et sœurs, l’un après l’autre, se rejetaient en arrière brusquement, quelques-uns poussant un cri, au fur et à mesure que la bouche invisible passait et soufflait.

Puis, les quatre dernières bougies s’éteignirent, et Sophia, qui était au milieu de la salle, devint aussitôt resplendissante de clarté, une clarté blanche. On aurait juré qu’au lieu d’être en chair, au lieu d’être un corps humain vêtu d’étoffes, elle avait été transformée en une statue de porcelaine blanche et fine, à l’intérieur de laquelle se trouvaient, des pieds à la tête, plusieurs becs électriques. Mais la statue parlait et se mouvait. Mlle Walder était éclairante ; prestigieux foyer de lumière, c’était elle, à présent, qui illuminait la grotte.

Alors, nous aperçûmes dans l’espace cinq mains énormes, flottant en quelque sorte, allant et venant en remuant les doigts, comme des araignées gigantesques qui auraient été suspendues par des fils invisibles au bout desquels elles se seraient balancées ; ces mains mystérieuses avaient le double de la grandeur naturelle, et elles étaient vertes, d’un vert d’émeraude ; aussi, elles brillaient, répandant une nouvelle lumière.

Pendant une minute au moins, elles traversèrent l’air dans tous les sens ; puis, planant au-dessus de nous, dans un vol moins rapide et plus régulier qu’au début, comme si elles faisaient un choix dans l’assemblée, elles s’abattirent sur le bras droit de cinq frères, les prenant au poignet en les serrant avec force ; et nous vîmes les cinq élus, tirés en avant par une puissance irrésistible, marcher, le bras tendu, saisi chacun par une des mains vertes. Elles les entrainèrent ainsi vers Sophia, qui resplendissait toujours, lampe vivante.

Sous la conduite des mains mystérieuses, les cinq frères furent placés auprès de Mlle Walder, deux lui saisissant les bras, deux autres la tenant par l’épaule, le cinquième posant sa main sur la tête de l’opérante. Les esprits du feu nous faisaient constater de la sorte que la femme lumineuse, sur qui convergeaient nos regards, était toujours en chair et en os, n’était pas un spectre, un fantôme.

Sophia parla, en effet.

— Témoignez à nos frères et sœurs, dit-elle aux cinq élus, que vous me tenez réellement, que vous sentez ma chair sous vos doigts.

— Nous en témoignons, déclarèrent-ils.

Les mains vertes disparurent, le serpent de la voûte siffla sept fois ; au septième sifflement, Sophia avait été instantanément transformée en un beau jeune homme, d’une trentaine d’années, vêtu à l’antique, en guerrier grec, avec les insignes du plus haut rang.

En même temps, un cri de surprise s’échappait de la bouche des cinq frères qui venaient d’attester ne pas avoir affaire à un fantôme. Leurs mains s’étaient refermées, ne saisissant, ne palpant plus rien, tout à coup ; la matière corporelle de Mlle Walder s’était fluidifiée, volatilisée entre leurs doigts. Aussi, au comble de la stupéfaction, avaient-ils fait, d’instinct, un pas en arrière, en proie à une crainte facile à comprendre.

Le grand-maitre de la Profundità demanda au jeune capitaine impalpable quel était son nom.

— Alexandre III de Macédoine, répondit-il.

— Quoi ! Alexandre le Grand ?

Le fantôme substitué eut un sourire.

— Je ne porte pas ce surnom au royaume des esprits de lumière ; le Dieu-Bon seul est grand.

Et il s’évanouit, refaisant place au personnage matériel et tangible de Sophia.

Avec une instantanéité qui déroutait l’assistance, elle produisit plusieurs fois, ce jour-là, le merveilleux phénomène des substitutions. Elle fut, tour à tour, en fantôme, Luther, Cléopâtre, Robespierre, Héloïse, Mahomet, Savonarole, Voltaire, Platon, Spartacus, Héliodore, Francklin, Catherine de Russie, Jean Ziska, la Pompadour et Garibaldi, chaque transformation nouvelle s’opérant aux sifflements effrayants du serpent de la voûte.


Sophie Walder, possédée latente. — La faculté de substitution : transformation du corps humain, d’abord palpable, en une série de fantômes successifs (Luther, Voltaire, Cléopâtre, etc.)

Mais c’est surtout sous les traits de Voltaire que sa substitution fut la plus saisissante. Elle apparut d’abord en Voltaire jeune, au début de sa renommée, et, sous cette figure, vomissant des blasphèmes, elle passa par toutes les phases de la vie du philosophe impie, sans reprendre une seule fois sa forme de Sophia, mais en nous montrant graduellement tous les progrès de l’âge, jeunesse, maturité, vieillesse. Puis, le personnage que nous avions devant nous, fantôme lumineux, présenta le visage amaigri, caduc, grimaçant, universellement connu, et les vêtements impalpables dont il était habillé se transformèrent à leur tour en linceul. Sur la demande du spectre, on apporta une table, une vulgaire table en bois grossier ; on la plaça devant lui, et le fantôme s’avança comme si aucun objet matériel n’eût été là ; lorsqu’il s’arrêta, il était, par le fait, nettement coupé en deux par la table. Après quoi, cette table, bien palpable, bien matérielle, qu’un frère servant avait apportée, disparut subitement ; on la retrouva, le lendemain, juchée dans les hautes branches d’un marronnier de la propriété.

La fin de la série des transformations mérite aussi d’être signalée.

Le fantôme de Garibaldi avait été substitué au corps de Sophia et avait débité quelques phrases ; ensuite, le pseudo-Garibaldi posa ses deux poings sur ses hanches, et voilà que sa tête s’enfonça dans son cou, disparaissant entre les épaules, les bras se transformèrent en anses et le corps en urne de bronze, d’où jaillirent des flammes rougeâtres. Puis, ces flammes prirent une forme humaine, et de nouveau nous avions sous les yeux Sophie Walder, l’urne s’évanouissant à son tour.

Alors, les bougies se rallumèrent partout d’elles-mêmes, Sophia perdit à la seconde son incandescence, le serpent de la voûte tomba sans quitter sa position circulaire, mais en reprenant sa grandeur primitive, et, se rétrécissant ainsi tandis qu’il traversait l’espace, il se trouva finalement déposé, en tour de cou, sur la chair de la jeune femme, redevenue telle qu’au début de la séance, c’est-à-dire en costume de grande-maîtresse, légèrement décolletée.

L’assemblée rendit des actions de grâces à Lucifer, à Baal-Zéboub, etc., et les travaux de grand-rite furent déclarés fermés.

Il est difficile de se prononcer sur les phénomènes de ce genre, produits par les possédés à l’état latent, ou, si l’on préfère, produits à l’occasion de ces possédés. Le corps humain, par sa nature, ne se prête aucunement à de telles transformations.

Les occultistes, qui assistent aux tenues de grand-rite, sont confondus, émerveillés au spéctacle de ces substitutions, et, n’ayant pas la foi chrétienne, ils voient dans tout cela des miracles lucifériens ; chez eux, ils s’en enorgueillissent ; ils tiennent leur dieu pour supérieur à Adonaï. Aussi, avec quel dédain traitent-ils les guérisons de Lourdes, qui sont pourtant de vrais miracles.

S’ils avaient la foi, ils comprendraient tout de suite qu’ils sont dupes d’une simple jonglerie diabolique, ni plus ni moins. Pour en demeurer au cas de Sophie Walder, il me parait certain que ce n’est pas à son corps que des fantômes sont substitués, dans ces extraordinaires séances. Il y a prestige, et rien autre ; mais c’est le démon qui est le prestidigitateur ; du moins, telle est mon opinion.

Le pacte qui unit le possédé latent au diable est liant au plus haut degré. Sophie ne s’appartient plus ; c’est par légions peut-être que les puissances infernales entrent et résident en elle ; ils y sont chez eux. Mais son corps d’être humain, quoique devenu semi-diabolique, n’en reste pas moins corps humain, — la preuve en est dans les maladies, — et dès lors il n’a pas, lui-même, la faculté de fluidification ni celle de substitution ; ceci est du domaine exclusif des esprits.

Sophia, pas plus que Cagliostro, ne peut se trouver à deux endroits à la fois ; mais le diable peut transporter instantanément un magicien ou une magicienne, un pactisant ou une pactisante, à cent ou mille lieues ; c’est aux possédés latents qu’il réserve le déploiement de toute sa puissance. Néanmoins, on ne saurait trop le répéter, si étendu qu’il soit, le pouvoir de Satan est limité, précisément parce qu’il n’est pas dieu.

Il en est donc réduit à tromper, pour se faire prendre pour tout-puissant par ceux d’entre les occultistes qui lui rendent un culte formel.

Lorsque Sophia, comme à la tenue triangulaire de Lugano, est appréhendée par cinq frères constatant qu’ils palpent vraiment un corps humain, nous sommes déjà en plein prestige. En réalité, Sophia est cachée par le diable aux yeux des assistants ; il y a illusion d’optique ; le personnage que l’on voit, sous sa forme vivante, palpable et en même temps lumineuse, c’est Belzébuth ou Bitru, qui vient de se matérialiser ; et dès lors, c’est le démon lui-même qui se transforme à son gré en Cléopâtre, en Voltaire, en Luther, en Héliodore, en Garibaldi, en urne, en arbre, en tout ce que l’on voudra ; pour lui, cette série de substitutions n’est qu’un jeu. C’est pourquoi, il n’y a pas lieu d’en être autrement stupéfait. Pour Satan, tout cela n’est rien, absolument rien. Il donne une séance, comme chez Robert-Houdin, avec cette différence qu’il n’a besoin d’aucuns trucs de prestidigitation, lui ; mais, dans la stricte réalité du fait, ce n’est pas Sophie Walder qui donne la séance. Quant à elle, elle est enveloppée et pénétrée par un démon, qui la tient à côté, qui la dérobe aux regards, et qui, agissant sans doute en même temps sur elle comme dans le sommeil, déroule à son esprit tous les phénomènes qu’il est censé lui faire opérer ; si bien qu’elle peut être de bonne foi et croire que vraiment elle se transforme et se fluidifie à volonté.

Comme on pense bien, je n’ai pas la prétention d’expliquer ces phénomènes au point de vue doctrinal ; mais, sans empiéter sur le domaine des théologiens, je crois avoir le droit d’exposer les réflexions que je me suis faites, en soumettant, bien entendu, à l’Église ma façon de penser, et prêt à m’incliner, prêt à abandonner complètement mon opinion sur ce sujet difficile, pour peu qu’elle soit jugée hasardée ; avant tout, en tant que catholique, considérant le Pape comme représentant infaillible de Dieu sur la terre, je suis fils respectueux de l’Église et soumis sans aucune restriction aux avis du Saint-Siège.

Donc, voici comment, sauf erreur, j’envisage les faits merveilleux, prodigieux, qui se produisent dans les cas de possession à l’état latent :

Je crois au transport instantané, à la possibilité du phénomène de bilocation (constaté dans le procès de Cagliostro, notamment) ; mais la fluidification du corps du possédé, corps humain, me paraît plus difficilement admissible. C’est pour cela que je n’ai pas d’opinion arrêtée sur l’opération de la traversée du mur, sans cependant accuser Sophia de supercherie.

En effet, je l’ai dit, tout l’appareil et toutes les complicités nécessaires pour la réussite d’une supercherie de Mlle Walder me paraissent compliquer beaucoup cette opération, et je trouve infiniment plus simple que le phénomène ait lieu par l’opération du démon. Mais comment le démon opère-t-il dans cette œuvre de grand rite ? Tel est le nœud de la question.

Le diable peut-il rendre susceptible de se fluidifier le corps d’un possédé dans lequel il s’est établi comme à demeure fixe, dont il a fait pour ainsi dire sa chair, son sang, ses os ? Plusieurs ecclésiastiques m’ont dit : Oui, et, dans ce fait d’une personne vivante passant au travers d’une muraille, ils ne voient pas une contradiction à l’essence des corps. Ils basent leur opinion sur ce que les corps des élus de Dieu seront doués de ce pouvoir après la résurrection ; d’où ils concluent qu’il n’est point certain que les corps des damnés eux-mêmes n’aient pas, au moins en puissance, ce don de la subtilité.

Mais le possédé, même latent, n’est pas encore le damné. Sophie Walder elle-même peut se convertir, devenir une bonne chrétienne ; qui sait ? Nul ne saurait sonder les mystères infinis de la grâce divine.

Je vois bien, dans le possédé, le démon s’unir à l’homme ; mais j’ai peine à croire qu’il puisse aller plus loin que faire de cette chair sa chose ; il ne me paraît pas croyable, à moins que la parole infaillible de Rome ne se prononce contre mon sentiment, que l’union du démon avec le possédé latent puisse aller jusqu’à supprimer la distinction des deux substances, c’est-à-dire que le diable, une fois établi en ce possédé, se change en lui.

À mon sentiment, le possédé latent devient diable ou quasi-diable, par l’effet d’une sorte d’identification qui n’est qu’une identification apparente, par l’effet d’une sorte d’escamotage d’un corps matériel, de telle façon que ce que l’on voit n’est plus qu’une forme et même une substance l’une et l’autre trompeuses, forme humaine, substance diabolique. Là est le prestige.

Je me suis fait cette opinion en comparant l’œuvre de grand-rite dite expérience de la fluidification et l’œuvre également de grand-rite dite expérience des substitutions.

Que le lecteur veuille bien examiner avec moi ces deux expériences : une contradiction flagrante le frappera tout de suite. Pour la traversée du mur, Sophia prétend qu’il est nécessaire, indispensable qu’elle soit entièrement nue ; les vêtements ne se fluidifieraient pas, une simple étoffe empêcherait la réussite de l’opération. Dans la séance des substitutions, au contraire, les vêtements ne constituent plus un obstacle ; elle les garde ; pourtant, le costume qu’elle a au début et à la fin se transforme, en même temps que les divers personnages censément représentés par elle, censément substitués à elle.

Alors ?…

Voyons, le phénomène des substitutions n’est pas celui de la fluidification, si l’on veut ; mais ils sont, qu’on me pardonne le mot, cousins germains ; ils sont même frères jumeaux.

Pour substituer un personnage à un autre, et en même temps un vêtement à un autre, il faut nécessairement volatiliser, j’allais dire fluidifier, le premier personnage avec ses vêtements.

Donc, contradiction flagrante. Pourquoi Sophie, si elle peut, elle, Sophie Walder, se métamorphoser en Alexandre le Grand dans son costume de conquérant macédonien, ne pourrait-elle pas traverser une muraille en toilette de grande maîtresse ? pourquoi son costume ne se fluidifierait-il pas de même que son corps ?…

Ce qui me paraît admissible, — et alors il n’y a plus contradiction, — c’est que le mur, s’il est vraiment traversé, n’est pas traversé par Sophie Walder, mais par un démon qui a pris sa forme, aux yeux des assistants ; c’est aussi que les substitutions successives de personnages les uns aux autres, tous costumés selon l’histoire, sont le fait, non de Sophie Walder elle-même, mais d’un démon, qui a commencé par l’escamoter, elle, c’est-à-dire qui la tient là, tout à côté, dérobée aux regards, et qui a pris d’abord sa forme et un costume (matière diabolisée) ressemblant au sien.

Dans l’expérience dite de la fluidification, le sosie diabolique de Sophia pourrait donc parfaitement traverser le mur autrement qu’en état de nudité ; mais, en démon obscène qu’il est, il a imaginé ce prétexte des vêtements non-fluidifiables (n’oublions pas que c’est Bitru) pour inciter Mlle Walder à se dévêtir, d’abord, et quand il s’est installé à sa place, sous les apparences de son corps mis à nu, il prolonge ce honteux spectacle, sous prétexte de faire admirer aux assistants la transformation progressive d’un corps vivant en cadavre et d’un cadavre en spectre impalpable. Quant à Sophia, dans cette expérience comme dans celle des substitutions, elle doit, par l’effet d’une autre jonglerie démoniaque lui faisant illusion à elle-même, croire qu’elle joue réellement le rôle dont son sosie infernal est le seul et véritable acteur ; elle ne traverse pas la muraille, mais elle est transportée, instantanément ou non, de l’autre côté, sans avoir conscience de son transport, et elle ne reparaît elle-même, à la fin du prestige, qu’à raison de la disparition du diable jugeant utile de terminer là sa comédie.

Un des motifs sérieux qui me font croire qu’il en est ainsi, c’est la réponse que je reçus du Hiérarque chargé de donner le coup de cloche, interrogé par moi après une de ces tenues de grand-rite.

Je lui demandai :

— Puisque, durant toute l’expérience, vous êtes dans la partie est du temple, il vous est impossible de discerner à quel moment Sophia, spectrifiée, est prête à passer en fluide par les pores invisibles de la muraille ; ou alors c’est que vos yeux auraient la faculté de voir au travers de la pierre et de l’acier, ce dont je doute. Comment donc savez-vous que l’instant est venu de donner le coup de cloche ?

— Je ne vois pas au travers du mur, me répondit-il ; j’ignore absolument où l’opération en est dans la partie ouest ; mais j’ai, dès le début, la main sur la corde de la cloche, et c’est une force mystérieuse, entrant tout à coup dans mon bras et le secouant, qui m’oblige à sonner. Cette force est irrésistible

Il m’offrit, à raison de mon grade équivalant au sien, d’en faire la constatation, en assistant Sophia à sa première opération de ce genre ; mais c’eût été me mêler directement à l’action diabolique, et je refusai. Témoin, mais non complice, telle a toujours été ma ligné de conduite.

En résumé, voilà deux prestiges que j’ai consciencieusement étudiés, deux œuvres de grand-rite pour lesquelles est réputé indispensable le concours d’une Maîtresse Templière Souveraine, c’est-à-dire d’une Maîtresse Templière ayant eu la révélation d’Astarté et que j’appelle, moi, une possédée à l’état latent. Il est incontestable, à mon sentiment, que de tels prestiges, dont ces possédés latents sont l’instrument, tout au moins d’une façon partielle, n’ont aucun rapport avec les phénomènes que j’ai étudiés, d’autre part, dans les cas de possession ordinaire, non latente. Expérience de la fluidification et expérience des substitutions sont des jongleries diaboliques, et nullement des miracles ; mais il n’en est pas moins vrai qu’ici le démon déploie toute sa puissance. C’est sa manière de récompenser sur terre les palladistes qui lui rendent un culte direct et l’intitulent audacieusement Dieu-Bon, Excelsus Excelsior, en attendant que ceux-ci, voyant après leur mort combien ils ont été ses dupes, soient sa proie pour l’éternité. Le palladiste s’est déclaré ennemi de Dieu : il mérite ces prestiges extraordinaires, dont il se grise dans le mystère des triangles, et qui sont la préface du châtiment suprême. Si Satan, en dehors des arrière-loges de la maçonnerie palladique, ne fait pas étalage de son pouvoir poussé aux dernières limites, c’est que Dieu ne le lui permet pas.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les œuvres de grand-rite et sur les possédés à l’état latent. Le cas de Sophie Walder n’est pas le seul à ma connaissance. On cite, dans les triangles, bien d’autres expériences merveilleuses ; mais je ne suis pas en mesure de me prononcer sur l’authenticité de toutes.

Néanmoins, je dois mentionner, quoique sans la garantir, une œuvre de grand-rite opérée à Päaris et dont un occultiste du rite français, un des rares palladistes du Grand Orient de France, serait coutumier. Ce maçon, dont l’occultisme est ignoré d’un grand nombre de frères, même des membres de la loge qui l’a eu longtemps pour Vénérable, existe encore ; c’est un industriel de la rive gauche, nommé Painblanc. C’est aux trois S qu’il pratique le palladisme ; la loge à laquelle il est inscrit y a aussi ses tenues.

Le F∴ Painblanc est un homme bien constitué, d’une stature moyenne ; il doit avoir aujourd’hui dans les cinquante à soixante ans ; c’est un blond que l’âge a complètement blanchi, chevelure bien fournie et barbe patriarcale. On le voit tous les jours monter et descendre la rue de Rennes, d’un pas lent, d’une allure solennelle. Il se découvre en passant devant la statue de Diderot. Il est fort populaire dans les milieux ouvriers, et, aux jours d’élection, les gens du peuple suivent volontiers ses conseils ; il exerce une notable influence dans son quartier. C’est un anticlérical farouche, mais de la catégorie de ceux qui poussent aux mesures de persécution les plus violentes en faisant valoir dans les termes les plus modérés des arguments savamment perfides qui font impression sur les ignorants. On le voit dans les congrès de libre-pensée aussi bien que dans les meetings socialistes : avec son genre bonhomme, il a toujours l’air de calmer les exaltés ; en réalité, il excite la foule plus habilement que les énergumènes ; mais qui pourrait soupçonner son fanatisme, tant il est placide, bienveillant, paternel ?

Ce n’est pas un hystérique, celui-là, certes. Il jouit d’une santé relativement bonne, n’ayant que les indispositions passagères qui sont le lot de tout le monde. Il est tout à fait sain d’esprit, raisonnant en logicien parfait, dans le sens de ses opinions anticléricales, bien entendu ; c’est pour l’Église, un adversaire méthodique, qui suit un plan et ne perd jamais de vue son but.

Cependant, cet homme si calme, si paisible, est un possédé à l’état latent, et certainement ce n’est pas le premier diable venu qui loge en lui.

L’œil est, chez le possédé, l’organe par lequel le démon trahit, au premier aspect, sa présence ; le regard d’un possédé, surtout latent, n’est pas un regard humain, même en dehors des périodes de manifestation. Chez le F∴ Painblanc, l’œil est fulgurant ; ce sont des éclairs qui jaillissent de ses prunelles, et son regard, à lui seul, dément toute la placidité de sa physionomie.

Je n’ai pas assisté aux prestiges du F∴ Painblanc ; mais ils m’ont été affirmés par une grande-maitresse argentine, qui, venue à Paris, lors de l’exposition du centenaire de 89, en fut témoin. D’après elle, ce palladiste éminent jouirait de la faculté de se grandir jusque dans des proportions fantastiques. Pour démontrer combien le grand architecte le favorise, il lui suffit, une fois qu’il s’est installé à l’orient où grand-maitre et grande-maîtresse lui cèdent leur place présidentielle, d’adresser aux puissances du feu une assez longue invocation cabalistique, pendant laquelle sept frères frappent toutes les trois secondes, à tour de rôle, un coup sec sur un tambour couvert de hiéroglyphes ; ce tambour a été donné au F∴ Painblanc par le démon Béhémoth. Alors, l’invocation terminée, on voit le magicien grossir et grandir peu à peu, outre mesure, jusqu’à ce que sa tête vienne toucher la voûte du temple triangulaire. Et cette œuvre de grand-rite, si elle s’accomplit réellement comme elle m’a été rapportée, confirme ce que je disais tout à l’heure au sujet de la diabolisation de la matière apparente : dans ce prestige, les vêtements suivent le corps du possédé dans son développement anormal, et redeviennent ce qu’ils étaient d’abord, quand le F∴ Painblanc reprend sa grandeur naturelle. Durant l’espace de vingt minutes à demi-heure, le magicien est un véritable géant, sans que ses vêtements aient craqué pendant le grossissement du corps, et les frères et sœurs de l’assistance paraissent des liliputiens. Mais, ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, si le F∴ Painblanc se met à parler pendant la durée du phénomène, il a alors une voix de tout petit enfant ; quant au tambour de Béhémoth, si on le frappe d’un coup de baguette après l’invocation et avant la fin du prestige, au lieu de rendre le son habituel, il pousse un retentissant cri de coq.


Œuvres de Grand-Rite. — Durant l’espace de vingt minutes à demi-heure, le magicien est un véritable géant, et les frères et sœurs de l’assistance paraissent des liliputiens.

Je n’ai aucune raison de soupçonner que la grande-maîtresse de Buenos-Ayres, de qui je tiens ces renseignements, ait voulu me tromper. D’abord, depuis la publication de mon ouvrage, j’ai eu l’occasion d’en glisser quelques mots dans une conversation avec un de mes ex-frères, un parisien, qui se lamentait des révélations pleuvant dru sur le temple, et sa réponse m’indiqua très nettement qu’il était au courant de ce prestige. Ensuite, l’expérience que j’ai acquise en fréquentant les triangles me permet de départager le vrai et le faux parmi les nombreuses expériences qui m’ont été racontées, en dehors de celles dont j’ai été témoin oculaire. Aussi, je ne vois rien d’impossible dans le cas du F∴ Painblanc : au surplus, le tambour à hiéroglyphes n’est pas le seul objet enchanté servant à l’appel des « daimons » ; je parlerai tout à l’heure du tambour de basque de miss Vaughan.

Au nombre des prestiges que je rejette, comme tout à fait incroyables, se trouve le cas d’un frère et d’une sœur palladistes de Constantinople, le mari et la femme, deux arméniens diabolisants. On dit qu’ils changent l’un et l’autre de sexe à volonté. Il pourrait n’y avoir là qu’une fantasmagorie diabolique, une illusion d’optique pour les spectateurs de cette œuvre de grand-rite ; mais, comme ceux-ci n’assistent pas, dit-on, à une séance de transformation où les personnages seraient impalpables, et comme, au contraire, on m’a ajouté qu’en leur état contre-nature ils se plaisent à opérer sur le pastos, ceci dépasse, à mon avis, les bornes de la vraisemblance, et je n’y vois qu’une comédie obscène.

On m’a raconté encore qu’à Alexandrie un triangle compte parmi ses membres un tout petit homme, presque un nain, qui, une fois par an, à jour fixe, opère un prestige singulier. Le 2 octobre, devant tous les frères et sœurs de son atelier, il se met complètement nu et monte sur une grande table ronde, où il tourne, tourne, en marchant à quatre pattes. Pendant qu’il se démène ainsi, son épine dorsale s’allonge, et l’appendice caudal qui lui pousse au coccyx est une superbe queue de renard ; les assistants, narre-t-on, peuvent tâter et se convaincre qu’il n’y a aucune supercherie. Puis, la queue de renard disparaît tout à coup. Mais c’est là encore, sans aucun doute, une légende fantaisiste.

Dans le Palladisme, comme ailleurs, il y a une sorte d’émulation, un esprit de gloriole, qui amène l’invention de récits exagérés. Tel visiteur, venant dans un triangle étranger et y assistant à une œuvre de grand-rite, dit souvent, à la sortie, en causant : « Oh ! chez nous, nous avons tel frère ou telle sœur, qui, en état de pénétration, opère tel et tel prodiges, bien plus merveilleux que ce que je viens de voir ici ». C’est l’éternelle histoire du marseillais et du gascon, qui, chacun, renchérissent sur ce qui leur est arrivé.

C’est pourquoi je n’ai pas accueilli à la légère tout ce qui m’a été rapporté ; il est de nombreux cas que je n’ai pas même pris la peine d’inscrire dans mes notes, parce qu’ils ne pouvaient être contrôlés par moi et qu’ils étaient invraisemblables, en outre.

Au début de ce chapitre, j’ai rappelé le cas de la Ingersoll, qui a été constaté par Albert Pike et consigné dans un rapport officiel. Les faits de cette sœur palladiste ainsi signalés se rapprochent assez des phénomènes observés chez miss Diana Vaughan ; mais la première n’est pas une possédée à l’état latent, puisque le concours de Mages Élus lui est indispensable pour l’accomplissement des prestiges produits à son occasion. Dans la séance de Saint-Louis, c’est Albert Pike qui pénétra de l’esprit Ariel la sœur Ingersoll ; Diana Vaughan, par contre, agit par elle-même, sa personne étant possédée sans interruption, l’état de possession étant devenu pour elle une seconde nature.

J’ai eu l’occasion de faire remarquer à plusieurs personnes, notamment à M. le commandeur Lautier, lors d’un voyage de miss Vaughan à Paris, l’étrangeté caractéristique du regard de cette possédée latente. « M. le docteur Bataille, écrit M. Lautier, nous fait observer, tandis que miss Vaughan s’explique, l’étrange flamme que jettent ses yeux. À vrai dire, ces jeux-là sont peu communs, tantôt bleu de mer, tantôt jaune d’or très vif. Le docteur nous rapporte à voix basse quelques-unes de ses observations sur les lucifériennes, qui jouissent, comme miss qui est là, de la faculté d’extase diabolique, qu’il ne faut pas confondre avec les crises d’hystérie, ni avec la possession ordinaire, telle qu’elle est bien connue par les cas officiels d’exorcisation ; ces démoniaques-là, paraît-il, font une simple invocation à leur « daimon protecteur » (celui de la sœur Diana serait Asmodée), et aussitôt elles tombent comme mortes ; elles restent dans cet état jusqu’à quatre heures consécutives, vivant d’une autre vie, disent-elles lorsqu’elles se raniment : cela est pour elles une volupté, nous ajouterons une joie vraiment infernale ; et c’est là, nous dit le docteur, une caractéristique de la possession dite à l’état latent. Le docteur affirme même que ces lucifériennes s’élèvent souvent à une certaine distance du sol, durant l’extase diabolique, et semblent soutenues, bercées dans l’espace par des esprits invisibles. » (Rosier de Marie, n° du 1er janvier 1894.)

Au risque de me fâcher avec miss Vaughan, — ce que je regretterais fort, — il me faut cependant parler de son cas. Je sais qu’elle n’aime pas qu’on entame à son sujet la question des phénomènes surnaturels, quand il s’agit de les divulguer au public. Même, contrairement à Sophia qui, dans les triangles, fait volontiers parade de ses talents de magicienne, miss Diana Vaughan s’occupe plutôt de politique, et c’est toujours à son corps défendant, quand il est absolument impossible de se passer d’elle pour une tenue de grand-rite, qu’elle se résout à opérer ; non pas que les prestiges lui répugnent, mais elle préfère les réserver pour chez elle, à titre d’agrément personnel. Elle ne veut pas, me disait-elle un jour, jouer le rôle d’acrobate du palladisme.

J’ai donc beaucoup de chances de la contrarier en ce moment. Néanmoins, attendu que je n’ai pas fait mes enquêtes par pure curiosité, je ne puis me soustraire au devoir de dire, au moins en quelques lignes, ce que je sais et ce que je pense du cas de la grande-maîtresse de New-York. Étonnante exception dans ce monde mystérieux des diabolisants, elle est foncièrement bonne ; elle sait combien j’estime les qualités de son excellent cœur, et que, par conséquent, je ne cherche aucunement à lui causer de la peine, à lui nuire dans l’esprit de mes lecteurs ; j’espère qu’elle tiendra compte de mes sentiments d’amitié et de reconnaissance à son égard, et qu’elle ne me gardera pas rancune de ce que je suis obligé d’écrire ici.

D’abord, il doit être bien entendu que miss Vaughan, élevée dans le luciférianisme pur dès sa plus tendre enfance, repousse avec horreur l’accusation de satanisme. Sur ce point, elle est irréductible ; il n’est pas de théologien au monde qui lui fera comprendre, à moins d’un miracle de la grâce, que Satan et Lucifer sont un seul et même personnage ; le jour où elle admettrait cela, il n’y aurait plus besoin de prier pour elle, si ce n’est pour qu’elle persévère, car ce jour-là elle serait convertie.

Elle nous considère, nous catholiques, comme étant absolument dans l’erreur ; le vrai Satan, dans son système, c’est Adonaï, c’est le Dieu que nous adorons ; c’est nous qui sommes des satanistes, ce sont les miracles de Lourdes qui sont des prestiges diaboliques, ce sont les saints qui sont des possédés du démon. Cela ne l’empêche pas de considérer qu’il y a de bons saints du catholicisme : elle vénère Vincent de Paul, avec la conviction qu’il est, glorieux pour l’éternité, au royaume du Dieu-Bon Lucifer ; elle-professe une admiration sans bornes pour Jeanne d’Arc et a composé une sorte de prière des plus bizarres, mais où se révèle son mysticisme attendri, qu’elle lui adresse parfois.

S’il est une palladiste paraissant devoir être à l’abri des atteintes de l’ennemi de Dieu, c’est certainement miss Diana Vaughan ; et cependant, je le répète, il est impossible de ne pas la lasser au nombre des possédées latentes. Mais les desseins de Dieu sont incompréhensibles à notre intelligence humaine plus qu’imparfaite ; c’est pour cela que, chaque fois que je songe à cette créature d’élite, si profondément dans les ténèbres et livrée à ce point aux puissances infernales, mon pauvre esprit est tout à fait dérouté. Pourtant, il est un fait, renversant, qui donne le plus grand espoir et dans lequel la main divine se montrera à tout catholique croyant : miss Diana n’a pas été souillée, ni par le pastos, que la volonté de son père lui a épargné, ni, ce qui est plus fort, ce qui est en dehors des choses humaines, par aucun des esprits du feu ; elle est pénétrée, mais respectée même par Lucifer et ses subalternes. Or, son génie, à elle, est plus licencieux encore que Bitru ; c’est Asmodée, le démon de l’impudicité. La Maîtresse Templière Diana Vaughan est première et seule souveraine en Asmodée, c’est-à-dire que, par pacte formel, Asmodée s’est lié à elle seule pour tout le temps qu’elle vivra. Eh bien, j’ai eu de longues causeries avec miss Vaughan, et sa franchise lui vaut un langage des plus libres ; jamais, devant moi ni devant quelqu’un de mes amis, un mot risqué à double sens n’est tombé de ses lèvres ; jamais, dans aucune conversation, même sur des sujets délicats, je n’ai surpris le reflet d’une pensée impure traversant son cerveau[5]. Voilà ce qui déconcerte mon appréciation, dans l’examen de ce cas de possession latente ; mais voilà aussi ce qui me convainc intimement que Diana Vaughan n’est pas à jamais perdue. Il y a, me semble-t-il, quelque ange du ciel qui a mission de veiller sur elle, qui la protège, alors qu’elle se croit protégée par son Asmodée ; ce démon est, selon toute évidence aux yeux de la foi chrétienne, l’instrument d’une destinée providentielle, l’esclave d’un projet divin insondable, esclave furieux sans doute de la contrainte qui lui est imposée, mais impuissant à faire ce que sa perversité voudrait.

Sous le bénéfice de ces considérations, examinons, à présent, les principaux faits surnaturels produits dans le cas de miss Vaughan.

La grande-maîtresse de New-York est une extatique au cinquième degré ; j’ai constaté ce premier point, et là-dessus j’ai mon opinion bien arrêtée. En outre, elle passe pour jouir du don de bilocation, mais dans de certaines circonstances particulières ; relativement à ce second point, je n’ai assisté qu’à une seule expérience, et elle ne m’a pas paru concluante.

Parlons d’abord de l’extase.

Certaines maladies naturelles, par exemple, l’épilepsie, le spasme, les affections utérines, provoquent parfois une sorte d’extase. Aussi ne faut-il pas prendre pour des démoniaques les extatiques de cette catégorie ; là, le phénomène est purement naturel.

Mais l’extase peut être aussi produite artificiellement, et alors nous trouvons là, dans ces moyens employés par les magiciens, les sorciers, une manière naturelle d’entrer en communication avec le diable, mais dont celui-ci profite pour se manifester et faire agir, par conséquent, le surnaturel.

Ces moyens naturels sont :

1° Le tournoiement. Le lecteur se rappelle ce que j’ai dit des derviches tourneurs et hurleurs ; on peut citer aussi les aïssaouas de l’Algérie, les sorciers des peuplades sauvages de l’Amérique du Nord, certaines tribus nègres de l’Afrique et de l’Océanie, où, des fois, à certaines fêtes de bas paganisme, un village tout entier se met, par ce procédé, en état d’extase diabolique.

2° La danse et la musique. Telles, les bacchantes et les corybantes de l’antiquité ; tels, les magiciens des peuples du nord de l’Europe. Il faut y ajouter les ruffaï de l’Inde, les Jacoutes et la plupart des sauvages de la Polynésie, les Caraïbes, les Lapons, les anciens Mexicains et Péruviens et les barvas ou prophètes, chez les Bilhs, dans l’Indoustan.

3° La fixité du regard. Chez les fakirs indiens, on se procure l’extase en fixant obstinément le bout de son nez ; les omphalopsychés du mont Athos parvenaient au même résultat au ive siècle en contemplant leur nombril, d’où ils finissaient par voir jaillir des torrents de lumière.

4° Certains breuvages et certains liniments. Il faut citer : les pollenta stupéfiantes des temples d’Esculape ; le népenthès, que la belle Hélène tenait de l’égyptienne Polydamna ; le haschich du Vieux de la Montagne ; l’opium de la San-ho-hoeï ; la fève des prêtres du Grand-Esprit, chez les Nadoëssis de l’Amérique Septentrionale ; la cava des fétichistes océaniens ; la liqueur du pastinaca, des Kamstchadales ; le jus de cohobba des caciques, chez les Incas ; l’asserol des Turcs ; la bacca des Hottentots ; l’onguent des sorciers du moyen-âge ; la pommade fétide des prêtres aztèques du Mexique.

Or, le lecteur le sait et cela a été bien expliqué à la IVe partie de mon ouvrage, ce n’est pas parce que tel état est amené par des moyens plus ou moins naturels qu’il faut en conclure que cet état du sujet est et demeure jusqu’au bout naturel.

Ainsi que M. l’abbé Lecanu l’a fait très justement ressortir, « les aïssaouas et les derviches tourneurs, lorsqu’ils ont atteint le paroxysme de leur exaltation, se tailladent, se découpent, se transpercent la langue, les bras, la poitrine, se roulent dans des brasiers, caressent avec volupté des barres de fer rougies au feu, se font piquer par des scorpions, mordre par des serpents, sans qu’il n’en reste ni traces, ni souvenirs, ni effets, après l’apaisement de leur fureur. C’est un spectacle auquel assistent les populations des grandes villes, huit jours avant le Ramadan, dans tous les pays mahométans. Le bala des nègres était pareil, à la Martinique, en 1786, lorsque le gouverneur, François de Neufchâteau, l’interdit sous les peines les plus sévères.

« Dans l’Inde, le fakir qui a pu atteindre au degré suprême de la sainteté, c’est-à-dire de l’extase, se prépare par les austérités et les jeûnes à subir l’épreuve du crochet, et se donne en spectacle aux nombreuses populations que les fêtes principales des idoles attirent auprès des plus fameuses pagodes, spécialement aux fêtes du Beïram. Voici de quelle sorte la cérémonie s’accomplit : le saint est dépouillé de ses vêtements, un ministre de l’idole lui applique un coup de paume sur le rein ; il en résulte une enflure subite, dans laquelle on passe un crochet de fer ; puis, au moyen d’une corde et d’une poulie, on enlève le patient à une potence, au haut de laquelle il se livre à toutes les évolutions d’un moulinet agité par le vent, et les processions dévotes passent au-dessous pour recevoir la sanctification. Lorsqu’après plusieurs heures de cet exercice on décroche le patient, un coup de paume fait disparaître l’enflure de son rein et guérit la plaie.

« Au Thibet, le chabéron s’exalte aux chants cadencés des lamas, ses confrères, jusqu’au délire extatique ; puis, il s’ouvre le ventre avec un coutelas, extrait ses entrailles et les laisse reposer sur la table qui est devant lui ; après une heure de cette torture à laquelle il paraît insensible, et pendant laquelle il prophétise et répond aux questions qui lui sont adressées, il remet ses entrailles en place, rapproche les lèvres béantes de sa blessure, les contient avec une main et y passe l’autre pour les frictionner une fois. La plaie est refermée et cicatrisée. Les chants reprennent au diapason où ils s’étaient arrêtés, et redescendent graduellement jusqu’à la note la plus basse. Le bokte, c’est-à-dire le saint, est alors démagnétisé et rentre dans la vie commune. Il s’en retourne au bras de ses confrères, pâle, affaibli par la perte énorme du sang qu’il a faite, mais sans qu’il en reste d’autre souvenir, ni qu’il en résulte d’autre accident. Ce spectacle est souvent offert aux populations du Thibet et de la Tartarie, qui en sont toujours très avides. (Voyage au Thibet, par le R. P. Huc, tome Ier.)

« Si tout ceci est naturel, demande M. l’abbé Lecanu, que les naturalistes l’expliquent donc. Si tout ceci est naturel, que les médecins y cherchent donc des moyens pour l’art de guérir. La négation des faits n’est qu’un aveu d’ignorance, et l’entêtement dans une pareille négation n’est qu’un entêtement puéril[6]. »

Eh ! non, répondrons-nous, cela n’est pas naturel, et je crois avoir montré très explicitement qu’il y a une ligne de démarcation bien nette qui est franchie par certains hypnotisés lorsqu’ils passent du naturel au surnaturel. Comment, en effet, dirai-je avec M. l’abbé Lecanu, pourrait-on soutenir qu’il n’y a rien en dehors de la nature dans le cas de tel magnétisé qui lit à travers l’enveloppe d’une lettre ou la boîte d’une montre, qui entend par les doigts, voit par l’épigastre, comprend la pensée d’autrui, se transporte mentalement en des lieux où il n’est jamais allé et les décrit ?

Or, précisément, pour en revenir aux extatiques, cette dernière faculté est commune à presque tous.

Mais il est bon de savoir qu’il y a plusieurs degrés dans l’extase, et nous allons voir, par le cas de Diana Vaughan, ce qu’est un extatique au cinquième degré.

Le premier degré est purement léthargique ; le corps a perdu momentanément toute faculté et toute sensibilité : c’est l’état des épileptiques et de ceux qui ont aspiré le chloroforme.

Si l’accident léthargique se reproduit fréquemment, à court intervalle, et surtout avec intention, l’extase s’élève d’un degré ; les facultés sensitives sont toujours aliénées, mais la faculté de communication se développe : l’extatique entre en rapport avec un interlocuteur qui le touche : c’est l’état des somniloques et des sujets des magnétiseurs à leur début.

Jusqu’ici, nous sommes dans le naturel.

Au troisième degré, le cas peut être encore naturel ; mais aussi le surnaturel commence parfois à intervenir. À ce degré, l’extatique a des visions, et il peut en rendre compte à son interlocuteur : c’est l’état de clairvoyance des magnétisés, des malades dans le délire de la fièvre, de ceux qui se sont intoxiqués avec le haschisch, l’opium, la belladone, le solanum et autres substances, l’état de certaines ivresses produites par le vin ou le tabac.

Voilà donc la limite du naturel, et il est facile de comprendre quand le surnaturel entre en jeu ; le caractère même de la vision l’indique. D’autre part, tel extatique au troisième degré peut être l’objet des bienfaits divins, comme tel autre peut être le jouet du diable. Il est évident que le ciel ne se manifestera pas aux personnes qui recherchent l’extase dans l’ivresse de l’opium ou du haschisch ni aux professionnels du somnambulisme et encore moins aux vocates procédants. L’extatique angélique est une personne de haute vertu, pieuse ; ce n’est aucun excès, ni la maladie non plus, qui lui vaut cet état où, par moments, dans une sérénité parfaite, elle est en communication avec des esprits célestes. L’extatique diabolique peut, lui aussi, n’être pas un maladif ; mais le plus souvent il a recherché l’extase par des moyens que condamne l’Église, et alors ce sont les démons qui paraissent dans ses visions et communiquent avec lui, soit dans des cauchemars monstrueux, soit dans des rêveries voluptueuses. Le naturel, dans l’extase au troisième degré, est le cas des ivresses ordinaires ou des fièvres délirantes.

Mais, à partir d’ici, l’extase monte à un degré encore plus élevé ; elle s’élance en plein surnaturel, dans la voie de Dieu ou dans la voie de Satan. Au quatrième degré, l’intuition de l’âme est plus ferme, et elle entre en relation immédiate avec le monde intellectuel. L’extatique, alors, connaît la pensée d’autrui, voit ce qui se passe dans des lieux éloignés, comprend les langues qu’il n’a pas apprises, et se sert de ses sens, quoique en état de léthargie, pour parler et agir. Mais souvent, et ceci caractérise l’extase diabolique, le trouble des facultés, leur déplacement, sont des phénomènes incohérents, déréglés, et tout, dans la perception des choses secrètes dévoilées au sujet, tend à une œuvre mauvaise ou, pour le moins, inutile. Chez l’extatique que le ciel protège et inspire, le calme est absolu, au contraire ; la vision est d’une douceur ineffable ; ce sont les saints anges qui guident sa pensée, qui entr’ouvrent les portes du ciel à ses yeux charmés ; et toujours l’extase à une raison d’être divine, elle comporte un enseignement nécessaire au bien de l’humanité.

Enfin, à son cinquième et plus haut degré, l’extase devient le ravissement ; le corps est affranchi des lois de la gravitation et de la mécanique, il se déplace sans aucune force motrice ; les phénomènes intérieurs sont complétés par des phénomènes extérieurs que la raison humaine est incapable de comprendre et que toute la science de nos savants modernes ne saurait expliquer.

Miss Diana Vaughan est une preuve vivante de ce que la naissance dans de certaines conditions (cas de Sophie Walder) n’est pas d’absolue nécessité pour amener la possession à l’état latent : même, la grande-maitresse de New-York ne se trouve dans cet état que depuis une époque relativement récente.

Tout en étant rédigé sur un plan arrêté d’avance, au point de vue des grandes divisions, mon ouvrage, qui représente plus de deux années de publication, est forcément sujet à des modifications sur quelques points, à raison des événements qui se sont déroulés depuis que j’ai pris la plume ou des renseignements nouveaux que j’ai obtenus.

C’est ainsi que, me fondant sur les notes recueillies jusqu’en septembre 1892, j’ai classé miss Vaughan (chapitre XXII) au nombre des personnes obsédées, mais non possédées par le diable, et je l’ai présentée comme un exemple sans doute unique d’une obsession des plus bizarres, un cas exceptionnel d’obsession protectrice, par opposition à l’obsession persécutrice. En effet, longtemps ce fut cela. Mais, depuis que ce chapitre a été livré à la publicité, les mois ont succédé aux mois, et un supplément d’information m’a appris que le cas de la chère Diana avait subi une notable transformation.

La dernière fois que je l’avais vue avant de me mettre au travail, c’était quelques semaines après son installation à New-York ; certes, je ne soupçonnais pas alors quel rôle considérable elle jouerait dans les événements qui ont accompagné et suivi l’élection frauduleuse de Lemmi au souverain pontificat de la secte. Tout le monde sait aujourd’hui que le Convent secret du palais Borghèse causa sa venue en Europe et une longue série de voyages dans les principales villes de cette partie du monde. Miss Vaughan, qui était longtemps demeurée dans l’ombre, et dont j’avais été le premier à parler, pour dire sa rivalité avec la Sophia, a conquis du premier coup, par le fait de son énergique opposition à Lemmi, une notoriété universelle ; les journaux de tous les pays du globe ont publié ses faits et gestes, jusqu’à sa retraite, qui a été la conséquence de sa démission, mais retraite dans laquelle l’ardente palladiste ne saurait, j’en suis convaincu, se confiner indéfiniment.

Quoiqu’il en soit, on se rappelle que miss Vaughan, par une lettre datée du 16 août 1893, insérée sur la couverture d’un de mes fascicules en attendant que je la reproduise à l’annexe des rectifications, réclama contre quelques erreurs de date qui s’étaient glissées dans les pages à elle consacrées et contre le portrait donné d’elle dont elle critiquait la ressemblance. « Le reste, disait-elle, lui était indifférent. » Mais notre spirituelle alliée (alliée dans la guerre déclarée à Lemmi) ne donnait pas là tout le fond de sa pensée : en réalité, elle craignait de passer pour adhérer à ma manière de voir en matière de possession, si elle avait rectifié publiquement mon jugement à son égard ; mais, lors de son passage à Paris, en décembre 1893, elle ne manqua pas de me dire : « Mon cher docteur, si vous appelez possédées à l’état latent les personnes qui obtiennent d’elles-mêmes, sans le concours d’un magnétiseur ou d’un Mage Élu, d’être pénétrées par un esprit de lumière, sachez que, depuis un an au moins, je suis autant possédée que Sophia, si ce n’est même à un plus haut degré ». Et, effectivement, j’ai eu la preuve qu’elle m’avait dit vrai. La possession latente peut donc être précédée d’obsession pendant de longues années.

Diana Vaughan est-elle devenue maladive ? a-t-elle été atteinte d’une de ces affections que j’ai nommées tout à l’heure et qui ont souvent l’extase pour conséquence ? Non, elle est toujours en florissante santé, comme lorsque je la vis en 1889 et en 1891 ; en elle, rien de l’hystérique, rien de la névropathe. Du reste, ses pérégrinations incessantes, supportées sans la moindre fatigue, prouvent qu’elle se porte à merveille, de même que sa superbe campagne contre l’intrus du palais Borghèse atteste sa parfaite lucidité d’esprit. Elle pèche par erreur d’opinion religieuse ; mais ce n’est point là une folie, dans le sens médical du mot.

Comment la possession latente s’est-elle déclarée chez elle ? C’est elle-même qui me l’a raconté, le plus simplement du monde, en déjeunant, et cela m’a été confirmé ensuite par le F∴ Pixly fils, qui vint à Paris en 1894.

Miss Vaughan, tout en s’étant installée à New-York, ne négligeait pas ses amis des Onze-Sept. On sait avec quel entrain les Américains des États-Unis entreprennent des voyages ; aussi, la grande-maîtresse du triangle Phébé-la-Rose s’échappait-elle volontiers de la métropole pour venir serrer la main aux palladistes de Louisville et faire de rapides excursions dans son cher Kentucky.

Dans une de ces échappées, on avait décidé, entre quelques-uns, de rendre visite au Mammoth Cave, qui est situé, on ne l’ignore pas, dans le Kentucky, et qui a donné naissance à la ville de Cave City, sur la ligne de Louisville à Nashville.

De toutes les grottes connues dans le monde entier, le Mammoth Cave est sans contredit la plus spacieuse, et sa beauté est telle que les Américains disent qu’elle aurait été appelée par les anciens la huitième merveille, si l’Amérique avait été découverte de leur temps. Pour qu’on se rende compte de son tendue, il suffira de dire que la galerie principale de cette grotte est longue d’une quinzaine de kilomètres, que l’ensemble du labyrinthe actuellement exploré comprend plus de 200 allées, ayant un développement total de 240 kilomètres, et que le vide des rochers représente un cube de onze milliards de mètres cubes. Nulle part, en notre globe terrestre, on ne trouve un souterrain semblable, avec des saillies aussi élevées, des voûtes à pendentifs aussi belles. Là, les excentricités de la nature sont des plus fantastiques : salles à hautes coupoles, nefs ogivales ou à plein cintre, colonnades de stalagmites, groupes de statues gigantesques, fines broderies des roches, couloirs étroits et périlleux escaliers, stalactites brillantes et immenses qui ressemblent à des collines suspendues, cascades tonnantes, rivières et torrents, abîmes qui s’enfoncent jusqu’à cent milles de profondeur, assure-t-on ; on y rencontre des lacs, dont les deux principaux sont nommés le Lac Intérieur et la Mer Morte. Pour visiter d’une façon intéressante le Mammoth Cave, « la caverne du Mammouth », il faut trois journées entières.

Or, quand nos palladistes, guidés par un frère de l’endroit, se furent enfoncés loin dans ces régions souterraines, ils ne manquèrent pas de se livrer à leur passe-temps favori ; l’occasion de tenir une petite séance d’occultisme intime était trop belle pour la laisser échapper. Ce fut aux bords de la Mer Morte que l’on se proposa de faire les évocations ; on avait apporté quelques instruments magiques, et l’on allait user des formules rituelles. Les touristes occultistes se groupèrent au pied d’une falaise qui s’avancer, en surplombant, comme une proue de navire armée d’un formidable éperon à sa partie supérieure.

Le frère, qui s’était chargé de présider l’opération, gravit le rocher, se plaça au sommet de ce promontoire, tenant en main une torche ; mais il n’avait pas encore ouvert la bouche pour commencer l’appel aux esprits, que ceux-ci se manifestèrent d’eux-mêmes.

L’eau du lac se mit à bouillonner ; la voûte sembla se consteller d’étoiles ; la falaise séculaire s’abaissa, comme manœuvrée par une trappe, et ramena le président au niveau du sol auprès de ses compagnons ; les murailles de rocher s’aplanirent en de certains endroits et se renflèrent en d’autres, comme si des géants invisibles les modelaient, si bien que bientôt apparurent douze pilastres et, à l’entrée, deux colonnes, donnant à l’immense salle l’aspect intérieur d’un temple maçonnique, de proportions gigantesques. Puis, sur la rive opposée de la Mer Morte, on vit apparaître, brillant d’une lumière éclatante, Asmodée, dans toute sa gloire infernale ; frères et sœurs des Onze-Sept le connaissaient bien.

Alors, il ouvrit ses bras, appela Diana d’une voix retentissante, et miss Vaughan, soudain transfigurée, ne s’appartenant plus, marchant d’un pas automatique, alla vers lui et lentement, aux yeux de tous, traversa le lac bouillonnant, ses pieds posant sur la surface des flots, comme si l’onde eût été terre ferme. Il n’y avait aucune illusion à cet égard : Diana Vaughan, les yeux fixés vers Asmodée qui lui tendait les bras, marchait sur l’eau.

Quand elle fut arrivée à l’autre bord, elle se prosterna aux pieds de son daimon protecteur, les baisa ; un coup de tonnerre retentit, Asmodée disparut instantanément, et instantanément aussi la grotte avait repris son aspect primitif ; seulement, Diana était couchée au sommet de la falaise, à la place où tout à l’heure se trouvait le président, et on la distinguait très bien, car son corps était lumineux. Puis, elle sembla se réveiller d’un doux songe ; ses compagnons avaient gravi le rocher pour venir auprès d’elle, et elle redevint comme auparavant. Elle leur dit alors qu’elle se sentait une toute autre femme, qu’elle avait en elle elle ne savait quoi, mais qu’il lui semblait qu’une nouvelle vie commençait pour elle.

Le président expliqua que miss était désormais en état de pénétration pour toujours, qu’elle était définitivement élue du Dieu-Bon, et il la félicita.

La visite au Mammoth Cave se termina sans autre incident.

Ce qui précède est ce qui m’a été raconté ; mais à cela je peux ajouter ce que j’ai vu, de mes yeux vu, c’est-à-dire ce qui m’a fait affirmer, devant M. le commandeur Lautier et d’autres personnes, qu’il y a lieu de classer définitivement miss Diana Vaughan parmi les possédés latents.

Le lecteur à retenu que je me suis ménagé, — et il comprend que je n’ai pas à dire comment, — les moyens de pénétrer encore dans les triangles où je ne suis pas connu, afin de compléter mes enquêtes. On comprendra aussi que je ne puis pas aller n’importe où, ni multiplier les investigations de ce genre ; mais, à la condition de choisir avec soin les ateliers palladiques où je peux pénétrer une fois en passant sans éveiller à la tenue du jour la moindre défiance, à la condition de ne pas me prodiguer, il m’est possible même de dépister complètement la police secrète de Lemmi. Un concours heureux de diverses circonstances me permet d’agir pendant quelque temps encore. Je vais, sans pourtant préciser, en faire connaître une, qui n’apprendra rien à Lemmi, mais qui donnera à mes lecteurs à entendre que je ne cherche nullement à leur en imposer : c’est que je ne suis pas le seul à pouvoir agir ainsi.

En effet, il est certains cas où tels privilégiés du Palladisme peuvent se faire délivrer par les Directoires Centraux quelques patentes d’Inspecteur Général ou d’Inspectrice Générale (elles sont semblables) en mission permanente, sur lesquelles il ne reste que le nom à inscrire. Le vieux Walder en avait toujours une dizaine avec lui, dans ses voyages, et, dans la maçonnerie de parfaite ou d’imparfaite initiation, il en a toujours été de même.

Les chefs peuvent même créer des initiés à n’importe quel grade, et cela en dehors de toute tenue. Il s’ensuit qu’il existe, de par le monde, une quantité relativement assez considérable de patentes, brefs et diplômes, auxquels le nom de l’initié manque seul, et, entre le moment où ce titre est délivré par le chef privilégié et celui où le nom du titulaire est enregistré au directoire, il s’écoule assez de temps pour qu’on puisse en user, sans qu’aucun grand-maître de triangle ait à refuser l’entrée au visiteur ; c’est là une des conséquences forcées de la vaste propagande secrète, à laquelle se livre la secte internationale.

Je me hâte de dire que ce n’est pas ainsi que j’ai procédé pour pouvoir manœuvrer encore ; mais, pour Lemmi, le résultat est le même ; il lui est impossible de découvrir mes moyens de lui faire pièce, si j’en use avec la prudence et l’habileté nécessaires.

Ainsi, quand miss Vaughan, qui avait une situation des plus élevées dans la haute-maçonnerie, donna sa démission, elle était possesseur de nombreuses patentes en blanc, émanant des quatre Grands Directoires Centraux, et, comme elle ne les à pas rendues à Lemmi, l’usage qu’elle peut en faire cause certainement à celui-ci un souci, une préoccupation, un ennui qui n’est pas des moindres, vous pouvez le croire. M. Margiotta, lui aussi sans doute, a pu, entre le jour de sa conversion et celui de sa démission officielle, créer ainsi des initiés fictifs jusqu’à tel ou tel grade suivant ses pouvoirs ; j’ignore s’il en a usé ; en tout cas, le Directoire Suprême ne peut connaître exactement la situation.

Cela est si vrai, les inquiétudes à ce sujet sont si grandes, que Lemmi a cru nécessaire de faire publier une lettre dans laquelle il qualifie M. Margiotta de maçon irrégulier, dont tous les actes maçonniques, antérieurs même à sa démission du 6 septembre 1894, seraient sans valeur ; au fond, il s’agit uniquement de rassurer les maçons, perplexes depuis mes révélations et celles de M. Margiotta, depuis la révolte de miss Vaughan, qui tous ne savent plus où ils en sont et dans les moindres loges se regardent en chiens de faïence, en se demandant qui parmi eux peut bien être un émissaire de la révoltée ou de ses amis.

Mais Lemmi a beau faire et beau dire ; il ne peut rien contre cette situation, elle est inextricable ; telles patentes sont de vrais passeports devant lesquels toutes les portes des arrière-loges s’ouvrent, ou alors on ne devrait plus recevoir aucun visiteur étranger ; mesure que le chef suprême n’adoptera jamais, car il ne pourrait plus lui-même faire espionner à sa guise les ateliers. Bien mieux, on m’a cité récemment un missionnaire qui a pu visiter, à la suite de mes révélations, divers triangles d’un pays hors de l’Europe, qui a réussi à assister à des tenues dans certains ateliers même où j’étais allé, et qui a constaté la parfaite exactitude de nombreux détails que j’avais publiés. On voit par là que la maçonnerie ne peut plus, à présent, défendre l’accès de ses mystères.

Or, moi-même, entre le Convent secret du palais Borghèse et la venue de miss Vaughan à Paris, j’ai pu pénétrer dans un triangle non-français ; et miss fut bien étonnée, quand, à son récit du prestige de Mammoth Cave, je répondis en lui narrant une séance postérieure, dont elle avait eu les honneurs et où j’avais été assistant, témoin oculaire.

Voici donc ce qui se passa :

C’était dans un triangle des plus fanatiques sous le rapport de la croyance en Lucifer ; au point de vue de l’approbation à donner à la révolte des hauts-maçons américains contre Lemmi, on y était hésitant. Carducci, Bovio, Hobbs, avaient envoyé des lettres pour assurer qu’au Convent secret tout s’était passé très régulièrement ; Findel avait écrit qu’il fallait s’incliner devant le fait accompli ; Goblet d’Alviella avait fait connaitre son opinion en tout favorable au « très puissant et si sympathique F∴ Adriano Lemmi ». Le grand-maître de ce triangle, ébranlé, était cependant dans les meilleurs termes avec les défenseurs de la cause de Charleston. Quelques palladistes de l’endroit insinuèrent que, rien ne se faisant dans le Palladisme sans la volonté du Dieu-Bon, le refus de reconnaitre l’élection du 20 septembre 1893 pouvait entrainer de graves conséquences, en ce qui concernait les opérations magiques du triangle.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Palacios, qui avait accompagné miss Vaughan à cette réunion, où tous étaient venus recueillir des adhésions très précieuses pour leur campagne antilemmiste.

— Nous voulons dire, répondit-on, que, si le Dieu-Bon est vraiment avec le grand-maître de Rome, comme il l’affirme, combattre son élection ne sera pas le moyen de nous attirer les faveurs divines.

— Mais le Dieu-Bon se s’est pas retiré de nous ! s’exclama la grande-maitresse de New-York.

Et voilà pourquoi ils tergiversaient, pourquoi ils hésitaient à adhérer à la voûte de protestation : ils craignaient de recevoir des horions, à la première tenue hermétique ; ils redoutaient de voir les esprits du feu cesser de les protéger et les livrer aux violences des maléachs. Le lecteur n’a pas oublié que, dans la superstition luciférienne, on qualifie de maléachs les démons, lorsqu’ils battent les assistants en leur apparaissant sous une forme hideuse : on dit alors que ce sont là les esprits du royaume d’Adonaï.

Palacios invita miss Vaughan à démontrer à ces pusillanimes que Lucifer n’avait pas abandonné le parti de Charleston.

— Si le Dieu-Bon n’est plus avec nous, dit-il, la première abandonnée doit être notre sœur Diana, puisqu’elle est l’âme de notre résistance… Notre sœur veut-elle se soumettre à une épreuve de grand-rite ?

— Bien volontiers, fit miss ; je suis certaine de la protection céleste des génies de lumière.

Elle pria un frère servant d’aller lui quérir une voiture ; elle voulait se rendre à son hôtel, pour en rapporter ses talismans.

Son absence fut courte. Pendant ce temps, on commença les travaux d’hermétisme, en récitant en chœur quelques invocations. Bientôt, miss Vaughan revint ; elle tenait à la main un petit coffret plat.

Elle en sortit une superbe rose rouge, d’une fraîcheur merveilleuse, et un mignon tambour de basque. Ce sont les deux talismans dont elle se sert pour l’extase.

Le cercle de bois du tambour est en alizier, dont le nom latin est lotus ; ce cercle est mince, de quatre centimètres de hauteur à peine ; ses petites ouvertures sont garnies de légères rondelles d’un métal inconnu, qui n’est pas le cuivre des tambours de basque ; ces lames métalliques donnent un son de cristal : quant à la peau, tendue sur le cercle de bois, elle est couverte d’hiéroglyphes peints de diverses couleurs ; au milieu, est une étoile d’argent à sept branches, au centre de laquelle on distingue un A en or.

De la main, Diana réclama le silence ; elle était au milieu de la salle. Alors, tous et toutes, debout, attentifs, interrompirent un chant rituel ; on eût entendu voler une mouche.

Miss Vaughan ploya le genou droit et le mit en terre. Elle plaça la rose rouge dans son corsage. Puis, se renversant légèrement en arrière, elle tint un moment, de la main gauche, le tambour de basque au-dessus de sa tête, et ensuite le baissa peu à peu jusqu’à ce que ses lèvres vinssent à toucher l’étoile d’argent.

Elle la baisa doucement. Alors, arrondissant les bras, elle prit le tambour de la main droite et l’agita ; les piécettes métalliques, s’entrechoquant, produisaient un frémissement singulier, une harmonie cristalline étrange. Se renversant complètement en arrière, sans tomber, — comme si elle eût été soutenue par quelqu’un d’invisible, sur le bras de qui son corps aurait été languissamment ployé, — elle jeta le tambour en l’air ; l’objet magique tourbillonna en montant vers le plafond, s’y heurta, et son heurt provoqua un long grondement de foudre lointaine ; puis, il redescendit doucement, doucement, tel qu’une feuille de papier légère supportée par le souffle de la brise ; au lieu de venir toucher terre, il s’arrêta à un mètre du sol, et se mit à tourner, en s’agitant et faisant tinter ses piécettes, autour de Diana, qui maintenant avait les deux genoux ployés, mais les pieds seuls reposant sur la dalle, tout le corps étant couché, la tête ni le dos n’appuyant nulle part, les mains croisées sur la poitrine au signe du Bon-Pasteur.

Alors, dans cette position, elle inclina la tête sur l’épaule droite et regarda ceux de l’assistance qui étaient de ce côté ; elle avait un regard qui n’était plus humain, mais d’une douceur infinie. L’extase commençait.

Ses pieds quittèrent le sol, pour se mettre au niveau du reste du corps, et elle était ainsi couchée dans le vide, à présent complètement étendue. Le tambour de basque, comme un papillon magique, continuait à tourner autour d’elle en s’agitant.

Mais voici que, conservant sa position horizontale, Diana s’éleva lentement, accompagnée dans son mouvement ascensionnel par le tambour tournant, voltigeant et tintant. Et pendant qu’elle montait, montait, nous entendîmes comme un concert mélodieux de voix de sirènes invisibles, qui chantaient des paroles n’appartenant à aucune langue.

Tout s’arrêta, lorsque l’extatique fut parvenue à quelque distance du plafond. Le tambour vint de lui-même se placer sous sa tête, à l’instar d’un oreiller. Une vive lumière environnait là-haut miss Vaughan. Chose curieuse, sa robe ne pendait pas ; on eût dit que corps et vêtement étaient tout d’un seul bloc.

Elle demeura ainsi immobile, suspendue en l’air, près d’un quart d’heure. Le silence n’était interrompu, de temps en temps, que par des grondements de tonnerre, toujours au loin.

Puis, elle redescendit, avec la même lenteur que pendant l’ascension, et, arrivée à moitié chemin, elle demeura encore un quart d’heure à cette place.

Beaucoup ne pouvaient en croire leurs yeux. Enfin, doucement, doucement encore, son corps prit la position verticale, la tête en bas, sans que ses jupes retombassent en retroussis. Elle tourna ainsi sur elle-même : nous la vîmes bientôt comme couchée sur le ventre, puis reprenant la position verticale, mais cette fois les pieds dirigés vers le sol ; et finalement, ayant les yeux grands ouverts et fixes, le corps gardant l’attitude debout, elle reprit son tambour de basque de la main gauche, tandis que de la main droite elle saisissait la rose rouge placée d’abord au corsage, humait la fleur voluptueusement, et, la respirant ainsi, elle descendit tout à fait.

Elle était debout comme nous tous, ses pieds en contact avec la dalle sur laquelle elle avait tout à l’heure fléchi le genou ; ses yeux revinrent au regard naturel ; elle les frotta, comme en s’éveillant d’un délicieux songe, embrassa l’étoile d’argent de son tambour, et nous dit, d’une voix tranquille :

— Mes amis, sœurs et frères, oh ! je vous souhaite mon bonheur.

Elle marcha vers Palacios, lui serra la main, et s’assit sur un siège, auprès de lui.

À ce moment, le tambour de basque et la rose, d’eux-mêmes, se précipitèrent dans le coffret, qui se referma tout seul. Le prestige était fini ; personne, dans le triangle, n’osa plus dire que les puissances du feu avaient déserté la cause de Charleston.

En ce qui concerne le don de bilocation, l’expérience à laquelle j’ai assisté ne m’a pas paru concluante, ai-je dit. Cette opération a eu lieu également après le convent du palais Borghèse, et elle est même plus récente que celle que je viens de rapporter ; mais il ne s’agit plus d’une œuvre de grand-rite opérée en triangle.

Je me trouvais un soir chez un ami de miss Vaughan, qui m’avait retenu à diner ; notre causerie, après le repas, se prolongea assez tard. Nous avions parlé des divers évènements qui avaient mis à découvert la haute-maçonnerie. Mon hôte, il n’est pas besoin de le dire, était au nombre des adversaires de Lemmi : il approuvait la démission de miss, et il était sur le point de donner aussi la sienne ; car il est également palladiste, le malheureux ! Depuis lors, il s’est retiré de la secte, mais, comme miss, sans se convertir. J’en sais plusieurs qui sont dans ce cas : ils font bande à part maintenant, et ils constituent de petits groupes très restreints, communiquant les uns avec les autres, sans hiérarchie ; ce sont, en quelque sorte, les anarchistes du Palladisme.

Dans la conversation, nous avions parlé de l’arcula mystica et des services que cet appareil magique rendait aux plus hauts chefs.

— Vous n’avez pas d’arcula mystica, vous autres, lui-dis-je.

— Oh ! nous n’en avons nul besoin, me répondit-il, du moins pour nos relations avec la sœur Diana.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que la sœur Diana, où qu’elle soit, vient auprès de nous, à notre appel.

— Allons donc !

— C’est comme j’ai l’honneur de vous l’affirmer.

— Cela ne me paraît pas possible.

— Cependant, vous savez bien quelles œuvres sont les nôtres ; et, quand je songe à vous, je me demande souvent comment les prodiges dont vous avez été témoin ne vous ont pas démontré la toute-puissance de notre dieu.

Mon hôte était un de ceux qui ne me gardent pas rancune d’avoir franchi le seuil des triangles en catholique et de m’être enquis par moi-même de leurs faits et gestes, pour les combattre. Ce n’est pas un méchant homme ; c’est un aveugle, aussi aveugle que miss Vaughan ; ainsi qu’elle, il a été élevé dans ces idées, et il n’en démord pas. C’est nous, catholiques, qu’ils accusent de cécité !

Lorsqu’on cause avec ces fanatiques de Lucifer, ils ne se laissent nullement démonter par l’objection qui consiste à leur rappeler les victoires des saints contre leurs « daimons ».

Ce sont des accidents, vous répliquent-ils. Dans leur système, ils admettent que les esprits du feu sont en lutte avec les maléachs, les anges d’Adonaï, et ils daignent reconnaître que « les anges de Lucifer n’ont pas toujours le dessus ».

— Si je voyais, de mes yeux, Adonaï en personne terrasser Lucifer, me disait un jour miss Vaughan, et non seulement le terrasser, mais l’enchaîner et le réduire à une totale impuissance, alors, oui, je croirais à la supériorité d’Adonaï. Mais il n’en est pas ainsi, certes ; tous les jours, je constate la puissance surnaturelle.des esprits du feu, tous les jours je leur vois opérer des prodiges, et il m’est, en conséquence, impossible d’admettre que c’est Adonaï qui veut bien leur tolérer un tel pouvoir… Ce pouvoir, ils le possèdent en vertu de la divinité de Lucifer, et ils le gardent en dépit d’Adonaï. Il y a lutte entre les deux principes, c’est évident ; d’où, ces alternatives de victoires et de défaites pour l’une et l’autre des deux armées du monde surnaturel. Mais, quant à dire que c’est Adonaï qui aura le dernier mot, quant à prétendre que Lucifer n’est qu’un diable, déchainé, grâce à la bénévole permission d’Adonaï, cela, nous ne l’admettons pas.

Et alors, à l’appui de leur thèse, ces aveugles vous débitent toutes les folies du livre Apadno et autres révélations lucifériennes, notamment qu’à cette heure le règne d’Adonaï approche de sa fin et qu’il n’a plus des adorateurs que sur notre Terre et dans le monde d’Oolis, planète d’un soleil inconnu des hommes.

Comment voulez-vous raisonner avec de pareils aveugles ? Excepté un miracle de la grâce, ils sont incurables.

Aussi je n’entrepris pas, ce soir-là, une discussion avec l’ami de miss Vaughan. Je le laissai dire, mais je ne fus pas fâché de l’entendre émettre l’opinion que Diana avait la faculté de venir à l’appel de ses coreligionnaires lucifériens. Je témoignai plus vivement mon doute, afin de mieux piquer son amour-propre de palladiste ; car l’expérience d’un phénomène de bilocation n’était pas banale ; elle méritait bien d’être faite, si vraiment elle avait des chances de réussite.

Mon hôte s’y laissa prendre.

— Demeurez encore, me dit-il, et vous serez convaincu.

Je savais que miss Vaughan était alors à plusieurs centaines de lieues de là.

Il était un peu plus de neuf heures et demie du soir.

— Attendons dix heures, poursuivit l’ami de la grande-maîtresse américaine ; c’est à onze heures du soir que la sœur Diana a le don d’apparaître, et il me faut certaines opérations préliminaires qui durent exactement une heure.

Alors il m’emmena dans son cabinet de travail et en referma la porte ; la fenêtre également était close, il en tira l’épais rideau.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, fit-il.

Il prit une grande feuille de papier doré, dans laquelle il découpa sept étoiles à sept branches. C’était du papier doré ordinaire, blanc d’un côté, comme on en vend chez les papetiers. Sur le côté de la dorure, à chaque étoile, il écrivit, avec de l’encre verte, une des sept lettres du nom LUCIFER ; et sur le côté blanc, il écrivit, avec de l’encre carmin, une des sept lettres du mot MASANEC, qui est le premier nom palladique de miss Diana Vaughan. Les lettres se correspondaient donc ainsi : sur la première étoile, L, au recto doré, et M, au verso blanc ; sur la deuxième étoile, U, au recto doré, et A, au verso blanc ; sur la troisième étoile, C, au recto doré, et S, au verso blanc ; et ainsi de suite. Puis, il fit une petite boule de ce qui restait de la feuille de papier doré, et il humecta cette boule en y versant sept gouttes d’essence de rose.

Tout cela avait été exécuté très rapidement ; car mon homme possédait une étoile découpée sur du fort carton, laquelle lui servit à tracer les sept sur la feuille de papier doré ; il était nécessaire, me dit-il, que ces sept étoiles dorées fussent parfaitement régulières.

Il avait aussi une feuille de carton blanc, carrée, mesurant soixante-dix-sept centimètres sur chaque côté, sur laquelle était collée une grande étoile en papier argenté, toujours à sept branches, tenant toute la place possible sur ce carton. Le centre de l’étoile d’argent était occupé par un disque de papier doré, collé de même sur le papier argenté. Tout autour du disque, disposées à distance régulière, on voyait encore les sept lettres du nom LUCIFER, écrites en grosses majuscules à l’encre verte, chaque lettre se trouvant dans la partie la plus large d’une des sept branches de l’étoile d’argent. En outre, au carmin, sur le carton blanc, entre les branches de l’étoile et à la hauteur des pointes, il y avait, ainsi dispersées, les sept lettres du mot ASMODŒA, second nom palladique de miss Vaughan.

Il posa le carton à l’étoile d’argent sur un guéridon de forme ronde. Puis, il plaça un fauteuil d’un côté du guéridon, et une chaise de l’autre côté, bien en face ; il s’assit sur cette chaise, m’en donna une autre, à quelque distance de lui un peu en arrière, et m’invita à m’asseoir aussi, en me recommandant de ne pas dire un mot jusqu’à l’apparition de la sœur Diana. Je pris place. J’oublie de dire qu’avant de s’asseoir il avait tiré d’une armoire une grosse lampe à esprit-de-vin, une de ces vulgaires lampes dont on se sert en voyage pour faire soi-même une infusion, mais beaucoup plus grosse que les communes qui sont dans le commerce ; il fallait, me dit-il, que la lampe contint assez d’alcool pour brûler une heure et quelques minutes. Il plaça cette lampe sur le disque de l’étoile d’argent. L’étoile était disposée de façon à ce que la branche où se trouvait la lettre L du nom Lucifer fût dans la direction du milieu du fauteuil, cette lettre L ayant de chaque côté, dans les intervalles des branches de l’étoile, les lettres A et A, initiale et finale du nom Asmodæa.

Maintenant, tout était prêt, et il attendait, ayant posé devant lui sur le guéridon sa montre, un excellent chronomètre marquant l’heure exacte de la ville où nous nous trouvions.

— Vous allez voir, me dit-il, que l’opération aura pleine réussite, pourvu que vous gardiez strictement le silence. Restez sur votre chaise, n’en bougez pas, et laissez-moi faire.

Deux ou trois minutes seulement nous séparaient du moment où l’aiguille allait marquer dix heures. Il avait auprès de lui les sept étoiles en papier doré, posées en tas et en ordre, à droite du carton à la grande étoile d’argent ; à gauche, était la boule de papier humectée d’essence de rose.

Alors, il alluma la lampe à esprit-de-vin et me pria d’éteindre les bougies du candélabre qui jusqu’alors nous avaient éclairés ; ce candélabre était auprès de moi sur un bureau. Je soufflai les bougies.

Quand l’aiguille du chronomètre marqua dix heures, sans se presser, il prit de la main gauche la boule de papier, la plaça sur la lettre R de l’étoile d’argent, et aussitôt après il posa son médius de la main droite, largement ouverte, sur la lettre A finale d’Asmodæa. Gardant le médius droit sur cette lettre À et mettant sa main gauche, ouverte, à plat contre son cœur, il dit à haute voix, mais pas trop fort et lentement : « Asmodée, permets à ton épouse Diana d’apparaître devant moi. »

Puis, il attendit, recueilli, fermant les yeux un peu plus d’une minute. Il m’expliqua, ensuite, que, chaque fois qu’il fermait les yeux au cours de l’opération, il comptait jusqu’à soixante-dix-sept, à raison d’un nombre par seconde ; ces soixante-dix-sept secondes ainsi comptées mentalement sont en l’honneur des soixante-dix-sept hauts esprits de la hiérarchie céleste (luciférienne).

Rouvrant les yeux, il les tint fixés sur le chronomètre, guettant l’instant où l’aiguille serait sur la troisième minute. Alors, vivement, de la main gauche, il fit passer la boule de papier de la lettre R à la lettre E de l’étoile d’argent, et aussitôt après, il posa son médius de la main droite sur la lettre Œ d’Asmodæa. Après quoi, il répéta l’invocation : « Asmodée, permets à ton épouse Diana d’apparaître devant moi », dans la même position que la première fois. Ensuite, nouveau recueillement de soixante-dix-sept secondes, les yeux fermés.

À la sixième minute, il plaça la boule de papier sur la lettre F de Lucifer, et ce fut la lettre D d’Asmodæa qui eut son médius droit appuyé sur elle. Troisième invocation. Et ainsi de suite.

Neuvième minute : lettre I pour la boule de papier déplacée de la main gauche, et lettre O pour le médius de la main droite ; quatrième invocation, toujours la même, la main gauche posée à plat sur le cœur.

Douzième minute : lettre C pour la boule de papier, et lettre M pour le médius droit ; cinquième invocation.

Quinzième minute : lettre U pour la boule de papier, et lettre S pour le médius droit ; sixième invocation.

Enfin, dix-huitième minute : lettre L pour la boule de papier, et lettre A pour le médius droit ; septième invocation. Mais, cette fois, après l’invocation, il ne ferma plus les yeux. Il prit, de la main gauche, la boule de papier doré et la plaça sur la flamme de la lampe à esprit-de-vin, tandis que, de la main droite, il prenait la petite étoile en papier doré découpé sur laquelle étaient, comme je l’ai dit plus haut, d’un côté la lettre L et de l’autre la lettre M.

Il baisa respectueusement l’étoile sur ses deux faces, et l’enflamma aussitôt après au-dessus de la boule qui finissait de se consumer et qui dut lui brûler légèrement les doigts ; mais il ne sourcilla pas, laissant brûler le papier jusqu’au bout.

La première partie de l’opération avait été réglée par séries de trois minutes pour sept invocations ; la seconde partie devait aller par séries de sept minutes, pour atteindre exactement onze heures.

À la vingt-cinquième minuté, l’opérateur brûla l’étoile dorée portant les lettres U et A ; à la trente-deuxième minute, celle portant les lettres C et S ; à la trente-neuvième, celle portant les lettres I et A ; à la quarante-sixième, celle portant les lettres F et N ; à la cinquante-troisième, celle portant les lettres E et E.

Et chaque fois, avant de brûler l’étoile en papier doré, il la baisait avec respect sur les deux faces. Mais, à présent, il ne fermait plus les yeux dans les intervalles. Au contraire, il les tenait grands ouverts, fixés sur le fauteuil, pendant qu’il répétait de plus belle : « Asmodée, permets à ton épouse Diana d’apparaître devant moi » ; mais, durant cette nouvelle période d’invocations, toujours la main gauche ouverte et posée à plat contre son cœur, il s’absorbait dans la pensée de l’apparition qui allait se produire ; il ne disait plus la formule méthodiquement, il la prononçait à sa guise, tantôt vite, tantôt lentement, ne réglant plus le nombre de fois qu’il devait la dire, ne quittant des yeux le fauteuil que pour consulter l’aiguille de sa montre ; son seul souci était de ne pas manquer chaque septième minute.

Enfin, à la septième fois sept minutes depuis la dix-huitième, c’est-à-dire au moment où l’aiguille arrivait sur onze heures, il brûla vivement sa dernière étoile dorée, celle portant les lettres R et C. Puis, se renversant sur le dos de sa chaise, il ferma les yeux. Une horloge voisine sonnait les onze coups de l’heure. Il murmura une dernière fois : « Asmodée, permets à ton épouse Diana d’apparaître devant moi », et rouvrit lentement les yeux.

La lampe à esprit-de-vin éclairait d’une flamme vive et très blanche, qui n’était plus naturelle. Miss Vaughan était assise devant nous, dans le fauteuil.

— Mon ami, dit-elle à l’opérateur et comme si elle ne me voyait pas, me voici ; j’étais à Moscou. Que voulez-vous de moi ?

— Chère Diana, vous me pardonnerez de vous avoir dérangée ; nous avions longuement parlé de vous, ce soir, avec le docteur, que voici ; c’est lui qui désirait vous voir.

Elle tourna alors la tête de mon côté.

— Tiens, c’est vrai, fit-elle en riant, le docteur est là… Docteur, vous êtes incorrigible. Allons, avouez que vous m’avez fait appeler par pure curiosité et que vous n’avez rien à me dire.

— Puis-je me lever ? demandai-je.

— Il n’y a aucun inconvénient, répondit l’apparition.

Je me levai et m’avançai.

— J’ignore, continuai-je, qui vous êtes, vous qui vous montrez ici. Êtes-vous vraiment miss Diana Vaughan ?

L’apparition éclata de rire.

— Vous ne me prenez pas pour un maléach, je suppose ! ricana-t-elle.

— Ah ! non, certes !… Mais de là à être qui vous dites !…

Il y avait là une canne appartenant à mon hôte, un superbe jonc. Je pris l’objet et le dirigeai vers l’apparition, qui ne s’en formalisa aucunement ; du reste, très posément, je faisais le geste de vouloir toucher du bout de la canne.

Ma canne traversa le fantôme, s’arrêta au dossier du fauteuil, et s’enflamma soudain. En même temps, miss Vaughan disparut, en jetant un dernier éclat de rire, et je restai là, avec le jonc à la main, le jonc qui brûlait. La lampe s’était éteinte. Mon hôte rallumait les bougies. Je m’excusai d’avoir endommagé sa canne.

— Cela importe peu, me dit-il.

Il ouvrit la fenêtre, me prit la canne, qui fumait avec une odeur âcre, et la jeta dans le jardin.

Après quoi, il revint s’asseoir.

— Eh bien, vous l’avez vu, docteur, nous pouvons converser le soir avec notre sœur Diana, quelle que soit la distance qui nous sépare… Il y a un pacte, des engagements formels d’Asmodée ; c’est Asmodée lui-même qui a fixé tout le cérémonial, et il est, du reste, fort simple, à la portée de tout le monde. Le carton, le papier doré, le papier argenté, l’esprit-de-vin de la lampe, l’essence de rose, les encres employées à inscrire les diverses lettres, en un mot, dans tout le matériel en usage dans cette opération, rien n’est spécialement consacré. Asmodée a voulu épargner les difficultés à quiconque désire voir apparaître sa bien-aimée. Il suffit de suivre les prescriptions, d’opérer comme vous venez de me le voir faire, de dix heures à onze heures du soir… Cependant, une condition morale est indispensable : si je n’avais pas cru fermement, moi opérateur, que la sœur Diana allait apparaître, nous ne l’aurions pas vue devant nous… Mais maintenant, vous savez à quoi vous en tenir, et vous pourrez vous-même opérer avec certitude de réussite ; car, étant convaincu à la suite de cette expérience, vous agirez avec la foi dans le succès, et vous obtiendrez l’apparition, comme moi ; votre qualité de catholique n’est pas un obstacle… En effet, vous n’ignorez pas que le plus cher désir de notre Dieu est de conquérir ses adversaires, et vous savez aussi que, Diana et moi, nous prions souvent pour vous.

Je pris congé de lui, nullement convaincu, quoi qu’il ait pu croire. Je ne voulais pas entamer de discussion : ce n’eût pas été la première, et j’avais déjà constaté qu’il est impossible de faire entendre raison à ces enragés. Les prêcher, les sermonner, c’est peine perdue.

Pour moi, ma conviction est que ce n’est pas miss Vaughan qui nous apparut, mais un diable quelconque ayant pris sa forme, ses traits, sa voix. Et je ne puis parvenir à comprendre que ces entêtés palladistes se laissent duper à ce point par ces jongleries infernales. Ce n’est pas cette œuvre de grand-rite qui prouve que miss Vaughan jouit de la faculté de bilocation ; car le raisonnement à tenir est bien simple. Bilocation n’est pas ubiquité ; or, d’après le pacte, c’est à onze heures du soir seulement que la sœur Diana est transportée par Asmodée auprès de n’importe qui l’appelle en procédant selon le cérémonial prescrit ; eh bien, plusieurs palladistes, en différentes villes, peuvent la demander le même jour, tous à la fois, avec la même confiance de la voir apparaître. Ce n’est donc pas elle qui apparaît ; ce sont différents démons, en divers endroits. Ainsi, le prestige a lieu, je n’en disconviens pas ; mais quelle formidable duperie !…

Est-ce à dire qu’il est absolument impossible que miss Vaughan soit, en une seconde, transportée de Moscou à Londres, ou de New-York à San-Francisco, ou même de Calcutta à Buenos-Ayres, par son Asmodée ou tout autre démon ?… Non, je ne dis pas cela. Ce qui a eu lieu pour Cagliostro peut se produire pour la grande-maitresse américaine ; car le don d’extase diabolique, qu’elle possède au plus haut degré, puisqu’elle a le ravissement, établit de façon indiscutable qu’elle est possédée latente. Mais, lors de l’expérience de bilocation à laquelle j’ai assisté, je maintiens que je n’ai pas eu affaire à elle. Si miss Vaughan avait été vraiment là, transportée par le diable, elle aurait été palpable, il me semble ; la canne que je tenais n’aurait pas traversé son corps pour s’arrêter au dossier du fauteuil, et surtout n’aurait pas pris feu.

Quoiqu’il en soit, j’indique le jugement que je porte sur ce cas et sur les cas analogues ; je n’ai nullement la prétention d’imposer ma manière de voir.

Tous ces faits, tous ces prestiges du surnaturel diabolique sont profondément troublants, et dans la possession latente plus que dans toute autre possession. Ici, il est impossible de confondre l’hystérique avec le démoniaque ; la Salpêtrière n’a jamais eu, parmi ses sujets, un Cagliostro, une Sophie Walder, une Diana Vaughan.

Dans la possession latente, le diable fait rage d’orgueil. Ce n’est pas telle ou telle disposition morbide qui amène cet état de possession maxima ; c’est une éducation entièrement luciférienne, ou encore c’est le sacrilège quotidien commis avec frénésie par les pires des renégats, — je veux parler des mauvais prêtres, l’écume du sanctuaire. Mais de ceux-ci je dirai peu de chose, malgré l’intention que j’avais de parler d’eux avec quelques développements. J’ai reçu avis, en effet, que mieux valait laisser ce genre d’infamies dans l’ombre.

Les Éliphas Lévi, les Despilliers, les Boullan sont particulièrement agréables à messire Satanas, parce qu’ils ont trahi le sacerdoce chrétien ; voilà les vocates élus, les possédés latents les plus recherchés par les triangles. Depuis Pernetti, le bénédictin fondateur d’un rite maçonnique sataniste, jusqu’à Sommorostro, l’archiprêtre qui fut pendant trente ans vénérable d’une loge de Ségovie, tout en trompant les fidèles par son hypocrisie, il y a eu, il y a des Judas dans le clergé. Cette fange ne doit pas être remuée ; ce serait non seulement scandaliser les fidèles, mais encore jeter dans leurs âmes des épouvantements, qu’il y aurait grande peine à calmer ensuite. C’est pourquoi, quand une trahison de ce genre arrive à la connaissance d’un catholique, son devoir, s’il a des preuves irréfutables, est d’en aviser le Saint-Siège, et non d’étaler cette honte devant le public.

Pour ne parler donc qu’en termes généraux, je me contenterai de dire que le sacrilège commis par un prêtre a mille chances d’entraîner la possession latente ; tel Urbain Grandier, dont j’ai rapporté avec détails le procès. En vérité, ce sorcier ecclésiastique, qui réussit à ensorceler un couvent d’ursulines au moyen de roses diabolisées, est le plus frappant des exemples qu’on puisse citer. Mieux vaut s’en tenir à lui. Si quelqu’un, plus audacieux que moi, veut traiter cette question : « Y a-t-il des prêtres dans la franc-maçonnerie ? », qu’il en prenne la responsabilité ; quant à moi, toute réflexion faite, après l’avis que j’ai reçu, je ne la prendrai pas.

Il me reste, pour terminer ce chapitre, à dire un mot d’une œuvre de grand-rite, dont le temple maçonnique de Charleston aurait été le théâtre, pendant les deux derniers mois de 1893.

On sait que Philéas Walder, déjà malade au convent du palais Borghèse, est mort en Angleterre dans les premiers jours d’octobre 1893[7] ; mais ce qu’on ignore généralement, c’est que son cadavre fut transporté à Charleston. Les collègues du père de Sophia, membres du Sérénissime Grand Collège, tinrent à ce qu’il fût inhumé dans les caveaux du Vatican luciférien, au-dessous du Sanctum Regnum.

Les palladistes affirment que le vieux Walder a revécu onze fois après sa mort. Le cadavre était apporté dans sa bière, à une tenue de grand triangle. On le sortait du cercueil pour l’installer au trône du grand-maitre ; il présidait la séance, prononçait les allocutions habituelles, tout comme s’il eût été un homme vivant. La onzième fois, il déclara que c’était la dernière et qu’il fallait désormais le laisser dans son tombeau. Les frères servants le remportèrent, et il fut enterré définitivement. Auparavant, au cours d’une de ces assemblées macabres, il avait prôné l’élection de Lemmi, en un discours très enthousiaste, et dit qu’il ne fallait pas revenir sur les faits accomplis ; car le Dieu-Bon en était fort satisfait.

La neuvième de ces tenues de grand-rite eut lieu en cène triangulaire, C’est dire que Satan, dans son orgueil suprême, voulait s’attribuer au plus haut point la toute-puissance divine, aux yeux de ses adorateurs fanatiques.

En effet, le pouvoir de ressusciter les morts n’a jamais été toléré au diable. Sur ce point, tous les théologiens catholiques sont d’accord, et cela se comprend sans peine. C’est par la mort que l’homme franchit le seuil du tribunal de Dieu, et Dieu porte alors son jugement pour l’éternité : l’homme, ayant terminé sa vie, est à jamais damné, s’il est mort en état de péché mortel ; s’il n’a que des fautes vénielles à expier, il va pour un certain temps en purgatoire, mais il est néanmoins destiné au ciel ; ou bien, s’il est mort en parfait état de grâce, Dieu l’admet immédiatement au nombre des élus. Voilà ce que l’Église infaillible nous enseigne. Or, ressusciter un mort serait lui permettre d’avoir une seconde vie terrestre, ne fût-elle que de quelques jours ; il est bien évident qu’il y a impossibilité absolue, pour Satan, de faire cela : le jugement de Dieu étant définitif, Satan ne peut pas donner à un homme qui a bien mérité l’occasion de succomber au cours d’une seconde existence ni à un damné le moyen de gagner le ciel qu’il avait d’abord perdu. Cela est clair comme le jour : à ce point de vue, il est permis de dire que par la mort c’est fini et bien fini pour l’homme ; la sentence divine est irrévocable pour l’éternité. Dieu seul peut donc, par lui-même, ou en se servant de ses saints pour manifester ici sa toute-puissance, ressusciter un mort ; le diable, non, mille fois non.

Aussi, la fausse résurrection est-elle la pire des tromperies de Satan. Même, la jonglerie est là excessive ; car il suffit de réfléchir un instant, en éclairant la raison par la foi, pour voir la folie, l’absurdité d’une telle illusion diabolique. Il n’y a donc pas eu résurrection quelconque, dans l’œuvre de grand-rite qui m’a été rapportée, si tant est que ce prestige ait vraiment eu lieu. Mais c’est bien la rage de l’orgueil qui a pu pousser Satan à agir ainsi.

D’après le récit qui m’a été fait, on apportait chaque fois le cadavre du vieux Walder ; on le retirait du cercueil ; et, chaque fois, on constatait que la décomposition était à un degré de plus en plus avancé. C’est cette matière putrescente qui s’animait, qui se mouvait, qui parlait, une fois placée sur le siège présidentiel. En réalité, l’homme ne revivait pas ; mais le diable impuissant à redonner à ce cadavre l’âme de Philéas Walder, laquelle est aux enfers selon toute probabilité, s’y logeait lui-même et mouvait ses chairs putrides, émettait des sons par sa bouche pour achever l’illusion.


Œuvres de Grand-Rite. — Prestige de la prétendue résurrection : le cadavre de Philéas Walder présidant un banquet palladique, à Charleston.

C’est précisément parce que la résurrection des morts appartient exclusivement au pouvoir divin, que le singe de Dieu a voulu donner aux palladistes charlestoniens le simulacre d’un tel miracle. Il s’est appliqué à communiquer au cadavre en voie de pourriture un semblant de vie. Au banquet de la neuvième tenue de grand-rite, le cadavre, dit-on, mangea et but ; assis à la table d’honneur, il se leva au dessert, fit remplir sa coupe par un frère servant, et porta un toast à la grande-maîtresse, assise auprès de lui et plus effrayée encore que stupéfaite. Simulacre que tout cela, duperie et singerie ! mais singerie portant bien la marque indubitable de Satan, c’est-à-dire singerie à la fois horrible et répugnante !

Il faut vraiment que le palladisme soit le comble de l’aveuglement pour colporter un pareil épisode, surtout s’il est vrai, et en tirer gloire. Vous ne voyez donc pas, malheureux que vous êtes, que vous dénoncez par là votre grand architecte comme vraiment diable ? car le mort qui est ressuscité par Dieu revit en réalité, non par intermède, mais sans interruption jusqu’à une seconde mort, comme il advint pour Lazare.

Par là, il convient de conclure ce chapitre. Les œuvres de grand-rite, malgré tout leur merveilleux, sont indubitablement diaboliques ; elles en ont tout le caractère et ne peuvent tromper le chrétien. Quant aux possédés latents qui les opèrent, ne pouvant être confondus avec les possédés ordinaires et encore moins avec les hystériques, ils sont les pires des démoniaques ; quasi-diables en quelque sorte, ils sont comme les vivantes émanations de l’enfer.

  1. On avait dit que Saint-Germain était un marquis de Betmar, portugais ; puis, un jésuite espagnol, du nom d’Aymar : puis, un juif d’Alsace, nommé Wolf ; puis encore, le fils d’un receveur des contributions d’Aix, M. Rotondo ; enfin, un fils naturel de Marie de Neubourg, reine l’Espagne, veuve de Charles III. Aucune de ces origines imaginées par la médisance ne put être prouvée.
  2. C’est ce triple S qui sert, aux palladistes parisiens, à désigner le local de la rue du Champ d’Asile ; ainsi, par exemple, parlant entre eux, ils disent : « Tel jour, il y aura une intéressante tenue triangulaire aux trois S. »
  3. J’avais l’intention de publier les adresses des locaux servant à Paris aux réunions des palladistes et autres occultistes, surtout après que M. Georges Bois (de la Vérité) me porta un défi à ce sujet, en niant, d’une part, ces réunions, et en affirmant, d’autre part, que les vrais satanistes n’étaient pas ceux dont je me suis occupé : M. Bois, on s’en souvient, ajoutait que les vrais satanistes parisiens avaient dans le quartier Saint-Sulpice, vingt-deux chapelles secrètes où se dirait la messe noire. Mais plusieurs conseillers prudents m’ont vivement engagé à abandonner ce projet, en me faisant observer que le défi de M. Georges Bois cachait sans aucun doute un piège ; car M. Bois, qui me sommait en quelque sorte de faire la publication précise des locaux d’occultisme à ma connaissance, c’est-à-dire d’imprimer les noms des rues avec le numéro des immeubles, se gardait bien d’en faire autant pour les prétendues chapelles secrètes dont il parlait. En effet, étant donné que j’ai décrit dans cet ouvrage les scènes horribles qui se passent d’ordinaire dans les antres du palladisme et que j’en ai montré toute l’immoralité et vu aussi la résolution prise dans le Convent de Paris de septembre 1894 de poursuivre en diffamation les publications catholiques démasquant la franc-maçonnerie et les francs-maçons toutes les fois qu’elles pourraient tomber sous le coup de notre loi imparfaite, laquelle n’autorise pas la preuve des faits allégués, il est plus que probable qu’en donnant les numéros des maisons, nous nous ferions, mes éditeurs et moi, intenter, par les propriétaires d’immeubles abritant ces honteuses pratiques, des procès d’avance perdus pour nous. Ce serait donc, de notre part, une naïveté de publier nos adresses, quand M. Georges Bois, pour une autre cause, sinon pour celle-là, ne publie pas les siennes.
    Toutefois, voici quelques indications, dans la mesure du possible :
    L’hôtel du Grand Orient de France n’abrite pas de réunions palladistes ; mais il n’en est pas de même de l’immeuble où se trouve le siège du Suprême Conseil du Rite Écossais, rue Rochechouart. La Mère-Loge le Lotus de France, Suisse et Belgique a ses tenues administratives rue Saint-Antoine et ses tenues expérimentales et liturgiques dans un immeuble particulier, tout près du couvent du Sacré-Cœur et dans l’îlot même de maisons où est l’Archevêché ; l’entrée est rue de Varennes. Un triangle sous-loue à certains jours, pour ses réunions au 1er degré masculin, une salle, rue Payenne ; mais ses réunions androgynes ont lieu aux trois S. Un autre triangle reçoit l’hospitalité d’une secte d’occultistes, qui est loin d’être mal vue par le Grand Orient de France, les Théophilantropes : ce temple est situé rue Croix-Nivert. Enfin, dans la petite rue de la Huchette, se trouve un des antres secrets du satanisme le plus honteux, le plus avilissant ; les initiés le désignent sous le simple nom de « Caveau ».
  4. De la Rive, la Femme et l’Enfant dans la Franc-Maçonnerie universelle, pages 723-724.
  5. Ceci ne veut pas dire que miss Vaughan soit une ignorante, une Agnès, pour employer le mot mis à la mode par Molière ; il s’en faut de beaucoup, car elle a tout étudié, même la médecine. Mais, précisément parce qu’elle sait et que, d’autre part, elle est honnête, elle condamne, j’en suis certain, dans sa conscience, certaines choses du Palladisme : seulement, cela, elle ne le dira jamais publiquement. Ainsi, voici un petit incident curieux : je possédais le texte du Gennaïth-Menngog. et je l’avais communiqué à quelques personnes. M. De la Rive m’offrit de le faire traduire par son ami M. Le Chartier, le modeste, mais savant érudit, connaissant à fond toutes les langues orientales, mortes et vivantes, ainsi que tous les procédés linguistiques et cryptographiques du Kaabbalisme. Or, j’avais toujours pensé que le charabia sauvage du chant principal des œuvres de grand-rite n’avait aucun sens, qu’il avait été composé selon l’avis de Pic de la Mirandole : en occultisme, les formules les plus efficaces sont celles dont les mots ne sont d’aucune langue et ne signifient rien. Aussi, ne voulant pas que cette communication fît perdre à M. Le Chartier inutilement son temps précieux, je proposai à M. De la Rive d’user, avant tout, d’un petit stratagème. Comme il compte, quoique profane, au nombre des amis de miss Vaughan, je lui conseillai de s’adresser d’abord à miss et de solliciter de sa complaisance la communication du texte du Gennaïth-Menngog. « Si ce texte est intraduisible, comme j’en suis convaincu, lui écrivis-je, notre amie ne fera pas de difficultés, je pense, pour vous le remettre, et alors ce ne sera pas la peine de faire perdre du temps à M. Le Chartier. Si, au contraire, elle vous le refuse, c’est que ce texte appartient à la catégorie des secrets ignominieux que sa conscience honnête répudie et dont elle a honte pour son palladisme ; alors, puisque notre inoffensive ruse nous aura prouvé que je me suis trompé, nous pourrons recourir aux lumières de M. Le Chartier. » M. De la Rive suivit mon conseil, et miss Vaughan, ne se doutant pas que nous possédious bel et bien le texte du Gennaïth-Menngog, le refusa dans des termes très secs. Elle dit à M. De la Rive qu’elle lui donnerait sur Lemmi tous les renseignements politiques et privés qu’il voudrait, mais qu’il la jugeait mal s’il la croyait capable de dévoiler quoi que ce fût relativement au Palladisme lui-même. Dès lors, nous étions fixés. Le texte mystérieux fut envoyé à M. Le Chartier, qui le déchilfra et en envoya la traduction mot à mot à M. De la Rive : comme obscénité mysticodiabolique, c’était un comble dépassant tous les combles. Miss Diana Vaughan n’avait pas voulu nous fournir des armes contre le Palladisme ; j’ai su, depuis, que, dans le triangle Phébé-la-Rose dont elle était grande-maîtresse, le Gennaïth-Menngog ne se chante pas, non plus certains autres hymnes du même acabit. À l’époque de sa démission, elle avait pris l’initiative d’une pétition au Sérénissime Grand Collège des Rites, dans le but d’obtenir la suppression de l’épreuve du pastos pour les triangles qui n’en voudraient pas, et elle avait recueilli quelques signatures. En somme, dans le Palladisme, elle professait une hérésie qui lui fait honneur.
  6. L’abbé Lecanu, Histoire de Satan, pages 37-38.
  7. Extrait de l’ouvrage de M. De la Rive, la Femme et l’Enfant dans la franc-maçonnerie universelle, page 721 :
    « Philéas Walder est mort peu après le Convent du 20 septembre ; nous lisons à son sujet dans un journal américain :
    « ÉCHOS DE LONDRES {par télégraphe). — Londres, le 8 octobre (1893). On annonce la mort de M. Philéas Walder, le spirite bien connu, qui était passé à Londres, à l’âge de soixante-dix ans, après son retour d’un voyage en Italie. Il avait une réputation en Europe et en Amérique comme représentant du spiritisme, et il était aussi bien connu comme l’ami de John Taylor, le successeur de Brigham Young ; c’est en qualité de disciple de ce dernier qu’il fit tant pour la propagation des doctrines du mormonisme. On ne doit pas oublier qu’il était également un occultiste de l’école d’Éliphas Lévi. »
    Je ferai remarquer, en passant, que le journal cité par M. De la Rive ne fait aucune allusion au palladisme du défunt, ou, pour mieux dire, qu’il l’appelle tout simplement « spiritisme ». Mais il y a spiritisme et spiritisme, comme il y a fagots et fagots ; c’est ainsi que le luciférianisme déclaré ne fut pas représenté officiellement au Congrès international spirite tenu à Paris en 1889, et, si les palladistes s’abstinrent en cette occasion, ce n’est pas uniquement parce que le Congrès siégeait au Grand Orient de France (excommunié par Albert Pike).