Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 238-248).
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XV


Sur-le-champ, la calèche étant attelée, je présente la main à Biondetta, cachant le désordre de mon âme sous l’apparence de la fermeté. Elle se montrait effrayée : « Quoi ! dit-elle, nous allons nous livrer à votre frère ? nous allons aigrir par notre présence une famille irritée, des vassaux désolés…

— Je ne saurais craindre mon frère, madame ; s’il m’impute des torts que je n’ai pas, il est important que je le désabuse. Si j’en ai, il faut que je m’excuse, et comme ils ne viennent pas de mon cœur, j’ai droit à sa compassion et à son indulgence. Si j’ai conduit ma mère au tombeau par le dérèglement de ma conduite, j’en dois réparer le scandale, et pleurer si hautement cette perte, que la vérité, la publicité de mes regrets effacent aux yeux de toute l’Espagne la tache que le défaut de naturel imprimerait à mon sang.

— Ah ! don Alvare, vous courez à votre perte et à la mienne ; ces lettres écrites de tous côtés, ces préjugés répandus avec tant de promptitude et d’affectation, sont la suite de nos aventures et des persécutions que j’ai essuyées à Venise. Le traître Bernadillo, que vous ne connaissez pas assez, obsède votre frère ; il le portera…

— Eh ! qu’ai-je à redouter de Bernadillo et de tous les lâches de la terre ? Je suis, madame, le seul ennemi redoutable pour moi. On ne portera jamais mon frère à la vengeance aveugle, à l’injustice, à des actions indignes d’un homme de tête et de courage, d’un gentilhomme enfin[1]. » Le silence succède à cette conversation assez vive ; il eût pu devenir embarrassant pour l’un et l’autre : mais après quelques instants, Biondetta s’assoupit peu à peu, et s’endort.

Pouvais-je ne pas la regarder ? Pouvais-je la considérer sans émotion ? Sur ce visage brillant de tous les trésors, de la pompe enfin de la jeunesse, le sommeil ajoutait aux grâces naturelles du repos cette fraîcheur délicieuse, animée, qui rend tous les traits harmonieux ; un nouvel enchantement s’empare de moi : il écarte mes défiances ; mes inquiétudes sont suspendues, ou s’il m’en reste une assez vive, c’est que la tête de l’objet dont je suis épris, ballottée par les cahots de la voiture, n’éprouve quelque incommodité par la brusquerie ou la rudesse des frottements. Je ne suis plus occupé qu’à la soutenir, à la garantir. Mais nous en éprouvons un si vif, qu’il me devient impossible de le parer ; Biondetta jette un cri, et nous sommes renversés.

L’essieu était rompu ; les mulets heureusement s’étaient arrêtés. Je me dégage : je me précipite vers Biondetta, rempli des plus vives alarmes. Elle n’avait qu’une légère contusion au coude, et bientôt nous sommes debout en pleine campagne, mais exposés à l’ardeur du soleil en plein midi, à cinq lieues du château de ma mère, sans moyens apparents de pouvoir nous y rendre, car il ne s’offrait à nos regards aucun endroit qui parût être habité.

Cependant à force de regarder avec attention, je crois distinguer à la distance d’une lieue une fumée qui s’élève derrière un taillis, mêlé de quelques arbres assez élevés ; alors, confiant ma voiture à la garde du muletier, j’engage Biondetta à marcher avec moi du côté qui m’offre l’apparence de quelque secours.

Plus nous avançons, plus notre espoir se fortifie ; déjà la petite forêt semble se partager en deux : bientôt elle forme une avenue au fond de laquelle on aperçoit des bâtiments d’une structure modeste : enfin, une ferme considérable termine notre perspective.

Tout semble être en mouvement dans cette habitation, d’ailleurs isolée. Dès qu’on nous aperçoit, un homme se détache et vient au-devant de nous.

Il nous aborde avec civilité. Son extérieur est honnête : il est vêtu d’un pourpoint de satin noir taillé en couleur de feu, orné de quelques passements en argent. Son âge paraît être de vingt-cinq à trente ans. Il a le teint d’un campagnard ; la fraîcheur perce sous le hâle, et décèle la vigueur et la santé.

Je le mets au fait de l’accident qui m’attire chez lui. « Seigneur cavalier, me répondit-il, vous êtes toujours le bien arrivé, et chez des gens remplis de bonne volonté. J’ai ici une forge, et votre essieu sera rétabli : mais vous me donneriez aujourd’hui tout l’or de monseigneur le duc de Medina-Sidonia mon maître, que ni moi ni personne des miens ne pourrait se mettre à l’ouvrage. Nous arrivons de l’église, mon épouse et moi : c’est le plus beau de nos jours. Entrez. En voyant la mariée, mes parents, mes amis, mes voisins qu’il me faut fêter, vous jugerez s’il m’est possible de faire travailler maintenant. D’ailleurs, si madame et vous ne dédaignez pas une compagnie composée de gens qui subsistent de leur travail depuis le commencement de la monarchie, nous allons nous mettre à table, nous sommes tous heureux aujourd’hui ; il ne tiendra qu’à vous de partager notre satisfaction. Demain nous penserons aux affaires. »

En même, temps il donne ordre qu’on aille chercher ma voiture.

Me voilà hôte de Marcos, le fermier de monseigneur le duc, et nous entrons dans le salon préparé pour le repas de noce ; adossé au manoir principal, il occupe tout le fond de la cour : c’est une feuillée en arcades, ornée de festons de fleurs, d’où la vue, d’abord arrêtée par les deux petits bosquets, se perd agréablement dans la campagne, à travers l’intervalle qui forme l’avenue.

La table était servie. Luisia, la nouvelle mariée, est entre Marcos et moi : Biondetta est à côté de Marcos. Les pères et les mères, les autres parents sont vis-à-vis ; la jeunesse occupe les deux bouts.

La mariée baissait deux grands yeux noirs qui n’étaient pas faits pour regarder en dessous ; tout ce qu’on lui disait, et même les choses indifférentes, la faisaient sourire et rougir.

La gravité préside au commencement du repas : c’est le caractère de la nation ; mais à mesure que les outres disposées autour de la table se désenflent, les physionomies deviennent moins sérieuses.

On commençait à s’animer, quand tout à coup les poëtes improvisateurs de la contrée paraissent autour de la table. Ce sont des aveugles qui chantent les couplets suivants, en s’accompagnant de leurs guitares :


Marcos a dit à Louise :
Veux-tu mon cœur et ma foi ?
Elle a répondu : Suis-moi,
Nous parlerons à l’église.
Là, de la bouche et des yeux,
Ils se sont juré tous deux
Une flamme vive et pure :
Si vous êtes curieux
De voir des époux heureux,
Venez en Estrémadure.


Louise est sage, elle est belle,
Marcos a bien des jaloux ;
Mais il les désarme tous
En se montrant digne d’elle ;
Et tout ici, d’une voix,
Applaudissant à leur choix,
Vante une flamme aussi pure :
Si vous êtes curieux
De voir des époux heureux,
Venez en Estrémadure.

D’une douce sympathie,
Comme leurs cœurs sont unis !
Leurs troupeaux sont réunis
Dans la même bergerie ;
Leurs peines et leurs plaisirs,
Leurs soins, leurs vœux, leurs désirs
Suivent la même mesure :
Si vous êtes curieux
De voir des époux heureux,
Venez en Estrémadure.


Pendant qu’on écoutait ces chansons aussi simples que ceux pour qui elles semblaient être faites, tous les valets de la ferme n’étant plus nécessaires au service, s’assemblaient gaiement pour manger les reliefs du repas ; mêlés avec des Égyptiens et des Égyptiennes appelés pour augmenter le plaisir de la fête, ils formaient sous les arbres de l’avenue des groupes aussi agissants que variés, et embellissaient notre perspective.

Biondetta cherchait continuellement mes regards, et les forçait à se porter vers ces objets dont elle paraissait agréablement occupée, semblant me reprocher de ne point partager avec elle tout l’amusement qu’ils lui procuraient.


  1. Voir la note à la fin du volume.