Le Diable au XIXe siècle/XIV

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 274-304).

CHAPITRE XIV

Prestiges lucifériens chinois.




On apporta, d’abord, un cercueil qui fut déposé au milieu de la salle et presque au pied des degrés de l’estrade.

Les cercueils chinois, il est bon de le dire, ne sont pas comme les nôtres, simples, en chêne ou bois blanc, et petits. Ce sont de véritables monuments en bois épais, laqué et rouge, avec des inscriptions dorées, sculptées en creux.

Nous savons, d’autre part, quel mépris le Chinois a de la mort, comment il tue et comment il meurt sans sourciller. Le cadeau qu’un ami obligeant et aimable fait à ses camarades à la nouvelle année consiste assez souvent en un cercueil luxueux. Il y en a qui sont de véritables chefs-d’œuvre dans leur genre, et des magasins spéciaux, très à la mode, existent dans les principales rues des grandes villes chinoises, comme à Paris nos bijoutiers de la rue de la Paix et du Palais-Royal.

Il résulte de cette mode séculaire que le cercueil, dans lequel le Chinois transporte le corps des siens morts, n’est pas un objet triste, encore moins un objet de répulsion ; aussi, à chaque instant, on rencontre sur les fleuves, qui sont en Chine les routes les plus fréquentées, des sampangs dans lesquels des familles entières vivent d’une façon nomade, descendant au fil de l’eau, avec cinq ou six cercueils sur le toit de la cabane centrale.

Mais ici le cercueil qu’on apportait avait, au contraire, quelque chose de lugubre, peint d’un sinistre bariolage en rouge, noir et vert, sans autre ornementation que des esquisses d’instruments de torture. Un nom en chinois était inscrit sur le couvercle.

Le grand-sage du Milieu, s’adressant plus particulièrement à moi et aux deux autres frères visiteurs, dit :

— Frères, ce cercueil, objet d’horreur pour tous les fidèles qui fréquentent ce temple, contient le squelette d’un de nos compatriotes, un vil scélérat, traître à notre sainte cause. Ce misérable était devenu en secret un catéchumène de la religion de Yé-Su ; il pactisait avec les missionnaires, et, pour surprendre nos projets, il s’était affilié à notre sublime association. Il nous espionnait donc !… Mais, un jour, sa félonie fut connue ; ou ne le prévint pas qu’elle était découverte ; nos anciens (car ceci s’est passé il y a bientôt quatre-vingts ans) le saisirent, dans une séance mémorable, et lui infligèrent les supplices les plus terribles, afin de châtier sa trahison… L’âme de ce grand coupable nous a échappé ; elle est allée rejoindre le Dieu-diable au sein des abîmes de l’eau éternelle ; sur elle nous n’avons aucun moyen d’action : mais ce que le Dieu exécrable n’a pu nous ravir, c’est le corps de l’infâme traître… Sa chair, tailladée en morceaux et jetée aux quatre vents, est depuis longtemps pourrie et desséchée ; les générations qui nous ont précédés l’ont piétinée et souillée ; elle s’est mélangée à l’eau croupie de nos latrines, à la putréfaction de nos cloaques ; cette chair immonde a disparu… Ce qui nous reste, ce que nul ne peut nous prendre, c’est le squelette du faux-frère ; aucune puissance au monde ne nous l’arrachera. Et c’est là notre suprême vengeance, même après la mort du condamné, ce squelette haï, détesté, nous sert dans nos opérations magiques ; ces ossements d’un criminel, nous les animons, et la dépouille abhorrée du traître est ainsi contrainte à nous répondre ; ce que le vivant a refusé, le mort est obligé de le faire.

En disant cela, le grand-sage parlait avec une rage concentrée. On avait ouvert le cercueil. Son œil, flamboyant de haine, dardait sur le squelette un regard plein de menaces.

Il fit appel à onze dignitaires, qui étaient des médiums chinois. Ceux-ci, s’asseyant sur des chaises en rond autour du cercueil, joignirent les uns aux autres leurs mains ouvertes, à plat, tenues en l’air au-dessus du squelette, en les faisant se toucher par le petit doigt et le pouce ; c’était la chaîne magnétique fluidique.

— Prions, mes frères ! fit le grand-sage.

Alors, à demi-voix, on dit l’oraison suivante, oraison spirite :

— Ô toi, Whamg-tchin-fou, esprit des os et des vertèbres, esprit des articulations, toi qui appartiens au ciel de Lucifer où tu résides, Adonaï ni son fils Yé-Su ne peuvent rien sur toi !… Nous t’évoquons au nom du Dieu le plus grand et le meilleur ; tu entendras notre appel… Viens, oh ! viens animer ce crâne, ces vertèbres ; fais que ce squelette nous parle, qu’il nous réponde. Oh ! viens, esprit, peresprit des os… Whamg-tchin-fou ! Whamg-tchin-fou !…

Il y eut un instant de silence ; puis, on entendit comme une sorte de grésillement dans l’air, pendant qu’une voix sortait du cercueil, disant : Whamg-tchin-fou ! Whamg-tchin-fou ! Après quoi, il se fit à l’intérieur un grand cliquetis d’ossements ; je me penchai, et je vis le squelette s’agiter. C’était un squelette en parfait état, fort bien articulé, comme ceux que vendent à Paris, aux environs de l’école de médecine, certains boutiquiers spécialistes, commerçants en anatomie.

Les onze médiums appuyèrent plus fort leurs mains, et l’on recommença l’évocation.

Alors, tout à coup, toutes les mains furent rejetées, pendant que les médiums, renversés par une force invisible, trébuchèrent sur leurs sièges, et nous vîmes se dresser debout, tandis que ses os cliquetaient et que sa mâchoire semblait grimacer un rictus funèbre, le squelette, dont la tête, s’abaissant et se tournant à droite et à gauche, avait l’air de passer en revue tous les gens assis, au-dessous de lui.

Puis, il leva la jambe gauche, enjambe la paroi du cercueil, sauta par terre avec un « clac » sec, vacille un instant, et finalement tomba sur une chaise qu’un dignitaire, doucement et sur la pointe du pied, était venu placer derrière lui.

Un silence profond régnait maintenant dans le temple, tandis que la lumière extérieure (on était en plein jour) pénétrait, vive, brillante, clarifiée, si l’on peut dire, en passant à travers les larges baies de cristal du plafond, et inondait, comme d’une lueur électrique, cet étrange squelette aux os blancs.

Celui-ci ne remuait plus, à présent. Le grand-sage, par derrière, lui fit des passes magnétiques, du haut en bas, lançant les bras vers lui, le baignant d’un vrai déluge de fluide. D’autre part, les onze médiums s’étaient réunis de nouveau, avaient transporté leurs sièges autour du squelette, qu’ils enserraient de leur cercle, se tenant par la main et se touchant, en outre, par l’extrémité des pieds. Le grand-sage, alors, posa son index sur la rotule gauche du squelette ; mais celui-ci ne bougea encore pas.

Les frères de la San-ho-hoeï commencèrent une prière incantatoire, fort longue, mais très pressée comme récitation, et dans laquelle le nom de Whamg-tchin-fou revenait souvent, tandis que les médecins épandaient tout leur fluide.

Mais, comme le squelette s’obstinait à ne pas bouger :

— Je vais, dit le grand-sage d’une voix forte, je vais faire apporter la relique de Baal-Zéboub !

À cette menace, le squelette tressaillit.

— Eh bien, maintenant, reprit le grand-sage, dis, peresprit des os et des vertèbres, toi qui, par la permission de Lucifer, notre Dieu, animes ce squelette, dis, répondras-tu ?

Le squelette, d’un coup sec, baissa brusquement la tête.

Il faut que j’interrompe ici mon récit pour apprendre au lecteur qu’il existe, dans les principaux centres lucifériens, quelques reliques des diables, telles que fragments d’écaille ou écailles entières de la queue, cheveux, dents, même morceaux de cornes, et jusqu’à des griffes ; ces objets sont réputés authentiques, et les sectaires affirment que ce sont pour eux de véritables talismans, au moyen desquels ils accomplissent des sortilèges de premier ordre. Je signale, à ce propos, que ce mot « reliques » est fort mal employé par les lucifériens et détourné de son sens véritable ; mais ils s’en servent par dérision des saintes reliques honorées dans le catholicisme et par analogie diabolique.

— Puisque tu es maintenant décidé à répondre, reprit le grand-sage, ô peresprit des os et des vertèbres, dis-nous, ô toi qui viens, par notre volonté, de t’unir à ce qui reste du corps d’un traître abhorré, ô toi que notre puissance rattache en ce moment à un squelette de catéchumène qui fut un adorateur de Yé-Su, dis-nous, préviens-nous si quelque nouveau convoi de missionnaires vient de partir de France où s’apprête à partir ; fais-nous savoir quand ces prêtres exécrés arriveront, afin que nous puissions dès à présent prévenir nos frères de l’intérieur, faire préparer et polir les instruments de supplices, destinés à torturer leurs corps ; car nous nous emparerons de leur matière, de leur chair, puisque leur esprit et leur âme ne sont pas à nous. Dis, Whamg-tchin-fou, esprit des os et des vertèbres, génie de l’ordre inférieur, je t’ordonne, au nom de Baal-Zéboub, de me répondre ; par sa relique, au besoin, je t’y forcerai.

La relique diabolique qui est à Tong-Ka-Dou est une poignée de cheveux que Baal-Zaboub s’arrache, lors d’une apparition remontant au siècle dernier. Cette soi-disant relique est très vénérée dans la San-ho-hoeï ; car les sectaires disent que Baal-Zéboub la leur a donnée comme gage de sa protection ; en outre, un intérêt de curiosité s’attache à l’objet, attendu que le vice-roi de l’enfer est réputé pour avoir, au moins dans ses apparitions, la chevelure bizarrement hérissée.

— Je vais te questionner, continua le grand-sage, la main tendue vers le squelette. Tu frapperas du pied trois coups pour dire oui et deux coups seulement pour dire non.

On voit, par ce résumé, qu’il n’y a pas que les tables qui tournent, répondent et pythonissent, comme le croient bon nombre de spirites un peu nigauds et simples ; entre les mains des médiums lucifériens, tout peut servir d’intermédiaire pour se mettre en communication avec les esprits ; au surplus, il est bien évident que les spirites adonnés à la théurgie ne craignent pas de faire directement appel aux puissances infernales.

Le grand-sage commença, dès lors, son interrogatoire :

— Dis-nous, ô peresprit des os et des vertèbres, un convoi de missionnaires est-il, en ce moment, en partance à Paris ? est-il parti déjà ?

Après un instant d’hésitation, au cours duquel le squelette sembla être en proie à une souffrance vive intérieure, et comme s’il obéissait, contraint et forcé, il leva la jambe et frappa trois coups du pied sur le sol.

— Fort bien, reprit le grand-sage ; et de combien de prêtres se compose ce convoi ?

Même hésitation encore du squelette, mais plus longue cette fois. Alors, les médiums se levèrent autour de lui, firent des passes simultanément et l’inondèrent de plus en plus de fluide.

Le squelette sursauta ; puis, levant alternativement la jambe droite et la jambe gauche, il frappa ainsi onze coups, qui résonnèrent dans le silence.

— Onze ! murmura le grand-sage. Ils sont onze missionnaires ; chiffre fatidique !… Et depuis combien de jours sont-ils partis ?

Nouvelle hésitation du squelette. Encore une fois les médiums l’inondèrent, le saturèrent de fluide. Maintenant, le squelette frémissait. Enfin, il se décida, frappant cette fois dans ses mains vingt-quatre coups.

— Voilà vingt-quatre jours qu’ils ont quitté Paris, observa le grand-sage ; ils ont donc effectué déjà la moitié de leur voyage.

Il recommença son interrogatoire :

— Ces missionnaires, qui sont-ils ? Sont-ce des franciscains ?

Le squelette fit signe que non de la tête.

— Des lazaristes ?

Même geste de dénégation du squelette.

— Alors, des jésuites ?

Cette fois, le squelette fit un énergique « oui » de la tête, si énergique que la mâchoire inférieure alla frapper sur le sternum avec un bruit sec ; puis, il resta là, immobile, dans cette position.

— De mieux en mieux, conclut le grand-sage.

Et, s’adressant au squelette, il ajouta :

— À présent, nous avons fini.

Il allait, résumant l’interrogatoire, adresser un discours à l’assistance au sujet de la prochaine arrivée des onze pères jésuites, annoncés, lorsque l’un des visiteurs anglais, appartenant à l’écossisme, un des deux 33e dont j’ai parlé et qui était en même temps Kadosch du Palladium, s’avança et demanda l’autorisation de poser à son tour au squelette une question particulière l’intéressent personnellement ; en d’autres termes, il voulait profiter de la circonstance pour exercer, lui aussi, son art de spirite.

L’autorisation lui fut accordée. Le visiteur 33e se plaça donc en face du squelette, tandis que les médiums s’étaient écartés, et il se mit à faire, comme les autres, des passes magnétiques.

Malheureusement pour lui, c’était une fâcheuse inspiration qu’il avait eue là. L’esprit évoqué était-il de mauvaise humeur, à raison de la corvée qu’on venait de lui imposer, au nom de Baal-Zéboub, son chef dans la hiérarchie infernale ? ou bien était-ce un effet de la mobilité reconnue du caractère des diables, et celui-ci avait-il eu tout à coup le caprice de se moquer méchamment d’un de ses adorateurs ? Quoiqu’il en soit, la question est trop délicate pour que je me prononce ; comme toujours, je me bornerai à narrer le fait, en témoin impartial. Ce qui est certain, c’est que l’intervention inattendue de ce 33e écossais, visiteur, provoqua une scène absolument terrifiante et macabre.

À peine le 33e avait-il agité ses mains en prodiguent son fluide, avant même qu’il eût ouvert la bouche pour formuler sa question, le squelette, détendent tout à coup le bras, lui allonges un formidable coup de poing en pleine figure. Le médium improvisé bondit en arrière, poussant un cri, regardant effaré son agresseur. Alors, le squelette, après s’être secoué, après avoir expiré de ses cavités nasales un ronflement sinistre, comme un cheval qui s’ébroue, se leva tout d’une pièce, l’air de plus en plus menaçant, le poing tendu vers le 33e, épouvanté. À cet aspect, instinctivement, chacun recula. Le 33e, lui, s’enfuit à travers le temple, et ce fut une course fantastique ; car le squelette le poursuivait. L’autre, affolé, jetait des chaises dans les jambes de son agresseur, et celui-ci, marchant toujours, enjambait les obstacles, avec un cliquetis lugubre.


Le 33e, affolé, jetait des chaises dans les jambes du squelette qui le poursuivait à travers le temple, l’air menaçant, le poing tendu.

Enfin, le 33e trébucha et, brisé par l’émotion, s’allongea sur le sol. En une seconde, le squelette fut sur lui ; une lutte terrible s’engagea. Ce fut effrayant, horrible. Le mal avisé médium, décomposé, livide, épouvantable à voir, les yeux hors de l’orbite, haletait, essayant de se dégager de l’étreinte de son funèbre adversaire et faisant des efforts surhumains, tandis que le squelette, rageur, le serrait fortement, le genou posé sur sa poitrine, appuyant sa face osseuse sur le faciès de l’autre, et le bourrant de coups de poing.

— Au secours ! au secours ! clamait l’infortuné. À moi, Baal-Zéboub ! à moi, Lucifer !… Je meurs, j’étouffe, je… je… je…

Il râlait, et personne n’osait s’approcher.

Cette lutte fantastique ne pouvait s’éterniser. Finalement, le squelette abandonna sa victime, non sans lui avoir fait au menton une morsure douloureuse et profonde, sous laquelle jaillit le sang. Alors, le squelette retomba brusquement inerte, étendu de tout son long par terre, sans le moindre mouvement désormais, comme si l’accès de fureur du peresprit des os et des vertèbres avait dit son dernier mot, et, en réalité, parce que l’esprit malin, répondant en chinois au nom de Whamg-tchin-fou, s’était retiré soudain.

Peu à peu, les uns après les autres, on se risque a venir a l’aide de l’infortuné 33e, qui gisait, lui aussi, mais geignant, gémissant ; il n’était pas mort. Enfin, le courage revint à tous ; le tao-taï de Shang-Haï souleva la victime, et moi, en ma qualité de médecin, je lui donnai les premiers soins que nécessitait son état. Du reste, le frère visiteur avait en plus de peur que de mal ; les contusions n’étaient pas graves, et la morsure du squelette ne lui avait enlevé qu’un petit morceau de chair.

Tout le monde se remit donc de cette chaude alarme, le 33e comme les autres ; il se devait, au surplus, de ne pas paraître trop impressionné par l’incident et de continuer d’assister à la suite de la séance, quoiqu’il pût encore arriver.

Quant au squelette, à présent inoffensif, on le ramassa, on le renferma dans son cercueil, qui fut aussitôt remporté au magasin des accessoires du temple.


Le calme étant revenu, le grand-sage expliqua que l’on allait procéder aux exorcismes de l’eau.

J’ai noté plus haut qu’au milieu de la salle se trouvait une sorte de baptistère, ou, pour mieux dire, une vasque de pierre, très grande, recouverte d’un couvercle en bois. Ce couvercle fut enlevé, et nous constatâmes, les deux visiteurs anglais et moi, que la vasque était remplie d’eau. Un frère de la San-ho-hoeï m’apprit que c’était de l’eau de mer, renouvelée à chaque réunion, afin qu’elle ne se corrompît pas.

Le but de ce réservoir était des plus bizarres.

Le grand-sage nous fit placer tout autour de la vasque et dit :

— Frères, maintenant que nous savons que des prêtres de Yé-su sont en route pour notre pays et qu’ils voguent sur cette mer dont nous avons ici de l’eau même, notre devoir est de les empêcher d’arriver jusqu’à nos rivages… Que Baal-Zéboub, qui, sous le nom béni de Zi-ka, a fondé la sacro-sainte San-ho-hoeï, et qui nous a promis pour toujours sa protection, nous entende !… Que, répondant à notre appel, il suscite une tempête sur cette onde marine qui est la réduction de l’océan, et en même temps un typhon bouleversera la région où navigue actuellement le vaisseau porteur des missionnaires maudits… Puisse alors ce typhon engloutir nos ennemis, les blasphémateurs de notre Dieu !…

Il procéda immédiatement aux conjurations, qu’il prononça en chinois ; ce fut la seule circonstance de cette tenue où les frères de la San-ho-heï ne s’exprimèrent pas en anglais. Ce qu’il débita ainsi, je l’ignore ; je n’ai trouvé nulle part, ensuite, dans mes visites aux archives des divers directoires maçonniques, le texte de ces conjurations, exclusivement employées dans le Rite Céleste. Mais il est facile de s’imaginer quel devait être le sens de cet appel à Baal-Zéboub, dont les lucifériens chinois ont fait Zi-ka.

Tout en parlant, le grand-sage agitait au-dessus de l’eau de la vasque une baguette qu’il tenait à la main, et sa voix avait des intonations rauques, gutturales.

Or, voici que, pendant qu’il prononçait les formules rituelles, et tandis que nous nous penchions vers la nappe d’eau limpide et claire, sans une ride, nous aperçûmes tout à coup un petit point noir, à peine gros comme un fragment d’allumette en bois, et ce minuscule objet flottant avait une miniature de cheminée, presque imperceptible, d’où se dégageait un infiniment petit panache de vapeur ; et ce vaisseau, moins que lilliputien, glissait doucement à la surface, dans une marche presque impossible à suivre, tant ce mouvement en avant était merveilleusement infime.

Ce navire, comparable à un atome, représentait le paquebot à bord duquel étaient les missionnaires désignés aux fureurs de la société luciférienne.

Le grand-sage du Milieu, toujours de sa voix rauque, comme étranglée, vomissait ses imprécations, le visage convulsé. Il conjurait Baal-Zéboub de soulever un ouragan formidable pour engloutir le vaisseau, dont la reproduction infinitésimale était sous nos yeux. Alors, dans le temple, bien que les portes fussent fermées, bien qu’aucune fenêtre ne fût ouverte, un vent s’éleva de lui-même, soufflant avec une violence progressive, formé là sur place, ne venant de nulle part. Mais l’eau de la vasque ne bougea pas ; pas un remous, si minime fût-il, n’en effleura la surface.


Sa baguette, tendue vers le minuscule navire, tremblait entre ses doigts ; et le vent maintenant soufflait en tempête dans la salle, au point que les vêtements de tous flottaient.

La conjuration redoubla. Le grand-sage nous invita à former la chaîne magique ; en quoi nous lui obéîmes. Lui, reprenant son appel à Baal-Zéboub, il s’excitait de plus en plus ; sa baguette, tendue vers le minuscule navire, tremblait entre ses doigts. Et le vent maintenant soufflait en tempête dans la salle, au point que nos vêtements flottaient et que, les Anglais et moi, nous retenions à grand’peine nos chapeaux, pour ne pas les voir s’envoler. Rien encore ; l’onde demeurait immobile, ans un pli ; l’ouragan déchaîné sur l’assemblée s’arrêtait net au bord de la vasque.

Le grand-sage se fit apporter la relique de Baal-Zéboub, enfermée dans une petite boite en or ; il la tint quelques instants au-dessus du réservoir d’eau ; le vent mugit, comme si nous eussions été en pleine campagne ; mais l’eau ne se troubla point. En vain, tous les Chinois criaient-ils, pleins de rage : « Taï-phoun ! taï-phoun ! » Le typhon ne régnait que pour nous, ronflant sous les voûtes du temple qui frémissaient, tandis que les murs semblaient osciller, prêts à s’effondrer et à nous engloutir ; des voix hurlaient, des sifflements s’entendaient comme à travers les cordages et la mature d’un vaisseau ; nous avions l’impression exacte d’un ouragan de mer, épouvantable, formidable, avec toutes ses rafales terribles, nous fouettant la figure, nous entraînant. Nous nous sentions emportés dans la tourmente affreuse, et nous nous tenions cramponnés les uns aux autres ; il faisait un froid de loup ; nos collets relevés, et toujours maintenant nos coiffures bien assujetties sur nos têtes, nous grelottions littéralement. Mais, toujours aussi, l’eau de la vasque était sans une ride, et, sur sa surface, polie comme un miroir, le microscopique navire continuait paisiblement sa route à peine perceptible à nos yeux.

Alors, un cri effrayant, qui n’avait rien d’humain, se fit entendre, dominant le tumulte de la tempête :

Elaï zerba-ël.

D’où venait ce cri ? Personne ne put s’en rendre compte ; cela venait de partout et de nulle part. En même temps, l’ouragan cessa subitement, et le paquebot minuscule disparut.

— Le Dieu-diable est dans un de ses jours de victoire, aujourd’hui, dit mélancoliquement le grand-sage ; la légion des mauvais esprits protège contre nous les missionnaires de Yé-Su. Sachons prendre patience ; notre vengeance n’en sera que plus terrible. Oui, frères, puisque nous ne pouvons rien, quant à présent, contre ces prêtres maudits, il ne nous reste qu’à les attendre et à nous préparer à l’œuvre sainte des supplices vengeurs. C’est ce que nous allons faire.



Nous passâmes dans une seconde salle, où se trouvait encore un Dragon-Baphomet sur un autel à l’orient. Ce qui distinguait ce nouveau temple, dont la décoration était dans le même genre que celle de l’autre, c’était une vaste estrade dressée à l’occident et disposée en forme de tribunal.

Tout d’abord, trois frères servants, qui étaient sortis un peu avant nous de la première salle, allèrent par une porte latérale à un troisième appartement, qui devait être une sorte de sacristie servant à remiser les monstrueux accessoires du culte infâme auquel j’assistais. Ils revinrent bientôt de là, traînant après eux quelque chose d’informe et de lourd, que je ne distinguai pas bien au premier coup d’œil ; c’était une grande caisse en bois blanc. Ils la trainèrent ainsi jusqu’à gauche de l’orient et en avant des degrés. Elle pouvait avoir un peu plus de deux mètres de hauteur, un peu moins de deux mètres de largeur, et environ soixante centimètres de profondeur. C’était, pour ainsi dire, une vaste armoire. Une porte à deux battants y apparaissait, fermée au cadenas, sur laquelle étaient peints en gros caractères chinois, deux mots signifiant « supplices » et « cochon ».

Je ne comprenais pas encore ce qu’il allait se passer.

Le grand-sage et les dignitaires, siégeant à l’orient, se tournèrent vers l’autel du Dragon-Baphomet et lui adressèrent une prière, agenouillés. Après quoi, ils se levèrent. Le grand-sage et deux de ses acolytes se rendirent à la pseudo-sacristie, marchant à la file, d’un pas grave et compassé, les mains jointes et pendantes sur le ventre.

Au bout de quelques minutes, ils revinrent, affublés, sur leurs costumes chinois, de chasubles authentiques d’officiant, diacre et sous-diacre du culte catholique, ainsi que d’étoles et de manipules. Seulement, ces ornements étaient portés à rebours ; la croix de la chasuble, sur la poitrine, au lieu d’être sur le dos ; l’étole, pendant sur le dos et par-dessus la chasuble, au lieu d’être en-dessous ; le manipule, au bras droit, au lieu d’être au bras gauche. Ils n’avaient pas d’aube, mais uniquement les trois ornements que je viens d’indiquer. C’était la dérision voulue, préméditée, la profanation vraiment diabolique.

Mais, au retour de la pseudo-sacristie, ils n’étaient plus trois. Leur procession avait en tête un jeune boy, portant une croix renversée ; en outre, entre le dignitaire revêtu des ornements de diacre et celui déguisé en prêtre officiant, qui fermait la marche, il y avait un cinquième personnage, un Chinois aussi, habillé comme le sont les juges des tribunaux locaux, c’est-à-dire en mandarin de justice.

De leur pas grave et compassé, ils se dirigèrent vers l’occident et se placèrent sur l’estrade qui y était dressée. Ils faisaient ainsi face à l’autel du Dragon. Et voici comment ils s’assirent : le mandarin se mit au milieu, au fond, ayant à sa droite le pseudo sous-diacre et à sa gauche le pseudo-diacre ; sur la gauche, à une table séparée, siégeait le grand-sage, le pseudo-prêtre, comme s’il remplissait les fonctions de ministère public ; quant au jeune boy, il s’accroupit, les jambes croisées, sur l’estrade, en face du grand-sage.

Nous autres, les assistants, nous étions rangés comme à l’ordinaire, dans la salle, en deux séries d’alignements, à droite et à gauche.

Le mandarin, sans se lever, prit la parole en ces termes :

— Vous tous, mes frères, qui êtes réunis dans ce temple de la vérité et de la lumière, vous allez vous unir à nous et joindre vos suffrages aux nôtres ; car nous allons juger, condamner et châtier l’iniquité. Je déclare constitué le tribunal de la divine justice et de la sainte vengeance.

Sur son ordre, le placard mystérieux fut ouvert. Il se divisait intérieurement en deux compartiments, d’où les frères servants tirèrent d’abord une énorme croix en bois, qui fut aussitôt plantée un peu en avant de l’orient et à droite du Dragon ; puis, ils sortirent différents instruments de torture, une cangue, des poucettes, un brasier avec son soufflet, etc. Au fur et à mesure qu’ils tiraient ces objets de la grande armoire, ils les disposaient entre les colonnes, en face du tribunal. Tout cela avait été extrait du premier compartiment, sur la porte duquel était le mot supplices. À son tour, le second compartiment, celui sur la porte duquel le mot cochon se lisait en chinois, fut ouvert, et grand fut mon saisissement quand j’aperçus à l’intérieur un homme immobile, assis sur une planche où il était attaché, les mains liées derrière le dos, les pieds enchaînés, le cou passé dans une petite cangue[1], la tête penchée sur le plateau de la cangue, pâle comme un mort ; et cet homme portait la soutane de prêtre catholique, de missionnaire.

Je me sentis suffoqué, à ce spectacle. Je me demandais comment ce malheureux avait pu tenir dans ce compartiment de placard, sans air, et je me disais qu’il avait dû terriblement souffrir pour mourir de la sorte, lentement asphyxié et affamé. Cette fois, c’en était trop ; je fus sur le point de bondir sur ces misérables, afin d’en prendre un à la gorge, le premier venu, et de l’étrangler sur place. Je ne sais quelle force invincible me retint cloué sur mon siège.

Heureusement, je ne me compromis pas ; car c’était la une illusion, ce spectacle affreux, et l’illusion fut de courte durée. L’homme était un mannequin, à tête de cire, admirablement fabriquée. Je n’étais donc pas en présence d’un épouvantable crime, mais bien d’une parodie funèbre, triste à serrer le cœur, mais grotesque au demeurant ; et ce à quoi j’allais assister, c’était à un envoûtement de missionnaire par le mannequin.

Dans un chapitre spécial, je traiterai tout au long la question des envoûtements, qui sont pratiqués de nos jours, comme en plein moyen-âge. Les sceptiques, je le sais, rient de ces choses ; ne croyant pas en Dieu, ils ne croient pas davantage au diable ; mais leurs rires n’empêchent pas que des phénomènes surnaturels se produisent, bien plus souvent qu’on ne croit, et ces phénomènes ne peuvent être raisonnablement expliqués de la part d’un chrétien que par l’intervention des mauvais esprits, des démons. La science se préoccupe vivement, du reste, de ces choses ; et il faut être ou bien entêté ou bien ignorant pour ne pas savoir, par exemple, que M. le lieutenant-colonel Albert de Rochas d’Aiglun, l’administrateur actuel de l’École polytechnique de Paris, est arrivé, dans ses expériences qui ont fait grand bruit, à obtenir des résultats extraordinaires, consistant notamment à fixer la sensibilité d’une personne sur sa photographie ; de telle façon, que, si l’on pique avec une épingle le visage ou la main de la personne sur la photographie spéciale en question, cette personne, au même moment, ressent la piqûre à distance sur son visage ou sur sa main.

En ce qui concerne la Chine, c’est un fait bien connu que l’envoûtement s’y pratique d’une manière courante. Quand un Chinois bouddhiste soupçonne un de ses compatriotes d’avoir embrassé le catholicisme, il se procure une figurine en terre cuite de très petite dimension, représentant ordinairement un cochon ; il la porte ensuite à un bonze, qui l’asperge en prononçant certaine formule ad hoc ; puis, il enterre la figurine maléficiée dans un cimetière ; et l’opinion générale, en Chine, est que la personne visée par ce sortilège tombe dès lors malade, dépérit, et les Chinois ajoutent même qu’elle meurt. On peut, sur l’authenticité de cette coutume, consulter le Frère Léon-Marie Guerrin, sous-procureur de la Grande-Chartreuse, qui a passé trois années en Chine (de 1864 à 1867), à Kouaï-Thao, province de Canton, et qui pourra certifier, d’après des témoignages de vieux et honnêtes chrétiens avec lesquels il a été en rapport, que les Chinois fanatiques se livrent à ces pratiques démoniaques. On pourra aussi se renseigner auprès de Mgr Chouzy, actuellement vicaire apostolique de Kouang-si, province de Chine voisine du Tonkin. Les sectateurs du diable n’obtiennent certainement pas, en général, les résultats criminels qu’ils se proposent ; et même, la mort n’est jamais obtenue par ces moyens sataniques : mais le fait de l’existence de ces abominables pratiques ne sera nié par personne ayant quelque peu vécu, séjourné en n’importe quelle région du Céleste Empire.

J’en reviens au mannequin du temple de la San-ho-hoeï. Il représentait aux yeux de ces scélérats un missionnaire, non pas le missionnaire tel qu’ils le connaissent chez eux, mais tel qu’ils le savent costumé comme prêtre en France. En effet, les missionnaires, les jésuites surtout, s’habillent et se coiffent à la chinoise dès leur arrivée ; leur seul signe distinctif est le port de la barbe. Or, les sectaires, pour accentuer davantage leur haine, avaient tenu à revêtir leur mannequin d’une soutane. Selon eux, ce simulacre représentait le corps effectif d’un prêtre d’Adonaï, de Yé-su, et tout ce qui lui serait fait devait se répercuter sur les missionnaires eux-mêmes.

Sur un signe du grand-sage, les servants sortirent le mannequin de sa caisse et l’apportèrent au milieu de la salle, avec la sellette sur laquelle il était attaché.

Le mandarin annonça que les débats étaient ouverts et demanda si quelqu’un d’entre nous voulait se faire l’avocat du Dieu maudit et défendre son prêtre.

De nouveau je faillis me trahir. Comme il répétait sa question, je fus sur le point de répondre : moi ! J’eus un élan pour saisir cette occasion qui s’offrait à moi de célébrer, au sein même de cette tanière de brigands, mon Dieu odieusement outragé, et de leur crier à la face mon mépris pour eux et mon adoration du Seigneur Tout-Puissant qu’ils bravaient. Mais, de nouveau, il me sembla qu’une volonté plus forte que la mienne s’imposait à moi et me fermait la bouche. Malgré mon désir de parler, je me tus.

— Puisque personne, reprit le mandarin, ne veut se charger de la défense de cet infâme, qu’il soit jugé et supplicié, et que son Dieu meure avec lui !

Alors, se déroula une scène à la fois exécrable et stupide, que je n’oublierai jamais.

Le mandarin interrogeait le mannequin, comme s’il se fût agi d’un accusé vivant, lui demandant ce qu’il prétendait venir faire, lui, suppôt de Yé-su, dans l’Empire du Milieu, le pressant d’abjurer ses erreurs, s’il était de bonne foi, et, en tout cas, lui ordonnant de rendre hommage à la vraie divinité, celle qu’adorent les frères de la San-ho-hoeï. Je passe d’autres balivernes, d’autres saugrenuités, qu’il serait puéril de rapporter ici.

Comme bien on pense, le mannequin demeurait muet. Et le grand sage, ayant l’air de considérer ce mutisme comme une chose extraordinaire, s’écria en jouant l’indignation :

— Il ne répond rien, frères ! Vous le constatez, il ne répond rien !… Je requiers, en conséquence, qu’il soit mis à la torture.

Le tribunal approuva cette requête.

Aussitôt le grand-sage, quittant son siège, se rendit à l’orient, et là, prosterné devant l’idole, il déclama en anglais cette prière :

— Ô toi, Lucifer, notre dieu, que nous adorons sous les traits du Dragon-Baphomet, nous t’en supplions ! tu ne permettras pas que ces prêtres exécrés, se disant les apôtres de ton éternel ennemi, souillent encore une fois de leur présence le sol de l’Empire du Milieu qui t’appartient, qui est à toi, bien à toi !… Là où maintenant ils sont, tu iras, et, nous apportant leur essence vitale, tu l’appliqueras à ce simulacre, afin que les souffrances que nous allons infliger au mannequin-missionnaire ne soient pas vaines.

Cette invocation terminée, le grand-sage redescendit de l’orient, fit ouvrir toutes les fenêtres qui étaient à l’extrême hauteur de la salle, afin que l’air extérieur pénétrait bien, et alors, debout près du mannequin, il se mit brusquement à agiter ses bras en l’air, à toute volée ; et cela était si grotesque, si ridicule que, si cette comédie s’était passée dans un simple salon de spirites vulgaires, je n’eusse pas manqué d’éclater de rire. Mais, ici, même les choses les plus absurdes, les plus inaptes, les plus bêtes, avaient un caractère odieux, et je ne pensai certes pas à rien prendre en plaisanterie. Néanmoins, pour donner au lecteur une idée de l’action mouvementée à laquelle se livrait le grand-sage, force m’est de faire une comparaison quelque peu triviale : on eût juré qu’il cherchait à attraper des mouches au vol, ou des vapeurs insaisissables, planant dans l’atmosphère du temple au-dessus de lui.

Il remuait ainsi bras et mains avec une vitesse vertigineuse, ouvrant les mains et les refermant, comme s’il avait réellement saisi quelque chose, et chaque fois il secouait ses mains sur le mannequin étendu, au tour de son corps, faisant des sortes de passes magnétiques. J’eus l’explication de cette gymnastique, en entendant les paroles dont il l’accompagnait, et qu’il prononçait tout essoufflé :

— Lucifer, Dieu-Bon, laisse-moi prendre et attirer à moi, d’une extrémité des atmosphères à l’autre, le fluide, l’essence vitale des maudits missionnaires qui sont en route vers ce pays. Fais ensuite pénétrer cette essence de vie dans le substratum symbolique que voici devant toi. Alors, nous le torturerons, un pour tous ; et, un pour tous, il paiera la dette d’obligation qu’il te doit.

Or, tandis qu’il manœuvrait ainsi, mon voisin, un des deux Anglais visiteurs, mais pas celui qui avait été mordu par le squelette, me dit à voix basse :

— Voyez-vous les âmes ? voyez-vous les bras du grand-sage qui se détachent pour saisir les âmes maudites ?

Moi, je ne voyais pas autre chose que ce que je viens de relater. Mon voisin, au contraire, distinguait un phénomène, et il me l’expliqua. Selon lui, affirmait-il du moins, il voyait très nettement l’un des bras du grand sage se détacher de son corps par une secousse violente, traverser l’espace, la main ouverte, et, arrivé presqu’à la voûte du temple, s’agiter un instant comme poursuivant quelque chose ; la main alors se refermait, et le bras revenait violemment se coller au corps ; puis, après le bras droit, c’était le tour du bras gauche, qui exécutait la même voltige, se détachant, happant une âme à pleine main, et venant se recoller au corps ; et ainsi de suite.

Je me demandai un moment si mon voisin n’avait pas une hallucination. Je fis part à un frère de la San-ho-hoeï, qui était à mon autre côté, de cette étrange vision de l’Anglais. Le Chinois, comme moi, ne voyait rien du tout ; mais voici qu’un assistant derrière nous prétendit constater le phénomène ; et bientôt l’assemblée fut partagée en deux camps à peu près égaux : ceux qui voyaient la voltige des bras du grand-sage, et ceux qui ne la voyaient pas.

Cet incident est au nombre de ceux que je n’ai jamais pu réussir à m’expliquer. Je sais que je n’ai nullement vu le phénomène certifié par plus de la moitié des personnes présentes à cette réunion ; et si je l’avais constaté, je n’hésiterais pas à lui donner mon témoignage, si invraisemblable qu’il puisse paraître et dussé-je me faire traiter d’imposteur. Mais cela, je ne l’ai pas vu, je le répète, et je le déclare hautement. Néanmoins, je me suis toujours demandé quel intérêt environ cinquante personnes pouvaient avoir à prétendre être témoins d’un fait merveilleux, au milieu de tant d’autres également merveilleux que j’ai vus, ceux-ci, et alors surtout que ces personnes n’avaient pu s’entendre au préalable, puisque le premier qui signala le prodige, le visiteur 33e du Rite Écossais, ne connaissait personne dans l’assistance et avait été apporté, selon la règle, d’une opium-shop.

Dans ces diableries, il y a évidemment quelque chose qui déconcerte l’imagination. Aussi, je me bornerai, comme jusqu’à présent, à n’être qu’un narrateur, un simple narrateur, et je laisse aux théologiens le soin d’approfondir et d’apprécier.

Pour en revenir au grand-sage, quand il fut à bout de forces, il annonça à l’assemblée que le mannequin était suffisamment imprégné d’essence vitale et même d’âmes de missionnaires, et que les supplices pouvaient commencer.

Ce fut une scène stupide, idiote, que cette torture infligée à ce mannequin inoffensif, qui avait été étendu tout de son long sur le sol. On l’ébouillanta, on le tenailla, on lui fit subir la question de l’eau, on lui brûla la plante des pieds, on le fouetta avec des verges, et finalement on le scia en deux. La rage de ces fanatiques insensés était à son paroxysme. Or, je crois bien qu’elle s’exerça, du moins cette fois, en pure perte ; car je ne sache pas qu’aucun des missionnaires de cette époque soit mort en cours de voyage à bord du courrier de Chine, ni dans les escales ; et c’est pourquoi je tiens comme parfaitement inefficaces les envoûtements poussés à un degré de fureur tel, qu’il est bien évident que l’envoûteur n’a plus sa raison ; au surplus, il est telles personnes si directement protégées de Dieu, que la haine des occultistes envoûteurs ne saurait les atteindre.

Le mannequin mis en morceaux fut renfermé dans l’armoire, ainsi que les instruments de supplice. On avait en soin de ne pas détériorer la tête ; le reste du simulacre était facile à reconstituer.

Cependant, le Tribunal de la San-ho-hoeï avait seulement condamné et fait torturer le mannequin-missionnaire. Ce n’était point assez encore, paraît-il. La séance n’eut point été complète sans un outrage immédiat à notre Divin Sauveur. Mais, ici, ma plume se refuse à décrire ces horreurs ; à peine indiquerai-je de quoi il s’agit, en disant que ces monstres parodièrent la passion du Christ au moyen de l’animal immonde sous les traits duquel ils représentent le Fils de Dieu, Dieu lui-même. On mit en action ce qui est figuré sur une des peintures murales que j’ai reproduites (celle de la page 260). Flagellation, revêtement de la tunique rouge, couronnement d’épines ; puis, crucifiement sur la croix plantée un peu en avant de l’orient et à droite du Dragon-Baphomet ; ces infâmes remplacèrent, pour terminer, le coup de lance du centurion par un tir à l’arc ; et, au milieu des cris perçants poussés par la victime, cris dont les affiliés de la San-ho-hoeï se gaudissaient, les plus adroits d’entre eux s’amusèrent à cribler de flèches le porc sacrifié à leur haine infernale. Oui, infernale ! je ne trouve pas d’autre mot pour qualifier une telle monstruosité. Il n’y a que l’enfer qui puisse inspirer de pareils forfaits, d’aussi hideux et épouvantables sacrilèges.


Et les infamies n’étaient point terminées !… Après les outrages les plus abominables à la Divinité, les lucifériens chinois offrent à Satan, leur idole, un sacrifice sanglant, le sacrifice d’un des leurs, tiré au sort, qu’on immole et qui est considéré en quelque sorte comme un martyr. Cette vie humaine qui ne leur appartient pas, même la vie d’un des leurs, ils en disposent ; et voilà certes des âmes sûrement damnées.

Cette coutume cruelle, à laquelle j’ai déjà fait allusion, a pour but, dans la San-ho-hoeï, d’assurer ses membres, les uns vis-à-vis des autres, au point de vue de la discrétion : chacun d’entre eux sait que le sort peut le désigner ; il faut donc que chacun soit constamment prêt à prouver à ses frères qu’il méprise assez la vie et les souffrances pour braver les plus douloureux supplices, au cas où l’association viendrait à être l’objet des rigueurs de l’autorité et où il serait accusé d’en faire partie. À vrai dire, la San-ho-hoeï, pas plus que les autres sociétés secrètes qui pullulent en Chine, ne risque d’être en butte aux poursuites gouvernementales ; ces sociétés sont tolérées ; leur esprit est connu du pouvoir ; il y trouve des auxiliaires pour propager parmi le peuple la haine contre les catholiques ; les seules associations poursuivies parfois sont celles essentiellement politiques et où se fomentent des complots contre la dynastie régnante. N’importe, les lucifériens chinois poussent la précaution jusqu’au point que je viens d’indiquer ; il n’en est pas un seul qui ne soit disposé à mourir même dans les tourments, afin de démontrer que la perspective de la torture la plus terrible ne l’effraie pas. Vivant dans cet état intellectuel, ils sont toujours prêts aussi, cela est aisé à comprendre, à assassiner tout missionnaire, qui, s’écartant trop des villes ouvertes aux étrangers, tomberait entre leurs mains.

Les frères de la San-ho-hoeï procèdent à ce criminel tirage au sort assez fréquemment, environ quatre ou cinq fois par an. Il est utile d’ajouter que le sacrifice sanglant n’a pas lieu chaque fois ; car il faut que l’adepte, après avoir été désigné par le hasard, soit ensuite formellement agréé par Lucifer. S’il est agréé, — nous allons voir comment le roi des enfers fait connaître que le sacrifice lui plaît, — l’adapte est exécuté séance tenante, dans des conditions tout à fait horribles.

Nous rentrâmes dans le premier temple.

Le grand-sage du Milieu, qui avait, ainsi que ses deux acolytes, quitté les ornements sacerdotaux catholiques, dont il s’était affublé par dérision, invita tous les frères reçus depuis le dernier sacrifice du sang à s’approcher de l’autel du Dragon-Baphomet. Neuf adeptes montèrent à l’orient. Chacun écrivit, au pinceau, son nom sur une carte ; les neuf cartes furent pliées, jetées dans un sac, qu’agita un dignitaire ; puis, le grand sage tira du sac, l’une après l’autre, trois de ces cartes et lut à haute voix les noms qui s’y trouvaient :

— A-fou !… Sheu-tong !… Yeu-sing !…

Les six affiliés dont les noms n’étaient pas sortis descendirent de l’estrade et revinrent s’asseoir à leurs places. Les trois autres, c’est-à-dire les frères A-fou, Sheu-tong et Yeu-sing restèrent à l’orient ; ils venaient d’être désignés ainsi pour jouer le rôle de sacrificateurs dans la lugubre tragédie qui se préparait.

Le grand-sage éleva de nouveau la voix :

— Que le sort, dit-il, désigne à présent celui d’entre nous qui, si notre Dieu l’agrée, ira aujourd’hui se réunir à lui dans le feu de l’infinie purification !

Tous les assistants, alors, — sauf les trois visiteurs, dont j’étais, — défilèrent devant la table du secrétaire, et chacun inscrivit au pinceau son nom sur une petite carte, ainsi qu’avaient fait précédemment les neuf derniers initiés. Les cartes, pliées une à une, furent ajoutées aux six qui étaient restées dans le sac, tenu par un des dignitaires ; celui-ci et le grand-sage lui-même avaient mis leurs noms avec ceux des autres.

— Frères, fit le grand-sage, d’une voix solennelle, frères, l’heure est venue de tenir le serment que nous avons tous prêté, lors de notre initiation à la sacro-sainte San-ho-hoeï. Nous avons juré d’être toujours prêts à mourir, soit que le sacrifice de notre vie nous soit imposé par nos ennemis, soit qu’il nous soit demandé par notre Dieu. C’est au Dieu-Bon, au suprême esprit de la lumière éternelle que nous allons offrir aujourd’hui une existence d’adepte Sublime et Discret Vengeur ; ce sera donc la mort reçue avec délices qui sera le partage de celui d’entre nous que le sort va choisir et que notre Dieu, espérons-le du moins, agréera comme son élu… Frères, nous tous qui sommes présents dans ce temple, avons-nous, chacun dans notre cœur, le respect et l’amour de notre serment ? Frères, nous tous qui proclamons ne pas craindre la mort, sommes-nous prêts à mourir ?

— Oui, oui, nous voulons mourir pour notre Dieu ; oui, tous, tous, nous demandons la mort ! clamèrent les adeptes en un cri unanime.

Le grand-sage tira du sac une des cartes pliées, l’ouvrit, et lut le nom :

— Yéo-hwa-tseu !…

Un des Chinois sortit des rangs.

— Béni soit Tcheun-Young : s’écria-t-il; et que Zi-Ka m’obtienne d’être agréé !… Béni soit Tcheun-Young à jamais !…

J’étais vivement impressionné, je l’avoue, quoiqu’ayant vu déjà ce dont les fakirs lucifériens de l’Inde sont capables ; mais le spectacle du fanatisme poussé à ce degré est toujours effrayant, troublant.

Douze ans se sont passés, et je vois toujours debout, devant moi, le frère Yéo-hwa-tseu, avec sa figure jaune aplatie, d’un jaune verdâtre, cadavérique, avec son crâne pointillé de noir, rasé, au sommet duquel se détachait nettement sa queue de cheveux ; je le vois, complètement glabre, sans moustache ni barbe, sans sourcils ni cils ; deux points noirs, bridés, se détachaient de sa face terne : ses yeux, qui regardaient fixement, un peu convulsionnés, extatiques, le globe tourné à gauche en haut.

Jamais, non, jamais je n’oublierai ce spectacle. Pas un muscle ne frémissait chez lui. Simplement, tranquillement, comme s’il se fût agi de la chose du monde la plus naturelle, il acceptait, avec une joie calme, de mourir, et cela sans but, à propos de rien, uniquement pour prouver qu’il ne craignait pas la mort, et que, si le choix du hasard était confirmé par un sortilège impatiemment attendu, il la recevrait avec délices, comme venait de dire le grand-sage.

Sa face simiesque ne reflétait ni pensée, ni expression humaine ; seule l’extase s’y lisait, mais basse et rendue bestiale par la petitesse du nez et le prognathisme de sa forte mâchoire aux muscles de fauve, puissants.

Lentement, il traversa la salle, monta à l’orient, et vint se placer en face des trois derniers initiés reçus et désignés pour être ses bourreaux ; ceux-ci s’étaient rangés en alignement, silencieux aussi et sans émotion apparente, tout au moins.

— À genoux, mes frères ! dit le grand-sage ; et faisons la prière mentale.

Tout le monde s’agenouilla. Le frère Yéo-hwa-tseu monta, lui, sur l’autel, et là, à genoux, se plaça auprès du Dragon-Baphomet, exactement au-dessous de sa griffe gauche ; en même temps, il enlevait ses insignes d’adepte luciférien et les déposait sur les genoux de l’idole ; puis, il ouvrait ses vêtements et mettait son épaule gauche à nu.

Dans le temple, maintenant, on n’entendait plus aucun bruit. Je voyais s’agiter les lèvres de tous ces fanatiques, murmurant leur infernale oraison ; ils suppliaient Lucifer d’agréer la vie du frère Yéo-hwa-tseu et de manifester son assentiment au sacrifice ainsi offert. Il pouvait être environ deux heures de l’après-midi ; au dehors, il faisait un temps superbe, et le soleil, envoyant ses rayons à travers le cristal limpide des baies transversales de la voûte, éclairait vivement les acteurs de cette scène inoubliable, plus directement ceux qui se trouvaient sur l’estrade de l’orient.

Ce grand calme, en face de l’acte odieux qui allait se commettre en cas d’approbation satanique très présumable, était véritablement monstrueux, et j’en étais saisi. Tout à l’horrible culte qui accaparait leurs pensées, aucun des assistants ne bougeait, ne manifestait un sentiment humain quelconque. Seul, j’étais atrocement ému ; d’une main, je comprimais ma poitrine, pour assourdir les battements de mon cœur ; car je craignais qu’on ne les entendît.

Avais-je donc peur ?… Non, évidemment. Je commençais, en effet, à être cuirassé, moi aussi, contre la crainte de la mort, et ces scélérats abominables, ces brutes infâmes n’étaient pas pour m’intimider.

Était-ce un accès de commisération qui me prenait à mon insu ?… Non encore. Je n’éprouvais aucune pitié à l’égard de ces misérables, se vouant de gaieté de cœur à la damnation éternelle ; et, si je n’avais pas tenu, avant toute chose, à poursuivre jusqu’au bout mon enquête, j’eusse, au contraire, défié toute cette tourbe luciférienne ; avec quelle joie j’aurais opposé, à la manifestation diabolique qu’ils attendaient, le signe toujours vainqueur des prestiges infernaux, le signe chrétien de la croix !…

Je ne sais donc ce que je ressentais ; je ne pourrais le dire. J’éprouvais, sans aucun doute, quelque chose de nouveau ; le cœur me battait à rompre ma poitrine, et un frisson me courait à la peau. Ces sensations, je les constate ici ; mais je ne saurais les expliquer.

Soudain, j’eus l’impression très nette d’un souffle d’une chaleur extrême exhalé par une bouche invisible sur mon visage ; instinctivement, je rejetai ma tête en arrière ; et je vis le même mouvement de recul exécuté en même temps par tous les assistants sans exception.

Une seconde après, à peine, la griffe gauche du Dragon-Baphomet, idole formée de divers métaux, s’abaissa sur l’épaule gauche du frère Yéo-hwa-tseu et s’enfonça dans ses chairs ; le sang jaillit ; la statue releva sa griffe et reprit son immobilité.

Alors, le frère Yéo-hwa-tseu sauta à bas de l’autel, et, montrant avec orgueil le sang qui coulait de l’empreinte diabolique, très nettement visible, en cinq trous profonds, il cria à l’assemblée quelques mots chinois que je ne compris pas, mais qui me furent expliqués plus tard. Il criait ceci, d’un ton de triomphe :

— Je suis agréé par notre Dieu ! je suis choisi ! je suis élu !… À moi, à moi toutes les flammes du ciel de feu !…

Il est impossible de dépeindre la joie qui illuminait la face terreuse de ce damné, de cet enragé luciférien. C’était la seconde fois, parait-il, que son nom était sorti ; mais, précédemment, la griffe du Dragon ne s’était pas abaissée sur son épaule, et le supplice n’avait pu avoir lieu, par conséquent. Depuis lors, il avait vécu une existence mélancolique, navré, désolé de n’avoir pas été trouvé par Lucifer assez digne des flammes éternelles ; telle était, du moins, son idée. Il avait donc travaillé à se sanctifier à sa manière. Comment ? je l’ignore. Néanmoins, il est permis de supposer, et ceci me parait logique, que ce fut en commettant quelques-uns de ces crimes dont les gens de la San-ho-hoeï sont coutumiers : catéchumènes assassinés à l’écart, enfants volés et jetés aux cochons, etc.

Maintenant, il était heureux ; son bonheur éclatait.

Des frères servants avaient apporté un brasier, un billot de bois, traîné sur les dalles avec un bruit sourd, et un couteau, ou plutôt une grande lame d’acier tenant le milieu entre le coutelas et le sabre, une sorte de sabre-baïonnette large et triangulaire, à la pointe et aux tranchants très effilés, pouvant piquer et couper, et dont la poignée était en forme de tête de dragon.

Le frère Yéo-hwa-tseu quitta l’orient et vint au milieu du temple, où le brasier ardent avait été placé, un peu en avant du baptistère. Là, il se dépouilla de tous ses vêtements, jetant dans le feu, au fur et à mesure, ses babouches, son pantalon, son pundjama, puis sa moresque de soie, objets que les flammes dévorèrent en un clin d’œil.

Quant au billot, il avait été monté sur l’estrade de l’orient, devant l’autel. D’autre part, tout à fait à l’extrémité de la salle, en avait installé une petite table, sur laquelle étaient trois coupes, remplies de je ne sais quel breuvage.

Une fois déshabillé, le frère Yèo-hwa-tseu revint à l’orient, où les frères A-fou, Sheu-tong et Yeu-sing l’attendaient, le premier des trois armé du glaive sinistre.

Yéo-hwa-tseu s’inclina devant le grand-sage, qui le bénit ésotériquement et l’embrassa. Puis, il se plaça auprès du billot.

L’horrible drame approchait de son dénouement.

Sans prononcer une parole, Yéo-hwa-tseu avait posé sur le billot sa main droite. Je vis tout à coup un éclair briller, un bras s’abaisser, et j’entendis un choc sourd, suivi d’un petit « clac » sec. Le frère A-fou venait, d’un coup net et sans hésitation, de trancher le poignet droit de l’élu du diable ; la main gisait sur le plancher, inerte, tandis que des filets de sang jaillissaient de l’avant-bras coupé, inondant le billot de bois. L’homme n’avait pas poussé un cri et n’eut même pas un plissement de front.

A-fou passa le couperet à Sheu-tong. Yéo-hwa-tseu posa, automatiquement, sa main gauche à l’endroit même où avait été la droite. Encore un coup sec, précédé d’un éclair, Sheu-tong avait suivi l’exemple d’A-fou. La main gauche de l’élu du diable gisait aussi au pied du billet, dans une flaque de sang rutilant et vermeil, coagulé. L’homme toujours ne sourcillait pas.

D’un mouvement machinal encore, il souleva sa jambe droite et la posa à son tour sur le billot, tandis que Sheu-tong remettait à Yeu-sing le glaive meurtrier. Un troisième éclair brilla ; j’entendis un « hem » sonore, poussé par le dernier des trois bourreaux que le sort avait désignés ; il venait, lui aussi, de frapper, et le pied droit d’Yéo-hwa-tseu était allé rejoindre ses mains.

À présent, il se tenait sur le pied gauche, calme, mais pâle et faiblissant visiblement, par suite du sang perdu qui coulait poisseux de ses trois affreuses plaies. Cependant, il était loin d’être à bout de forces.

Tout cet acte du drame s’était déroulé presque en aussi peu de temps qu’il en faut pour l’écrire, et, pour ainsi dire, mécaniquement. J’en avais suivi les péripéties, absolument hypnotisé, la gorge sèche, pendant que des gouttes de sueur me perlaient au front. Je ne pensais plus à rien ; je regardais l’orient, comme fasciné, sans pouvoir en détacher mes yeux. Aujourd’hui encore, en y songeant, je frissonne. Un éclair, poum, tac, une main ; un autre éclair, poum, tac, une autre main ; un troisième éclair, un hem sonore, puis un pied qui tombe, clac ; et tout cela, parmi des giclées de sang.

J’avais donc perdu le sentiment de ma situation ; je n’étais plus moi-même ; j’étais devenu, à mon tour, un être machinal, absorbé entièrement par la curiosité, nerveusement captivé par l’horreur, en proie comme à un vertige, ne raisonnant plus que pour me demander comment on allait s’y prendre pour couper le second pied, et puis la tête. J’ignorais qu’à un frère, martyr dans ces conditions, le pied gauche n’est pas coupé, et qu’un dépeçage complet a lieu uniquement pour les frères assassinés comme traîtres.

J’en étais là de mes réflexions, lorsqu’une voix me fit tressaillir.

— Frères, disait le grand-sage, les trois membres sacrifiés du frère Yéo-hwa-tseu sont tombés ; les formalités sont accomplies ; il ne reste plus qu’à trancher la tête à l’élu de notre Dieu… Vous savez, mes frères, que, lorsque le sacrifice du sang s’accomplit en présence de visiteurs appartenant à des rites en correspondance avec le nôtre, c’est au frère le plus haut gradé d’entre eux qu’est réservé l’honneur de trancher la tête de l’élu…

À ces paroles, je sursautai ; il me sembla que je recevais le choc d’une poutre en pleine poitrine. Le grand-sage continua :

— Or, mes frères, nous avons aujourd’hui parmi nous, comme visiteurs estimés et vénérés, deux 33es du rite écossais pourvus du grade de Kadosch du Palladium, et un grand-maître ad vitam du rite de Memphis, 90e degré, pourvu, en outre, du grade palladique de Hiérarque et membre même du grand triangle le Lotus de Charleston. Il n’y a donc pas d’hésitation possible de notre part pour savoir à qui de ces trois éminents visiteurs revient l’honneur de faire entrer notre bien-aimé frère Yéo-hwa-tseu dans la gloire céleste ; c’est lui, l’éminentissime Hiérarque de Charleston qui doit trancher la tête du saint choisi parmi les saints par notre Dieu.

À cette apostrophe, le ciel s’écroulant sur moi ne m’eût pas écrasé davantage. Sur le coup, je fus anéanti, d’autant plus qu’immédiatement Yéo-hwa-tseu se tourna vers moi, en étendant ses bras mutilés, dégouttant de sang, et me cria en anglais, d’une voix vibrante :

— Frère de Charleston, coupe-moi la tête ! Frère de Charleston, ne me refuse pas cet honneur !

En même temps, Yeu-sing descendait de l’orient, me remettant l’arme odieuse dont il venait de se servir, et un frère servant m’apportait une des trois coupes auxquelles j’ai fait allusion il y a un instant.

— Bois, très illustre frère, dit le grand-sage, m’interpellant directement, bois le breuvage d’honneur préparé pour nos amis du Palladium. Bois, mon frère, et sois en santé parfaite jusqu’au jour où notre Dieu t’appellera à lui !

Je ne savais plus ce que je faisais. D’une main, je saisis le glaive ; de l’autre, je pris la coupe que le servant me tendait, et je bus. Autant qu’il m’en souvient, c’était un breuvage presque fade ; je ne saurais mieux le comparer qu’à de l’eau de source, pas fraîche, et qui, en quelque sorte, serait épaisse comme de la crème, avec un soupçon d’essence de rose pour tout goût. Ce n’était ni bon ni mauvais. Il était impossible de deviner de quoi ce liquide se composait.

À peine venais-je de boire, que je sentis le sang affluer à mon cerveau ; j’étais comme dans un tourbillon ; je tombai assis sur mon siège, mais pour me relever aussitôt ; je m’appuyai d’abord sur le glaive qui m’avait été remis, comme sur une canne, me sentant les jambes brisées ; puis, brusquement, je devenais léger, souple, vigoureux ; il me semblait que, d’un coup de poing, j’aurais pu défoncer une muraille. En quelques secondes, je passai par divers états diamétralement opposés. Mais, dans tout cela, je ne perdis pas de vue la coopération qui m’était demandée au meurtre du frère Yéo-hwa-tseu ; car celui-ci me criait de plus belle :

— Frère de Charleston, coupe-moi la tête ! Frère de Charleston, ne, me refuse pas cet honneur !

Comment me tirer de cette situation impossible ?… Je m’interrogeais à peine, sentant bien qu’il m’était défendu de paraître délibérer avec moi-même ; c’eût été me trahir… Et même, en faisant machinalement le premier pas vers l’orient, je me demandai si l’on ne m’avait pas éventé déjà, si je n’étais pas soupçonné, découvert ; je me voyais perdu ; je me disais que l’on ne m’avait fait qu’insidieusement l’offre d’achever le sacrifice du sang, afin de me la voir repousser ; et alors, selon toute évidence, j’allais être massacré.

De la place que j’occupais jusqu’à l’orient, il y avait bien à peu près une vingtaine de mètres ; je mis vingt siècles à les parcourir, pendant que mes oreilles bruissaient et que dans ce bruissement se répercutait l’appel du mutilé, aspirant à recevoir la mort de ma main.

Quel cauchemar ! et cependant, j’étais bien éveillé…

Je n’étais plus qu’à dix mètres du billot. Je voyais rouge, violet, vert ; tout un arc-en-ciel de couleurs dansait autour de moi, à travers lequel se dressaient les silhouettes du grand-sage, des dignitaires, des trois premiers bourreaux désignés par le sort, qui tous me regardaient avec des yeux flamboyants, tandis que l’autre, l’élu du diable, le damné Yéo-hwa-tseu, ses bras coupés et sanglants tendus vers moi, scandait, sur un ton suppliant à présent, son éternelle phrase :

— Frère de Charleston, coupe-moi la tête ! Frère de Charleston, ne me refuse pas cet honneur !

L’idée me vint de bondir sur tous ces infâmes et de faire un carnage épouvantable, puisqu’il me paraissait certain que je ne devais pas sortir vivant de cet antre maudit. Je pensai aussi que, vu le nombre, je serais bien vite désarmé, et qu’alors un supplice des plus terribles, avec des raffinements inconnus de cruauté, m’était réservé ; et l’idée me vint de tourner contre moi l’arme qui m’avait été confiée ; mais ma foi de chrétien me fit bannir, aussitôt conçu, ce projet de suicide… Telles étaient les réflexions qui m’assaillaient, au cours de ma marche vers l’orient… Finalement, je me mis sous la protection de Dieu ; je l’invoquais dans mon cœur, et je lui disais :

— Mon Dieu, je le vois, j’ai poussé trop loin la témérité ; mais, si ma dernière heure est venue, prenez-moi, vous, Seigneur, et que je ne reçoive pas la mort de la main de ces brigands, qui blasphèmeraient encore en insultant à mon agonie !… Foudroyez cette demeure, ensevelissez-nous tous sous ces ruines ; que tout s’écroule, que tout soit anéanti !… Punissez le crime, mon Dieu, car votre patience doit être lasse. Qu’importe que je trouve la mort au milieu du cataclysme mérité par tous ces immondes coquins ! l’essentiel est que vous fassiez justice, et que l’exemple soit éclatant…

Encore une fois, je me sentis enveloppé dans un tourbillon ; les objets augmentaient de grandeur autour de moi, puis soudain diminuaient. Néanmoins, je marchai toujours d’un pas lent, mais assuré, ferme. Enfin, j’arrivai à l’orient ; j’en gravis les degrés. Alors, à ce moment, je n’eus plus aucun trouble de la vue ni de l’ouïe. Une fraîcheur de rosée se répandit sur moi ; je respirai librement, j’étais dans toute ma raison et dans toute ma force.

Qu’allais-je faire, ou bien, qu’allait-il arriver ?…

Je tenais le glaive ensanglanté, dans ma main droite, mon bras levé en l’air, mais bien résolu à ne pas frapper Yéo-hwa-tseu.

Tout à coup, je sentis sur mon épaule droite les deux petits coups secs que j’ai déjà expliqués au lecteur ; et instantanément, j’entendis un coup formidable qui ébranlait la porte du temple. Je me retournai, ainsi que tous les assistants. La porte venait de s’ouvrir, comme poussée par une main invisible, et, sur le seuil, se tenait debout… qui ?… Philéas Walder !

Oui, Philéas Walder, que j’avais laissé à Pointe-de-Galle, se dirigeant sur l’Europe, avec Cresponi ; Walder qui, en admettant qu’il eût changé d’idée et pris le premier paquebot après le mien, en direction de la Chine, n’avait pu débarquer à Shang-Haï que quinze jours après moi, et je venais à peine d’y arriver !

Et c’était bien lui, tout au moins en apparence… Ou j’étais devenu subitement fou, et je croyais voir ce que je ne voyais pas, ou Walder possédait le don d’ubiquité, et cela, je me demande s’il est admissible seulement de le supposer ; ou bien enfin, quelque esprit infernal, se jouant des occultistes chinois et voulant m’en imposer à moi-même, nous apparaissait là, sous les traits vivants, bien vivants, du lieutenant d’Albert Pike.

Sur la question de savoir si j’étais sous le coup d’une hallucination, je vais donner dans un instant une preuve caractéristique, qui lèvera tous doutes à ce sujet et établira péremptoirement que j’ai vu, bien vu, réellement vu.

— Arrêtez, mes frères, arrêtez ! clama Walder ; c’est à moi que revient l’honneur de donner l’entrée du ciel à l’élu de notre Dieu… J’ai appris, il y a quelques instants, là où j’étais, que ma fille vient de tomber gravement malade ; j’ai su, en même temps, qu’un sacrifice du sang allait être offert ici au Dieu-Lumière, roi des esprits du feu ; c’est pourquoi, afin d’offrir le sacrifice moi-même et de bénéficier ainsi des grâces divines accordées au sacrificateur, je me suis immédiatement transporté parmi vous… Mon grade de Mage Élu et tous mes titres priment ceux du docteur notre frère, à qui vous veniez de remettre le glaive des holocaustes… Ce glaive, je le revendique au nom et en vertu de tous mes droits !…

En disant ces mots, il avait vivement traversé la salle et s’était avancé jusqu’à moi ; il me prit l’arme meurtrière, avant que je la lui eusse donnée. Je vis le robuste vieillard saisir le glaive à deux mains, et, de toute sa force, il donna un grand coup.

J’entendis craquer des vertèbres, et un larynx, fouetter des muscles, le gros choc d’une tête qui tombait et roulait sur le sol, pendant qu’un flot de sang chaud, sorti vigoureux des deux carotides béantes, giclait en l’air, si violemment que je fus atteint par le jet, tandis qu’une masse molle s’affaissait à côté du billot, en un bruissement flasque ; c’était le corps d’Yéo-hwa-tseu que rien ne retenait plus et qui s’écroulait à son tour.

Rapide comme l’éclair, Walder avait ramassé la tête, et il la tenait haute par les oreilles, lui criant :

— Dis, toi qui es déjà avec notre Dieu et qui as maintenant l’omniscience, dis : ma fille, ma Sophie bien-aimée, guérira-t-elle ?

Alors, lentement, les deux yeux de la tête s’ouvrirent et roulèrent dans leur orbite, faisant très distinctement le signe « oui » par un clignement des paupières. Puis, la tête pâlit subitement, absolument exsangue et immobile en un instant, froide définitivement dans la mort.

C’en était trop. Je me sentais défaillir. Je m’appuyai contre une des colonnettes torses de l’autel du Dragon ; mais, aussitôt, deux frères de l’orient se précipitèrent vers moi et me reçurent dans leurs bras. Pourtant, je ne perdis pas tout à fait connaissance, au premier moment. Je vis, comme dans un nuage, le président de l’assemblée arracher à Walder le glaive dont il venait de se servir et s’élancer sur moi, la pointe en avant, pour me percer le cœur. Je l’entendis, disant :

— Puisqu’il s’évanouit comme une femme, il n’est pas digne de nos mystères ; qu’il meure donc avant d’avoir trahi nos secrets, trop terribles pour lui !

Je vis, toujours vaguement, Walder s’interposer, engager presque une lutte avec le grand-sage, et je l’entendis qui lui répliquait :

— Eh ! non, il ne dira rien ; je réponds de lui ; j’ai eu des preuves de son courage. Mais il appartient au Palladium depuis très peu ; c’est moi-même qui l’ai créé Hiérarque ; il n’est pas habitué aux sacrifices de la San-ho-hoeï. En tout cas, il fait partie de mon grand triangle, et je n’ai rien à lui reprocher. Veto !

À cet instant, je ne vis plus rien, je n’entendis plus rien ; mais j’eus la sensation d’être transporté sur un siège et d’être soutenu, une fois assis. La lacune qui existe dans mes souvenirs doit être bien courte ; car, lorsque je revins à moi, par l’effet des sels qu’on me fit respirer, la séance n’était point terminée et je n’avais pas été porté hors du temple.

— Eh bien, est-ce passé ? me demandait un des Chinois, auprès de moi.

— Ce n’est rien, répondis-je ; un simple éblouissement ; maintenant, c’est fini. Je vais très bien ; merci.

À l’orient, au pied de l’autel, on avait déposé le corps du frère Yéo-hwa-tseu étendu devant le billot, les mains et le pied coupés placés sur le corps ; la tête était sur le billot, ornée d’une couronne de roses artificielles.

À quelque distance, en face de l’orient et au milieu de l’assemblée, un frère de la San-ho-hoeï, anglais, était installé à un appareil de photographie et prenait une vue du cadavre décapité et mutilé. Au Rite Céleste, on photographie toujours de la sorte les sacrifices du sang ou holocaustes à Tcheun-Young (Lucifer), ainsi que les exécutions de faux-frères. Ces photographies sont conservées précieusement comme documents aux archives des principaux temples secrets de la San-ho-hoeï.

Je vis encore les servants offrir le breuvage d’honneur aux deux frères visiteurs qui avaient assisté comme moi à la séance. Ils burent, comme je l’avais fait. Soudain, une torpeur irrésistible m’envahit ; mes yeux se fermèrent de nouveau, quelques efforts que je fissent pour vaincre ce sommeil brusque, inattendu… et je me réveillai, cette fois, dans l’opium-shop.


Les faits que je viens de relater jusqu’à présent sont tellement extraordinaires, qu’ils rencontreront forcément des incrédules. La grande objection qu’on fera consistera à dire que je n’ai rien vu de ce que je raconte et que j’ai pris pour la réalité des chimères qui ont cauchemardé mon ivresse d’opium.

J’ai déjà réfuté cette objection, en citant l’argument que je tire des peintures murales du temple de Tong-Ka-Dou. Ces peintures, si je ne les avais pas réellement vues, comment aurais-je pu, plusieurs années après, en reconnaître très exactement la photographie, à la bibliothèque maçonnique des frères du Royal-Arche à Hong-Kong ?

Mais voici d’autres arguments encore :

À la fumerie d’opium, je m’étais couché à la sixième place à gauche en entrant ; or, je me suis réveillé à la quatorzième place à droite. Les boys de l’opium-shop n’avaient aucune raison de me porter d’une place à une autre pendant mon sommeil. Il est donc indiscutable que j’ai été transporté hors de la fumerie et que, durant mon absence, ma place a été prise par un fumeur nouveau venu qui l’a trouvée à son gré ; d’où il résulte que, lorsque j’ai été rapporté, ma place étant occupée, il a bien fallu m’en donner une autre.

Sur mes vêtements, j’ai constaté, en me réveillant dans l’opium-shop, plusieurs taches de sang toutes fraîches, et que les Chinois de la fumerie, avec une complaisance vraiment empressée, m’ont aidé à laver, à faire disparaître. C’était bien là le sang d’Yéo-hwa-tseu, qui m’avait éclaboussé en jaillissant, au moment de la décapitation.

Je conclus donc que je n’ai été en proie à aucune hallucination, depuis le moment où je me suis réveillé dans le temple de la San-ho-hoeï et où le grand-sage me souhaita la bienvenue, jusqu’au moment où, après l’opération photographique que je me rappelle à merveille, je fus pris tout à coup par une torpeur invincible, effet très probable du breuvage qu’on m’avait fait boire quelques minutes auparavant.

Enfin, comment me serais-je imaginé cet incident de la photographie prise sur place du cadavre d’Yéo-hwa-tseu ? ou, si cet incident fait partie d’un rêve, comment expliquer qu’il coïncide avec une coutume des frères de la San-ho-hoeï, coutume parfaitement prouvée et que j’ignorais alors ?

Au Rite Céleste, non seulement on photographie les cadavres après les sacrifices dits d’holocauste, mais même on photographie ceux des frères massacrés en séance pour avoir été soupçonnés de trahison. La San-ho-hoeï se considère comme si puissante, comme si au-dessus du pouvoir officiel lui-même, qu’elle se soucie peu d’établir, en agissant ainsi, la preuve irréfutable de ses crimes ; elle en est fière, elle en garde les traces sous forme de documents ; avant tout, il lui faut terrifier ses adeptes.


exécution d’un frère de la san-ho-hoeï, soupçonné d’indiscrétion (reproduction d’une photographie d’après nature.)

Et ne connaissant pas une pareille coutume en 1880, je l’aurais rêvée ?… Allons donc !… Et, ayant rêvé cela, j’aurais, quelques années plus tard, mis la main sur un document de ce genre ?… Car le dessin que je publie plus haut est la reproduction exacte d’une photographie qui m’a été donnée par le frère archiviste du temple maçonnique de Kou-Lan-Sou et représente, d’après nature, une exécution de faux-frère dans un temple de la San-ho-hoeï, de nos jours.

À l’île de Kou-Lan-Sou, qui est en quelque sorte le sanitorium des habitants étrangers du sud de la Chine, il y a un temple maçonnique, dans lequel sont pratiqués plusieurs rites : l’Écossisme, le Royal-Arche et l’occultisme palladique. J’ai donc eu la mes grandes et petites entrées, et j’y ai copié bien des documents curieux. C’est là, dis-je, que j’ai en cette photographie d’un assassinat maçonnique, étiquetée aux archives comme pièce provenant des frères de la San-ho-hoeï.

Le malheureux, soupçonné d’avoir commis une indiscrétion, était venu, comme à l’ordinaire, sans méfiance, à une réunion de ses collègues du Rite Céleste. Il s’éventait tranquillement à sa place, lorsque l’accusation portée contre lui fut brusquement produite. Il fut condamné et exécuté séance tenante. On lui infligea un supplice épouvantable, ainsi que la photographie du cadavre en témoigne. Sa chair a été tailladée, dépecée, arrachée par lanières dans le dos ; les mains et les pieds lui ont été coupés ; les jambes, après avoir été fracturées aux genoux, ont eu des morceaux de chair enlevés, tandis que mille épingles étaient enfoncées dans le visage du patient ; puis, on lui a arraché les jambes et les bras ; enfin, ce tronc sanglant a subi la décapitation.

Et alors, ce cadavre horriblement mutilé, déchiqueté, gisant près du billot, l’éventail de l’assassiné jeté sur lui, a été photographié par les assassins, qui sont là tous présents à cette scène ; mais, eux, ils ont en soin de ne pas se montrer ; on voit seulement leurs pieds.

Dira-t-on que le dessin de cette scène affreuse est un dessin de fantaisie, un dessin fabriqué par l’artiste chargé d’illustrer cet ouvrage ?… J’ai prévu même cette objection, et je vais donner aux incrédules le moyen très simple de vérifier. La photographie originale, rapportée par moi de Kou-Lan-Sou, est entre les mains de mes éditeurs, MM. Delhomme et Briguet, 13, rue de l’Abbaye, à Paris. Ils ne s’en dessaisiront point, bien entendu ; mais quiconque a le moindre doute n’a qu’à aller chez ces messieurs ou à y envoyer un ami, en compagnie d’un homme du métier, d’un photographe. Tout photographe, qui examinera mon document, déclarera que c’est bien là, non pas une reproduction photographique d’un dessin fabriqué pour les besoins de la cause, mais bien une photographie directe, absolument prise sur place, tirée d’après nature.


temple maçonnique de kou-lan-sou (chine)

  1. La cangue est un supplice spécial à la Chine. Il consiste en un plateau de bois très épais, fort lourd, allant des fois jusqu’à 30 kilos, s’ouvrant en deux et présentant une échancrure pour laisser passer la tête ; une fois la cangue refermée, le patient a ainsi la tête prise dans ce douloureux collier de bois ; ni le sommeil ni le repos ne lui sont dès lors possibles, le corps ne pouvant s’étendre nulle part, à raison de ce que le cou porte sur l’arête vive du bois. Il y a des cangues à trois échancrures, où les mains sont prises en même temps que la tête.