Le Diable au XIXe siècle/XII

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 232-251).

CHAPITRE XII

L’Empire du Milieu.




Une cérémonie d’une touchante et admirable simplicité à lieu toutes les années, à Pâques principalement, au séminaire des Missions Étrangères, de Paris ; elle précède le départ des missionnaires nouveaux qui s’en vont catéchiser les sauvages, répandre la parole sacrée chez les païens, combler les vides que la persécution a faits dans l’armée des serviteurs de Dieu.

Tout le monde connaît l’austère et sainte maison de la rue du Bac, qui fournit à l’univers entier des prêtres, des confesseurs, des apôtres et des martyrs.

Là, de tous les points de la France, les jeunes séminaristes, que Dieu attire à lui en leur donnant la vocation de l’enseignement évangélique, viennent achever leurs études religieuses, s’habituer au martyre et à la mort par une règle spéciale d’une vigueur extrême et par la vue constante, — obsédante et terrible pour le public, mais consolante et fortifiante pour ces cœurs vaillants embrasés de l’amour divin, — des supplices divers, que les saints, leurs aînés dans la carrière, ont supportés, ont subis avec joie.

Allez, ami lecteur, visiter le séminaire des Missions Étrangères, et vous verrez venir à vous, pour vous conduire et tout vous montrer, un jeune élève souriant et empressé. Dès le premier abord, vous reconnaitrez en lui l’homme prédestiné. Je ne sais quoi d’ascétique et de foi surhumaine se dégage de l’ensemble de l’homme, brille dans ses yeux qu’un feu semble illuminer.

Immédiatement, il vous conduira dans la galerie dite des martyrs, où vous frissonnerez en apercevant dans des vitrines les reliques des missionnaires massacrés. Ici, leurs photographies, prises avant leur départ, alors, que, jeunes, pleins de vigueur et de santé, ils s’embarquaient pour le lointain et douloureux voyage dont ils ne devaient pas revenir ; là, ce qui reste de ces héros, quelques fragments, quelques débris, quelques ossements recueillis, les habits qu’ils portaient au jour du martyre, des linges tachés de leur sang… Puis, des croix, des clous, des cisailles, des couteaux, des chaînes, des cangues, tout l’arsenal, en un mot, des instruments qui servent, dans ces pays barbares, à donner mille morts aux saints prêtres de Dieu ; et, sur tout cela, des étiquettes dont chacune est un lambeau de chair arraché, ébouillanté, tenaille, dont chacune est une larme de sang. Le cœur se serre horriblement à cette vue.

Mais ce n’est pas tout. Au-dessus, si vous levez les yeux, vous apercevrez dessinés les martyrs conduits au supplice. Vous les voyez jetés en prison, dans des cages, mis à la torture, enfin massacrés ; et pendant que, frémissant, vous regardez, écoutant la voix calme et profonde de votre guide, qui vous détaille les tourments infligés, vous raconte les affres, vous décrit les douleurs, il ajoute, en manière de conclusion, avec une intonation joyeuse :

— J’espère, en ce qui me concerne, partir cette année-ci.

N’est-ce pas que cela est à la fois admirable et effrayant ? admirable, quand on songe à ces héros ; effrayant, lorsque la pensée se porte vers les ennemis de Dieu, leurs bourreaux.

Regardez cet homme, qui sait que ses jours sont comptés, qui d’avance suppute le nombre d’heures qu’il a encore à vivre, et qui a déjà, avec délices, un avant-goût des épouvantables tortures qui lui sont réservées là-bas, des supplices raffinés par lesquels il passera. Il est calme, tranquille, plus heureux que quiconque ; il attend avec impatience son dernier jour de condamné à mort !

Mais voilà, c’est qu’aussi il s’agit de Dieu, et Dieu est vraiment dans l’esprit et le cœur de cet homme. Or, là où Dieu est, il n’y a plus place pour rien autre. La foi brave tout, met au-dessus de tout.

Suivons maintenant, si vous le voulez bien, notre guide dans la chapelle du séminaire, où reposent les corps de deux saints enfants de la maison, morts victimes de la foi.

C’est dans cette chapelle, à trois heures après-midi, le jour de Pâques, qu’après le chapelet, les chants et tout l’office de ce jour solennel, a lieu « le baisement des pieds » qui précède le départ.

Là, debout, adossés contre l’autel, les missionnaires qui vont partir reçoivent de l’assistance cette dernière et sublime marque de respect. Évêques ou archevêques, cardinaux, princes de l’Église, parents, amis ou simples admirateurs inconnus des partants, pères et mères eux-mêmes, tous viennent là s’abaisser devant ceux que Dieu a déjà désignés comme ses saints.


C’est le jour de Pâques, à trois heures de l’après-midi, que les jeunes prêtres désignés pour aller évangéliser l’Extrême-Orient, font leurs adieux à leur famille et à leurs amis, dans la chapelle du séminaire des Missions étrangères.

Maintenant, c’est fini ; rien ne retient plus ces vaillants qui quittent le monde civilisé ; ils vont prendre la route des contrées de la barbarie ; et, tandis que la mère étouffe ses sanglots et que le bon vieux père, aux cheveux blancs, reçoit de son enfant, aujourd’hui devenu un saint prêtre devant lequel à son tour il s’incline, une dernière bénédiction et un dernier regard d’adieu, la porte de la chapelle s’ouvre, la voiture est là qui va les conduire au chemin de fer.

Demain, ils se rapprocheront de la mort, à chaque heure, à chaque minute davantage. Comme Jésus-Christ, ils commencent ce soir même leur calvaire ; comme leur divin modèle, ils offriront leur vie pour la rédemption de l’humanité.

Ce jour-là, on peut le dire, le monde entier a les yeux fixés sur ce séminaire, sur cette chapelle.

Du fin fond des steppes glacées de la Chine du nord, de la Mongolie, de la Tartarie et du Kamtchatka ; du sommet des pics des îles perdues de l’Océanie ; des marécages et des bas-fonds fiévreux et pestilentiels du Tonkin, aussi bien que des mers desséchées, aux sables torrides, de l’Afrique équatoriale ; de toutes parts, en un mot, des confins comme du centre du globe, s’élève vers le ciel un concert de prières, de souhaits et de vœux. Tous les enfants de la France, disséminés dans les déserts du paganisme et de l’idolâtrie, oublient un instant leurs propres souffrances, ne songent plus à leur existence si terriblement éprouvée, pour s’unir de cœur, d’esprit et d’âme avec les nouveaux qui viennent renforcer leur phalange héroïque, s’associer à leurs douleurs, savourer comme primeurs délicieuses ces supplices auxquels eux se sont habitués et que leurs corps commençaient à ne plus sentir.

Voilà des muscles jeunes et frais pour les tenailles ; voilà des veines qui n’ont pas été encore ouvertes ; voilà des chairs sans cicatrices, dans lesquelles on tailladera avec plaisir ; voilà des corps pleins de santé et de vie, où il va s’agir de creuser des plaies pour y verser du plomb fondu. Les nouveaux venus accourent pour s’offrir à de nouveaux supplices, et plus les tourments seront cruels, plus joyeusement ils s’écrieront : « Béni soit Dieu ! » Car souffrir, c’est dire la plus belle et la plus efficace prière ; car chaque goutte de sang rachète une âme et rapproche de Jésus-Christ.

Dieu veille et veillera sur ses élus. Bon voyage, maintenant, et partons…


… Or, tandis que Dieu veille, un autre, le Maudit, veille aussi. Lui, il guette dans les ténèbres. Dieu le tolère, lui laisse déchaîner sa haine ; ainsi les desseins impénétrables de Dieu s’accomplissent. Le Tentateur pourra exercer sa rage contre les saints qu’il ne saurait réussir à corrompre ; mais, en suscitant les persécutions les plus atroces, il donnera à l’Église l’occasion de ses plus beaux triomphes.

Là-bas, le roi des démons attend donc les missionnaires ; il excite et prépare ses sbires ; les tigres humains se lèchent les babines, à l’odeur cruente du sang frais qui vient.

Mais, avant de montrer les complots de l’enfer et de ses suppôts contre les prêtres envoyés par Dieu, il me faut faire connaître au lecteur, par un rapide coup d’œil d’ensemble, la situation du satanisme, ses influences générales et ses agissements, dans l’Extrême-Orient, et plus particulièrement en Chine et au Japon.

En Chine, le culte de Satan, considéré comme étant le vrai Dieu, remonte à la plus haute antiquité. Les premiers missionnaires, qui pénétrèrent dans ces contrées, furent stupéfaits en constatant que la religion dominante, le bouddhisme transformé en lamaïsme, était en réalité une imitation diabolique du catholicisme ; et c’est là, en effet, ce qui est extraordinaire. Dans le bouddhisme prêché par Çakiamouni, en dehors des théories doctrinales qu’un chrétien repousse forcément en raison de sa foi, il y a du moins certaines idées philosophiques qui sont parfois d’un ordre élevé ; mais, dans le lamaïsme, qui est un bouddhisme tout différent de celui dont le philosophe indien fut l’initiateur, la religion est vraiment infernale, démoniaque au dernier degré, parodiant le catholicisme, non seulement dans ses sacrements, avec office quotidien des prêtres comportant une communion de pain azyme distribué aux fidèles, mais même dans sa liturgie et ses plus petites pratiques de dévotion, depuis les aspersions d’eau bénite jusqu’aux récitations d’un rosaire pieusement égrené.

D’autre part, dans l’histoire du peuple chinois, rien n’est plus difficile que de démêler ce qui est fiction ou légende et ce qui est vérité. Ainsi, qui pourrait dire les origines exactes de cette nation ? Personne ; et les Chinois eux-mêmes moins que qui que ce soit. Voyez, par exemple, le nom qu’ils se donnent, et étudiez leurs traditions. Ils s’intitulent « les fils du Ciel, » et ils prétendent que leur pays a été peuplé, dans les temps préhistoriques, par des esprits « tombés du ciel au cours d’une lutte avec les mauvais génies. » Que l’on dise ce qu’on voudra, il y a dans cette tradition quelque chose de mystérieux et d’étrange.

Lorsqu’on étudie de près les théories des adversaires de la divinité une, on arrive toujours à constater que leur système se résume à un renversement plus ou moins compliqué des dogmes catholiques : les esprits, qui sont les mauvais pour nous, sont pour eux les bons ; notre Dieu est leur diable, et réciproquement. Par conséquent, en examinant avec soin la tradition que je viens de citer, il est facile d’y voir une interprétation luciférienne de la révolte des mauvais anges et de la victoire remportée sur eux par les milices fidèles commandées par l’archange Saint-Michel.

Les Chinois exècrent le Dieu des chrétiens, et ils divinisent son ennemi, l’orgueilleux révolté, déchu et maudit ; c’est à lui qu’ils élèvent des autels sous le nom de Bouddha ou de Fo. Or, n’inclinerait-on pas à supposer que les démons, après leur chute du ciel, ont réellement paru en Chine ? Je ne veux pas dire qu’ils aient habité ce pays, qu’ils y aient procréé ; non certes. Mais ils ont pu jeter leur dévolu sur cette contrée, y bouleverser la nature, puisqu’on y trouve tant de rebours dans l’ordre animal et l’ordre végétal ; ils ont pu en faire leur terre de prédilection.

Il me semble (et c’est là mon humble avis personnel) que le Maudit a trouvé là, dès les premiers âges, des peuples qui sont devenus immédiatement ses auxiliaires dans l’œuvre du mal ; car ces peuples, de tout temps, ont caché, sous les dehors d’une civilisation raffinée, une sauvagerie plus raffinée encore ; Satan n’a eu qu’à apparaître à ces populations lâches, hypocrites et cruelles, pour en être adoré.

La Chine, opprobre du globe terrestre, a été et est encore le parvis, l’entrée de l’enfer dont chaque marche est teinte du sang et jonchée des corps mutilés des milliers de martyrs, des milliers de soldats de Dieu qui y ont combattu le bon combat ; et c’est, malgré tout, avec lenteur encore et avec la plus grande peine, que la parole sainte pénètre en ce pays, le plus rebelle aux conversions dans le monde entier.

Autre remarque, qui a son importance :

Personne, parmi ceux qui ont observé quelque peu le satanisme maçonnique, n’ignore la prépondérance donnée à ce qu’on est convenu d’appeler le « milieu ». La loge des Maîtres se nomme « Chambre du Milieu » ; parmi les symboles, « l’Arbre du Milieu » revient constamment. Or, comment les Chinois qualifient-ils leur pays ? quelle est sa dénomination religieuse, officielle ? La Chine est dénommée « Tchong-Koué », ce qui signifie Empire du Milieu, et est qualifiée de « Tchong-Whouà », c’est-à-dire Fleur du Milieu.

On dira peut-être qu’il n’y a là qu’une simple coïncidence. Je demanderai alors pourquoi en Chine les temples de la religion nationale sont quadrangulaires et orientés selon les quatre points cardinaux, exactement comme les temples maçonniques. N’y a-t-il là encore qu’une vulgaire coïncidence ?

Il est bien évident que la religion nationale de la Chine n’a point copié la franc-maçonnerie, laquelle n’a pas encore deux siècles d’existence. D’autre part, il est plus que probable que la franc-maçonnerie ne s’est aucunement préoccupée de se conformer aux rites chinois. Il y a donc, à n’en pas douter, un même esprit qui a présidé à ces différentes organisations.

Ainsi, il n’est nul besoin d’être un grand clerc pour comprendre que ces gens qui, depuis tant de siècles, croupissent à un tel point dans les pires idolâtries, sont nés vassaux de Satan, sont la proie acquise sûrement à l’enfer. Il n’est pas jusqu’aux animaux, en Chine, qui ne soient les auxiliaires du diable : l’ignoble cochon, qui mériterait, au moins autant que le serpent, d’être pris pour l’emblème du démon, dévore les enfants dans ce pays, peuplant ainsi les limbes de pauvres âmes errantes qui ne verront jamais Dieu.

Et c’est aussi à cause de cet abaissement, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, que Lucifer se complaît, se délecte au milieu de ces populations vicieuses, dégradées, scélérates. La religion chinoise, le lamaïsme, le culte de Bouddha ou de Fo, ne sont que magie et spiritisme. Le prince des ténèbres, qui est, on le sait, un irrégulier extravagant au point de vue de ses manifestations surnaturelles, s’y livre à toutes les fantaisies possibles et impossibles, depuis l’apparition inattendue et terrifiante jusqu’à la rotation des tables et des guéridons.

On peut même aller jusqu’à dire que le Chinois est sataniste par tempérament ; c’est un plaisir pour lui de se représenter la divinité sous un aspect horrible, repoussant. Par le paganisme des Grecs et des Romains, Lucifer et ses démons se faisaient adorer ; mais, du moins, ces peuples s’imaginaient leurs faux dieux sous des formes qui n’avaient rien de répugnant ; les statues de Jupiter, Neptune, Pluton, Apollon, Mars, etc., attestent l’erreur religieuse, mais non la dépravation du sentiment artistique. Au contraire, au sens des Chinois, c’est l’ignoble qui est le divin : les statues de Bouddha sont d’une laideur inimaginable ; ce paganisme-là est bien celui sur lequel le roi de l’enfer a le plus vigoureusement mis l’empreinte de sa griffe. La divinité sous la protection de laquelle la Chine se place, elle lui donne, partout, même sur son pavillon national, la figure hideuse d’un dragon. Oui, c’est bien un monstre satanique, le dragon griffu, fourchu et avec une queue, qui est, depuis un temps immémorial jusqu’à aujourd’hui encore, l’emblème national chinois.

Tout, chez le Chinois, est dans un goût essentiellement diabolique ; partout, du dentelé, du biscornu, des griffes, des queues de diable. L’architecture chinoise, avec ses toits relevés, ses bonzeries, ses pagodes, est au rebours de l’architecture de tous les pays. Voyez le Chinois lui-même : les manches de son habit dessinent des griffes, et sa tête, pour ornement, a une queue. Chez ce peuple, le satanisme est, en quelque sorte, exhibé avec affectation. Au sujet du drapeau, il est même une remarque curieuse qui a été faite : le dragon monstrueux est, en Chine, le grand symbole patriotique et religieux ; or, aucun orientaliste n’a pu découvrir, parmi les figures de cet emblème remontant à une époque antérieure au christianisme, une représentation du dragon chinois avec un accessoire important que l’on y remarque de nos jours. En effet, depuis l’établissement du christianisme, le monstre est représenté la gueule ouverte, s’avançant pour dévorer une chose ronde et plate qui ressemble ou paraît ressembler à une hostie ; sur tous les drapeaux et pavillons chinois, vous verrez le dragon infernal, peint crispé et furieux, s’apprêtent ainsi à dévorer l’eucharistie, c’est-à-dire le Dieu des chrétiens.

Enfin, non seulement les Chinois sont obstinés dans leur erreur et ne se prêtent pas à l’évangélisation, différents en cela des sauvages d’Océanie et d’Amérique et même des nègres africains les plus barbares, lesquels ne repoussent jamais les missionnaires et écoutent leurs prédications, ne fût-ce que par curiosité ; mais, bien plus, c’est d’une haine poussée jusqu’à la férocité la plus cruelle que les habitants de l’Empire du Milieu détestent les chrétiens.

Voilà, dans un rapide aperçu, ce qu’est la Chine et ce que sont les Chinois.

Quant à la religion de Bouddha, telle qu’elle est pratiquée par les lamas et leurs disciples, j’ai dit qu’elle respirait le satanisme à outrance. Sur ce point, il n’est pas inutile d’insister.

Dans le vaste Empire du Milieu, le centre du lamaïsme est établi au Thibet ; la ville-sainte des satanistes chinois est Llassa. Le savant Herman Schlaginweit, voyageur et naturaliste célèbre (mort en 1882), bien connu par ses explorations scientifiques en Chine et aux Indes, estime à trois cent quarante-un millions, c’est à dire à un quart de toute l’humanité, le nombre actuel des fidèles de cette religion diabolique, dont le souverain pontife porte le titre de Dalaï-Lama.

Je ferai remarquer, en passant, que le mot Lama signifie exactement « esprit du feu » ; ce qui revient à dire : diable. Les lamas, prêtres de ce culte infernal, du moins ceux appartenant aux hauts degrés de la hiérarchie, se donnent comme ayant en eux, chacun, un des esprits du feu ; et les sortilèges, auxquels ils se livrent en effet, montrent bien qu’ils sont réellement possédés du démon.

Le Dalaï-Lama est censé ne jamais mourir et passe pour l’incarnation terrestre de Bouddha. À sa mort corporelle, son esprit se transporte dans un nouveau dépositaire, je vais dire de quelle façon, avec quel concours de circonstances.

Au dessous du Dalaï-Lama, viennent les Paspas (mot qui veut dire : les « Vénérables »), au nombre de dix ; ce qui donne le chiffre luciférien de onze pour la composition du pouvoir suprême de cette église de Satan. La troisième classe de fonctionnaires ecclésiastiques est formée par les Chubilchanes, qui sont comme des évêques. Au-dessous, viennent les autorités conventuelles, les abbés ou Khanpos, les moines ordonnés prêtres ou Gelongs, les moines débutants ou Gethuls, et les frères lais ou Bouddis. Le clergé séculier se compose de Tchoïdsches (scribes) et de Rabdschampas (docteurs). Il existe aussi, dans le lamaïsme, des couvents de nonnes, gouvernés par des abbesses ; et des esprits, dit-on, sont incarnés en ces supérieures. Les couvents sont fort riches et servent de séjour aux plus abominables luxures.

Tous les ecclésiastiques du bouddhisme lamaïque sont évocateurs, astrologues, magnétiseurs, médecins et magiciens, à divers degrés.

C’est donc sur les hauts plateaux de cette partie de l’empire chinois qui est appelée le Thibet, que se trouvent les lamaseries de Liasse, la ville-sainte, et, à peu de distance, la lamaserie souveraine ou palais du Dalaï-Lama.

Lorsque le personnage qui exerce la fonction pontificale suprême vient à mourir, les lamas se mettent alors en recherches : il s’agit de découvrir, parmi les serpents de la contrée, celui en qui s’est incarné l’esprit de Bouddha au moment du dernier soupir du titulaire défunt.

Au moyen de certaines pratiques, — entre autres, une baguette de coudrier qui tourne entre les mains de celui qui la porte, dès qu’il se trouve en présence du serpent, objet de la divine réincarnation, — celui-ci est reconnu et déclaré « esprit des esprits du feu », capturé avec de grandes cérémonies et des marques extérieures d’un très profond respect, et, finalement, enfermé dans un panier semblable à celui employé par les sâtas de l’Inde pour tenir leurs cobras.

Ce panier est porté, solennellement, à la souveraine lamaserie.

Dans cette dernière, au centre du temple, s’élève une sorte d’autel, dont le tabernacle est constitué par un petit four à réverbère, sous lequel on peut allumer un grand feu.

Le panier contenant le serpent est placé dans ce four. Puis, à grands coups de gongs et avec des vociférations qui n’ont rien d’humain, les gelongs, les gethuls et les bouddis se précipitent hors de la lamaserie pour appeler les fidèles qui accourent de tous côtés.

Depuis la mort corporelle du Dalaï-Lama, les paspas ont élu un chef provisoire qui exerce des fonctions rappelant celles du camerlingue de l’Église catholique pendant la vacance du siège pontifical. Ce chef des paspas adresse alors au peuple assemblé un discours pour expliquer que Bouddha n’a pas abandonné ses fidèles, qu’il ne faut plus se lamenter, que le moment est venu de quitter le deuil ; car l’esprit des esprits du feu n’avait abandonné la forme humaine que pour se réincarner dans un serpent, qui est là, au milieu du tabernacle, et il va de nouveau prendre bientôt une forme humaine, redevenir Dalaï-Lama.

Après des incantations, des cérémonies, au cours desquelles on brûle dans des cassolettes des parfums affreux, des résines, au lieu d’encens, le feu est mis sous le tabernacle ; puis, au bruit répété des gongs, pendant que les fidèles prosternés marmottent des prières à Bouddha, le serpent rôtit tout doucement, brûle et se carbonise, ainsi que le panier.

Lorsqu’on ouvre le tabernacle, naturellement, il n’y a plus trace de rien. On referme alors la porte, et le plus grand silence s’établit dans l’attente du prestige promis.

Dès ce moment, une scène horrible se passe, sans le moindre bruit. Lentement, les assistants, prêtres et fidèles, tirent de leurs robes des poignards, des aiguilles acérées, des épines, des clous, des ciseaux, et sans un mot, sans un cri, chacun se met en devoir de se blesser, de se déchiqueter. Qui se coupe le lobule de l’oreille, qui se fend le nez, qui la lèvre, tel autre se traverse le bras, quelques-uns enfin se crèvent un œil ; et tout cela, toujours dans le plus religieux silence, troublé seulement par les respirations sifflantes et tandis que le sang ruisselle de toutes paris sur le sol.

La séance dure quelquefois une heure et demie ou deux heures, le temps de laisser refroidir le tabernacle ; et voici pourquoi :

Tout à coup, un bruit se fait à l’intérieur de ce tabernacle sur lequel tout le monde a les yeux fixés ; le bruit redouble ; la porte s’ouvre d’elle-même avec fracas, comme sous la poussée vigoureuse d’une main invisible ; et l’assemblée aperçoit alors une corbeille formant berceau, au milieu de laquelle vagit un enfant.

« — Chrishna ! Chrishna ! s’écrie la foule. Adevati Chrishna ! »

Les fidèles sont convaincus que Bouddha est revenu dans un nouveau Dalaï-Lama. Du dernier souverain pontife expirant, il est passé dans un reptile, pour s’incarner bientôt en un enfant nouveau-né.

L’imposture et la jonglerie sont faciles à démontrer dans ce que je viens de relater ; mais je n’ai pas à m’attarder à en faire la preuve. Il me suffit de rappeler ces pratiques, pour que le lecteur se rende bien compte du degré de superstition et de fanatisme de ce peuple.

Maintenant, j’arrive à la consécration définitive du Dalaï-Lama. Ici, nous rentrons dans le merveilleux, ou, pour mieux dire, dans l’effroyable. Toutefois, je ne saurais trop le répéter, toutes ces choses sont de la plus rigoureuse authenticité. Bon nombre de sceptiques haussèrent les épaules, lorsque le P. Huc, missionnaire lazariste en ces pays, publia ses récits de voyage ; pourtant, il rapportait l’absolue vérité, et je m’inscris au nombre de ceux qui confirment ses assertions.

Donc, l’enfant, en qui Bouddha s’est incarné, après son court séjour dans le corps du serpent, est élevé d’une façon spéciale à la lamaserie souveraine de Llassa. Il est inutile de parler de cette éducation, si ce n’est pour dire qu’elle se divise en trois degrés, de onze ans chacun, sous la régence du conseil des paspas. À trente-trois ans, le Dalaï-Lama est parfait, et les paspas n’ont plus qu’à lui céder la place, après la cérémonie dite de « l’éventrement ».

Pour cette solennité, on accourt de tous les points du Thibet, de la Mongolie, de la Tartarie, en un mot, des plus humbles villages de l’empire chinois ; ce mouvement de fidèles ne saurait se comparer qu’aux pèlerinages des musulmans à La Mecque.

Au jour fixé par le conseil des paspas, le Dalaï-Lama sort par la grande porte de la lamaserie souveraine, acclamé par les bouddhistes qui sont là réunis par plusieurs centaines de mille. On le voit s’avancer tout nu et peint en rouge feu : il marche avec calme ; arrivé auprès d’un grand bloc de pierre sculpté, appelé la « chaise du diable », il s’y étale tout de son long. Aussitôt, les clameurs des fidèles s’arrêtent comme par enchantement.

Le chef des paspas, jouant le rôle de sacrificateur, s’avance, armé d’un coutelas, vers le Dalaï-Lama, qui l’attend avec la plus grande tranquillité du monde, couché le ventre en l’air sur la chaise de granit, et il lui ouvre le ventre net, d’un seul coup.


Le chef des paspas, jouant le rôle de sacrificateur, s’avance, armé d’un coutelas, vers le Dalaï-Lama, qui l’attend avec la plus grande tranquillité du monde, couché sur la chaise de granit.

Pas une goutte de sang ne s’écoule de la plaie béante.

Aussitôt, le Dalaï-Lama se relève, se met sur son séant, les jambes accroupies, la figure souriante et calme ; et alors, avec sa main, il dévide ses propres intestins, qui se répandent jusque sur le siège de pierre.

Les chants, les vociférations, les coups de tam-tams et de gongs, de recommencer. De nouveau, comme précédemment, des fanatiques se blessent, se mutilent, s’entaillent le corps de différentes façons. Puis, sur un mot d’ordre, cette multitude innombrable d’hommes se range en procession et défile devant le Dalaï-Lama ; c’est à qui touchera avec la main ses intestins qui gisent là, c’est à qui y frottera des morceaux de linge ou d’étoffe, que leur superstition diabolique leur fera considérer désormais comme bénis et sacrés.

Après quoi, le défilé terminé, les paspas remettent purement et simplement en place les intestins dans le ventre du grand pontife, après les avoir seulement un peu lavés à l’eau fraîche.

Le Dalaï-Lama, son ventre recousu, doit sortir et sort vivant de cette épreuve : en vingt-quatre heures, la plaie est réunie par première intention, selon le terme chirurgical ; et les prêtres de Bouddha annoncent dans toute la Chine, dans tous les pays tributaires où cette religion maudite est pratiquée, que le Dalaï-Lama est guéri et vit.

Dès lors, il est bien, aux yeux de tous, le représentant de l’esprit du feu.

Ce que je viens de rappeler, après tant d’explorateurs de ces contrées, prouve bien jusqu’à l’évidence qu’une des plus grandes régions du globe est vouée au satanisme, d’une façon absolue, et que là un culte public est rendu aux mauvais esprits.

Mais, ce que je me suis proposé en écrivant ce livre, ce n’est pas de décrire les fausses religions pratiquées publiquement. Aussi, je ne m’arrêterai pas plus longtemps au bouddhisme tel qu’il est compris par le peuple. Mon but est de montrer, de démasquer l’occultisme, que l’on rencontre partout. Ainsi, l’occultisme chinois, c’est la San-ho-hoeï, qui équivaut à la franc-maçonnerie des arrière-loges, qui est même, et c’est bien cela, une des branches de la haute maçonnerie. Dans la San-ho-hoeï, Bouddha, divinité païenne, ou, pour mieux dire, l’apôtre Çakyamouni, l’illuminé divinisé sous le nom de Bouddha, s’efface, disparaît derrière Brahma-Lucif, transformé en Tcheun-Young, et c’est bien Lucifer en personne qui est adoré. Le système gnostique chinois va même plus loin que le palladisme ordinaire dans l’outrage à notre Dieu : les sectaires de la San-ho-hoeï donnent couramment le nom de « diable » au Dieu des chrétiens ; quant au Christ, ils ne l’appellent que « le cochon Yé-su ». On me pardonnera de reproduire cet ignoble blasphème ; mais je me suis fait une loi de dire ce qui est ; c’est même sous la forme d’un cochon crucifié que N.-S. Jésus-Christ est représenté par ces misérables sur les peintures murales de leurs temples.

Voilà donc bien le satanisme dans toute sa haine ; le voilà en pleine explosion de sa rage infernale.

La San-ho-hoeï ne relève pas du pontife luciférien de Charleston ; mais son chef civil et politique, qui réside à Pékin, et qu’il ne faut pas confondre avec le Dalaï-Lama, chef religieux, traite de pair avec l’anti-pape théurgiste. Le franc-maçon, qui est affilié au Palladium, est bien accueilli chez les occultistes chinois ; je dirai plus loin comment on pénètre dans leurs temples secrets ; car, là aussi, j’ai pénétré.

Ces quelques mots sont pour bien faire ressortir que je ne viens pas rééditer ici de vieilles histoires concernant les satanistes de l’Extrême-Orient. Ce n’est pas du satanisme d’hier, mais de celui d’aujourd’hui, que je vais parler ; non pas de celui du centre de la Chine, encore à demi-sauvage, mais de celui des côtes, des endroits où l’Européen s’est établi, où il est accepté par le gouvernement impérial, où il réside en permanence. Je n’avance donc rien qui ne puisse être contrôlé. Je n’ai pas la prétention d’avoir le monopole de la hardiesse. Si quelque catholique, lisant mon ouvrage, doutait de l’authenticité de ce que je raconte, il n’aurait, pour vérifier, qu’à s’armer d’un peu de courage et à imiter mon exemple ; car j’indique la marche que j’ai suivie, et tout autre homme, qui ne craindre pas de s’exposer au danger d’être assassiné au cas où sa ruse serait éventée, pourra suivre cette marche et passer partout où j’ai passé.

J’ai laissé de côté la suite de mon voyage au départ de Singapore. Je dirai seulement, en passant, qu’à Saïgon je rendis visite à la loge française, laquelle porte le titre de Réveil de l’Orient et dépend directement du Grand-Orient de Paris. C’est une loge non affiliée au palladisme. Le vénérable d’alors, le frère Édouard Bézian, était un négociant français, dont j’avais connu un parent à Montpellier, alors que je faisais mes études de médecine à la faculté de cette ville. Nous causâmes plus des choses de France que de maçonnerie ; du reste, le frère Bézian, simple maître (3e degré), n’avait pas grand’chose à m’apprendre et était à mille lieues de soupçonner, naïf bonhomme comme tant de ses pareils, quelle divinité les chefs de la secte adorent sous le nom de grand architecte de l’univers. J’étais donc un véritable haut personnage pour les frères du rite français habitant Saïgon. Ils me reçurent avec les plus grands honneurs (c’était un mercredi, si j’ai bonne mémoire), m’offrirent le maillet de la présidence, que je refusai, et je me bornai à leur débiter un speech quelconque sur n’importe quoi ; ce qui me valut trois chaleureuses batteries d’applaudissements, avec acclamation de joyeux vivats.

À Shang-Haï, par contre, je devais constater de nouveaux phénomènes, dus à l’action des démons, sans aucun doute pour moi.

Shang-Haï est resté, jusqu’en 1890, le point d’arrêt du courrier de Chine. Là, nous allons rencontrer un satanisme, non sauvage et grossier, comme aux Indes, non plus dans le genre exclusivement moderne du palladisme européen et américain, comme à Singapore, mais raffiné avec des instincts de cruauté, exhalant une sorte de barbarie fin-de-siècle, si l’on peut s’exprimer ainsi, commençant, il est vrai, par une légende encore, mais finissant par l’horrible et cynique réalité des faits.

L’arrondissement de Shang-Haï, dans la province de Kiang-Sou, forme, ou le sait, une bande de terre le long de la rive gauche du Yang-tsé-Kiang, et la ville elle-même, chef-lieu de l’arrondissement, est située non loin de l’embouchure du grand fleuve, un peu après Wo-Sung, dont elle est séparée par une barre de rochers infranchissable aux bâtiments d’un certain tirant d’eau.

Shang-Haï est d’établissement tout récent. C’est une agglomération chinoise qui est venue se former autour de terrains concédés à des Européens. La ville, qui a un port fluvial sur le Hoang-Pou, est, en réalité, une « concession ». Là, se trouvent, côte à côte et séparées seulement par de petits arroyos ou ruisseaux, les trois grandes bandes de territoire concédées à la France, à l’Angleterre, à l’Amérique, sur lesquelles s’élèvent les maisons des consuls et des résidents étrangers au pays. Les Européens n’y atteignent pas le chiffre de 3,000 habitants et sont ainsi une poignée au milieu de près de 400,000 Chinois.

Un tao-taï (préfet) représente le gouvernement impérial auprès des municipalités et des autorités européennes locales ; car les concessions françaises et anglaises sont défendues par un corps de police française, l’infanterie de marine, une petite troupe franco-chinoise et les cipayes anglais. En outre, un navire de guerre est en station dans les eaux du Hoang-Pou. Le tao-taï, pour les Chinois, fait les fonctions d’administrateur.

Tout auprès des concessions européennes, séparée d’elles par un arroyo plus large et une véritable muraille crénelée, se trouve Tong-Ka-Dou, qui est la ville chinoise, au méandre de rues et de ruelles basses, inaccessibles, inconnues encore des neuf dixièmes des Européens habitant l’endroit, et dans lesquelles à côté de magasins minuscules contenant des trésors de bibelots, se voient des échoppes habitées par des lépreux. Le territoire de Shang-Haï est malsain au plus haut degré ; l’eau n’y est, pour ainsi dire, pas potable ; le choléra et le typhus y règnent à l’état endémique, c’est-à-dire comme maladies normales, particulières à la contrée.

Le pur céleste, le vrai Chinois, grouille à Tong-Ka-Dou ; la, il mange, vit, se reproduit et pue tranquillement son odeur sui generis, que l’on reconnaît entre mille dès qu’on l’a une fois sentie.

Au centre de Tong-Ka-Dou est un lac, dominé par une espèce de kiosque, pourri, délabré, délaissé : sur le lac, des canards nageant en liberté ; autour du lac, semblables à des pingouins sans ailes, assis sur leurs derrières aux pattes estropiées, des lépreux, en chapelet, baignent leurs plaies qui suppurent dans l’eau croupie de cet étang nauséabond. L’odeur du Chinois se dégage là, épaisse, comme d’un foyer, parmi le relent aigre des fritures qui fument dans les échoppes du voisinage et des œufs qui pourrissent, fétides, en tas. L’œuf pourri, nul ne l’ignore, est un des régals préférés du Chinois.


C’est à Tong-Ka-Dou que la légende des sectaires de la San-ho-hoeï place la naissance de leur fondateur ou plutôt le théâtre de ses premiers exploits dans le pays. Avant de passer à la maçonnerie chinoise contemporaine, je veux relater cette légende fort curieuse qui a cours parmi les affiliés, comme la légende d’Hiram chez nos francs-maçons.

Le père de la San-ho-hoeï naquit dans un bourg de la province de Kiang-Sou, en une année de Père chinoise qui correspond à l’an 1248 après Jésus-Christ. Il n’y avait alors, en cet endroit, que de simples huttes éparses en pleine campagne. La localité est située à quelques kilomètres seulement de la ville de Shang-Haï. Quant au personnage, dont les sectaires font un philosophe supérieur même à Koung-fou-tseu, il eut un nom qui se dit de trois façons : Zi-ka, Zis-ka et Su-kia. Ce nom est resté au bourg où il vint au monde ; on l’appelle aujourd’hui encore Zi-ka-wei, c’est-à-dire « village de Zi-ka ». Et, coïncidence bizarre qu’il est impossible de ne pas noter, c’est là précisément que se trouve aujourd’hui la plus vaste et la plus admirable colonie chrétienne du monde entier, colonie fondée au dix-septième siècle par les pères Jésuites, dont l’observatoire et le collège sont universellement connus ; car il n’est personne qui n’ait entendu parler de ce magnifique établissement des disciples de saint Ignace, dont la réputation est telle que les jeunes gens qui en sortent sont admis aux examens du mandarinat au même titre que les élèves des écoles indigènes.

Donc, c’est à Zi-ka-wei qu’est né Zi-ka, et cela vers le milieu du treizième siècle de l’ére chrétienne.

Qu’était ce Zi-ka ?

Ici les opinions divergent. Pour les uns, c’était un philosophe, une sorte de fakir, comme il s’en est rencontré tant et tant en Asie, à toutes les époques, un de ces prophètes de la superstition indienne qui ont apporté telle ou telle transformation dans le culte de Brahma. Pour les autres, pour les affiliés de la San-ho-hoeï, maçonnerie dite du Rite Céleste, le fameux Zi-ka était tout autre chose qu’un homme.

Nous sommes en plein domaine de la légende, je ne saurais trop y insister ; j’expose simplement le système des francs-maçons lucifériens chinois. Cette légende de Zi-ka fait partie du dogme de la San-ho-hoeï.

Tcheun-Young, tel est le nom sous lequel les sectaires désignent leur divinité, dans leurs assemblées secrètes. Selon eux, la divinité est double ; mais, il y a le dieu supérieur, le dieu bon, le dieu de lumière, l’esprit suprême du feu, qui est Tcheun-Young, architecte et centre de l’Univers, et il y a, contre celui-ci, le combattant de toute éternité, le dieu inférieur, le dieu mauvais, le dieu des ténèbres, l’esprit suprême de l’eau, roi des abîmes infernaux, le diable, en un mot, et ce diable divin n’est autre que le dieu des chrétiens, « le dieu-diable des étrangers », selon l’expression favorite des Chinois. Littéralement, le nom de Tcheun-Young signifie : l’Invariable Milieu. Et c’est ainsi que le dieu supérieur est toujours en guerre avec le dieu-diable, chef des mauvais esprits.

On le voit, le Dieu des mystères de la franc-maçonnerie chinoise, Tcheun-Young n’est autre que Lucifer, c’est-à-dire Satan déifié ; aucune erreur d’interprétation n’est possible, attendu que, toujours selon la légende chinoise, le dieu-diable a eu pour fils un cochon nommé Yé-su, nom qui est la prononciation exacte du mot « Jésus » dans la langue nationale du Céleste-Empire, cochon qui meurt mis en croix.

Or, de même que, dans le palladisme, le Dieu-Lucifer a pour prince de ses milices Baab-Zéboub ou Belzébuth, de même, chez les sectaires de la San-ho-hoeï, le dieu Tcheun-Young a immédiatement au-dessous de lui, comme général en chef de ses armées célestes, le génie Zi-ka. Mais, là où la légende chinoise copie, avec un travestissement grotesque, notre religion, c’est lorsqu’elle fait jouer à Zi-ka, vis-à-vis de Tcheun-Young, un rôle analogue, du moins en partie, à celui de l’archange Lucfer se révoltent contre Dieu et déchu pour devenir démon sous le nom de Satan. La différence entre le dogme chrétien et la légende chinoise, c’est que la déchéance de Zi-ka n’a duré que cent soixante-seize ans.

Le génie Zi-ka, cédant un jour à une pensée d’orgueil et profitant de ce que Tcheun-Young s’était absenté du ciel de feu pour aller, à l’extrémité des univers jusqu’alors créés, lancer dans l’espace trois nouvelles comètes, Zi-ka, dans un accès de vanité, eut l’audace de s’asseoir sur le trône divin, momentanément libre.

Pour punir cette irrévérence, le dieu supérieur expulsa de son ciel le génie Zi-ka et le condamna à vivre désormais dans le corps d’un simple humain, et borgne, par-dessus le marché.

Cet exil commença en Chine. C’est ainsi que Zi-ka naquit en un en faut sujet aux misères humaines, dans le pays qui est la province de Kiang-Sou et non loin de l’endroit où est aujourd’hui la ville de Shang-Haï.

Tout d’abord, Zi-ka, gardant rancune au dieu Tcheun-Young, ne s’humilia pas devant lui, n’eut aucune velléité de repentir. Sans passer cependant au culte du dieu-diable, il persista dans son insoumission. Il s’irritait d’être banni du ciel de feu, et l’idée ne lui venait pas de demander pardon au Dieu Bon qu’il avait offensé ; il menait ainsi une vie sombre, rongée par une sourde colère ; son cœur était plein d’amertume : il n’était pas heureux.

Au temps où il atteignit sa trentième année, il vivait parmi les laboureurs dispersés dans cette région et particulièrement parmi ceux de la plaine où maintenant s’élève Tong-Ka-Dou.

Un jour, il réunit le peuple, et il dit :

— Vous adorez un dieu que vous ne voyez pas ; je vais vous en donner un que vous verrez, et qui, tout en étant de matière visible et palpable, sera vraiment surnaturel et divin.

Il est bon de savoir que le don d’opérer des prodiges n’avait pas été retiré à Zi-ka.

Alors, il se fit apporter de l’eau, dans de grands vases, et il imposa les mains sur cette eau ; et à chaque imposition des mains, l’eau se cristallisait en flocons de neige, se tassait, se durcissait au lieu de fondre, bien qu’on fût au milieu de l’été.

Lorsqu’il eut ainsi formé des quantités considérables de neige, il en prit une poignée, dont il forma une boule qu’il lança en l’air de toutes ses forces. La boule monta à soixante ou quatre-vingts mètres environ, et, arrivée là, à la stupéfaction générale, elle s’arrêta net, sans que son poids la fit retomber.

Il lança de la même manière, sans discontinuer, sans se lasser, sans prendre un instant de repos, des boules de neige, et encore des boules de neige, qui toutes se collaient les unes aux autres, les unes au-dessous des autres.

Il se formait de la sorte, suspendue en l’air, une masse, informe d’abord, puis qui prit peu à peu l’aspect de la partie supérieure d’une statue de neige représentant un homme. Peu à peu, au fur et à mesure que Zi-ka lançait ses boules, la figure se dessina nettement ; puis, ce fut le tronc ; puis, les bras ; enfin, les jambes et les pieds.

Et, quand la statue merveilleuse fut achevée, ses pieds étaient à cinq mètres du sol, et elle se tenait ainsi miraculeusement dans l’espace, sans aucun support, sans aucun piédestal.

Le peuple était dans le ravissement.

Zi-ka se rendit alors au fleuve, suivi de la multitude enthousiaste. Là, il étendit encore les mains, et, malgré la chaleur torride de la saison, la surface des eaux se glace instantanément, jusqu’à une notable profondeur.

Le thaumaturge chinois donna l’ordre au peuple de prendre cette glace par blocs et de les transporter dans la plaine, pour édifier, avec cette matière solide improvisée, temple tout autour de la statue merveilleuse.

On lui obéit. La statue avait perdu son aspect de neige ; l’extérieur s’était uni et reluisait avec le poli de la glace. Avec une activité admirable, tous les habitants de la région, se faisant ouvriers pour coopérer à l’édification du sanctuaire, apportaient des blocs de glace du fleuve, les sciaient, les plaçaient comme s’ils eussent été des pierres de taille ; pour unir toute cette maçonnerie étrange, Zi-ka n’avait qu’à élever une baguette qu’il tenait à la main, et les blocs de glace se cimentaient d’eux-mêmes les uns aux autres, tandis que le géant de glace se maintenait en l’air, suspendu par un miracle permanent.


Tous, se faisant ouvriers pour coopérer à l’édification du temple, apportaient les blocs de glace, les sciaient, les plaçaient comme s’ils eussent été des pierres de taille. Zi-Ka n’avait qu’à lever sa baguette, et les blocs se cimentaient d’eux-mêmes les uns aux autres, tandis que le géant de glace se maintenait en l’air, soutenu par un miracle permanent. (Page 250.)

L’édification du temple dura trois ans. Le fleuve était la carrière inépuisable des matériaux de construction, et cette glace-là ne fondait pas sous l’action de la chaleur du soleil. Pendant trois années, le géant de glace resta suspendu, immobile, dans l’espace.

Quand le temple fut terminé, son toit, qui recouvrait la statue merveilleuse, était à plus de cent mètres au-dessus du sol.

Zi-ka assemble alors tout le peuple. La puissance surnaturelle, dont il venait de donner une preuve si manifeste, si éclatante, le rendait honoré et redouté ; il triomphait à la pensée qu’il créait un culte nouveau, dans lequel le dieu Tcheun-Young serait exclu de tout hommage.

Il tourna trois fois sur lui-même devant la statue merveilleuse et prononça quelques mots inintelligibles. Aussitôt, la glace qui formait les murs et la toiture du temple se métamorphosa en pur argent, et la glace dont se composait le géant devint de l’or, aussi d’une pureté extrême ; et le colosse, maintenant en métal précieux et lourd, demeurait toujours dans sa situation aérienne, miraculeuse.

Le peuple se prosterna devant l’idole créée par Zi-ka.

Mais, tout à coup, un coup de tonnerre formidable éclata, et instantanément tout cet or et tout cet argent se fondirent, redevenant de l’eau. Ce fut comme une inondation subite, ou beaucoup trouvèrent la mort ; ceux seulement qui savaient nager survécurent. Zi-ka avait ainsi reçu du dieu Tcheun-Young une terrible leçon ; son pouvoir d’opérer des prodiges lui fut enlevé, et il dut vivre dès lors humilié parmi les hommes.

Il vécut ainsi longtemps encore. Ce ne fut que quatre-vingt-dix-neuf ans après cet événement, que Zi-ka comprit ses torts, éprouve un vif et sincère repentir. Comme gage de sa soumission au dieu Tcheun-Young, il fonda la sacro-sainte association de la San-ho-hoeï, dont la première assemblée fut tenue aux bords mêmes du lac qui existe encore au centre de Tong-Ka-Dou et qui provenait des eaux de la destruction du temple maudit.

Le Dieu Bon fut touché du repentir de Zi-ka ; mais il résolut de lui imposer encore une épreuve de vie humaine.

C’est pourquoi, en l’année de l’ère chinoise qui correspond à l’an 1380 de l’ère chrétienne, Tcheun-Young fit mourir Zi-ka en Chine et renaître en Europe, et le dieu lui dit :

— Dans cette seconde incarnation, tu seras borgne comme dans la première, et ta réconciliation définitive avec moi te sera assurée si tu combats à outrance et sans merci les sectateurs du dieu-diable. Lorsque tu auras massacré quinze mille prêtres et huit mille religieuses du dieu-diable et démoli huit cent cinquante de leurs couvents, alors, pour ta récompense, je te rendrai aveugle et je te rappellerai à moi.

D’après la légende qui a cours parmi les initiés de la San-ha-hoeï, Zi-ka aurait exécuté fidèlement ce programme en Europe ; et, après quatre fois onze années de cette deuxième existence humaine, après avoir accompli les massacres et les destructions fixés, il fut frappé de cécité et mourut bientôt ; cette fois, pour ne plus se réincarner ; et il rentra en grâce auprès du dieu Tcheun-Young.

Voilà donc la légende. Je la donne pour ce qu’elle peut valoir. Il était, en tout cas, utile de la publier, puisque j’ai à parler de Shang-Haï, qui est le lieu d’origine de la San-ho-hoeï.

Et, maintenant que le lecteur connaît le fond de la doctrine du luciférianisme chinois, je vais l’introduire avec moi dans une réunion de la secte, à Shang-Haï même, ou, pour mieux dire, en plein Tong-Ka-Dou.