Le Diable au XIXe siècle/Conclusion

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 936-944).

CONCLUSION


J’ai déjà parlé de mon voyage de 1891 à New-York ; j’y reviens. C’était quelque temps après que miss Diana Vaughan, quittant le Kentucky, s’était fixée dans cette ville.

Le surlendemain de la séance expérimentale de Haarlem-Lane, où la Ingersoll avait eu une transformation hideuse, nullement prévue, et dont, au grand effroi de l’assistance, elle avait tant souffert, je reçus la visite d’une personne qui m’a fait promettre de ne la point nommer, du moins dans le récit de cet épisode. Néanmoins, je ne puis moins faire que de dire qu’il s’agit d’une sœur palladiste ; peut-être, parmi mes lecteurs, quelques-uns la reconnaîtront ; aussi trouveront-ils une raison de plus de prier pour elle.

— Docteur, me dit cette sœur, ce matin, un de nos frères est venu vous voir, n’est-ce pas ? et il vous a invité à venir tout à l’heure, après votre repas, au triangle The Banner of the Divine-Cross (l’Étendard de la Divine-Croix), où l’on a le grand désir de vous inscrire à titre de membre honoraire ?

— Parfaitement, mademoiselle.

— Le frère délégué vous a bien recommandé d’apporter vos titres, pour que le grand-maitre et la grande-maitresse y apposent le cachet du triangle et leurs signatures ?

— En effet.

— Avant de fermer les travaux, on vous offrira le vin d’honneur consacré ?

— Mademoiselle, vous êtes informée à merveille.

— Mieux encore que vous ne le croyez, mon cher docteur. Permettez-moi de vous apprendre que c’est ce soir et au moyen de ce vin d’honneur que vous devez être empoisonné.

J’eus un soubresaut.

— Oui, c’est ainsi, poursuivit ma visiteuse, imperturbable. Votre mort a été décidée, pour plusieurs raisons, et l’ordre est venu hier de Charleston, puisque c’est là que vous êtes inscrit à titre actif, et en second lieu parce que votre fonction d’Inspecteur Général en mission permanente vous rend justiciable du Sérénissime Grand Collège, ayant droit de procéder et de vous juger à votre insu. Donc, vous êtes jugé et condamné.

— Tiens, tiens, fis-je, mais cela devient extrêmement intéressant. Et pouvez-vous me dire quels sont les griefs qui ont motivé une décision aussi inattendue ?…

— Inattendue ? me répondit-elle en souriant… Mon cher docteur, laissez-moi vous dire que vous deviez bien, il me semble, vous attendre à ce qui vous arrive. Ce soir, on vous parlera d’une certaine affaire Lewis Peck, un ultionniste ayant forfait à son mandat et en faveur de qui vous êtes intervenu par un veto, que Charleston juge tout à fait injustifié. Mais il y a autre chose ; et le grief capital, on ne vous le fera pas connaître, on n’en dira pas un mot…

Je l’écoutais avec calme. Elle, après un repos, reprit :

— Vous savez que quelquefois des œuvres de grand-rite ou d’autres expériences ne réussissent pas à raison de la lutte entre les maléachs et nos bons génies. Or, en ces derniers temps, en divers endroits, nos vocates élus ont été frappés de la fréquence des insuccès, et le groupement de plusieurs rapports a fait remarquer la coïncidence de votre présence en de nombreux cas. Cela a paru étrange ; vous avez été mis en suspicion, observé, et nous savons maintenant, docteur, de la façon la plus sûre, que vous n’êtes pas des nôtres, en réalité. Moi-même, j’en ai la certitude absolue.

— Mais alors, mademoiselle, si vous êtes, comme vous le dites, certaine que je sois tout le contraire d’un bon palladiste, pourquoi venez-vous me prévenir ? car, vu votre avis, il est clair que je ne me rendrai pas ce soir à l’invitation de l’Étendard de la Divine-Croix.

— Je vous préviens, parce que je réprouve les ultions. Je veux que la religion sainte gagne peu à peu les âmes par la persuasion, sans qu’on recoure jamais à des moyens meurtriers, même quand on s’aperçoit qu’on a eu affaire à un curieux mal pensant, — comme vous l’êtes, je le répète, et vous ne me démentirez pas. — Mais je fais mieux que vous prévenir ; je vous sauve. Pour cela, il faut que vous alliez au triangle ; il faut que vous jouiez la surprise quoiqu’il advienne ; il faut que vous ayez confiance en moi, car ne pas venir serait me compromettre moi-même. Il faut enfin que vous buviez le vin d’honneur, sans hésiter, quand on vous présentera la coupe à vous destinée. Je vous jure, monsieur le docteur, que vous pourrez boire ; l’homme qui a été désigné pour vous servir le poison, est à moi.

Cette fois, j’étais stupéfait.

— Eh bien, oui, je suis catholique, mademoiselle, lui dis-je, et mon enquête…

Elle m’interrompit :

— Dure depuis onze ans. Il est temps que vous en restiez là ; mais on n’aurait pas dû vous condamner à mort, je persiste à le penser ; c’est à nous à savoir mieux nous protéger contre la curiosité hostile… C’est donc entendu, vous viendrez ?

— Oui, mademoiselle.

— Vous avez confiance en moi ?

— J’ai confiance en vous, mademoiselle, et, par-dessus-tout, j’ai confiance en mon Dieu ; c’est lui qui vous a fait bonne, c’est lui qui vous envoie aujourd’hui à moi, c’est lui qui vous tirera malgré vous de cet abime de perdition !…

Elle me répliqua froidement :

— N’abordons pas ce genre de discussion, je vous prie ; nous avons deux points de vue inconciliables… L’essentiel pour moi est que vous veniez et que vous buviez.

— Je viendrai et je boirai.

Elle me serra la main et se retira. Au moment de franchir le seuil, elle se retourna et me dit encore :

— Vous avez sauvé Lewis Peck, je vous sauve. À ce soir, monsieur le docteur.

— Mademoiselle, à ce soir.

Je fus exact au rendez-vous, au triangle d’Haarlem-Lane. Nous allons bien voir ce qui arrivera, pensai-je. Au surplus, j’avais mis saint Benoît dans mon jeu et d’une façon telle que je n’avais aucune crainte. L’important était de ne pas laisser soupçonner que je savais à quoi m’en tenir.

Jusqu’à l’entrée du temple, je reçus de tous un excellent accueil ; une fois dans la salle, les physionomies des frères et sœurs changèrent. La grande-maîtresse de l’Étendard de la Divine-Croix était absente ; elle s’excusait par lettre de ne pouvoir venir, pour cause d’indisposition quelconque : elle fut remplacée à l’orient par la grande-lieutenante.

Alors, le grand-maître, m’ayant fait remettre mes patentes, ainsi que cela avait été convenu, m’expliqua qu’un incident venait de se produire et qu’on avait besoin de quelques explications de moi, avant de me conférer le titre de membre honoraire de ce triangle. Ma visiteuse connaissait bien le programme de la petite comédie qui allait se jouer. On me déclara, en effet, que mon veto dans l’affaire Lewis Peck n’avait pas paru tout à fait justifié aux Émérites de Charleston, et que j’étais prié de donner mes raisons ; à la suite de quoi, le grand-maitre de ce triangle ferait un rapport.

Voici en quoi consistait cette affaire Lewis Peck :

On n’a pas oublié mistress Annie D*** et sa fille Mary que j’eus parmi mes passagers, à bord du Meïnam, de Madras à Calcutta, aller et retour, en 1880 (premier volume, page 92 et suivantes) ; et l’on se souvient aussi de la réception, au grade de Maitresse Templière, de miss Arabella, la sœur aînée de miss Mary. Le lecteur se rappelle encore, certainement, mes inquiétudes au sujet de la pure jeune fille, n’ayant que sa mère pour la défendre contre son abominable tante, la veuve Fausta S***, et contre sa sœur Arabella, née d’un premier mariage du planteur D***. Le malheur que je redoutais arriva dans les premiers mois de 1882 ; mistress Annie mourut. Dès lors, la tante et la sœur aînée essayèrent de pervertir miss Mary, n’y réussirent point, et leur haine devint féroce. La veuve S*** était parvenue, en calomniant la pauvre morte, à faire croire à cette ignoble brute de D*** que miss Mary n’était point sa fille ; ainsi le père se désintéressa tout à fait de la malheureuse jeune fille. Finalement, par un hasard, des plus regrettables dans un cas pareil, miss Mary découvrit, sans le vouloir, le satanisme de sa famille paternelle : dès lors, l’aversion que les siens avaient pour elle atteint son paroxysme ; sa mort fut décidée au triangle de Singapore, dont D***, Fausta et Arabella faisaient partie.

C’est tout un roman, et des plus tragiques, que cette histoire, absolument vraie ; mais pour l’écrire, il faudrait entrer dans des détails, tout décrire, par conséquent, faire reconnaître les personnages qui ont joué un rôle criminel, ceux qui ont poussé la dépravation jusqu’aux pires limites, et ainsi on donnerait barre sur soi et sur l’éditeur à des gens qui n’ont aucun scrupule.

Un jeune palladiste, Lewis Peck, américain, mâtiné de yankee et de peau-rouge, arrivé récemment à Singapore, fut chargé par le triangle de supprimer miss Mary. D*** se lia avec lui, le reçut dans son intimité ; en même temps, Arabella et Fausta faisaient meilleure figure à la jeune fille. Lewis Peck feignit une inclination pour la candide enfant, incapable de soupçonner l’infernal complot ourdi contre sa vie. Pauvre colombe ! Lewis Peck ne lui déplut point : peut-être aussi, dans le mariage, voyait-elle sa délivrance de ce milieu dont elle avait tant souffert. Lewis et Mary furent fiancés. La jeune fille aurait voulu se fixer avec son mari à Madras, c’est-à-dire auprès de son grand-père et de son oncle maternels, les bijoutiers ; mais ceci ne lui fut point accordé. D*** tenait à ce qu’elle demeurât à Singapore. Toutefois, il autorisa un voyage à Madras, que miss Mary fit sous la conduite de sa tante Fausta ; le fiancé Lewis Peck eut la permission d’accompagner ces dames.

À Madras, on fit fête à la jeune fille dans la famille de sa mère. Au cours de ce séjour, Fausta émit le projet d’une excursion aux mines diamantifères de Karnoul ; on irait dans les montagnes, à Ramalkolta ou à Baswapour. À raison de la facilité des mœurs anglaises, on laisserait les deux jeunes gens aller un peu à l’aventure. Au fond, Fausta favoriserait le crime, en cessant de surveiller Lewis Peck, et il était entendu entre elle et celui-ci qu’aux environs de Karnoul, là où la chose serait possible, il étranglerait sa fiancée sans témoins et la jetterait dans la Tounga-Bhadra. On juge le désespoir qu’il aurait simulé et quel conte de thugs il aurait raconté. Or, comme il avait tout l’air d’adorer la jeune fille, qui le soupçonnerait, surtout la tante Fausta faisant son éloge et le prônant fiancé modèle ?

L’excursion, proposée, fut adoptée ; Lewis et Mary s’écartèrent, mais… ils ne revinrent ni l’un ni l’autre. Le jeune palladiste s’était sérieusement épris de sa fiancée, avait eu horreur du crime dont il avait accepté d’être l’instrument, alors qu’il ne connaissait pas miss Mary ; — il est bon de dire qu’il y allait de sa tête, s’il avait refusé ; — et il avait enlevé sa future épouse, tant pour la sauver du poignard ou de la corde d’autres ultionnistes, que pour se mettre lui-même à l’abri. Fausta ne comprit rien à ce qui s’était passé ; ou, plutôt, elle crut qu’un accident avait entraîné la mort de Lewis en même temps que celle de Mary, et elle feignit de se lamenter pour deux trépas au lieu d’un. Quant au vieux bijoutier, la disparition de sa petite-fille le frappa cruellement ; il ne résista pas à ce coup et mourut de chagrin très peu de temps après l’événement.

De Karnoul, Lewis et Mary avaient gagné secrètement Ballari et Bidjanagar, et de là Goâ, d’où ils s’étaient évadés de l’Asie maudite sur un navire portugais. Après un arrêt de quelques jours en Portugal, ils repartirent pour le Brésil ; c’est là qu’ils se marièrent, devant un ministre protestant puséiste, et qu’ils se fixèrent, mais pour demeurer inconnus. Dans leur exode, ils avaient changé de nom. Cependant, sitôt en lieu sûr, Mary avait écrit à sa famille maternelle, lui faisant connaître l’affreuse vérité et la nécessité où elle se trouvait de vivre désormais cachée, avec son époux. Cette lettre arriva peu après la mort du vieux bijoutier ; ce fut son fils, par conséquent l’oncle James, qui la reçut.

Pendant huit années, Lewis Peck et sa femme réussirent à rester ignorés de la secte, qui les croyait morts. Leur union avait été heureuse ; ils avaient deux enfants, un petit garçon et une petite fille. Hélas ! une surveillance occulte, exercée sur l’oncle James, fit tout découvrir un jour. La mort de Thomas Dean, qui n’était autre que Lewis, fut résolue. Pourtant, il ne gênait aucunement la secte ; il n’y avait pas même lieu de prévoir qu’il pût prendre jamais une attitude hostile, puisqu’il s’efforçait de se faire oublier. N’importe, « il avait failli à sa mission d’ultionniste » ; la loi de la haute-maçonnerie est inexorable, le châtiment suprême lui était réservé.

On lui tendit un piège, sous prétexte d’affaire d’intérêt ; il fut attiré dans une maison de Rio ; c’était le siège d’un triangle. Justement, j’avais rendez-vous avec l’archiviste, qui avait à me communiquer un rituel curieux, et je voulais profiter de mon passage dans la ville pour prendre quelques notes. C’était l’après-midi. Après avoir noté ce qui me parut intéressant, j’allai me retirer, lorsque j’appris qu’il y avait tenue extraordinaire dans la salle principale du local. Une séance de palladistes le jour, voilà qui était assez anormal. Je me fis tuiler et reconnaitre, et j’entrai. On venait d’amener à l’instant même le faux Thomas Dean, et on lui exposait le crime qui lui était reproché, le crime de ne pas avoir commis un crime, Déjà, les poignards étaient levés. J’intervins, et, usant de mes droits de Hiérarque et d’Inspecteur Général, je prononçai le veto. Lewis Peck fut donc relâché, sous le serment de se taire ; engagement qu’il prit vraiment avec une parfaite sincérité, et qu’on pouvait être sûr de lui voir tenir ; il était bien trop heureux de s’en tirer à si bon compte.

Le veto sauve ; mais le frère haut-gradé qui le prononce en assume la responsabilité et doit des explications au Sanctum Regnum. J’avais donc envoyé à Charleston un rapport quelconque, où je m’étais amusé à plaider médicalement l’inconscience de Lewis Peck. Je ne songeais plus à cette aventure, vieille de plusieurs mois, et voilà qu’on venait me la rappeler à New-York. Les Émérites n’avaient pas trouvé mon rapport concluant ! En outre, Lewis Peck, peu soucieux de courir de nouveaux risques, avait disparu encore et gagné, avec sa femme et ses enfants, une nouvelle retraite. Il n’avait pas eu tout à fait tort, comme on pense.

J’étais là, devant les membres de l’Étendard de la Divine-Croix. Je leur renouvelai la thèse que j’avais émise dans mon rapport ; je la développai même, avec chaleur, comme si je n’avais pas su que tout était réglé d’avance, comme si je m’efforçais sérieusement de gagner mon procès. Ma visiteuse, quoique appartenant à un autre triangle de la ville, était venue ; je sentais son regard qui ne me quittait pas. Un frère, quelque peu hargneux, essaya de mettre sur le tapis la séance de l’avant-veille, en glissant qu’il y avait une étrange coïncidence entre ma présence et la fâcheuse façon dont s’était terminée l’expérience de la sœur Ingersoll ; mais le grand-maître l’arrêta aussitôt : moi, je me contentai de hausser les épaules.

Le grand-maitre résuma le débat, dans un petit speech à l’assemblée. Il dit que mes explications lui paraissaient des plus satisfaisantes, qu’elles n’avaient pas été bien comprises à Charleston, qu’en effet, dans un cas semblable, elles ressortaient mieux verbales qu’écrites ; et il conclut qu’à son sentiment rien ne s’opposait à ce qu’on me décernât le titre de membre honoraire du triangle. L’assistance fut unanime à approuver cet avis ; on m’entoura, on me félicita, c’était à qui me serrerait la main en me complimentant. Le grand-maitre fit la proposition de m’offrir le vin d’honneur, en témoignage de la profonde sympathie que l’on avait pour moi ; le vin d’honneur fut voté avec enthousiasme et un officier de l’atelier fut chargé d’aller le faire préparer. Puis, la séance se continua, banale, par la conférence d’un frère quelconque qui avait un discours à placer.

On apporta les coupes pleines, sur un plateau d’argent ; on les distribua à la ronde ; la mienne fut l’objet d’un simulacre de consécration par le grand-maitre, conformément au rituel. Le chevalier d’éloquence me porta un toast, buvant à ma prospérité et à ma longue vie ; dans sa pensée (je le sus plus tard, ma visiteuse m’ayant appris quel poison m’était destiné), j’en avais tout au plus pour un mois. Je m’inclinai, me dominant pour sourire et paraître calme ; le moment était critique ; je me recommandai mentalement à Dieu, à la Bonne Mère, à saint Benoit, et je bus le vin ; c’était du porto exquis.

Il restait à me rendre mes patentes, contreparafées et timbrées. Le grand-maître s’excusa ; vu l’absence de la grande-maitresse, dont la signature, affirmait-il, était indispensable, il ne pourrait me les faire remettre que le lendemain. C’est ainsi que je quittai le triangle d’Haarlem-Lane, accompagné par quelques frères, qui se proclamaient mes meilleurs amis. Le lendemain, le grand-maître, pour ne pas me rendre encore mes titres, vint me raconter qu’ils étaient réclamés par Charleston ; il allait, disait-il, les expédier avec son rapport, tout à mon éloge, faisant valoir combien j’avais victorieusement démontré que mon attitude, dans l’affaire Lewis Peck, était inattaquable ; et alors, tout me serait réexpédié par les chers et illustres Emérites, formalité obligatoire. L’honorariat qui venait de m’être décerné leur prouverait bien que je n’avais pas démérité ! Il m’assura que c’était une question de cinq à six semaines au maximum à attendre, Dame ! l’exercice du droit de veto a son bon côté et ses ennuis ; mais ceux-ci ne sont que passagers. Le bon apôtre ! Je lui répondis que je n’étais pas pressé.

Peu après, je quittai New-York, et je ne ressentis jamais rien. Au bout d’un mois, j’étais toujours aussi bien portant : ma conviction est que l’officier qui m’avait remis ma coupe, n’avait pas mélé le poison au vin, dévoué qu’il est à ma visiteuse, jusqu’à se faire tuer pour elle.

Sans les incidents qui ont suivi l’installation de Lemmi au palais Borghèse, je n’aurais pas raconté aussi explicitement cette aventure. Je m’étais proposé tout d’abord de laisser le grand-maître de l’Étendard dans l’idée absurde qu’il se forgea, quand il apprit, en 1892, que j’étais toujours en vie : il s’est imaginé que, méfiant, je m’étais précautionné, en avalant quelque antidote. C’est là une opinion qui a cours chez beaucoup de personnes, ne connaissant rien à la toxicologie ; opinion erronée, car il n’y a pas d’antidote préventif. Quant à prendre un contre-poison, après avoir absorbé une nourriture ou une boisson suspectes, cela ne se peut guère, puisqu’il faudrait savoir à coup sûr quel poison on a avalé. Or, il est de tels poisons, dont l’effet ne se produit qu’au bout d’un certain nombre de jours, quelquefois même fort tard ; il en est qui vicient l’économie générale du corps humain, de telle sorte qu’une indisposition ordinaire se transforme en maladie mortelle, et l’on peut mourir ainsi, sans savoir qu’on a été empoisonné. Si donc j’ai raconté le fait, en gardant les réserves que j’ai promises à ma visiteuse de New-York, mais en disant néanmoins comment les choses se sont passées, c’est que, précisément, depuis l’élection de Lemmi, l’officier palladiste qui « a failli à mon égard à sa mission d’ultionniste » n’est plus à compromettre : il est un des hauts-maçons scissionnistes qui ont passé avec armes et bagages dans le camp de miss Vaughan et qui appartiennent à cette heure aux groupes indépendants, « non reliés ». Luciférien encore, — malheureusement, — il est de ceux qui combattent l’intrus du palais Borghèse.

Mais, dira-ton, voilà bien des crimes. Eh oui ! la haute-maçonnerie vit dans le crime, comme le poisson dans l’eau. Aux yeux de ces éminents philanthropes, la vie humaine ne compte pas. Aussi, quand on quitte la secte, faut-il la combattre hardiment et publiquement ; c’est le meilleur moyen de la faire renoncer à exercer ses vengeances, malgré toute la haine qu’elle puisse avoir. La guerre publique à la franc-maçonnerie est la prophylaxie de l’ultionnisme. Aussi, pour citer l’exemple du dernier haut-maçon converti qui ne craint pas d’attaquer aussi vivement que possible la secte, il est certain que, si M. Margiotta venait à être assassiné demain, au détour d’une rue, à Londres où il s’est fixé, il serait impossible de faire croire au crime d’un voleur, même si la victime était dépouillée de son argent et de ses bijoux ; la main de la haute-maçonnerie apparaîtrait trop clairement dans un tel assassinat. Or, la secte n’a pas la sottise de se dénoncer criminelle, pour la seule satisfaction de faire taire un écrivain. Elle assassinera un homme d’État, un personnage politique gouvernant contre elle, parce qu’alors elle se sent en péril immédiat ; mais un journaliste, un auteur, non. La mort de William Morgan lui a fait trop grand tort pour qu’elle recommence ; pendant de nombreuses années, le fonctionnement des loges fut impossible aux États-Unis. C’est pourquoi M. Margiotta et quiconque est dans son cas peuvent dormir sur leurs deux oreilles ; par chaque livre anti-maçonnique qu’ils publient, ils se garantissent mieux que par toutes les précautions matérielles de sécurité.

C’est là ce-que je n’ai jamais pu faire comprendre à ce pauvre Carbuccia ; il est vrai qu’il faut tenir compte des tempéraments.

— Rédigez vos mémoires, lui écrivais-je en 1892 ; réunissez vos souvenirs et vos notes ; publiez, vous aussi, un ouvrage de révélations, comme je vais le faire. Je vous certifie que, dès lors, personne ne se risquera à attenter à votre vie.

Il me répondit :

« X***, 18 août 1892.
« Mon cher docteur,

« … J’ai suivi vos bons conseils en ce qui regarde la question religieuse. Je n’ai trouvé la paix de mon âme tant troublée qu’aux pieds d’un prêtre à qui j’ai renouvelé en confession les aveux que je vous ai faits, et bien d’autres encore. C’est un bon religieux espagnol, qui m’a dirigé et dont je continue à suivre fidèlement tous les conseils. Allez, mon cher docteur, je suis définitivement converti ; j’ai fait, cette année, mes pâques. Il y a trois jours encore, je priais pour vous la Reine des reines, la consolatrice des affligés, en revenant de la Sainte-Table…

« … Ah ! voyez-vous, vous ne sauriez croire combien je reprend des forces, depuis que j’ai la conscience tranquille ; ces grosses émotions avaient influé même sur ma santé, sans compter que je serais devenu fou, si ça avait continué. Je n’oublierai jamais le bien que vous m’avez fait, surtout le bien moral. Oh ! que je vous suis reconnaissant ! je vous dois le double salut…

« … Je vous envoie, d’autre part, ce que vous m’avez demandé ; mais ce qui est d’écrire des mémoires, oh non ! jamais ! jamais ! Je veux dire de les publier ; oh ! non. J’ai barbouillé des feuilles sur une grosse affaire du F∴ Hobbs. Son père, l’artiste, valait mieux que lui. Je sais quelqu’un qui l’a connu tout enfant à Londres, et quelqu’un autre à Paris. J’ai des renseignements étonnants sur ses débuts en maçonnerie ; à cause de son père, il était lowton. Mais le père n’était pas une canaille ; lui jeune, il était déjà pourri de vices. Expliquez-ça avec votre système d’atavisme ! j’en donne ma langue au chien, comme vous dites.

« L’histoire du Hobbs, je l’écrirai, et d’autres aussi. Seulement, je confierai ça au bon père, avec la recommandation qu’on ne publiera rien, tant que ma femme et mon enfant vivront. On les tuerait, comme ils me tueraient s’ils me tenaient. Les gredins ! Voyez-vous, je suis heureux et tranquille, et je ne m’ennuie plus d’être ici. C’est les commencements seuls qui étaient monotones ; mais j’ai bien fait de me marier. C’est une si bonne femme que j’ai ! Le petit a maintenant trois ans, depuis le mois dernier ; il dit sa prière comme un ange.

« Oh ! quand je les vois, ma chère Rosa et le petit, je ne comprends pas d’avoir été si longtemps si bête dans la direction de ma vie. Oh ! non, je n’exposerai jamais ces trésors d’amour, pour publier un livre des révélations que vous dites : ça attirerait trop l’attention, la haine des bricconi contre moi serait doublée. Mes chéris ne vivent que par moi et pour moi ; que deviendraient-ils, si je venais à leur manquer, surtout avec la haine qui les poursuivrait, sans être rassasiée par mon sang ?…

« … Voilà tout ce que j’avais à vous dire, mon cher docteur ; j’ai fait ma lettre quand même aujourd’hui, bien qu’elle ne partira que dans six jours. Priez pour moi, mon bon ami, et moi aussi je ne vous oublie jamais dans mes prières.

« Votre reconnaissant ami et dévoué de tout mon cœur,
« G. C. »


Les Gaëtano Carbuccia, les Lewis Peck, voilà ceux qui ont des chances d’être assassinés par la franc-maçonnerie, précisément parce qu’ils la craignent. Il faut aller droit au monstre, il faut mettre sabre au clair et l’attaquer avec vigueur.

Peut-être mon œuvre aurait été plus efficace, si j’avais attendu, pour l’entreprendre, que mes enquêtes fussent terminées toutes ; mais, par contre, on n’aurait peut-être pas compris, dans le public, grand’chose aux événements qui se sont produits tout à coup en septembre 1893 et depuis. Ayant pris les devants, ayant annoncé dès mon chapitre XVI (paru dans les premiers jours de mai 1893) les projets de transfert de la direction suprême de la secte en Italie, j’ai mis tout le monde en mesure de saisir le véritable sens de l’installation de Lemmi au palais Borghèse.

Avant cet ouvrage, quelques spécialistes de l’antimaçonnisme savaient seuls l’existence d’une organisation occulte supérieure et du culte luciférien des arrière-loges palladiques ; et encore, personne ne connaissant la trame complète, la lumière ne se faisait pas. Aujourd’hui, le satanisme contemporain est démasqué ; les voiles du temple du prince des ténèbres ont été déchirés ; j’ai ouvert la voie à de nouvelles révélations. Quand on est bien au courant des faits et gestes de l’ennemi, on le peut mieux combattre, on tient déjà la moitié de la victoire.

Si j’ai rempli mon devoir en mettant au jour les complots de Satan, les pratiques et les intrigues de ses adorateurs, conscients ou inconscients, j’ai reçu déjà la plus douce récompense, dans les sympathies ardentes et loyales qui m’ont soutenu durant tout le cours de cette première campagne ; j’ai la joie ineffable d’avoir déjà vu des yeux d’aveugles s’ouvrir.

Merci donc à tous ceux qui m’ont encouragé à dévoiler l’action du diable en ce triste siècle, dont la honte restera d’avoir été le siècle de la spoliation sacrilège du patrimoine de Pierre ! merci à tous ceux qui ont prié avec moi pour les pauvres égarés de l’occultisme !

J’ai écrit ce livre sans fiel et sans haine des hommes, tout entier à mon amour pour l’Église, ma mère, et n’ayant en exécration que le mal et le mensonge, personnifiés en Satan.

Je dépose respectueusement ma plume aux pieds du Souverain Pontife, cette plume toujours prête à se rétracter, si Pierre dit qu’elle a erré en quoi que ce soit.

Et, ayant commencé cet ouvrage le 29 septembre 1892, fête de Saint Michel, fête particulièrement abhorrée des sectes lucifériennes, je le termine avec cette magnifique prière de Léon XIII au glorieux Prince des milices célestes, que N. T. S. P. le Pape a ajoutée dernièrement aux exorcismes du Rituel et qui résume admirablement la situation, en en indiquant le remède :

PRIÈRE A SAINT MICHEL ARCHANGE

« Très glorieux Prince des milices célestes, saint Michel Archange, défendez-nous dans le combat et la lutte que nous soutenons contre les principautés et les puissances infernales, contre les mauvais esprits qui gouvernent ce siècle de ténèbres, contre ces esprits de perversité répandus dans l’air,

« Venez au secours des hommes, que Dieu a créés avec une âme immortelle, qu’il a faits à son image, et qu’il a rachetés à grand prix de la tyrannie du Diable,

« Combattez aujourd’hui les combats du Seigneur avec l’armée des bienheureux Anges, comme vous avez combattu autrefois contre Lucifer, prince de l’orgueil, et ses anges apostats, qui furent vaincus et perdirent à jamais leur place dans le ciel. Il fut précipité hors des cieux, ce Dragon immense, ce vieux serpent qui est appelé diable et Satan, qui s’est fait le séducteur du monde ; et il a été précipité sur la terre, et ses mauvais anges s’y sont jetés avec lui.

« Mais voici que cet antique ennemi, cet homicide, se redresse avec violence. Se transformant en ange de lumière, avec toute sa bande d’esprits malfaisants, il rôde partout et envahit la terre, afin d’y effacer le nom de Dieu et de son Christ, et pour ravir les âmes à la couronne de gloire sans fin qui leur est destinée, pour faire leur ruine et les plonger dans la mort éternelle,

« Dragon malfaisant, il transfuse, comme un fleuve immonde, le virus de sa perversité en des hommes à l’âme dépravée et au cœur corrompu ; il leur communique son esprit de mensonge, d’impiété et de blasphème ; il les anime du souffle mortel de la luxure, de tous les vices et de toutes les iniquités.

« Des ennemis pleins d’astuce ont abreuvé d’amertumes, ont saturé d’absinthe l’Église, épouse de l’Agneau immaculé ; ils ont porté leurs mains impies sur tout ce qu’elle a de plus cher. Où est le siège du bienheureux Pierre, où la Chaire de vérité a été établie pour éclairer les nations, là même ils ont dressé le trône de leur abominable impiété, comptant réussir ainsi à détruire le troupeau, après avoir frappé le Pasteur.

« Venez donc, Chef invincible, venez soutenir le peuple de Dieu contre cette invasion des esprits du mal, et remportez la victoire.

« En vous la sainte Église vénère son gardien et son patron ; en vous elle glorifie son défenseur contre les puissances scélérates de la terre et des enfers ; à vous le Seigneur a confié les âmes des humains rachetés, pour être conduites au séjour de la félicité céleste.

« Suppliez donc le Dieu de paix d’écraser Satan sous nos pieds, afin qu’il ne puisse pas retenir plus longtemps les hommes en esclavage, ni plus longtemps nuire à l’Église,

« Portez nos prières devant le Très-Haut, afin qu’au plus tôt les miséricordes du Seigneur nous soient accordées ; et saisissez le Dragon, ce vieux serpent qui est le Diable, qui est Satan ; liez-le et jetez-le dans l’abime, de telle sorte qu’il ne séduise plus désormais les nations. »