Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 278-285).
◄  XVIII
Épilogue  ►


XIX


Au milieu de ces réflexions, dans lesquelles mon attention est concentrée, la voiture est entrée dans la grande cour du château. J’entends une voix :« C’est Alvare ! c’est mon fils ! » J’élève la vue et reconnais ma mère sur le balcon de son appartement.

Rien n’égale alors la douceur, la vivacité du sentiment que j’éprouve. Mon âme semble renaître : mes forces se raniment toutes à la fois. Je me précipite, je vole dans les bras qui m’attendent. Je me prosterne. Ah ! m’écriai-je les yeux baignés de pleurs, la voix entrecoupée de sanglots, ma mère ! ma mère ! je ne suis donc pas votre assassin ? Me reconnaîtrez-vous pour votre fils ? Ah ! ma mère, vous m’embrassez…

La passion qui me transporte, la véhémence de mon action ont tellement altéré mes traits et le son de ma voix, que doña Mencia en conçoit de l’inquiétude. Elle me relève avec bonté, m’embrasse de nouveau, me force à m’asseoir. Je voulais parler : cela m’était impossible ; je me jetais sur ses mains en les baignant de larmes, en les couvrant des caresses les plus emportées.

Doña Mencia me considère d’un air d’étonnement : elle suppose qu’il doit m’être arrivé quelque chose d’extraordinaire ; elle appréhende même quelque dérangement dans ma raison. Tandis que son inquiétude, sa curiosité, sa bonté, sa tendresse, se peignent dans ses complaisances et dans ses regards, sa prévoyance a fait rassembler sous ma main ce qui peut soulager les besoins d’un voyageur fatigué par une route longue et pénible.

Les domestiques s’empressent à me servir. Je mouille mes lèvres par complaisance : mes regards distraits cherchent mon frère ; alarmé de ne le pas voir : « Madame, dis-je, où est l’estimable don Juan ?

— Il sera bien aise de savoir que vous êtes ici, puisqu’il vous avait écrit de vous y rendre ; mais comme ses lettres, datées de Madrid, ne peuvent être parties que depuis quelques jours, nous ne vous attendions pas sitôt. Vous êtes colonel du régiment qu’il avait, et le roi vient de le nommer à une vice-royauté dans les Indes.

— Ciel ! m’écriai-je, tout serait-il faux dans le songe affreux que je viens de faire ? Mais il est impossible…

— De quel songe parlez-vous, Alvare ?..

— Du plus long, du plus étonnant, du plus effrayant que l’on puisse faire. Alors, surmontant l’orgueil et la honte, je lui fais le détail de ce qui m’était arrivé depuis mon entrée dans la grotte de Portici, jusqu’au moment heureux où j’avais pu embrasser ses genoux. »

Cette femme respectable m’écoute avec une attention, une patience, une bonté extraordinaires. Comme je connaissais l’étendue de ma faute, elle vit qu’il était inutile de me l’exagérer.

« Mon cher fils, vous avez couru après les mensonges, et, dès le moment même vous en avez été environné. Jugez-en par la nouvelle de mon indisposition et du courroux de votre frère aîné. Berthe, à qui vous avez cru parler, est depuis quelque temps détenue au lit par une infirmité. Je ne songeai jamais à vous envoyer deux cents sequins au delà de votre pension. J’aurais craint, ou d’entretenir vos désordres, ou de vous y plonger par une libéralité mal entendue. L’honnête écuyer Pimientos est mort depuis huit mois. Et sur dix-huit cents clochers que possède peut-être M. le duc de Medina-Sidonia dans toutes les Espagnes, il n’a pas un pouce de terre à l’endroit que vous désignez : je le connais parfaitement, et vous aurez rêvé cette ferme et tous ses habitants.

— Ah ! madame, repris-je, le muletier qui m’amène a vu cela comme moi. Il a dansé à la noce. »

Ma mère ordonne qu’on fasse venir le muletier, mais il avait dételé en arrivant, sans demander son salaire.

Cette fuite précipitée, qui ne laissait point de traces, jeta ma mère en quelques soupçons. « Nugnès, dit-elle à un page qui traversait l’appartement, allez dire au vénérable don Quebracuernos que mon fils Alvare et moi l’attendons ici.

» C’est, poursuivit-elle, un docteur de Salamanque ; il a ma confiance et la mérite : vous pouvez lui donner la vôtre. Il y a dans la fin de votre rêve une particularité qui m’embarrasse ; don Quebracuernos connaît les termes, et définira ces choses beaucoup mieux que moi. »

Le vénérable docteur ne se fit pas attendre ; il imposait, même avant de parler, par la gravité de son maintien. Ma mère me fit recommencer devant lui l’aveu sincère de mon étourderie et des suites qu’elle avait eues. Il m’écoutait avec une attention mêlée d’étonnement et sans m’interrompre. Lorsque j’eus achevé, après s’être un peu recueilli, il prit la parole en ces termes :

« Certainement, seigneur Alvare, vous venez d’échapper au plus grand péril auquel un homme puisse être exposé par sa faute. Vous avez provoqué l’esprit malin, et lui avez fourni, par une suite d’imprudences, tous les déguisements dont il avait besoin pour parvenir à vous tromper et à vous perdre. Votre aventure est bien extraordinaire ; je n’ai rien lu de semblable dans la Démonomanie de Bodin, ni dans le Monde enchanté de Bekker. Et il faut convenir que depuis que ces grands hommes ont écrit, notre ennemi s’est prodigieusement raffiné sur la manière de former ses attaques, en profitant des ruses que les hommes du siècle emploient réciproquement pour se corrompre. Il copie la nature fidèlement et avec choix ; il emploie la ressource des talents aimables, donne des fêtes bien entendues, fait parler aux passions leur plus séduisant langage ; il imite même jusqu’à un certain point la vertu. Cela m’ouvre les yeux sur beaucoup de choses qui se passent ; je vois d’ici bien des grottes plus dangereuses que celle de Portici, et une multitude d’obsédés qui malheureusement ne se doutent pas de l’être. À votre égard, en prenant des précautions sages pour le présent et pour l’avenir, je vous crois entièrement délivré. Votre ennemi s’est retiré, cela n’est pas équivoque. Il vous a séduit, il est vrai, mais il n’a pu parvenir à vous corrompre ; vos intentions, vos remords vous ont préservé à l’aide des secours extraordinaires que vous avez reçus ; ainsi son prétendu triomphe et votre défaite n’ont été pour vous et pour lui qu’une illusion dont le repentir achèvera de vous laver. Quant à lui, une retraite forcée a été son partage ; mais admirez comme il a su la couvrir, et laisser en partant le trouble dans votre esprit et des intelligences dans votre cœur pour pouvoir renouveler l’attaque, si vous lui en fournissez l’occasion. Après vous avoir ébloui autant que vous avez voulu l’être, contraint de se montrer à vous dans toute sa difformité, il obéit en esclave qui prémédite la révolte ; il ne veut vous laisser aucune idée raisonnable et distincte, mêlant le grotesque au terrible, le puéril de ses escargots lumineux à la découverte effrayante de son horrible tête, enfin le mensonge à la vérité, le repos à la veille ; de manière que votre esprit confus ne distingue rien, et que vous puissiez croire que la vision qui vous a frappé était moins l’effet de sa malice, qu’un rêve occasionné par les vapeurs de votre cerveau : mais il a soigneusement isolé l’idée de ce fantôme agréable dont il s’est longtemps servi pour vous égarer ; il la rapprochera si vous le lui rendez possible. Je ne crois pas cependant que la barrière du cloître, ou de notre état, soit celle que vous deviez lui opposer. Votre vocation n’est point assez décidée ; les gens instruits par leur expérience sont nécessaires dans le monde. Croyez-moi, formez des liens légitimes avec une personne du sexe ; que votre respectable mère préside à votre choix : et dût celle que vous tiendrez de sa main avoir des grâces et des talents célestes, vous ne serez jamais tenté de la prendre pour le Diable.